Mouvoir_et_revoir_la_pensee_conf_1

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Conférence 1, le mardi 5 janvier 2016 de 11h40 à 13h La pensée-­‐danse Hypothèse philosophique : « La danse est la métaphore de la pensée » I.
La danse comme objet philosophique Marcel Mauss et Leroi-­‐Gourhan inaugurent un courant qui prend son véritable essor à partir des années 60 : l’anthropologie de la danse1. Digne d’intérêt pour son intelligence essentiellement corporelle avec le monde, la danse se libère ainsi de l’anthropologie religieuse et acquiert ses techniques, ses expressions et ses gestes propres. L’ethnographie psycho-­‐physiologiste de gestes dansants de Marcel Mauss a canonisé un concept devenu incontournable : les « techniques du corps »2. Elles sont aujourd’hui le syntagme privilégié des études choréologiques qui analysent et traduisent en langage les mouvements dansés. Les notations de Laban (1928) et de Benesh (1955) mais aussi, plus actuellement, tous les micro-­‐mouvements décisionnels répertoriés grâce aux nouvelles technologies ethnographiques (par exemple, les ralentis vidéos ou les entretiens in re situ avec caméra embarquée)3 assurent et questionnent autrement la signification socio-­‐culturelle et l’ancrage, voire la transmission/pérennisation des œuvres dansées. Ce regard anthropologique porté sur l’œuvre et le corps dansants a donné naissance à une philosophie analytique de la danse, avec des ouvrages devenus de référence : 1
Andrée Grau et Georgiana Wierre-Gore (dir.), Anthropologie de la danse. Genèse et construction d’une discipline, Pantin,
Centre national de la danse, coll. Recherches, 2005.
2
Marcel Mauss, « Les techniques du corps » (1934), repris in Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, 1950.
3
Géraldine Rix, Marie-Joseph Biache, « Enregistrement en perspective subjective située et entretien en re situ subjectif : une
méthodologie de constitution de l’expérience », Intellectica, 38, 363-396, 2004 ; Géraldine Rix, « Une mise en perspective de
modes d’investigation de l’activité humaine », in M-J. Avenier, C. Schmitt, La construction de savoirs pour l’action, Paris,
L’Harmattan, 2007, pp. 87-105.
1 Understanding Dance4, Fabriques de la danse5, Approche philosophique du geste dansé6 et Le désœuvrement chorégraphique. Etude sur la notion d’œuvre en danse7. Leroi Gourhan8 a ouvert une tranchée parallèle en situant le geste dansé dans une perspective évolutionniste : la danse libère des chaînes instinctives et mène au plaisir de l’abstraction. D’une part, c’est l’entreprise de Barba et Savarese qui, à la manière de Diderot et d’Alembert, héritera de cette promotion des gestes esthétiques, entre manuel technique et encyclopédie réflexive des pratiques corporelles : L’énergie qui danse. Un dictionnaire d’anthropologie théâtrale9. D’autre part, dans une perspective post-­‐kantienne, Michel Guérin, héritant de l’anthropologie du geste de Leroi Gourhan, situe l’art de danser comme art le plus abstrait au sens où il « mobilise ce que Kant appelle une Idée esthétique et celle-­‐ci ne saurait être qu’indéterminée »10. La danse devient ainsi constitutive d’une anthropologie philosophique par laquelle le geste dansant se détache du faire technique, intentionnel et scénique : il ne traduit rien d’autre que lui-­‐même, il est expression de sa liberté (son indétermination a priori) et non représentation d’autre chose. La danse ne se constitue comme objet proprement philosophique qu’à partir du début du XXe siècle, et ce sont Nietzsche11 et Valéry12 qui y contribuent largement, en défiant l’héritage platonicien, prégnant, de la « danse socialisante » comme favorisant l’éducation civique par le sens du rythme et de 4
Graham McFee, Understanding Dance, London, Routledge, 1992. Voir aussi dans le même esprit : Doris Humphrey,
Construire la danse (1959), trad. J. Robinson, Paris, L’Harmattan, 1998.
5
S. Hecquet et S. Prokhoris, Fabriques de la danse, PUF, Coll. « Lignes d’art », 2007.
6
A. Boissière et C. Kintzler (éd.), Approche philosophique du geste dansé, Presses universitaires du Septentrion, Coll.
« Esthétique et science des arts », 2006.
7
F. Pouillaude, Le désoeuvrement chorégraphique. Etude sur la notion d’œuvre en danse, Vrin, Coll. « Essais d’art et de
philosophie », 2009.
8
André Leroi-Gourhan, Le Geste et la parole, II. La mémoire et les rythmes, Paris, Albin Michel, 1965.
9
e
Eugenio Barba et Nicola Savarese, L’Energie qui danse. Un dictionnaire d’anthropologie théâtrale, 2 édition, trad. Eliane
Deschamp-Pria, Montpellier, éd. l’Entretemps, 2008.
10
Michel Guérin, L’espace plastique, Bruxelles, éd. La Part de l’œil, 2008, p. 68. Voir aussi : Philosophie du geste, éd. ActesSud, 1995.
11
Les considérations de Nietzsche sur la danse se retrouvent dans toute son œuvre et, plus particulièrement, dans La
naissance de la tragédie, Ainsi parlait Zarathoustra et Le Gai savoir.
12
Paul Valéry, « Degas, Danse, Dessin », in Œuvres II, Paris, éd. Gallimard, 1957, pp. 1161-1240 ; Eupalinos ou l’architecte,
précédé de l’Ame et la danse, Paris, Gallimard, 1924.
2 l’harmonie13. Nietzsche scellera notamment cette idée, encore aujourd’hui débattue et controversée, de « la danse comme métaphore de la pensée » et, donc, comme fin philosophique en soi. C’est sur ce terrain encore vierge que s’aventure de manière marquante, en 1993, l’ouvrage collectif Danse et pensée14, postulant et expérimentant des liens intrinsèques entre danse contemporaine et philosophie. Alain Badiou invite à considérer, en introduction à l’ouvrage, que « la danse serait la métaphore de ce que toute pensée véritable est suspendue à un événement »15. Cet événement est celui du concept dont, avant de s’actualiser dans le langage, sourd une virtualité insoumise au temps et à l’espace, ou encore aux marches rythmées par la musique et par le règne de l’esprit sur le corps. Or la danse existerait avant les rythmes extérieurs et en jouerait quand bien même ils s’imposeraient. Danse comme mouvement de l’indécis, de l’entre-­‐deux, geste dansant comme suspension du temps dans l’espace, Badiou et, avec lui, toute une phénoménologie de la danse peuvent alors convoquer la proposition de Valéry faisant de la danse ce qui est imminent à la pensée. La danse serait ce qui précède la pensée avant qu’elle ne s’institutionnalise dans le langage. Essence de la pensée mais aussi essence de l’art, la danse devient condition des possibles du mouvement de la pensée et de tout art : paradigme avec lequel fleurissent des études phénoménologiques du regard, du corps, de l’apparaître et du disparaître. Jean-­‐Luc Nancy16 et Giorgio Agamben17, références significatives dans ce domaine, initient aujourd’hui, avec grand succès, toute une série de jeunes chercheurs18 en danse à témoigner, grâce à une empathie mystérieusement postulée, de la corporéité vécue du danseur. Les gestes 13
Platon, les Lois, livres I à VI, trad. par L. Brisson et J.-F. Pradeau, Paris, GF, Flammarion, 2006.
Ciro Bruni (éd.), Danse et pensée. Une autre scène pour la danse, Paris, GERMS, 1993.
Alain Badiou, « La danse comme métaphore de la pensée », in Danse et pensée. Une autre scène pour la danse, op. cit., pp.
11-22.
16
M. Monnier et J.-L. Nancy, Allitérations. Conversations sur la danse, Paris, Galilée, 2005.
17
Giorgio Agamben, Image et mémoire. Ecrits sur l’image, la danse et le cinéma, Paris, Desclée de Brouwer, 2004 ; « Le geste
et la danse », Revue d’esthétique n° 22, « & la danse », Paris, 1992, pp. 9 à 12.
18
Marie Bardet, Penser et mouvoir. Une rencontre entre danse et philosophie, Paris, L’Harmattan, 2011.
14
15
3 dansés, et en particulier ceux de la danse contemporaine, sont dorénavant gonflés de virtualités phénoménologiques issues tantôt de Husserl, de Heidegger, de Bergson, de Merleau-­‐Ponty ou de Blanchot. Et il est à signaler que beaucoup de chorégraphes contemporains (Mathilde Monnier, par exemple, ayant travaillé avec Jean-­‐Luc Nancy) aiment à se nourrir de ces discours phénoménologiques sur la danse, séduits par une poétique conceptuelle qui croise peut-­‐être un certain fantasme de l’ineffable : un dehors sans nom. II.
Nietzsche : « La danse est une métaphore de la pensée » Que signifie cette assertion que l’on attribue généralement à Nietzsche : « La danse comme métaphore de la pensée » ? Comment la danse pourrait-­‐
elle être un paradigme pour étayer le processus de la pensée ? Pour comprendre cette symétrie établie entre danse et pensée, il faut donc saisir ce que Nietzsche entendait par danse et par pensée. Dans son Zarathoustra, sous forme poétique, Nietzsche nous invite au portrait d’un penseur libre et dansant dont la philosophie réside dans : I. le refus du nihilisme négatif, autrement dit, le nihilisme conçu comme une néantisation du monde disparate, cruel et concret. Ce nihilisme est impliqué par l’idéal ascétique des « faibles » qui s’attachent à un monde abstrait et atopique. A l’inverse, Nietzsche promeut l’adoption d’un nihilisme affirmatif et créateur consistant à honorer passionnément le disparate, la contingence absolue de notre réalité, en éprouvant l’éternel retour du même (le sans prise transcendant) comme une occasion perpétuelle d’être à la hauteur de chaque événement. 4 II. la réévaluation pragmatique des valeurs morales en fonction d’une volonté de puissance libre et dansante propre à chacun. III. l’innocence face au destin de la contingence. Chaque manière de se lier et d’honorer la contingence absolue est déclinée par des personnages conceptuels dont Zarathoustra synthétise les caractères. L’enfant rime avec l’innocence stoïcienne (l’Amor fati), le lion, avec la volonté de puissance et le nihilisme affirmatif, l’oiseau avec l’envol ou la renaissance dans la terre. Dans la perspective de l’Amor fati stoïcienne et nietzschéenne, Deleuze affirmera ainsi que toute morale peut se résumer dans cette loi : « ne pas être indigne de ce qui nous arrive ». Loin de signifier une soumission fataliste, cela suppose de désirer ce qui advient de manière à en donner la splendeur de l’événement : Devenir digne de ce qui nous arrive, donc en vouloir et en dégager l’événement, devenir le fils de ses propres évènements, et par là renaître, se refaire une naissance, rompre avec sa naissance de chair.19 Nietzsche est donc confronté à une vision métaphysique du monde, la disparité de l’éternelle répétition, qui en ferait pencher plus d’un dans un cynisme sans issue. Sartre, par exemple, face à la contingence absolue du réel, aura la nausée et ne se réalisera pleinement que comme un penseur clivé au cœur d’un existentialisme angoissant. Nietzsche répond autrement au problème et, dans le chaos irrémédiable, invite à danser, autrement dit à s’envoler. Mais il ne s’agit pas de s’envoler dans un autre monde, atopique, dont le chaos serait 19
Deleuze, Logique du sens, Paris, Minuit, p. 175.
5 remplacé par un ordre (paradis, société sans classe, monde des Idées…). Il s’agit de s’envoler dans le chaos, dans la splendeur paradoxale du chaos : ne pas quitter la terre vers le ciel mais rendre la terre légère comme le ciel. Une pensée libre est celle qui s’est libérée de l’esprit d’apesanteur, du cynisme face à un monde lourd et sans issue. S’envoler, c’est danser et faire danser le sol disparate, sans plus aucun recours à une douce illusion théâtrale (ce qui rime en danse avec l’idée qu’elle doit se suffire à elle-­‐même et ne dépendre d’aucun thème dont elle ne serait que l’illustration : le ballet classique, par exemple, qui aime à illustrer une scène romantique, une musique sauvage, un rituel). Ainsi Nietzsche en appelle à jouer comme l’enfant avec innocence et cruauté. La danse est donc associée à l’idée d’un envol innocent qui signifie que le corps renaît malgré la lourdeur de son poids et de l’apesanteur régnante de la terre. Au plus le poids est lourd et au plus la contingence est invincible (à l’image d’un destin), au plus le corps se relève pour porter, voire transcender cette apesanteur en immanence céleste. Le corps dansant, enfant et oiseau, marque une indifférence au fait qu’il est corps soumis aux lois de l’apesanteur universelle. Oubli du corps déterminé par les lois de la nature et du destin en vue d’un corps libre de créer un geste radicalement nouveau et singulier à chacun de ses pas. La loi de la pesanteur fait place à la loi du jeu où chaque geste est l’invention d’une nouvelle manière de voir et de se rapporter au monde. Le geste dansant est celui qui recrée perpétuellement le monde et qui se détache de toute mimique sociale, de toute contrainte organique ou idéologique. Le geste naît de sa propre puissance de création. La danse est l’intensification du geste comme la pensée est l’intensification d’un mouvement et non sa conséquence. 6 III.
Badiou : le corps-­‐pensée Badiou, à partir de Nietzsche et de Mallarmé, définit la danse comme une pensée qui est capable de désobéir aux impulsions, aux mouvements extérieurs à son propre trajet. La danse serait cet art capable de retenue, de résistance face aux automatismes qui envoutent le corps et l’esprit. La puissance de la retenue tient dans un ralentissement des mouvements. Se méfier des mouvements permet au danseur de gagner la retenue qui est au principe, à la naissance, à la création de chaque mouvement. Ainsi, pour Badiou, « l’essence de la danse est le mouvement virtuel ». Ce mouvement virtuel est celui qui brasse un ensemble de mouvements indécis et en tension. Il est comme la tension initiale qui récupère déjà en lui tous les mouvements décidés qu’effectuera le danseur. Dans cette tension, tout est possible encore, et pour que les mouvements deviennent dansants, il faut que cette tension initiale, libre de toute décision et de toute commande, soit l’événement du mouvement actuel. Dans le cas inverse, il n’y aurait qu’exécution. Cette tension qui se situe hors de la dynamique temporelle de la décision traverse l’espace du danseur. Avant le geste dansé, avant la figure, avant le nom, avant le concept et durant leur spatialisation ou leur histoire, il y a leur événement virtuel, non temporel, qui est pure intensité libre. Il dégage 6 principes communs qui régissent la danse et la pensée, en se référant à Nietzsche et à Mallarmé : « Toute la danse n’est que la mystérieuse interprétation sacrée du baiser. » 7 1. l’obligation de l’espace : si la danse est l’art de retenir en elle une tension atemporelle, virtuelle, cet événement avant toute nomination et toute gestuelle, si elle peut donc suspendre le temps, elle a pour cela besoin de l’espace. Elle ne peut suspendre le temps que par la spatialisation de ses gestes. Son geste spéculatif, son événement de retenue est essentiellement une pensée qui s’étire et espace le temps. Pour jouer avec le temps, elle doit pouvoir concrètement s’en écarter et s’en distancer. A l’inverse, le théâtre a besoin non pas de l’espace mais du temps pour dérouler le jeu des actions et des personnages. Au théâtre, la nomination n’est pas la conséquence sans cesse différée par l’événement de la danse mais la cause du jeu scénique. 2. l’anonymat du corps : est à l’image de ce que la danse est avant toute nomination, tout concept, toute raison et toute décision. Le corps qui danse n’est jamais le corps de quelqu’un mais d’une pensée. Non pas l’incarnation d’une pensée mais un corps qui est une pensée, un mouvement de pensée libre de tout rapport à un personnage, à des sentiments ou à des fonctionnements mécaniques propres à chaque structure corporelle. Le corps dansant est corps pensant au sens où il n’imite rien ni personne, ne développe aucune intériorité. Il est impersonnel et n’accueille en lui que l’événement de son mouvement, de sa tension d’avant le déroulement spatial des mouvements. 3. l’omniprésence effacée des sexes : la danse ne fait ni l’éloge de la femme ni celui de l’homme, mais celui, non sexuel, de leur enlacement, de leurs étreintes et de leurs ruptures. Les danseurs ne cessent de prolonger, de rencontrer, de rompre. Elle ne mime pas l’amour, elle en extrait ses forces d’attractions, ses intensités impersonnelles et incorporelles. Elle 8 fait disparaître la différence des sexes, et cette disparition est l’événement de leurs seuls rapports. 4. la soustraction à soi-­‐même : signifie que le danseur ne danse pas, n’exécute pas une danse. Le danseur est l’ange de la danse, un messager qui doit se faire le plus discret possible pour que la danse qu’il porte à la visibilité fasse à son tour effet de danse, effet d’envol. Le danseur masque toujours l’effort qui l’a mené à pouvoir réaliser telle posture miraculeuse, tel saut léger défiant la pesanteur. Le corps dansant se libère du corps du danseur. 5. la nudité : non pas du corps physique mais du corps conceptuel que la danse met en tension et en espace. La nudité est ici la pureté de l’événement d’avant le langage : le concept nu, encore virtuel, dans les limbes atemporelles de son surgissement qui n’en finit pas de se répéter. 6. le regard absolu : est celui du spectateur de danse qui, lui aussi, doit apprendre à se soustraire à lui-­‐même, à ses projections personnelles, à ses désirs. Il doit se libérer du regard spectatoriel pour qu’agisse en lui la soustraction du désir des danseurs. Ce regard est celui non pas d’une personne mais d’une pensée, celle qui naît précisément de la danse, qui est l’oracle de la danse. Le regard absolu est le point de vue d’un vertige qui se laisse mesurer et ajuster par l’envol de la danse. IV.
Geischa Fontaine : pour en finir avec l’éternité Geisha Fontaine est philosophe de l’art, chargée de cours d’esthétique de la danse à Paris V et chorégraphe au sein de la compagnie Mille Plateaux associés. Danseuse et philosophe, elle a pu expérimenter, à l’inverse de nombreux 9 philosophes de la danse, le point de vue du danseur sur ce que la philosophie faisait à la danse. Ce que la danse fait à la philosophie, on l’a vu, c’est de relancer l’importance et l’intelligence du corps au-­‐delà de toute considération bio-­‐mécanique, de faire du corps, une autre face de l’esprit. Mais Spinoza n’avait-­‐il déjà pas bien entamé cette question : « Que peut un corps ? ». La danse a l’air de servir de nouveau réquisitoire pour confondre l’accusée : cette entité dualiste corps-­‐esprit que tout bon philosophe contemporain s’est senti obligé de critiquer et de dépasser. Alors, quel est le point de vue d’une danseuse sur cette phénoménologie abstraite du corps, sur ces vécus de pensée pure dont la forme ressemble fortement à un platonisme inversé ? Comme moi, elle reprend le texte de Badiou sur « Danse et pensée » et s’étonne de cette insistance à vouloir délier la danse de toute nécessité au temps, d’en faire un art de l’éternité, d’être avant le temps, ou « hors-­‐temps ». La fameuse tension primordiale, pure intensité virtuelle, dont le danseur serait l’humble messager. Elle reprend notamment cette phrase de Badiou : « Il y a dans la danse quelque chose d’avant le temps, de pré-­‐temporel ». Mais aussi une autre de Serres dans la même veine : « La danse est seule, elle est première : elle est peut-­‐être avant le temps ». Ou encore une autre de Guérin, ému par : « l’ivresse de la danse-­‐chant découvrant à même le corps que le temps couve l’éternité ». Autrement dit, ces philosophes, qui dansent certes bien avec leur esprit mais qui ont peu ou pas d’expérience concrète de la danse, semblent à Geisha Fontaine rater une véritable rencontre entre philosophie et danse. Selon elle, ils ne font que répéter l’éternelle rencontre entre philosophie et philosophie. Premièrement, cette association entre danse et éternité manifeste une vision idéalisée du corps dansant : un corps-­‐pensée innocent et primordial, un corps parfait, nu et blanc. Un corps, comme produit de la pensée, récurrent à travers 10 toute l’histoire de la philosophie depuis Platon. Un corps absent, qui disparaît au service de la danse. Un corps qui ne vieillit pas, qui ne meurt pas, voire qui n’existe pas. Pour ces philosophes, dit-­‐elle, « la danse est l’art qui nie la mort du corps, nie le temps, le tue ou le précède ». Le corps physique, personnel, usé par l’effort et le temps, en chair, se retire au profit d’un corps-­‐pensée, blanchi, pur, rachitique, à peine visible et présent. Le corps vivant fait place à un corps au-­‐delà de la vie et de la mort, jamais fatigué, jamais affecté. Un premier contre-­‐exemple à ce corps dansant philosophique peut être trouvé dans les chorégraphies d’Anne Teresa de Keersmaeker où la fatigue des corps devient une composante de la danse, où elle n’est ni cachée, ni niée. Voir extrait de Drumming (1998), femmes au bord de la scène se reposant, sans se cacher, pendant que d’autres danseurs continuent au centre. Deuxièmement, la référence perpétuelle chez les philosophes de la danse à Nietzsche, Valéry et Mallarmé intègre les paradigmes esthétiques du ballet classique et de l’émergence de la danse moderne. On sait par exemple que Mallarmé a assisté à La danse serpentine (1892) de Loïe Fuller et que c’est bien elle qu’il met en scène dans sa métaphorisation philosophique de la pensée-­‐
danse : une danseuse qui n’est ni femme, ni danseuse, témoignant ainsi d’une figure exemplaire de l’utopie symboliste. La danse y est essentiellement conçue comme support symbolique tendant à une esthétique purement plastique, voire formelle. La soustraction du corps et l’atemporalité du danseur y sont clairement affirmées. Le paradigme de la danse contemporaine rompra avec l’esthétique symbolique pour affronter les possibles non esthétiques et non symboliques du corps. 11 Troisièmement, la collaboration entre la chorégraphe Mathilde Monnier et le philosophe Jean-­‐Luc Nancy montre aussi les décalages entre le point de vue d’une expérience pratique de la danse et celui d’une expérience seulement spectatorielle et philosophique. Ainsi, Mathilde Monnier, lisant les spéculations phénoménologiques de Nancy, revenant à la sempiternelle éternité dansante, lui rappelle que : Il semble que tu surélèves la danse, dans cet avant que tu nommes les « antécédences ». L’autre versant de la danse, celui dont tu ne parles pas, c’est le réel de la danse, celui que l’on traverse au jour le jour; l’expérience même de la danse, sa chimie, sa physique, la résistance du corps à l’attraction terrestre, la nécessité de la douleur, la recherche permanente de la maîtrise, la connaissance du mouvement comme quête et travail quotidien. La danse pénétrée de ses différentes langues, de ses contradictions, de ses impossibilités et de son histoire. Le corps est marqué, et la danse va essayer sans cesse de rectifier ces marques, de les transformer, de les faire oublier et d’utiliser cette histoire ou de la réinventer.20 Ainsi, Mathilde Monnier et La Ribot, dans Gustavia (2008), déclinent ce que les femmes doivent jouer en permanence pour être à la hauteur des diktats féministes : être une femme intelligente, savante, humoristique, sexy, performante, prenant tous les matins un TGV, mystérieuse, travailleuse, vaporeuse, assumant tout à la fois, héroïne mais humble, etc. Ainsi, elles soulèvent des poutres tout en étant objets de désir, mais dans cette course effrénée à l’utopie féministe, elles dansent aussi la résistance du corps à ces 20
Mathilde Monnier, Jean-Luc Nancy, Dehors la danse, Lyon, Rroz, 2001, voir e-mails des 13, 21 et 24.
12 rôles imposés. Les corps des deux danseuses trébuchent, explosent de fatigue, se rendent ridicules et finissent par montrer tout le délire burlesque qui est inhérent à l’idéalisation féministe des corps de femme. Retour à ce que le corps endure et s’obstine à ne pas intégrer par une intelligence et une exigence qui lui sont propres : le temps de vie, la nécessité pour le corps de bailler, d’être fatigué, d’être orgueilleux, d’être faillible et hésitant, joyeusement maladroit : en fin de compte d’explorer les marques du temps, les expériences du corps endurant habilement ou pas le temps. Geisha Fontaine est donc bien étonnée par le fantasme d’éternité qui est associé à la danse. Elle écrit : Doit-­‐on forcément s’en remettre aux mythes de l’humanité? Le désir humain de transcender les limites temporelles dans un vœu d’éternité fantasmée m’étonne. Mais peut-­‐être est-­‐ce la raison pour laquelle je danse – et celle pour laquelle j’écris ces lignes. L’exigence (artistique, éthique, esthétique, etc.) réside dans notre finitude. Il ne s’agit pas d’un Carpe diem par trop simplificateur. Il s’agit de s’ouvrir aux multiples dimensions du temps, sans privilégier celle qui nous est inaccessible.21 Notre tradition philosophique occidentale a érigé l’éternité comme un idéal excluant le corps et son intelligence propre. Le corps artistique, quand il est abordé, voire exulté philosophiquement, se décorporalise, se détemporalise, se dématérialise au service de l’ineffable et de l’éternel. Eternel retour du même, innocence de l’enfant, corps sans organes, corps abstrait soustrait à lui-­‐même sont autant de concepts qui trahissent aussi le rapport typiquement occidental 21
Geisha Fontaine, Les danses du temps, Pantin/Paris, CND, 2004, p. 38.
13 à la mort, à la finitude et à la vieillesse. Si la vieillesse spirituelle est sacralisée, la vieillesse du corps est maudite, refoulée dans des crèmes rajeunissantes. Le paradigme du corps jeune, beau, fin, évanescent, pur est intiment lié à l’idéal d’éternité et au refus d’avoir un corps qui vieillit, qui endure autrement et se réinvente, qui métamorphose ses possibles et ses capacités en d’autres facultés que celles de la jeunesse. En Occident, souligne Geisha Fontaine, « voir un danseur âgé dérange ». Le danseur saute fièrement par-­‐dessus le temps, beau, jeune, flamboyant : on pense ici aux sauts de Nijinski ou de Merce Cunningham. La vie des danseurs est souvent bien courte sur scène : passés 35, 40 ans, ils deviennent professeurs ou chorégraphes. En Orient, la conception du temps se trame avec le corps, la vie et la mort. Je prendrai ici pour exemple, non anodin puisque j’y reviendrai de manière approfondie lors de la troisième conférence, le butoh. Cette danse est née dans les années 50 au Japon et signifie « danse des ténèbres ». Les danseurs de butoh, parce qu’ils travaillent les limites du corps et, plus généralement, les limites du vivant, dansent jusqu’à leur mort. Danser est une pratique de vie et non pas seulement une pratique de spectacle réservée aux corps jeunes. Sur scène, ils exploitent dignement les possibles de la vieillesse. Nous le verrons avec Carlotta Ikeda, qui a 70 ans, a présenté en 2011 au Bozar, une chorégraphie intitulée Médée, loin de l’interprétation de La Callas, dont la jeunesse et la beauté magnifiaient le film de Pasolini. 14 
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