2.1.3 - La taxinomie, science de la classification
En 1813, dans sa Théorie élémentaire de la botanique, Augustin Pyramus de
CANDOLLE (1778-1841) crée le terme de taxonomie - qu’Étienne LITTRÉ transforme en
taxinomie - pour désigner la science qui traite des actes classificatoires. La taxinomie
a pour objectif de circonscrire, d'après le plus grand nombre de caractères, des lots
d'individus constituant des catégories semblables ou comparables, et de classer les
unités ainsi délimitées et bien définies selon une échelle de subordination. Créé en
1950 par Herman LAM, le terme « taxon » désigne ces unités qui forment des
ensembles d'organismes reconnus en tant qu'unités formelles d'un niveau quelconque
dans une classification hiérarchique ; de haut en bas, les taxons principaux sont : le
règne, l'embranchement ou phylum, la classe, l'ordre, la famille, le genre et l'espèce.
George Gaylord SIMPSON (1902-1984) donne de la taxinomie une définition plus
lapidaire, mais au contenu inchangé : la taxinomie concerne l'étude théorique de
toutes les règles de la classification (1961). Pour éviter la confusion avec la taxinomie,
il définit la systématique comme l'étude d'organismes divers et de toutes leurs
interrelations. Si ces définitions sont modernes, la classification du vivant existe, elle,
depuis fort longtemps. ARISTOTE (384-322 avant J.-C.), qui a produit un concept implicite
de l'espèce, a laissé une classification animale. Il a été un initiateur de la démarche
expérimentale en souhaitant que l’observation précède la théorie. Le 2 février 1882,
peu avant sa mort, Darwin écrit à son ami William OGLE qui vient de lui envoyer la
traduction de De Partibus Animalium d’Aristote : « Linné et Cuvier ont été mes deux dieux,
bien que de façon différente, mais à côté du vieil Aristote ils ne sont que de simples écoliers. »
Brillant disciple d’ARISTOTE, THÉOPHRASTE (372-322 avant J.-C.) reste célèbre de
l’Antiquité à la Renaissance, pour ses travaux sur les plantes. Dans son ouvrage
Historia Plantarum, il aborde tous les aspects de leur biologie et propose une
classification hiérarchique dont les critères sont morphologiques, biologiques,
reproductifs et écologiques. En tant que physicien et médecin, DIOSCORIDE (40-90 après
J.-C.) qui accompagna les armées romaines de Claude puis de Néron tout autour de la
Méditerranée, est considéré comme le père des pharmaciens. De chaque région
traversée, il récolte des informations pratiques sur les plantes indigènes ; il dresse la
liste d’environ un millier de substances actives sur l’homme, la plupart d’origine
végétale. Il rédige un énorme ouvrage de six volumes De Materia Medica dans lequel
il classe les plantes méditerranéennes selon des critères utilitaires : plantes
aromatiques, médicinales, poisons... et leurs effets sur l’homme. Le but de ces
classifications et des suivantes était d'ordre pratique, ainsi que l'explique LAMARCK :
« Partout dans la nature, où l'homme s'efforce d'acquérir des connaissances, il se trouve obligé
d'employer des moyens particuliers, 1° pour mettre de l'ordre parmi les objets infiniment
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nombreux et variés qu'il considère ; 2° pour distinguer sans confusion, parmi l'immense
multitude de ces objets soit des groupes... soit chacun d'eux en particulier ; 3° enfin, pour
communiquer et transmettre à ses semblables tout ce qu'il a appris, remarqué et pensé à leur
égard » (Philosophie zoologique, Paris, Garnier-Flammarion, 1994, p. 77).
Toutes tendances confondues, des naturalistes tels que Bernard de JUSSIEU
(1699-1776), Michel ADANSON (1727-1806), Jean-Baptiste LAMARCK (1744-1829),
Antoine-Laurent de JUSSIEU (1748-1836), Georges CUVIER (1769-1832),
Étienne GEOFFROY SAINT-HILAIRE (1772-1844), A. P. de CANDOLLE ou DARWIN, en rejetant les
classifications conçues comme de simples ouvrages de détermination, ont souligné
l'importance d'une classification « naturelle » et la difficulté d'en établir les critères
objectifs. De leur côté, LAMARCK et DARWIN sont arrivés à la même conclusion : une
classification naturelle ne peut être que généalogique. Après la publication de
L'Origine des espèces (1859), il sera de plus en plus difficile d'établir un type de
classification qui ne soit pas le reflet et l'aboutissement de recherches
phylogénétiques. Les taxinomies ont passé, mais les critères définis par ces différents
auteurs sont toujours en usage.
Les critères taxinomiques
Les critères se réfèrent à différentes disciplines telles que l'anatomie,
l'embryologie ou l'histologie.
- Les critères anatomiques et morphologiques
Avec la publication de Recherche sur les Ossemens Fossiles de Quadrupèdes
en 1812 et Le Règne Animal Distribué d’après son Organisation en 1817, Georges
CUVIER devient le fondateur de l’anatomie comparée. DARWIN écrit : « On pourrait croire
(...) que les parties de l'organisation qui déterminent les habitudes vitales et fixent la place
générale de chaque être dans l'économie de la nature devaient avoir une haute importance au
point de vue de la classification. Rien de plus inexact... On peut même poser en règle générale
que moins une partie de l'organisation est en rapport avec des habitudes spéciales, plus elle
devient importante au point de vue de la classification » (L'Origine des espèces, Paris,
Maspero, 1980, p. 490). DARWIN souligne ici le danger que représentent les similitudes
ou analogies, c'est-à-dire ce que l'on appelait les caractères « analogiques » ou
« d'adaptation », qui concernent non pas des parentés, mais des convergences
adaptatives, poussées à l'extrême dans le cas du mimétisme. Il cite comme exemples
les similitudes Souris-Musaraigne, Cétacé-Poisson.
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Pour retracer la généalogie d'un groupe, il est nécessaire de comparer des
organes homologues (comme les membres des Vertébrés) dont on peut suivre la
diversification dans une même lignée. Selon la définition moderne de l'homologie, sont
déclarés homologues des organes qui proviennent d'un même organe présent chez un
ancêtre commun : la patte fouisseuse de la Taupe et l'aile de la Chauve-souris sont
des organes homologues, car ils dérivent du membre de Tétrapodes adapté
primitivement à la locomotion terrestre. Pour déterminer l'homologie de plusieurs
organes, É. GEOFFROY SAINT-HILAIRE conseillait d'appliquer deux principes, qui sont
toujours d'actualité :
1) Le principe des connexions. Un organe peut subir diverses modifications, mais il
n'est jamais transposé. Ce principe souligne l'idée de relations anatomiques entre des
organes dont la position anatomique est constante.
2) Le principe de composition. Des organes homologues sont composés des
mêmes sortes d'éléments. Le plan d'organisation est conservé, mais pas toujours la
forme de ses éléments : aile d'un Oiseau, patte antérieure d'un Quadrupède, par
exemple.
Son principe du balancement des organes (si un organe se développe, c’est au
détriment d’un autre qui régresse et vice versa) lui permet d’expliquer l’apparition des
organes rudimentaires qui vont particulièrement intéresser DARWIN. D'après ce dernier,
les organes rudimentaires d'une complète inutilité, tels que le lobe d'un des poumons
chez les Serpents, l'aile des Kiwis, les stylets (fibula réduite) de la jambe des
Ruminants, etc. sont d'une importance capitale, car ils « racontent eux-mêmes, de
diverses manières, leur origine et leur signification... » (L'Origine des espèces, p. 532). Ces
organes, « conservés qu'ils ont été par l'hérédité seule, nous retracent un état primitif des
choses » (ibid., p. 539). Ils permettent donc de suivre l'évolution d'une espèce ; à l’abri
de modifications, car ils échappent en effet à la sélection naturelle, ils témoignent ainsi
de l’origine d’un organisme et de son appartenance à un groupe donné. Mais il faut
s'en méfier : « On ne doit pas considérer comme rudimentaires les organes qui, si peu
développés qu'ils soient, ont cependant quelque utilité, à moins que nous n'ayons des raisons de
croire qu'ils étaient autrefois plus développés. Il se peut que ce soient des organes naissants en
train de se développer » (ibid., p. 534). L'aile de l'Aptéryx et la nageoire du Manchot sont,
sans aucun doute, des organes rudimentaires. Mais ils peuvent représenter aussi bien
des ailes devenues rudimentaires que des ailes naissantes dans le premier cas, ou
des ailes adaptées à la nage dans l’autre ; une double indécision se retrouve
également au sujet de la nageoire filiforme du Lepidosiren qui est en involution ou bien
en cours de développement.
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- Les critères embryologiques
Considérés par DARWIN comme les plus importants, ils lui donnent de surcroît de
puissants arguments anti-créationnistes : la Création divine sous-entend une création
directe et distincte des espèces ; or l'embryologie comparative montre entre des
embryons très divers des points communs et des différences que seul le principe de
parenté explique facilement. Le dogme biblique ne propose aucune explication sur le
développement (ontogenèse) des Vertébrés, par exemple, qui comporte soit des
formes larvaires (ex. : les Amphibiens), soit des organes embryonnaires étrangers à
l'adulte (ex. : les arcs viscéraux, souvent cités, chez les Mammifères). « Les embryons
des espèces les plus distinctes appartenant à une même classe sont généralement très
semblables, mais en se développant deviennent fort différents » (L'Origine des espèces,
p. 519) ; DARWIN écrit en connaissance de cause puisqu'il s'est intéressé, pendant
plusieurs années, aux Cirripèdes, Crustacés fixés : leur larve, caractéristique des
Crustacés, subit une véritable métamorphose au moment de sa fixation. L'adulte, dont
la morphologie est très modifiée, n'a pu être classé parmi les Crustacés qu'après
l'observation de sa larve. « On conçoit aisément pourquoi des caractères dérivés de
l'embryon doivent avoir une importance égale à ceux de l'adulte, car une classification
naturelle doit, cela va sans dire, comprendre tous les âges » (ibid., p. 494).
Mais DARWIN accorde à l'embryologie un intérêt encore plus important : « Comme la
conformation de l'embryon nous indique souvent d'une manière plus ou moins nette ce qui a dû
être la conformation de l'ancêtre très ancien et moins modifié du groupe, nous pouvons
comprendre pourquoi les formes éteintes et remontant à un passé très reculé ressemblent si
souvent, dans leur état adulte, aux embryons des espèces actuelles de la même classe » (ibid.,
p. 531). En lui donnant une dimension évolutionniste, il reprend à son compte une
règle énoncée par l'Allemand Johann Friedrich MECKEL (1811), puis par le Français
Étienne SERRES (1842), plus connue sous le nom de loi de MECKEL-SERRES (voir la
section 2.4.1 : « Le parallélisme de MECKEL-SERRES »). Illustrée en 1864 par la formule
de Fritz MÜLLER (1822-1897) et reprise par Ernst HAECKEL : « l 'ontogenèse répète la
phylogenèse... », cette loi permet de concilier les observations embryologiques avec la
conception des espèces - alors en renouveau, car la définition fixiste n'est plus
satisfaisante (voir la section 3.3.1 : « Les critères spécifiques et leur discussion ») - et
celle de l'unité de plan : malgré leurs différences anatomiques et leur complexité, tous
les organismes sont construits sur le même type d'organisation. Pour comprendre
cette loi, il faut imaginer que le développement embryonnaire le plus complexe d'une
lignée animale comprend les stades A, B, C, D et E. Le développement embryonnaire
de l'animal le plus rudimentaire ne contiendra, par exemple, que le stade A, celui qui
sera un peu plus complexe présentera les stades A et B, etc. J. F. MECKEL et É. SERRES
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reconnaissent des similitudes dans le développement d'espèces différentes, sans leur
affecter cependant le moindre contenu évolutif : une espèce Y dont les stades
embryonnaires sont « A », « B », « C » et « D » n'a pas pour ascendant une espèce
dont les stades sont « A », « B » et « C ». Or DARWIN donne à cette loi un sens différent
en introduisant l'idée de filiation ; il abat les cloisons qui séparaient jusqu'ici les
espèces. En 1866, dans sa Generelle Morphologie der Organismen (« Morphologie
générale des organismes »), E. HAECKEL (1834-1919), fervent défenseur de l'évolution,
attiré par les thèses lamarckiennes, formule cette loi en lui donnant un contenu
évolutionniste. Dans ce qu'il nomme la loi biogénétique fondamentale, il postule que
l'ontogenèse est une récapitulation de la phylogenèse, dirigée par les lois de l'hérédité
et de l'adaptation. En résumé, le développement de l'embryon passe par des étapes
successives durant lesquelles se maintiennent certains organes caractéristiques des
formes ancestrales (arcs viscéraux, par exemple).
Dans son traité d'embryologie animale (Über Entwickelungsgeschichte der
Thiere, 1828), Karl Ernst von BAER (1792-1876) semble anticiper les arguments
darwiniens pour les réfuter. Il y soutient que l'embryon se développe sans passer par
les stades d'une autre forme animale ; au contraire, il s'en écarte même. Par
conséquent, l'embryon d'une forme « évoluée » ne ressemble pas à celui d'une forme
« archaïque » (voir la section 2.4 1 : « Les arguments embryologiques, les conceptions
de Karl Ernst von BAER »).
- Les critères histologiques
Les données récentes des biologies cellulaire et moléculaire affinent encore plus
l'étude des caractères spécifiques : l'exploitation de la microscopie est loin d'être
épuisée ; la génétique moléculaire, l'immunologie améliorent les définitions. Ces
critères sont souvent les seuls utilisables pour définir des espèces microscopiques,
qu'il s'agisse de Bactéries, d'Algues, de Champignons ou de Protozoaires. Par la
présence de marqueurs membranaires ou intracellulaires, les techniques
immunologiques ont permis de caractériser non seulement des espèces, mais aussi
des lignées cellulaires à l'intérieur d'une même espèce.
Les critères morpho-anatomiques, embryologiques, de corrélation et
histologiques seront utilisés à bon escient si l'on s'accorde sur les trois points
suivants : corrélation, nombre et valeur taxinomique des caractères définis.
Du bon usage des caractères
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