Résumé de thèse - Savoirs, Textes, Langage

publicité
Ophélie Desmons
Résumé de thèse
« Les présupposés du libéralisme politique : quelle justification ?
John Rawls et l'hypothèse herméneutique »
Le libéralisme politique se présente d'emblée sous une forme paradoxale. Les libéraux
contemporains s'accordent à faire de la neutralité une caractéristique définitionnelle du libéralisme
politique. John Rawls, Ronald Dworkin, ou encore Charles Larmore estiment que le libéralisme
politique se doit de respecter une double neutralité. Il doit être neutre vis-à-vis des conceptions du
bien et vis-à-vis des conceptions de la personne. Le libéralisme politique est identifié à l'antiperfectionnisme.
Il devient pourtant clair, lorsqu'on s'intéresse de près à la structure des différentes doctrines
libérales, qu'elles reposent sur un certain nombre de présupposés substantiels qui mettent à mal la
revendication de neutralité. Les doctrines libérales s'adossent à la reconnaissance d'un certain
nombre de valeurs morales ainsi qu'à une conception normative de la personne.
Rawls, par exemple, reconnaît que son interprétation du libéralisme s'appuie sur « une idée
organisatrice fondamentale », à savoir « l'idée de la société comme système équitable de
coopération entre des personnes libres et égales que l'on traite comme des membres pleinement
coopérants de la société pendant toute leur vie »1. Le libéralisme de Rawls, la théorie de la justice
comme équité (TJE), accorde de la valeur à l'équité, à la liberté ou encore à l'égalité. Il adopte
également manifestement une définition normative de la personne.
Comment les partisans du libéralisme peuvent-ils conjuguer la revendication de neutralité et
l'adhésion à certains présupposés substantiels, c'est-à-dire l'adhésion à un certain nombre de valeurs
dotées d'un contenu moral ? Telle est la question qui constitue le point de départ de mon travail de
thèse.
Pour affronter ce problème, j'ai été amenée à travailler dans deux directions. J'ai cherché
d'une part à clarifier le sens du terme « neutralité » et d'autre part à clarifier les présupposés du
libéralisme. Cette double clarification occupe l'essentiel de la première partie de ma thèse.
Je pense être parvenue à démontrer que le terme « neutralité » ne peut être et n'est pas
employé par les libéraux en un sens radical. La neutralité libérale n'est pas une neutralité
1
J. Rawls, (1993 / 1995), p. 33.
procédurale ou axiologique (chapitre 2). Le libéralisme n'est pas radicalement neutre à l'égard de la
morale. Au contraire, pour nombre de libéraux, et en particulier pour John Rawls, il est nécessaire,
pour parvenir à énoncer des principes de justice, de reconnaître un certain nombre de valeurs
substantielles comme l'égalité ou la liberté (en un sens qui reste à préciser).
En quel sens, dès lors, le libéralisme demeure-t-il neutre ? Cette question fait l'objet d'un
débat nourri au sein même du libéralisme. Les libéraux eux-mêmes notent la polysémie du terme
neutralité. Lorsqu'on affirme qu'un État libéral doit être neutre, on peut vouloir dire que les effets
des politiques libérales doivent être les mêmes pour tous, qu'elles ne doivent pas avoir d'influence
sur le choix d'une conception du bien (neutralité des conséquences), que les intentions des
législateurs doivent elles-mêmes être neutres (neutralité des intentions), ou encore que les
justifications mobilisées pour appuyer une politique libérale doivent elles-mêmes être neutres
(neutralité des justifications). J'ai cherché à clarifier les termes de ce débat et je pense avoir établi
que, comme l'affirment la plupart des libéraux, la neutralité libérale doit être entendue comme une
exigence en matière de justifications (chapitre 3). Ce qui doit être neutre, ce sont les arguments
employés en faveur de telle ou telle mesure imposée par l’État. Une mesure ne peut être légitime s'il
est impossible de plaider en sa faveur sans recourir à une conception controversée de la vie bonne.
Dans cette perspective, une justification neutre, c'est une justification qui s'appuie bien sur un
certain nombre de valeurs morales mais qui ne s'appuie que sur des valeurs que l'ensemble des
citoyens peuvent reconnaître. Les valeurs auxquelles s'adosse une justification neutre sont des
valeurs communes, des valeurs partagées, comme, par exemple, les valeurs de liberté ou d'égalité.
La question de savoir comment établir qu'une conception est partagée m'a semblé, à ce stade,
inévitable. Il est clair, en effet, qu'un critère empirique est d'emblée insuffisant. Lorsque Rawls
soutient qu'une idée constitue une idée politique du bien et qu'il suggère, par là, qu'il s'agit d'une
idée neutre parce qu'elle est commune, il n'affirme pas que, dans les faits, les citoyens des
démocraties constitutionnelles partagent tous cette idée. Il se peut qu'empiriquement, ce partage
n'existe pas. Certains peuvent toujours nier l'égalité fondamentale entre les personnes par exemple,
pour des motifs racistes ou sexistes. C'est en tant que les personnes sont considérées comme des
citoyens libres et égaux entre eux, rationnels et raisonnables, qu'on peut leur attribuer ces idées
politique du bien. Se pose dès lors la question de savoir comment on justifie ces conceptions
normatives de départ. C'est là que se pose la question de la justification.
Il m'a fallu interroger les stratégies de justification présentes chez les libéraux. C'est ici que
le fait de concentrer mon attention sur la formulation rawlsienne du libéralisme est devenu
pertinent. L’œuvre de Rawls est indéniablement l'une des œuvres les plus importantes du 20ème
siècle en philosophie politique, notamment parce qu'il a osé dire quelque chose des questions
normatives et parce que ceux qui lui ont succédé ont dû, d'une façon ou d'une autre, se situer par
rapport à lui. Mais s'il a été pertinent, dans le cadre de ma réflexion, d'accorder l'essentiel de mon
attention à l’œuvre de Rawls, c'est surtout parce qu'il a lui-même accordé, très tôt dans son
parcours, une attention toute particulière à la question de la justification. Ainsi, comme le rappel
Samuel Freeman dans le livre qu'il consacre à Rawls, la question de la justification était le sujet de
la thèse de doctorat de Rawls et celui de sa première publication, en 1951, soit 20 ans avant Théorie
de la justice.
Ainsi, après avoir travaillé à l'explicitation des présupposés de la théorie de la justice comme
équité (TJE) (chapitre 4), je me suis ainsi intéressée à la conception de la justification développée
par Rawls (chapitre 5). J'ai montré que Rawls adopte une conception cohérentiste de la justification,
rompant avec notre fondationalisme spontané. Il développe également des outils conceptuels à cet
usage, et notamment le concept d'équilibre réfléchi, qui, à mon avis, joue un rôle central dans le
dispositif rawlsien de justification et qui constitue un outil original et précieux pour penser le
problème de la justification. J'ai soutenu une interprétation extensive du concept d'équilibre réfléchi,
interprétation qui inclut non seulement l'ensemble de nos jugements moraux, quel que soit leur
niveau de généralité, mais également certains jugements non normatifs fondamentaux.
Rawls m'a semblé développer une conception de la justification à la fois originale et solide,
résistant aux objections traditionnelles les plus importantes et notamment à l'accusation de
conservatisme. En m'intéressant à la façon dont Rawls lui-même concevait sa doctrine, je me suis
néanmoins étonnée de ne trouver, chez lui, qu'une justification conceptuelle et en un certain sens a
posteriori de la TJE. Les concepts élaborés par Rawls, et notamment le concept d'équilibre réfléchi,
n'opèrent qu'une fois la doctrine élaborée. Ils permettent, une fois adoptée telle ou telle conception
de la personne, telle ou telle conception de la liberté et de l'égalité, de démontrer que ces
conceptions sont préférables aux conceptions concurrentes.
Rawls, comme l'un des articles d'Aaron James, me l'a signalé, considère pourtant que sa
doctrine est le résultat d'une interprétation. En ce sens, faire de la philosophie morale et politique,
c'est pour Rawls, accomplir une démarche herméneutique, où l'herméneutique est entendue comme
l'art de l'interprétation. Rawls considère que la TJE, et en particulier ses présupposés, sont le résultat
d'une interprétation. Rawls parvient, dit-il, à définir ses points de départ en puisant dans ce qu'il
appelle les « idées familières » de la culture politique publique. C'est notamment ce qui fait de
Rawls un contextualiste. Il puise dans notre contexte certaines idées, idées qu'il élabore et
auxquelles il accorde finalement le statut d'idées fondamentales : de ces idées dérivent les principes
normatifs à l'issue d'une procédure constructiviste.
Pourtant, il est clair que le contexte qui est le nôtre est plurivoque. Les idées familières sont
nombreuses et variées. Nous possédons par exemple des intuitions morales déontologiques et des
intuitions morales téléologiques. Nos intuitions pointent parfois dans des directions opposées. C'est
notamment la raison pour laquelle l'intuitionnisme moral n'est pas une option satisfaisante. Il est
clair, par conséquent, qu'une pluralité d'interprétations de la culture politique publique sont
possibles. La diversité des théories de la justice l'atteste d'ailleurs : le libertarisme de Nozick, par
exemple, hostile à toute forme de redistribution, fonde ses positions normatives sur des idées
également familières.
Il m'a dès lors semblé que si Rawls conçoit sa doctrine comme une interprétation de la
culture politique publique, s'il assume ce que Aaron James appelle les « soubassements
herméneutiques » de sa doctrine, il doit fournir une justification de cette interprétation. On devrait
pouvoir trouver, chez Rawls, une justification herméneutique : il devrait démontrer qu'il est
préférable d'interpréter notre culture politique publique comme il le fait – et non comme d'autres
doctrines concurrentes le font.
Une telle justification est-elle disponible chez Rawls ? La recherche d'une réponse à cette
question occupe l'ensemble de la seconde partie de mon travail de thèse.
Ce travail prend les contours d'un test. J'ai élaboré une hypothèse, que j'ai cherché à tester.
J'ai fait l'hypothèse (contre Aaron James) qu'une justification dite herméneutique, une justification
de l'interprétation retenue par Rawls est bien disponible dans l'œuvre de Rawls, mais qu'elle n'est
pas là où on a tendance à chercher. De Rawls, on lit le plus souvent l'œuvre proprement
philosophique et normative. On ignore l'œuvre historique. Rawls est pourtant l'auteur de deux
volumes consacrés à l'histoire de la philosophie morale et politique. Ces volumes sont le résultat
d'une longue carrière d'enseignant, au cours de laquelle Rawls n'a cessé de manifester un intérêt
pour l'histoire de la philosophie. Plus précisément, Rawls n'a cessé de s'intéresser à l'histoire de la
philosophie morale et politique et, dans le champ de la philosophie politique, son intérêt s'est
quasiment exclusivement tourné vers les œuvres de ceux qui, d'une façon ou d'une autre, ont
façonné la tradition libérale. C'est dans ces textes, dans les Lectures on the History of Political
Philosophy, que j'ai cherché et que je pense avoir trouvé la justification herméneutique de
l'interprétation rawlsienne de notre culture politique publique. C'est dans ces leçons que la TJE
trouve véritablement sa justification et que Rawls démontre pourquoi son interprétation de la
culture politique publique est plus satisfaisante que les interprétations concurrentes.
Je pense être parvenue à vérifier cette hypothèse en m'intéressant de très près aux leçons et à
ce qu'y fait Rawls. Après avoir interrogé le statut philologique des Lectures et avoir établi qu'on
peut à raison les considérer comme des textes et comme un matériau pour l'interprétation de la TJE,
je me suis intéressée au statut tout à fait particulier que Rawls accorde à l'histoire de la philosophie
(chap. 6). J'ai cherché à montrer que pense pouvoir adopter une approche proprement philosophique
de l'histoire de la philosophie. Il pense qu'en lisant les textes de ceux qui nous ont précédé, nous ne
nous contentons pas d'apprendre quelque chose sur des doctrines passées (learn about). Nous en
tirons également un apprentissage proprement philosophique (learn from). Pour le dire autrement,
ces doctrines nous donnent des éléments pour répondre aux problèmes philosophiques qui sont les
nôtres. Rawls dégage ainsi une voie intermédiaire qu'on peut caractériser comme un contextualisme
modéré, contre le contextualisme radical qu'il attribue à Collingwood et contre une vision
naïvement continuellement progressive de l'histoire de la philosophie. Une telle conception
philosophique de l'histoire de la philosophie est d'ailleurs indispensable si l'on espère produire une
justification des présupposés de la TJE et de la TJE tout entière à partir d'une interprétation des
œuvres fondamentales de la philosophie politique.
Je me suis néanmoins confronté à un problème important, souvent formulé par les quelques
commentateurs des Lectures : le problème de la projection. Si Rawls projette sa propre
problématique et ses propres catégories sur les textes qu'il lit, on peut considérer qu'il n'y voit que
ce qu'il veut y voir. S'il y a projection, les textes pourront sans doute produire une justification de la
TJE, mais cette justification sera sans valeur. J'ai cherché à montrer que Rawls se dote d'un véritable
arsenal méthodologique, dernière lequel se dessine une conception singulière de la compréhension
(chap. 7). Rawls s'adosse à une véritable théorie herméneutique entendue comme réflexion sur ce
qu'il convient de faire pour comprendre. Il adopte deux principes : un principe de
recontextualisation et le principe de charité. Ces principes doivent le mettre à l'abri de l'écueil de la
projection et le faire parvenir à une compréhension profonde des doctrines. Après avoir reconstruit
l'herméneutique rawlsienne, j'ai interrogé ce que fait Rawls dans les Lectures pour évacuer
l'hypothèse d'un décalage et d'une contradiction entre méthodologie affirmée et pratique véritable
(chap. 8). Je pense avoir démontré que Rawls fait bien ce qu'il dit qu'il fait et j'ai ainsi pu dégager
les résultats de la lecture rawlsienne de l'histoire de la philosophie (chap. 9 et 10).
Rawls parvient à mon avis à une compréhension profonde et, en un certain sens, à mieux
comprendre les auteurs qu'ils ne se sont eux-mêmes compris. Tout en évitant l'écueil de la
projection, Rawls fait toujours cohabiter, dès le départ, le point de vue de l'interprète et le point de
vue de l'auteur. Il fait également, à mon avis, un usage implicite et extensif du concept d'équilibre
réfléchi. Ce faisant, Rawls fait apparaître ce qui manque aux doctrines étudiées. C'est ainsi qu'il en
apprend quelque chose et qu'il produit une justification herméneutique de la TJE. Rawls confronte
différents éléments des doctrines étudiées à certains de nos jugements bien pesés. Il parvient ainsi à
démontrer que l'interprétation qui est la sienne dans la TJE parvient, mieux que les autres, à réaliser
l'équilibre réfléchi. C'est, conformément à la conception rawlsienne de la justification, affirmer que
la TJE est justifiée.
Je pense avoir démontré que dans les Lectures, chaque élément constitutif de la TJE reçoit
une justification (chap. 10). Rawls produit méthodiquement une justification des éléments normatifs
fondamentaux de la TJE (conception normative de la société, conception normative de la personne),
une justification des éléments non normatifs de la TJE (psychologie morale), une justification de la
procédure menant aux principes (la position originelle comme contrat hypothétique et non
historique) et une justification des principes adoptés par la TJE.
Les Lectures fournissent les éléments d'une justification de la TJE. Rawls y démontre que la
TJE propose une meilleure interprétation de la tradition libérale que certaines doctrines
concurrentes importantes. Elle propose une meilleure interprétation, non pas parce qu'elle formule
une interprétation qui, d'un point de vue historique est la plus exacte ou la plus fidèle, mais parce
que l'interprétation qu'elle formule est plus cohérente. Elle réalise mieux l'équilibre réfléchi que les
autres interprétations.
Téléchargement