ÉTAIT-IL GÉNIAL
On raconte toujours que Mozart,
assistant à une
exécution du « IVIiserere » d'Allegri,
le nota de
mémoire une fois rentré chez lui. Mais ce
qu'on ne
dit pas, etc'est dommage, c'est qu'il retourna
écouter
le « Miserere »le lendemain, avec .son
manuscrit dans
sa
poche... pour vérifïer. Il n'y avaitpas de faute.
L'histoire illustre assez bien l'espèce
de talent
monstrueux, mentalement parlant, qui
était le sien.
Tel ce « Trio des quilles » qui fut
surnommé ainsi
parce que Mozart le composa
tout en jouant aux
quilles... Et quel trio !
Tel ce prélude et fugue
dont il dit, dans une lettre
à sa soeur : «
Pendant que je jetais sur le papier le
prélude
que j'avais entête, je
composais la fugue... »
Telle l'ouverture de « pon Giovanni »,
qu'il
dut
écrire très vite : n'ayant pas le temps
de rédiger la
partition d'orchestre, il
commença
par
ecrire les
Parties séparées de tous les Instruments,
avec toutes
les indications, les silences, etc.
Ensuite seulement, il
mit les parties ensemble...
JACQUES DRIL LON
A QUI PROFIT
LE REQUIEM?
Il faut
bien s'y résoudre : le «
mystérietut homme en
gris
venu commander à Mozart, pendant l'été de
1791, une messe des morts, ce mystérieux homme qui
s'inquiète des délais, du prix qu'en demande le
compositeur, et qui vient le relancer plusieurs fois,
n'était
pas l'envoyé de la Mort. Mais bien celui du
comte Walsegg-Stuppach. Ledit comte avait perdu
sa
femme et se piquait deinusique Il voulaitlui dédier
un requiem mais lefaire écrirepar quelqu'un d'autre.
Pour
pouvoir signer une oeuvre qui ne fût pas de lui,
un minimum
de précautions devaient être prises
ainsi s'explique, malheureusement, l'anonymat de la
commande...
p'ailleurs,
Mozart n'est pas très
-
mquret ; il a
d'autres chats à fouetter, particulièrement un opéra
à écrire en quinze jours (« la Clémence de Titus »),
le concerto pour clarinette, etc. Chaque fois, la
composition du « Requiem » est interrompue. C'etit
ét é prendre bien des libertés avecles ordres dela Mort,
qui, d'ailleurs, a interrompu son travail. Sussmayr,
un élève qu'Il
n'estimait
pas beaucoup, l'a terminé à
sa place.
Le comte
Walsegg n'a pas vraiment réussi son -
coup :
Van
Seeten, pour qui Mozart avait souvent
travaillé,
fit
donner à Viennele « Requiem », sous le
nom
de son
véritable auteur, avant Walsegg lui-
même
Il semble que toute l'affaire — le mystère — ait été
menée par Constance, la femme de Mozart : celui-ci
est mort sans avoir reçu les derniers sacrements, sans
même avoir vu un prêtre, et criblé de dettes par-dessus
Je marché. Il fallait le blanchir : le « Requiem >4
devenu subitement pieux, tombait à point nommé.
Dr.
LETTRES ARTS SPECTACLES
LE SCANDALE MOZART
Suite de la page 107
autrement dit, le marquis de Sade — s'est permis
autrefois d'étriller avec vigueur la divinité du
Christ, au nom de cette interrogation élémen-
taire.
Forman et Shaffer ne se placent .pas sur le
terrain de l'athéisme militant. Ils laissent Mozart
répondre : «
Je suis, vulgaire, niais ma musique
ne l'est pas. »
L'interrogation de l'Homme face
à la divinité, à l'incarnation dérisoire de la divi-
nité, ils la placent dans la bouche du rival de
Mozart, son double, le seul à avoir compris
d'emblée son génie : le compositeur Antonio
Salieri. Ce musicien à succès, comblé de privilè-
ges par l'empereur d'Autriche, savait qu'il
n'était rien en comparaison de Mozart. Très
pieux, ayant fait voeu de chasteté pour se vouer à
son art, il représente le volontarisme de la
« vertu »,
qui n'entend rien à la grâce. Et qui
proteste contre la facilité du génie. Il crie
l'injustice devant ce fêtard qui compose en
jouant au billard. Il apostrophe Dieu :
«Pour-
quoi
avoir choisi cet être obscène ? »
Il lui dé-.
clare la guerre. On sait d'entrée que si Mozart
fut un Christ, Salieri devait être son Judas,
UNE SYMBOLIQUE ÉNORME
L'idée s'impose d'autant plus vite que Forman
a choisi de bâtir « Amadeus » sur un gigantesque
retour en arrière de deux heures et demie. Dès la
première scène, le perfide Salieri, devenu un
vieillard hirsute et malpropre, tente de se suici-
der en s'accusant d'avoir, plus de trente ans
auparavant (en 1791, donc) assassiné Mozart.
Acte vrai ou ultime essai pour ne pas disparaître
de la mémoire des hommes, le « crime » de
Salieri fit sensation au xtx siècle. Pouchkine le
décrivit en deux «
scènes
dramatiques »,
dont
Rimski-Korsakov tira, plus de soixante ans
après, un opéra de chambre. On oublie de signa-
ler qu'Edgar Poe, lui aussi, en fit une nouvelle.
C'est à partir de ce fond culturel que Shaffer
avait construit sa pièce. Il lui a emprunté le
personnage du Messager masqué (à la véni-
tienne) qui commande à Mozart le « Requiem »
dont il mourra. Forman renchérit sur cette sym-
bolique énorme et forte. Salieri enfant joue du
clavecin les yeux bandés. Mozart enfant s'amuse
à colin-maillard avec ses camarades, les yeux
bandés. Les destins sont tracés, comme dans une
tragédie grecque.
UN FESTIVAL D'IMPERTINENCES
Sauf qu'on n'a jamais vu de tragédie aussi
cocasse. On trouve tout dans « Amadeus ».
Même les insolences des enfants terribles : face
aux grands de ce monde, les archevêques, les
princes, Mozart se comporte comme le Victor de
Vitrac ou Zazie. Il joue d'ailleurs avec le lan-
gage, usant de la contrepèterie et du verlan pour
sortir quelque gaillardise. Avant d'atteindre au
pathétique pur dans les dernières scènes, Mozart
offre un festival d'impertinences. La plus jolie
— qui pourra servir à chacun de nous quand un
•
quidam l'assommera . de_ sa médiocrité — est
décochée - avec • un, sourire charmeur à Salieri,
tout lier de sa dernière création :
-J'ignorais
qu'une telle musique fût possible.
-
»
D'autres traits sont par avance
destinés par
Forman et Shaffer à leurs critiques- éventuels..
Qui ne rougirait de faire des reproches après
avoir vu l'empereur d'Autriche, ignare notoire,
Se plaindre que Mozart ait mis «
trop de no-
tes» ?
Et si « Amadeus » est jugé par certains
trop classique, la risposte ne figure-t-elle pas
dans cette scène délicieuse où, par suite d'une
intrigue de Salieri, la troupe de Mozart est obli-
gée de répéter un ballet sans musique ? L'empe-
reur — toujours lui, mais op ne s'en lasse pas,
car Jeffrey Jones joue le rôle avec beaucoup de
finesse -- s'inquiète devant ces gesticulations
silencieuses : «
Est-ce moderne ? »
« Amadeus » ne doit pas causer un tel souci. Il
appartient à cette race de films qui se situent en
-deçà ou audelà du moderne. Milos Forman y
réussit le traitement du sujet le plus profond
ÉTAIT-IL
VULGAIRE .
Extrait d'une lettre du
divin Mozart
« ...
Comment Mannheiin me niait ? Autant
qu'un endroit peut me plaire sans ma petite cousine.
Pardonnez ma mauvaise écriture, la plume est déjà
vieille ; je chie en vérité depuis bientôt vingt-deux ans
par le trou que vous savez, et il n'est pourtant pas
encore déchiré ! Et j'ai déjà chié si souvent, et détache
la crotte avec mes dents !
<, J'espère que de votre côté, comme il se doit, vous
avez bien reçu mes lettres, en particulier une de
Hohenalthenn et deux de Marnihelip ; celle-ci,
comme il se doit, est la troisièmeidè'Mannheim, et la
quatrième, comme il se doit,
antotai..A.présent, il
faut que je termine, car je ne suis pas,
encore
habillé,
comme il se doit, et nous allons totit desujtemanger,
afin de recommencer à chier, coi
-
rune
il se doit_ »
J.Dr.
dans le cadre et avec le style des superproduc-
tions. Sans que l'intelligence du thème s'en
trouve une seconde altérée (au rebours de ce que
prétendraient certains cinéastes d'avant-garde et
« minimalistes »), le xvitP siècle revit sur l'écran
avec un faste gourmand et une sorte d'amertume
masquée dont Luchino Visconti ou mieux encore
Max Ophuls n'auraient pas :renié le luxe et le
mouvement. On y voit naître les représentations
d'époque, avec leurs machineries ingénieuses et
naïves. On y apprend que « la Flûte enchantée »
fut écrite pour un théâtre populaire, «
comme un
vaudeville ou
un rock-Opéra »,
précise Forman
(au passage, on se demande pourcp.toi Mozart
attrait truffé cette pochade pour cabaret de sym
7
boles maçonniques, comme les savants nous le
certifient). On se rassasie l'oeil de magnifiques
architectures (trouvées à Prague)
-
et l'on finit;
comme -les interprètes,. par se sentir à l'aise avec
une perruque et un habit de soie. On oublie le
didactisme astucieux de la mise en scène qui,
sans avoir l'air d'y toucher, affine l'oreille au
point
dé permettre à chacun de partager l'in-
communicable. C'est aussi cela, l'art du ci-
néma : une manière dg tout dire, comme s'il
s'agissait de la plus banale chose qui fût au
monde. Et d'atteindre le tréfonds de l'être sans
donner l'impression d'avoir «
chié du marbre ».
Comme dirait Mozart. •
•
MICHEL MARDORE
108
Vendredi 26 octobre 1984