L'histoire humaine est ainsi marquée par le déploiement exponentiel d'une violence, à partir
du moment où l'homme ne croit plus à son identité d'interlocuteur de son Créateur. Il ne peut plus
alors dominer une jalousie qui le dévore à l'image de cette bête tapie qui convoite Caïn. Cette
violence jalouse se manifeste dans le meurtre du frère. Mais si la bête tapie n'est autre que le serpent
du jardin d'Eden, sa jalousie est d'abord à l'égard de Dieu. Si elle vise à détruire l'identité humaine,
non seulement dans la victime mais d'abord chez le meurtrier, c'est pour atteindre Dieu,
l'inatteignable, à travers ses fils.
Le déchaînement d'une vengeance toujours plus grande, de génération en génération, est en
son fond celui d'une vengeance contre Dieu considéré comme l'origine injuste d'une vie vouée à la
mort, pour un homme à qui II refuserait l'intimité de sa propre vie. Ne pouvant plus se reconnaître
comme fils, l'homme ne peut considérer son frère qu'à travers une jalousie féroce. Tuer son frère
revient à se venger de Dieu.
Dans le film Amadeus, Milos Forman, sur un scénario de Peter Schaffer, met en scène cette
jalousie mortelle entre Salieri, compositeur de la cour, à Vienne, et Mozart. Dans cette parabole,
Salieri est figuré comme celui qui, seul, perçoit la voix de Dieu dans la musique de Mozart.
L'émerveillement qu'elle provoque en lui se change immédiatement en une rage enfantine et
mortelle, dans la mesure où il perçoit le don divin qui habite Mozart, comme celui qui lui est refusé.
Il s'agit de la jalousie à l'égard de l'Elu, Amadeus, l'Aimé de Dieu.
Au cœur du récit, Salieri, devant le crucifix de son bureau, s'écrie : « Désormais, toi et moi,
nous sommes ennemis ! » Dans un premier temps nous pensons aussitôt que le toi désigne Mozart.
Mais alors Salieri prend le crucifix et le jette dans le feu, en disant : « Puisque tu es injuste, je te ferai
obstacle, je veux ruiner ton incarnation ! » Nous comprenons alors que l'ennemi auquel Salieri
s'adresse, n'est autre que Dieu.
Cette magnifique parabole éclaire bien le ressort profond de la vengeance qui veut ruiner
l'humanité pour tenter de s'en prendre à Dieu, l'injuste origine, toujours inaccessible. Il réside dans
une interprétation absurde du caractère personnel et gratuit du don de Dieu. Salieri possédé, comme
Caïn, par cette folle revendication jalouse, en oublie le don qui lui est fait, personnellement, celui
d'être le seul à entendre, en sa profondeur divine, la musique de Mozart. Or il est appelé à reconnaître
que ce don n'est pas moindre que celui fait à son frère. Ils sont, l'un et l'autre, interlocuteurs de
Dieu. Le don fait à son frère est pour lui. En effet, la musique de Mozart n'existerait pas sans
celui qui l'écrit, mais elle n'existerait pas non plus sans celui qui l'entend en vérité. Dans ce film, la
musique devient une parabole de la Parole créatrice qui n'existe qu'entre interlocuteurs. Ainsi est
manifesté comment un esprit jaloux du Créateur ne peut qu'interpréter faussement, de façon absurde
et sans raison, le don gratuit d'une musique qui, pour exister pleinement, appelle une reconnaissance
fraternelle.
L'homme possédé d'un tel esprit, perd aussitôt la reconnaissance du don qui fonde sa propre
identité et se trouve livré à la quête violente et désespérée du don reçu par l'autre, dont il serait enfin
l'origine. Ici se retrouve le mécanisme de l'idolâtrie. Au début du film, Salieri déclare de Mozart : «
C'était mon idole ! » II ajoute : « J'enviais surtout le père, ce père qui lui avait tout appris. » Ce père,
jaloux lui-même du don fait à son fils, l'avait enfermé dans une adoration qui l'a infantilisé. Salieri
va alors utiliser cette image paternelle mortifère pour envisager de tuer Mozart, avant de tenter
lui-même de se suicider.
Cette parabole éclaire donc avec une grande précision la nature de la violence jalouse qui est
en elle-même suicidaire. La figure de Salieri fait écho à la figure de Judas dans l'Evangile. En effet,
la reconnaissance du don fait à l'autre, à l'Elu, comme m'étant, à moi-même, adressé, est ce qui
révèle en moi la présence de l'altérité du donateur qui fonde ma propre identité. Si au contraire,
j'interprète le don fait à l'autre comme celui qui m'est refusé, je m'exclus moi-même de F
interlocution avec le donateur rejeté comme injuste. Je perds ainsi mon identité. Mais il s'agit bien
d'un suicide. Le suicide de mon identité dont je veux, follement, être l'origine.
M Farin sj - livre en préparation sur la crise identitaire de notre société