2.1.3 Taxinomie - Manuel de l`évolution biologique

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2.1.3 ­ La taxinomie, science de la classification
En 1813, dans sa Théorie élémentaire de la botanique, Augustin Pyramus de CANDOLLE (1778­1841) crée le terme de taxonomie ­ qu’Étienne LITTRÉ transforme en taxinomie ­ pour désigner la science qui traite des actes classificatoires. La taxinomie a pour objectif de circonscrire, d'après le plus grand nombre de caractères, des lots d'individus constituant des catégories semblables ou comparables, et de classer les unités ainsi délimitées et bien définies selon une échelle de subordination. Créé en 1950 par Herman LAM, le terme « taxon » désigne ces unités qui forment des ensembles d'organismes reconnus en tant qu'unités formelles d'un niveau quelconque dans une classification hiérarchique ; de haut en bas, les taxons principaux sont : le règne, l'embranchement ou phylum, la classe, l'ordre, la famille, le genre et l'espèce. George Gaylord SIMPSON (1902­1984) donne de la taxinomie une définition plus lapidaire, mais au contenu inchangé : la taxinomie concerne l'étude théorique de toutes les règles de la classification (1961). Pour éviter la confusion avec la taxinomie, il définit la systématique comme l'étude d'organismes divers et de toutes leurs interrelations. Si ces définitions sont modernes, la classification du vivant existe, elle, depuis fort longtemps. ARISTOTE (384­322 avant J.­C.), qui a produit un concept implicite de l'espèce, a laissé une classification animale. Il a été un initiateur de la démarche expérimentale en souhaitant que l’observation précède la théorie. Le 2 février 1882, peu avant sa mort, Darwin écrit à son ami William OGLE qui vient de lui envoyer la traduction de De Partibus Animalium d’Aristote : « Linné et Cuvier ont été mes deux dieux, bien que de façon différente, mais à côté du vieil Aristote ils ne sont que de simples écoliers. » Brillant disciple d’ARISTOTE, THÉOPHRASTE (372­322 avant J.­C.) reste célèbre de l’Antiquité à la Renaissance, pour ses travaux sur les plantes. Dans son ouvrage Historia Plantarum, il aborde tous les aspects de leur biologie et propose une classification hiérarchique dont les critères sont morphologiques, biologiques, reproductifs et écologiques. En tant que physicien et médecin, D IOSCORIDE (40­90 après J.­C.) qui accompagna les armées romaines de Claude puis de Néron tout autour de la Méditerranée, est considéré comme le père des pharmaciens. De chaque région traversée, il récolte des informations pratiques sur les plantes indigènes ; il dresse la liste d’environ un millier de substances actives sur l’homme, la plupart d’origine végétale. Il rédige un énorme ouvrage de six volumes De Materia Medica dans lequel il classe les plantes méditerranéennes selon des critères utilitaires : plantes aromatiques, médicinales, poisons... et leurs effets sur l’homme. Le but de ces classifications et des suivantes était d'ordre pratique, ainsi que l'explique LAMARCK : « Partout dans la nature, où l'homme s'efforce d'acquérir des connaissances, il se trouve obligé d'employer des moyens particuliers, 1° pour mettre de l'ordre parmi les objets infiniment 77
nombreux et variés qu'il considère ; 2° pour distinguer sans confusion, parmi l'immense multitude de ces objets soit des groupes... soit chacun d'eux en particulier ; 3° enfin, pour communiquer et transmettre à ses semblables tout ce qu'il a appris, remarqué et pensé à leur égard » (Philosophie zoologique, Paris, Garnier­Flammarion, 1994, p. 77).
Toutes tendances confondues, des naturalistes tels que Bernard de JUSSIEU (1699­1776), Michel ADANSON (1727­1806), Jean­Baptiste LAMARCK (1744­1829), Antoine­Laurent de JUSSIEU (1748­1836), Georges CUVIER (1769­1832), Étienne GEOFFROY SAINT­HILAIRE (1772­1844), A. P. de CANDOLLE ou DARWIN, en rejetant les classifications conçues comme de simples ouvrages de détermination, ont souligné l'importance d'une classification « naturelle » et la difficulté d'en établir les critères objectifs. De leur côté, LAMARCK et DARWIN sont arrivés à la même conclusion : une classification naturelle ne peut être que généalogique. Après la publication de L'Origine des espèces (1859), il sera de plus en plus difficile d'établir un type de classification qui ne soit pas le reflet et l'aboutissement de recherches phylogénétiques. Les taxinomies ont passé, mais les critères définis par ces différents auteurs sont toujours en usage.
Les critères taxinomiques
Les critères se réfèrent à différentes disciplines telles que l'anatomie, l'embryologie ou l'histologie.
­ Les critères anatomiques et morphologiques
Avec la publication de Recherche sur les Ossemens Fossiles de Quadrupèdes en 1812 et Le Règne Animal Distribué d’après son Organisation en 1817, Georges CUVIER devient le fondateur de l’anatomie comparée. DARWIN écrit : « On pourrait croire (...) que les parties de l'organisation qui déterminent les habitudes vitales et fixent la place générale de chaque être dans l'économie de la nature devaient avoir une haute importance au point de vue de la classification. Rien de plus inexact... On peut même poser en règle générale que moins une partie de l'organisation est en rapport avec des habitudes spéciales, plus elle devient importante au point de vue de la classification » (L'Origine des espèces, Paris, Maspero, 1980, p. 490). DARWIN souligne ici le danger que représentent les similitudes ou analogies, c'est­à­dire ce que l'on appelait les caractères « analogiques » ou « d'adaptation », qui concernent non pas des parentés, mais des convergences adaptatives, poussées à l'extrême dans le cas du mimétisme. Il cite comme exemples les similitudes Souris­Musaraigne, Cétacé­Poisson.
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Pour retracer la généalogie d'un groupe, il est nécessaire de comparer des organes homologues (comme les membres des Vertébrés) dont on peut suivre la diversification dans une même lignée. Selon la définition moderne de l'homologie, sont déclarés homologues des organes qui proviennent d'un même organe présent chez un ancêtre commun : la patte fouisseuse de la Taupe et l'aile de la Chauve­souris sont des organes homologues, car ils dérivent du membre de Tétrapodes adapté primitivement à la locomotion terrestre. Pour déterminer l'homologie de plusieurs organes, É. GEOFFROY SAINT­HILAIRE conseillait d'appliquer deux principes, qui sont toujours d'actualité :
1) Le principe des connexions. Un organe peut subir diverses modifications, mais il n'est jamais transposé. Ce principe souligne l'idée de relations anatomiques entre des organes dont la position anatomique est constante.
2) Le principe de composition. Des organes homologues sont composés des mêmes sortes d'éléments. Le plan d'organisation est conservé, mais pas toujours la forme de ses éléments : aile d'un Oiseau, patte antérieure d'un Quadrupède, par exemple.
Son principe du balancement des organes (si un organe se développe, c’est au détriment d’un autre qui régresse et vice versa) lui permet d’expliquer l’apparition des organes rudimentaires qui vont particulièrement intéresser DARWIN. D'après ce dernier, les organes rudimentaires d'une complète inutilité, tels que le lobe d'un des poumons chez les Serpents, l'aile des Kiwis, les stylets (fibula réduite) de la jambe des Ruminants, etc. sont d'une importance capitale, car ils « racontent eux­mêmes, de diverses manières, leur origine et leur signification... » (L'Origine des espèces, p. 532). Ces organes, « conservés qu'ils ont été par l'hérédité seule, nous retracent un état primitif des choses » (ibid., p. 539). Ils permettent donc de suivre l'évolution d'une espèce ; à l’abri de modifications, car ils échappent en effet à la sélection naturelle, ils témoignent ainsi de l’origine d’un organisme et de son appartenance à un groupe donné. Mais il faut s'en méfier : « On ne doit pas considérer comme rudimentaires les organes qui, si peu développés qu'ils soient, ont cependant quelque utilité, à moins que nous n'ayons des raisons de croire qu'ils étaient autrefois plus développés. Il se peut que ce soient des organes naissants en train de se développer » (ibid., p. 534). L'aile de l'Aptéryx et la nageoire du Manchot sont, sans aucun doute, des organes rudimentaires. Mais ils peuvent représenter aussi bien des ailes devenues rudimentaires que des ailes naissantes dans le premier cas, ou des ailes adaptées à la nage dans l’autre ; une double indécision se retrouve également au sujet de la nageoire filiforme du Lepidosiren qui est en involution ou bien en cours de développement.
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­ Les critères embryologiques
Considérés par DARWIN comme les plus importants, ils lui donnent de surcroît de puissants arguments anti­créationnistes : la Création divine sous­entend une création directe et distincte des espèces ; or l'embryologie comparative montre entre des embryons très divers des points communs et des différences que seul le principe de parenté explique facilement. Le dogme biblique ne propose aucune explication sur le développement (ontogenèse) des Vertébrés, par exemple, qui comporte soit des formes larvaires (ex. : les Amphibiens), soit des organes embryonnaires étrangers à l'adulte (ex. : les arcs viscéraux, souvent cités, chez les Mammifères). « Les embryons des espèces les plus distinctes appartenant à une même classe sont généralement très semblables, mais en se développant deviennent fort différents » (L'Origine des espèces, p. 519) ; DARWIN écrit en connaissance de cause puisqu'il s'est intéressé, pendant plusieurs années, aux Cirripèdes, Crustacés fixés : leur larve, caractéristique des Crustacés, subit une véritable métamorphose au moment de sa fixation. L'adulte, dont la morphologie est très modifiée, n'a pu être classé parmi les Crustacés qu'après l'observation de sa larve. « On conçoit aisément pourquoi des caractères dérivés de l'embryon doivent avoir une importance égale à ceux de l'adulte, car une classification naturelle doit, cela va sans dire, comprendre tous les âges » (ibid., p. 494).
Mais DARWIN accorde à l'embryologie un intérêt encore plus important : « Comme la conformation de l'embryon nous indique souvent d'une manière plus ou moins nette ce qui a dû être la conformation de l'ancêtre très ancien et moins modifié du groupe, nous pouvons comprendre pourquoi les formes éteintes et remontant à un passé très reculé ressemblent si souvent, dans leur état adulte, aux embryons des espèces actuelles de la même classe » (ibid., p. 531). En lui donnant une dimension évolutionniste, il reprend à son compte une règle énoncée par l'Allemand Johann Friedrich MECKEL (1811), puis par le Français Étienne SERRES (1842), plus connue sous le nom de loi de MECKEL­SERRES (voir la section 2.4.1 : « Le parallélisme de MECKEL­SERRES »). Illustrée en 1864 par la formule de Fritz MÜLLER (1822­1897) et reprise par Ernst HAECKEL : « l 'ontogenèse répète la phylogenèse... », cette loi permet de concilier les observations embryologiques avec la conception des espèces ­ alors en renouveau, car la définition fixiste n'est plus satisfaisante (voir la section 3.3.1 : « Les critères spécifiques et leur discussion ») ­ et celle de l'unité de plan : malgré leurs différences anatomiques et leur complexité, tous les organismes sont construits sur le même type d'organisation. Pour comprendre cette loi, il faut imaginer que le développement embryonnaire le plus complexe d'une lignée animale comprend les stades A, B, C, D et E. Le développement embryonnaire de l'animal le plus rudimentaire ne contiendra, par exemple, que le stade A, celui qui sera un peu plus complexe présentera les stades A et B, etc. J. F. MECKEL et É. SERRES 80
reconnaissent des similitudes dans le développement d'espèces différentes, sans leur affecter cependant le moindre contenu évolutif : une espèce Y dont les stades embryonnaires sont « A », « B », « C » et « D » n'a pas pour ascendant une espèce dont les stades sont « A », « B » et « C ». Or DARWIN donne à cette loi un sens différent en introduisant l'idée de filiation ; il abat les cloisons qui séparaient jusqu'ici les espèces. En 1866, dans sa Generelle Morphologie der Organismen (« Morphologie générale des organismes »), E. HAECKEL (1834­1919), fervent défenseur de l'évolution, attiré par les thèses lamarckiennes, formule cette loi en lui donnant un contenu évolutionniste. Dans ce qu'il nomme la loi biogénétique fondamentale, il postule que l'ontogenèse est une récapitulation de la phylogenèse, dirigée par les lois de l'hérédité et de l'adaptation. En résumé, le développement de l'embryon passe par des étapes successives durant lesquelles se maintiennent certains organes caractéristiques des formes ancestrales (arcs viscéraux, par exemple).
Dans son traité d'embryologie animale (Über Entwickelungsgeschichte der Thiere, 1828), Karl Ernst von BAER (1792­1876) semble anticiper les arguments darwiniens pour les réfuter. Il y soutient que l'embryon se développe sans passer par les stades d'une autre forme animale ; au contraire, il s'en écarte même. Par conséquent, l'embryon d'une forme « évoluée » ne ressemble pas à celui d'une forme « archaïque » (voir la section 2.4 1 : « Les arguments embryologiques, les conceptions de Karl Ernst von BAER »).
­ Les critères histologiques
Les données récentes des biologies cellulaire et moléculaire affinent encore plus l'étude des caractères spécifiques : l'exploitation de la microscopie est loin d'être épuisée ; la génétique moléculaire, l'immunologie améliorent les définitions. Ces critères sont souvent les seuls utilisables pour définir des espèces microscopiques, qu'il s'agisse de Bactéries, d'Algues, de Champignons ou de Protozoaires. Par la présence de marqueurs membranaires ou intracellulaires, les techniques immunologiques ont permis de caractériser non seulement des espèces, mais aussi des lignées cellulaires à l'intérieur d'une même espèce.
Les critères morpho­anatomiques, embryologiques, de corrélation et histologiques seront utilisés à bon escient si l'on s'accorde sur les trois points suivants : corrélation, nombre et valeur taxinomique des caractères définis.
Du bon usage des caractères
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­ La corrélation des caractères
De nombreux naturalistes ont considéré chaque organe comme indépendant des autres. Georges L. de BUFFON (1707­1788) s'était déjà élevé contre cette conception « atomisante » de l'individu. La reprenant à son compte, Georges CUVIER pense que certains systèmes physiologiques ont acquis une telle importance qu'ils contrôlent la conformation de tous les autres ; ainsi les fonctions d'un organisme sont tellement interdépendantes qu'elles ne peuvent varier isolément : « Tout être organisé forme un ensemble, un système unique et clos, dont toutes les parties se correspondent mutuellement, et concourent à la même action définitive par une réaction réciproque. Aucune de ces parties ne peut changer sans que les autres changent aussi ; et par conséquent chacune d'elles, prise séparément, indique et donne toutes les autres » (Recherches sur les ossemens fossiles de quadrupèdes, discours préliminaire, Paris, Garnier­Flammarion, 1992, p. 97). L'adaptation à la course chez les Équidés actuels ne se résume pas à l'acquisition du sabot : pour que celui­ci ait sa forme définitive, des modifications de son tissu podophylleux (tissu du doigt en contact avec le sabot), de sa muraille, de sa fourchette et de sa sole ont été nécessaires. Autant de processus physiologiques interdépendants et ponctuels. De même, dans L'Origine des espèces (ibid., p. 492), DARWIN reconnaît ce principe : « L'importance qu'ont, pour la classification, les caractères insignifiants dépend principalement de leur corrélation avec beaucoup d'autres caractères qui ont une importance plus ou moins grande. »
­ Le choix du nombre de caractères
John RAY (1627­1705) a sans doute hérité de sa mère herboriste son intérêt pour les plantes. Ses études théologiques ne l’empêchent pas de publier en 1660 le Catalogue des Plantes de Cambridge. Ses observations en Angleterre et en Europe continentale le conduisent à rechercher des critères nécessaires pour établir une classification rigoureuse ; ceci l’amène à donner une définition moderne de l’espèce en introduisant le critère reproductif. En 1682, dans New Method of Plants (Methodus Plantarum Nova), J. RAY conseille de prendre en compte l'ensemble des caractères d'une plante. En 1763, dans ses Familles des plantes, M. ADANSON (1727­
1806) affirme que seule la prise en considération de l'ensemble des attributs particuliers à chaque organisme ­ y compris ceux obtenus par la microscopie ­ permet d'établir une classification naturelle. La taxinomie numérique contemporaine (voir ci­
dessous), que l'on pourrait qualifier de néo­adansonienne, accorde autant d'importance à tous les caractères ; la taxinomie cladistique s’intéresse également à 82
tous les caractères mais on accorde à ces derniers des valeurs différentes. LAMARCK reprendra à son compte dans sa Philosophie zoologique (1809) la pensée de M. ADANSON : « Le vrai moyen, en effet, de parvenir à bien connaître un objet, même dans ses plus petits détails, c'est de commencer par l'envisager dans son entier ; par examiner d'abord, soit sa masse, soit son étendue, soit l'ensemble des parties qui le composent ; par rechercher quelle est sa nature et son origine, quels sont ses rapports avec les autres objets connus ; en un mot, par le considérer sous tous les points de vue qui peuvent nous éclairer sur toutes les généralités qui le concernent. On divise ensuite l'objet dont il s'agit en ses parties principales, pour les étudier et les considérer séparément sous tous les rapports qui peuvent nous instruire à leur égard ; et continuant ainsi à diviser et sous­diviser ces parties que l'on examine successivement, on pénètre jusqu'aux plus petites dont on recherche les particularités, ne négligeant pas les moindres détails » (Paris, Garnier­Flammarion, 1994, p. 71­72). Les autres taxinomies s’efforcent de considérer également un nombre de caractères élevé et non fixé a priori ; leur choix et leur traitement dépendent de leur valeur classificatoire.
­ La valeur taxinomique d'un caractère
Il est sûr qu'un organe possède une valeur taxinomique variable : « On pourrait citer un grand nombre d'exemples montrant combien un même organe important peut, dans un même groupe d'êtres vivants, varier quant à sa valeur en matière de classification. » (L'Origine des espèces, p. 491). C'est le cas des antennes chez les Insectes. Si l’on prend ce seul critère, l'ordre des Orthoptères, par exemple, est composé de deux sous­ordres, les Ensifères (Grillons et Sauterelles) aux antennes longues, et les Acridiens (Criquets) aux antennes courtes ; mais on lui ajoute d'ordinaire la présence ou l'absence d'oviscapte. En revanche, les antennes ne sont d'aucune aide pour classer les Homoptères. Les deux sous­ordres des Homoptères, dont l'appareil buccal forme un rostre, sont déterminés par l'insertion apparente du labium (lèvre inférieure) par rapport aux pattes antérieures : les Auchénorhynques (Cigales), qui ont le labium inséré en avant des pattes antérieures, et les Sternorhynques (Cochenilles et Pucerons), dont le labium semble inséré en arrière.
Mais comme on ne sait pas mesurer la valeur taxinomique intrinsèque d'un caractère, le choix d'un caractère parmi plusieurs par un auteur est plus ou moins entaché de subjectivité. M. ADANSON a reconnu que tous les caractères n'ont pas une valeur taxinomique identique. Il note, en effet, dans sa Famille des Plantes que les caractères qui ont une grande valeur taxinomique pour définir une famille peuvent n’en avoir aucune pour toutes les autres. En 1789, dans Genera plantarum, A.­L. de JUSSIEU 83
utilise le principe de subordination des caractères, établi par son oncle B. de JUSSIEU. En l’appliquant au règne animal, G. CUVIER le prend à son compte et le formule ainsi : les parties d'un organisme diffèrent dans leur valeur taxinomique, car les caractères constants ont une valeur supérieure à celle des caractères inconstants. La valeur classificatoire d’un caractère est relative et elle est déterminée a posteriori. Avec la publication de L’Origine des espèces (1859), le principe de subordination des caractères acquiert une dimension évolutionniste qu’il n’avait pas : les valeurs taxinomiques sont liées à l’âge et à l’histoire des ascendants. Passant des caractères aux êtres eux­mêmes, DARWIN exploite ce principe pour convaincre ses lecteurs : « Les descendants modifiés d'un ancêtre unique finissent par se séparer en groupes subordonnés à d'autre groupes... C'est ainsi, selon moi, que s'explique ce grand fait de la subordination naturelle de tous les êtres organisés... » (ibid., p. 488­489). Mais il n'existe toujours pas d'échelle pour mesurer la valeur taxinomique d'un caractère. LAMARCK, A.­ L. de JUSSIEU, G. CUVIER, A. P. de CANDOLLE ou DARWIN ont souligné l'importance des caractères constants dans de nombreux groupes ; ils concluent que la plus grande universalité d'un caractère, par exemple, la corde ­ ébauche de la colonne vertébrale ­ chez les Vertébrés, correspond aux catégories les plus élevées (classe, embranchement). La valeur est une notion qui se détermine a posteriori ; DARWIN recommande de la juger à son contenu informatif : en paléontologie, la structure des appendices des Arthropodes paraît plus intéressante que leur métamérie ; le degré élevé de corrélation des appendices est en rapport avec l'alimentation (Myriapodes, Insectes ou Crustacés) ou bien avec la respiration (Crustacés). La hiérarchisation des caractères taxinomiques est correcte si le taxon étudié est monophylétique. Cette détermination faite a posteriori diminue la part de l'arbitraire qui dominait jusqu'alors dans les classifications, en particulier chez les essentialistes, pour qui la valeur du caractère est le reflet de l'essence de l'organisme ; ainsi, pour André CÉSALPIN (1519­1603), chez les Animaux, la nutrition est le caractère essentiel et, pour Carl von LINNÉ, chez les Végétaux, ce sont les organes de la reproduction qui sont des caractères plus pratiques qu'importants. Dans La Raison classificatoire (Paris, Aubier, 1989), Patrick TORT fait observer que M. ADANSON, pour extirper l'arbitraire de la classification des plantes, affirme en somme que « la méthode naturelle doit se vouer d'abord au recensement et à l'exploitation de tous les arbitraires possibles : dresser une fois pour toutes la liste de tous les systèmes praticables, et en utiliser la ressource classificatoire... » (p. 237) « ... M. Adanson recense 22 parties : les racines, les bourgeons, les tiges, les branches, les feuilles, les stipules, les vrilles, les épines, les poils, les fleurs, le sexe, le calice, la corolle, les étamines, l'ovaire, le style, le stigmate, le fruit, la graine, l'embryon, le réceptacle, le disque,... » auxquelles il ajoute la substance, les sucs, les teintures, les vertus. « Parties » et « qualités » s'additionnent donc pour former la base intégrale de tous les systèmes possibles » (ibid., p. 239­240). On diminue la part de 84
l'arbitraire sans la supprimer totalement ; ainsi les valeurs des critères retenus sont­
elles sujettes à variation suivant les auteurs et suivant les époques.
Les critères classificatoires établis par les naturalistes sont l'aboutissement de nombreuses recherches qui, commencées parfois dès l'antiquité, ont été particulièrement intenses au cours des XVIIIe et XIXe siècles. Depuis, si leur nature s'est peu modifiée, en revanche les classifications actuelles ont changé avec la reconnaissance de la filiation des organismes dans les sciences naturelles. Les sections suivantes, consacrées aux classifications, ont pour objectif de retracer l'évolution des conceptions et de présenter les trois théories classificatoires reconnues actuellement.
Les objectifs généraux des classifications
La classification peut avoir deux objectifs : soit situer un taxon par rapport à d'autres, en fonction de nombreux caractères, en utilisant des principes et des critères clairement établis (classification stricto sensu), soit situer un spécimen dans un taxon par une méthode aussi simple que rapide (classification lato sensu ; le terme exact, schème d'identification ou de détermination, est peu usité). Par exemple, le Grillon domestique fait partie de l'embranchement des Arthropodes, de la classe des Insectes, de l'ordre des Orthoptères, du sous­ordre des Ensifères, de la famille des Gryllidés, du genre Acheta et de l'espèce Acheta domestica. Après avoir déterminé le nom de l’échantillon, il s'agit ensuite de situer le taxon Grillon dans une classification. Dans une clé de détermination, les critères choisis peuvent être totalement arbitraires et sans fondement scientifique ; mais ils recouvrent parfois plus ou moins ceux d’une classification, et il est dans ce cas difficile de séparer détermination et classification, qui sont confondues. LAMARCK, l'un des plus grands classificateurs de son époque, servira de modèle, afin de faire comprendre sa démarche intellectuelle et ses prises de position sur les espèces et leur devenir. Dans la 3e édition de sa Flore française (1805), il reconnaît le double intérêt des classifications : déterminer les noms des plantes et leur emplacement naturel les unes par rapport aux autres, c'est­à­dire retrouver l'Échelle des êtres (voir les sections 4.1.1 : « Le fixisme dogmatique » et 4.1.3 : « Le transformisme lamarckien, l’Échelle des êtres ») :
« Le premier consiste à fournir le moyen le plus sûr et le plus facile pour résoudre, dans tous les cas particuliers, ce problème général : étant donnée une production du règne végétal, trouver le nom que les botanistes lui ont assigné...
On sent en effet, qu'il manqueroit à l'étude du règne végétal un aspect sous lequel on pût le considérer dans son ensemble, et qui nous présentât la suite des affinités que l'on a observées 85
dans les plantes, et la chaîne admirablement graduée qu'elles paroissent former, du moins en une multitude d'endroits, lorsqu'on les rapproche en raison de ces affinités. L'ordre dont je parle réuniroit le double avantage de nous montrer d'une part la Nature en grand, et de nous donner de l'autre une idée nette de chaque être, en nous indiquant ses rapports avec tous les autres individus...
Mais ici se présente une question qui me paroit de la plus grande importance. Peut­on remplir à­la­fois les deux objets que je viens de citer ? C'est­à­dire, est­il possible que le moyen qui doit nous faire découvrir les noms que les Botanistes ont donnés aux plantes que nous cherchons à connoître, puisse en même temps nous offrir la gradation de tous les rapports particuliers qui lient les plantes entre elles ?
Pour moi, je ne balance point à me décider pour la négative... » (Flore française, discours préliminaire, LAMARCK et DECANDOLLE, 3e édition, Paris, Agasse, 1805, p. 24­25).
Il met en garde les naturalistes pour qu'ils ne confondent pas les deux objectifs : « Ces divisions eussent été sans doute de la plus grande utilité, si on les eût réduites à leur véritable usage, en ne les employant que comme des moyens artificiels propres à suppléer aux bornes de notre esprit, et à nous aider dans l'étude immense de la Nature... ils (les Naturalistes) ont toujours confondu le moyen qui peut perfectionner et agrandir nos vues pour nous faire juger des productions de la Nature, et établir entre elles une juste comparaison, avec celui qui doit servir seulement à nous les indiquer et à nous en apprendre les noms, qui ne sont que de pures conventions nécessaires, à la vérité, pour nous entendre, mais absolument étrangères à la marche de la Nature » (ibid., p. 4­5).
Si l'objectif est la détermination, la classification est descendante, s'il concerne la généalogie ou la phylogénie, elle est ascendante.
­ La classification descendante
Si les critères partent de caractères généraux pour arriver aux caractères spécifiques, on parle de classification descendante. Elle fournit un cadre d'identification pratique. La taxinomie phénétique ou numérique (cf. infra : « La classification numérique ») utilise la méthode descendante mais elle occupe ici une place particulière : elle n’est pas une clé de détermination, car elle définit des unités taxinomiques opérationnelles sur la base de ressemblances globales, traduites en « distances ». Les taxons qu’elle définit sont rarement retrouvés dans les clés de détermination ordinaires.
Dès 1778, LAMARCK généralise dans la 1re édition de sa Flore française un astucieux système de classification­détermination : par une série de divisions logiques et souvent dichotomiques fondées, parfois, sur des critères purement arbitraires, on 86
détermine l'espèce à laquelle appartient l'échantillon. La figure 2.11 représente l'exemple simplifié de sa Flore française où il met en pratique les divisions dichotomiques.
Fig. 2.11
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La flore de Gaston BONNIER et la faune de Rémi PERRIER ainsi que d’autres ouvrages plus modernes appliquent une telle démarche. Ces classifications dichotomiques, très semblables par leur forme à celle d’une classification scientifique, délimitent plutôt des taxons artificiels que des taxons naturels ; le nom d'un échantillon peut apparaître plusieurs fois. Une même espèce peut être regroupée dans des taxons différents suivant les critères classificatoires retenus. La classification descendante 89
possède donc deux défauts principaux : formation de groupes artificiels et utilisation d'un seul caractère pour définir chaque niveau. Certains systèmes descendants contemporains utilisent même plusieurs caractères. Comme les taxinomistes d'alors, tous essentialistes, croyaient à la fixité des espèces et qu’ils ignoraient les données phylogénétiques modernes, ils utilisaient des critères arbitraires. Néanmoins, cela ne les empêchait pas d'établir des cartes d'affinités entre des familles qu'ils considéraient comme naturelles.
Plusieurs naturalistes ont laissé leur nom à ce type de classification :
John RAY (1627­1705) a classé des milliers des plantes selon leur degré de perfection et sa définition de l'espèce est restée en usage jusqu'au milieu du XIX e siècle. Il voulait réaliser un ouvrage pratique de détermination sans équivoque.
Joseph Pitton de TOURNEFORT (1656­1708) a donné une formulation claire de 698 genres de plantes, la plupart retenus par C. von L INNÉ, quelquefois sous un autre nom, et acceptés encore de nos jours. Il a bâti une classification universelle et rigoureuse pour aider tous les naturalistes à déterminer avec certitude les espèces connues, de plus en plus nombreuses. Grâce à sa classification très rationnelle, fondée sur les fleurs et les fruits, il a acquis une belle notoriété, puisque son système pour connaître les plantes (1691) a été adopté en France, en Hollande, puis en Allemagne et en Angleterre. Cependant, si les taxons d'ordre inférieur sont bien cernés, ceux d'ordre supérieur (famille, classe) sont artificiels. Cette classification a été détrônée progressivement par celle de C. von LINNÉ, que B. de JUSSIEU a préférée, vers 1739, soit quelques années seulement après la parution du Systema naturae (1735). B. de JUSSIEU a d'ailleurs réorganisé le Jardin du Roy selon la nomenclature linnéenne. Sébastien VAILLANT, l'un des premiers linnéens français, a joué un rôle actif dans l'abandon de la classification de J. P. de TOURNEFORT. De son vivant, C. von LINNÉ (1707­1778) a été une grande célébrité. Ses conceptions avaient le mérite, comme celles de J. P. de TOURNEFORT, de mettre de l'ordre dans la classification. Le nombre des espèces qu'il a recensées est considérable : 6 000 espèces de plantes et 4 000 espèces animales. Il est persuadé d’être investi d’une mission divine à remplir : mettre au point un rigoureux système de classification universel. Comme ses prédécesseurs J. P. de TOURNEFORT et J. RAY, il souhaite mettre au point une classification naturelle qui reflète le plan originel de la Création. Mais cet objectif sera atteint si toutes les plantes et les animaux de la Terre sont répertoriés, d’où l’importance d’un bon système de détermination décrit en 1753 dans Species Plantarum. Dans sa classification, il reconnaît cinq taxons : embranchement, classe, ordre, genre, espèce. Il crée la classe des Primates dans 90
laquelle il inclut les singes, les singes anthropoïdes et l’Homme qu’il a baptisé Homo sapiens et qu’il place au sommet de l’Échelle des êtres. En botanique, C. LINNÉ a bâti une méthode, rigoureuse bien qu'artificielle, fondée sur les caractéristiques des organes sexuels des plantes, en généralisant la nomenclature binominale, déjà proposée par Antonin Quirinal RIVINUS. Bien que reposant sur un petit nombre de caractères, son système a le mérite d’être très simple, pratique et, par l’emploi de noms latins, universel. La langue latine est, en effet, encore celle des scientifiques. Un organisme est désigné par deux noms latins, le premier est le nom de genre, commençant par une lettre majuscule, le deuxième est une épithète spécifique, commençant par une lettre minuscule. C'est ainsi que le nom scientifique du Mouron rouge est Anagallis arvensis. La classification linnéenne est un système pratique : les botanistes déterminent rapidement et sûrement les plantes à partir de caractères stables et bien définis. En revanche, ce système de détermination ignore l'ordre naturel, qui est cerné dans les classifications ascendantes. G. BUFFON et LAMARCK se sont opposés au système linnéen.
­ La classification ascendante
Avec la classification ascendante, l'appréhension de la taxinomie est totalement différente : le principal souci est de créer une classification naturelle (terme explicité ci­
dessous) et au moins généalogique, sinon phylogénétique. Les taxinomistes regroupent d'abord les espèces ; puis, en combinant les taxons ainsi délimités, ils définissent, de proche en proche, les catégories supérieures.
M. ADANSON est le premier auteur à remettre en question la classification descendante par divisions logiques. Sa recherche d'une classification naturelle le conduit au type de classification ascendante et à l'utilisation de caractères multiples. Il établit la preuve expérimentale que si la classification repose, à chaque niveau taxinomique, sur un seul caractère, elle devient non naturelle, c'est­à­dire artificielle. Bien qu'il ait reconnu aux caractères des valeurs taxinomiques différentes, M. ADANSON conseille cependant au classificateur de rechercher le plus grand nombre de caractères possibles et de les considérer comme également significatifs ; ce principe lui a sans doute été dicté par un souci d'objectivité et par le rejet de l'arbitraire inhérent à l'appréciation de la valeur d'un caractère. Il n’est pas loin de la taxinomie numérique. Malgré tout, M. ADANSON admet une hiérarchie des caractères, bien que ses critères ne soient pas connus, puisqu'il groupe les plantes en une pyramide, dont la base est formée par 1 800 espèces, le niveau suivant par 1 615 genres, puis par 141 sections et, enfin, le sommet par 58 familles. La plupart des principes de M. A DANSON sont toujours d’actualité.
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M. ADANSON, J.­B. LAMARCK et G. CUVIER, avec son principe de corrélation, ont obligé les taxinomistes à rechercher le plus grand nombre de caractères aptes à délimiter les groupes naturels et à reconsidérer leurs méthodes classificatoires. La valeur des caractères, variable d'un taxon à l'autre, est ainsi jugée a posteriori. Les taxons ne sont plus considérés comme des étapes dans le processus de détermination, mais comme des niveaux hiérarchiques.
Pour É. GEOFFROY SAINT­HILAIRE, « un organisme sera classé correctement s'il est connu dans ses plus petits détails : il faut aller du visible au caché, du simple au complexe » (P. TORT, La Raison classificatoire, p. 132). Ainsi, P. TORT écrit : « L'objet est, aussi complètement que possible, connu et identifié ­ c'est­à­dire se trouve, de ce fait, passible d'un classement qui le réunit avec d'autres objets pareillement connus et identifiés » (ibid., p. 132). Mais, comme LAMARCK, quelques années auparavant dans sa Philosophie zoologique (1809), É. GEOFFROY SAINT­HILAIRE préconise, dans ses Principes de Philosophie zoologique (1830), d'en tirer les conséquences philosophiques, afin que l'Homme acquière des connaissances de plus en plus vastes et toujours aussi solides.
­ La classification naturelle
Tous les naturalistes ont un objectif commun : établir une classification naturelle. « Mais ces classifications...sont des moyens tout à fait artificiels...Aussi l'on peut assurer que, parmi ses productions, la nature n'a réellement formé ni classes ni ordres, ni familles ni genres, ni espèces constantes mais seulement des individus qui se succèdent les uns aux autres, et qui ressemblent à ceux qui les ont produits » (LAMARCK, Philosophie zoologique, p. 79).
L'adjectif « naturel » recouvre plusieurs acceptions bien différentes :
­ Découverte du plan de la Création. Dès 1779, LAMARCK écrit dans le Discours préliminaire de sa Flore française (id., p. 44) : « Le but d'un ordre naturel, au contraire, est d'enchaîner toutes nos idées, de nous faire saisir tous les points communs par lesquels les êtres se tiennent les uns aux autres... Il est certain d'abord que nous ne saisirons jamais le plan vaste et magnifique qui a dirigé l'Être­Suprême dans la formation de cet univers. Au défaut de cette connoissance qui nous sera toujours interdite, il faut nous en tenir à ce qui est plus proportionné à nos lumières, et borner nos recherches à arranger les individus relativement à notre manière de voir et de comparer les objets... ». Il développe à nouveau ces idées dans sa Philosophie zoologique (1809) : il faut « rechercher dans nos distributions l'ordre même qui est propre à la nature ; car cet ordre est le seul qui soit stable, indépendant de tout arbitraire, et digne de l'attention du naturaliste » (ibid., p. 81) « ... Ce sont donc partout les rapports naturels bien jugés qui doivent nous guider dans les assemblages que nous formons... On est parfaitement fondé à penser que la série totale des êtres qui fait partie d'un règne étant 92
distribuée dans un ordre partout assujetti à la considération des rapports, représente l'ordre même de la nature... » (ibid., p. 97) « ...Le but essentiel d'une distribution des animaux ne doit pas se borner, de notre part, à la possession d'une liste de noms... ; cette distribution doit en même temps offrir, par sa disposition, le moyen le plus favorable à l'étude de la nature, et celui qui est le plus propre à nous faire connaître sa marche, ses moyens et ses lois » (ibid., p. 239). Une partie du Plan divin est donc dévoilée par l'établissement de l'ordre naturel, autrement dit l'Échelle des êtres. Pour y parvenir, LAMARCK établit, dans sa Flore française, trois conditions méthodologiques, qui sont d'ailleurs transposables au règne animal : « 1° Déterminer la plante que l'on doit placer la première, et qui soit comme le point fixe d'où l'on partira pour graduer l'ordre entier, et arriver, par une succession naturelle de rapports, jusqu'à la dernière limite du règne végétal. 2° Établir les règles qui doivent diriger l'observateur dans le rapprochement des espèces. 3° Trouver un moyen pour se reconnoître dans un ordre où l'on n'admet aucune ligne de séparation » (Flore française, Discours préliminaire, ouv. cit., p. 46).
La figure 2.12 donne un exemple limité de l'ordre naturel établi par LAMARCK.
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LAMARCK veut une classification naturelle qui reflète l'ordre dans lequel les espèces sont nées les unes des autres. Il perçoit l'ordre naturel dans l'augmentation progressive de la complexité des plans d'organisation. Sa démarche aboutit à l'établissement d'une classification généalogique des êtres vivants, sans pour autant réunir l'inanimé au vivant et le végétal à l'animal. Il rejette ainsi les systèmes de classifications nominalistes et artificiels.
La classification naturelle renvoie au concept dominant au 18e siècle : l’Échelle des Ȇtres à laquelle G. CUVIER substitue, en 1812, sa nouvelle classification des sous­
embranchements : Vertébrés, Articulés, Mollusques et Radiaires.
Dans une dissertation ajoutée à son ouvrage Contribution to the Natural History of the United States (« Contribution à l’Histoire Naturelle des États­Unis »), publié en 1857, et traduit en 1869 sous le titre De l'espèce et de la classification en zoologie, Jean Louis AGASSIZ (1807­1873) pense que les multiples tentatives de classification des 95
espèces ne sont, en fait, que des essais pour retrouver le plan de la création divine caché sous un désordre apparent. DARWIN est très critique par rapport à cette conception : « Mais beaucoup de naturalistes estiment que le système naturel comprend quelque chose de plus ; ils croient qu'il contient la révélation du plan du Créateur ; mais, à moins qu'on ne précise si cette expression elle­même signifie l'ordre dans le temps ou dans l'espace, ou tous deux, ou enfin ce qu'on entend par plan du Créateur, il me semble que cela n'ajoute rien à nos connaissances » (L'Origine des espèces, ouv. cit., p. 489).
­ Recherche de l'essence d'une espèce, seul caractère immuable une fois l'animal ou le végétal dépouillé de tous ses traits secondaires ou variables. C'est la conception des essentialistes comme A. CÉSALPIN ou C. LINNÉ.
­ Démarche empirique et non arbitraire. C'est la position de J. RAY, de B. de JUSSIEU et de M. ADANSON (sur ce dernier, cf. supra). Pour démontrer que l'arbitraire du système sexuel des plantes choisi par C. von LINNÉ peut aboutir à une classification artificielle mais utilisable, LAMARCK présente le système de la clé dichotomique. Il pense que la classification possède deux objectifs : détermination spécifique la plus simple possible d'un échantillon, et l'arbitraire domine ; reconstitution des séries naturelles à partir du taxon spécifique, et l'arbitraire doit être éliminé.
­ Mise en évidence de la parenté qui unit tous les organismes. C'est la position de DARWIN, qui insiste sur cet aspect à plusieurs reprises dans L'Origine des espèces (p. 495 à 530) : « Toute classification vraie est donc généalogique ; la communauté de descendance est le lien caché que les naturalistes ont, sans en avoir conscience, toujours recherché. » ou bien encore : « La meilleure classification, la seule possible d'ailleurs, si nos collections étaient complètes, serait la classification généalogique. Le lien caché que les naturalistes ont cherché sous le nom de système naturel, n'est, en un mot, autre chose que la descendance. » La généalogie de LAMARCK diffère par quelques points : séparation des règnes animal et végétal ; arrêt de la série généalogique à l'Homme, qui représente la perfection ; aspect foncièrement linéaire de la série, bien qu'elle puisse être buissonnante : l'influence du milieu et l'hérédité des caractères acquis perturbent la série, qui est spontanément unique.
En conclusion, que les classifications soient descendantes ou ascendantes, elles hiérarchisent les caractères. La hiérarchie est attribuée soit a priori, classification de détermination, soit a posteriori, classification généalogique, phylogénétique. Dans la classification descendante, dont l'objectif principal est la détermination, la hiérarchie est excluante : à chaque niveau de la détermination, on exclut un certain nombre de 96
solutions. C'est le principe des livres de détermination. Dans la classification ascendante, dont le but est de rechercher les taxons naturels en partant des taxons de niveaux inférieurs (espèces et genres) pour accéder aux supérieurs (classes, embranchement), la hiérarchie utilisée est incluante : les espèces sont regroupées en genres, les genres en familles, les familles en ordres, les ordres en classes et les classes en embranchements.
Les classifications contemporaines
Lorsqu’elles existent, les inférences phylogénétiques de ces classifications sont issues des caractères taxinomiques, des fossiles et de la distribution géographique des espèces.
­ La taxinomie évolutionniste
Elle utilise les conseils établis par DARWIN, et dont quelques exemples ont été donnés. La méthode et ses principes sont décrits, par exemple, dans les ouvrages de G. SIMPSON : Principles of animal taxonomy (« Principes de taxinomie animale », 1961) ou d'Ernst MAYR : Principles of systematic zoology (« Principes de systématique zoologique », 1970). La paléontologie occupe une large place dans cette méthode, car l'étude des fossiles et l'anatomie comparée offrent un bon moyen de retracer les phylogénies : plus un fossile est ancien, plus ses caractères apparaissent « primitifs » ; l'évolution à l'échelle paléontologique suit une marche globale d'accroissement de la complexité. La position stratigraphique d'un fossile renseigne sur l'âge d'un ancêtre, mais aussi sur son « degré » d'évolution ; la taxinomie évolutionniste s'intéresse aux niveaux évolutifs, c'est­à­dire aux grades atteints par plusieurs espèces, pour les classer les uns par rapport aux autres d'après ce critère. Un lointain ancêtre donne parfois naissance à plusieurs branches collatérales dont le rythme d'évolution est différent. Certaines conservent donc de nombreux caractères présents chez leur ancêtre, alors que d'autres n'ont plus que de lointains rapports avec ce dernier, et les branches sœurs présentent des caractères modernes. La position taxinomique de ces différentes branches est difficile à définir. DARWIN écrit dans L'Origine des espèces (p. 495­496) : « Je crois que l'arrangement des groupes dans chaque classe, d'après leurs relations et leur degré de subordination mutuelle, doit pour être naturel, être rigoureusement généalogique ; mais que la somme des différences dans les diverses branches ou groupes alliés d'ailleurs au même degré de consanguinité avec leur ancêtre commun peut différer beaucoup, car elle dépend des divers degrés de modification qu'ils ont subis ; or, c'est là ce qu'exprime le classement en genres, en familles, en sections ou en ordres. »
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Les organismes ayant une origine commune se sont parfois tellement éloignés les uns des autres que le taxinomiste est autorisé à les classer dans des taxons de niveaux différents : ainsi en est­il des Oiseaux et des Crocodiles qui font partie tous les deux des Archéosauriens. Par rapport aux Crocodiles, les Oiseaux ont acquis tellement de caractères particuliers originaux qui les ont rendus aptes à conquérir de nouveaux milieux que les taxinomistes évolutionnistes en ont fait une classe à part entière. Malgré l’acquisition de caractères dérivés, les Crocodiles sont restés au grade « reptile » alors que les Oiseaux en sont sortis.
Les Mallophages, ordre comprenant des ectoparasites de Vertébrés homéothermes, dont l'appareil buccal n'est pas piqueur, ont sans doute donné naissance aux Poux et Morpions, ectoparasites de Mammifères aux pièces buccales piqueuses. Mais ces deux derniers ont acquis tant de caractères particuliers que les systématiciens ont créé l'ordre des Anoploures. Deux groupes frères issus d'un ancêtre commun ne sont donc pas classés régulièrement dans des taxons de même niveau : leur classification dépend à la fois des caractères acquis ou conservés, ainsi que des niches écologiques colonisées par l'un ou l'autre groupe.
Les Oiseaux et les Crocodiles, les Poux et les Mallophages n'ont pas un degré d'évolution si différent, mais les Oiseaux et les Poux possèdent des adaptations qui leur ont permis de coloniser un milieu respectif totalement inaccessible soit aux Crocodiles soit aux Mallophages.
­ La classification numérique ou phénétique numérique
Comprendre ou établir des taxinomies nécessite de vastes connaissances et de la pratique. Avec le souci de simplifier mais aussi de diminuer l'arbitraire, des biologistes, comme Alfred STURTEVANT dès 1939, ont pensé faire reposer la classification sur le plus grand nombre de caractères possibles, qui auraient tous la même valeur. Le but de la taxinomie numérique est d’offrir aux chercheurs une méthode classificatoire exempte de toutes contraintes phylétiques. Cette taxinomie est aussi une réaction à la faible fiabilité des méthodes phylogénétiques des années 1960 et du début des années 1970. En 1963, les biologistes Robert SOKAL et Peter SNEATH publient un traité : Principles of Numerical Taxonomy (« Les Principes de la taxinomie numérique »). À leur suite, de nombreux phénéticiens pensent que la phénétique peut néanmoins inférer des relations phylogénétiques si le facteur « temps » est introduit dans les recherches (voir la section 2.2.1 : « La méthode phénétique ou numérique »). Grâce au développement de l'informatique, des logiciels ont été créés pour manipuler facilement le nombre grandissant de données.
Cette méthode a répertorié et utilisé des caractères qui se sont révélés précieux 98
au niveau des taxons inférieurs. En revanche, elle présente trois défauts : mise sur un même plan des caractères ancestraux et des caractères modernes dérivés ; attribution d’une même valeur à tous les caractères, ce qui est contredit par tous les taxinomistes depuis M. ADANSON ; ignorance des informations phylogénétiques contenues dans certains caractères ce qui est maintenant irrecevable du fait du développement de la taxinomie cladistique. Cependant, la taxinomie phénétique constitue toujours un moyen d’approche rapide des phylogénies, mais elle a perdu son objectif classificatoire.
­ Le cladisme
On reproche à la taxinomie évolutionniste d’accorder beaucoup d’importance aux niveaux évolutifs (grades) atteints par des groupes différents et de délaisser les relations phylogénétiques qui unissent les taxons d’une même lignée (clade). En outre, la notion de grade évolutif est trop subjective.
C’est pourquoi, en 1950, l'entomologiste Willi HENNIG (1913­1976) met au point une nouvelle méthode classificatoire, le cladisme, et dans son livre Grundzüge einer Theorie der phylogenetischen Systematik (« Éléments d'une théorie de la systématique phylogénétique »), il expose son but : éliminer la subjectivité et l'arbitraire de la classification pour mettre en évidence uniquement les phylogénies.
W. HENNIG pose en principe que l'espèce ancestrale disparaît quand elle donne naissance à deux groupes frères. Même si l’un des groupes frères semble être resté identique à l’espèce ancestrale, il est considéré comme dérivé au même titre que l’autre ; les deux groupes frères, en effet, sont contemporains et vivent à une époque postérieure à leur séparation ou spéciation. C’est pourquoi les divisions sont toujours dichotomiques, sauf lorsqu'il y a incertitude. Lorsque des espèces sont très proches les unes des autres, W. HENNIG n’envisage pas qu’une espèce puisse être à l’origine de plusieurs autres, car il considère que ces différentes espèces sont issues de plusieurs spéciations ; il rejette l’hypothèse d’une tritomie ou d’une polytomie, choix que J. GÉNERMONT trouve discutable. La notion de groupe est importante, car le passage d'une espèce à une autre n'est pas dû à l'évolution d'un individu, mais à plusieurs d'entre eux. On recherche non pas l'ancêtre, mais le groupe le plus proche parent, actuel ou fossile ; ce travail s'effectue par la recherche de caractères dérivés issus d'un même ancêtre et communs aux deux groupes, qui sont alors qualifiés de groupes frères. Les formes fossiles doivent être traitées comme les formes actuelles, et non pas comme des ancêtres potentiels à caractères primitifs ; il est bien connu qu’un individu possède un mélange de caractères ancestraux dits plésiomorphes et de caractères dérivés dits apomorphes, car les organes n’évoluent pas à la même 99
vitesse : c’est l’évolution en mosaïque. Lorsque les caractères sont uniquement caractéristiques d’un groupe, ils sont dits autapomorphes. La position stratigraphique du fossile date l'époque de la différenciation de divers groupes sans préjuger de son « degré » d'évolution. Le choix des caractères dérivés est d'une importance capitale. Si l’on se contente de rapprocher des espèces qui partagent des caractères communs, on réunit, par exemple, la Grenouille et l’Homme qui partagent une main à cinq doigts, caractère plésiomorphe, et l’on place dans un groupe différent le cheval qui possède une main à trois doigts dont un est hypertrophié, caractère apomorphe. Or, le Cheval et l’Homme sont plus proches qu’ils ne le sont de la Grenouille. Il importe donc de se référer uniquement à des caractères dérivés pour éviter ce type d’erreur.
La recherche du degré de parenté fait appel à des ressemblances dont la signification phylogénétique diffère selon le cas envisagé. On peut dégager trois types de groupe : ­ Les groupes polyphylétiques : ils possèdent des caractères communs superficiels qui résultent d'adaptations semblables sans la moindre filiation. Les Vertébrés, groupe bien défini homogène et monophylétique, sont opposés aux Invertébrés qui regroupent des taxons dont l'apparentement est loin d’être direct. L'aile de la Chauve­souris et celle des Insectes n'ont aucun rapport phylétique ; la parenté est inexistante. Il s'agit de convergences adaptatives à un même milieu, tout comme le sont les pattes de la Taupe (Mammifère) et de la Courtilière (Insecte), l’œil des Vertébrés et des Mollusques Céphalopodes ou le bec conique et trapu des Oiseaux granivores. ­ Les groupes paraphylétiques : ils possèdent des caractères ancestraux primitifs ; il existe entre eux une parenté, mais elle est très ancienne. La présence de quatre membres chez les Tétrapodes en est un exemple. Les Poissons et les Reptiles sont des groupes paraphylétiques.
­ Les groupes monophylétiques : les ressemblances, homologies vraies, sont dues à des caractères dérivés hérités d'une espèce ancestrale commune. Il en est ainsi de l'unique doigt des membres chez les Équidés, de la molaire carnassière des Carnivores. Parmi les Vertébrés, les Amphibiens actuels, les Mammifères et les Oiseaux sont des groupes monophylétiques.
Comme dans la taxinomie évolutionniste, la notion d'ancêtre est d'utilisation fréquente en analyse cladistique ; mais la détermination de l'ancêtre de deux groupes frères est impossible, car elle est reconstruite à partir des traits dérivés de ses descendants. L'ancêtre ou morphotype ancestral hypothétique est inconnaissable puisqu'il ne possède aucun trait particulier qui permettrait de l'identifier avec certitude parmi plusieurs autres fossiles de la même lignée, candidats au titre d'ancêtre. Si le 10
morphotype possédait des caractères propres, « il ne serait plus un morphotype ancestral mais une lignée à part, une lignée qui serait le groupe frère des deux précédents » (Pascal TASSY, L'arbre à remonter le temps, Paris, Christian Bourgois, 1991, p. 157).
Archaeopteryx lithographica est considéré comme le meilleur candidat à la place ancestrale des Oiseaux. De la taille d'un pigeon, l'Archéoptéryx a été découvert, en 1861, dans des calcaires fins du Portlandien (Jurassique supérieur) de Bavière à Solnhofen. Le dernier des sept spécimens a été découvert en 1988 dans ces mêmes roches. L'animal présente un mélange de caractères reptiliens : bassin, dents, queue, main pourvue de trois doigts griffus, squelette de l'aile qui ressemble à celui d'un Dinosaure cœlurosaurien du Jurassique supérieur dont le nom Struthiomimus rappelle celui de l'Autruche (Struthio) auquel il ressemble, et de caractères aviens : ailes, plumes. Comme aucun caractère propre ou autapomorphe ne lui a été reconnu, Archéoptéryx fait donc bien partie de la lignée avienne, dont il semble correspondre à la forme ancestrale mi­reptile mi­oiseau..
Cependant, la découverte, dans le Crétacé inférieur d'Espagne, d'un petit Oiseau complique la position taxinomique d'Archéoptéryx. Ce nouvel Oiseau, proche des Oiseaux actuels par son sacrum, s'en éloigne parce qu’il possède des pattes postérieures plus primitives que celles d'Archaeopteryx lithographica. Porteur d'un caractère dérivé ou apomorphe : pattes modernes, Archéoptéryx serait alors le représentant d'un rameau latéral proche des Oiseaux actuels, tandis que le fossile espagnol devient un ancêtre possible de la lignée avienne.
Cependant, il existe des situations actuelles où l’ancêtre est connu mais possède néanmoins un statut particulier. Par exemple, chez les Végétaux ou chez les Batraciens, une espèce A diploïde peut donner naissance spontanément à une espèce B polyploïde. Dans ce cas, A représente l’espèce ancestrale toujours vivante et contemporaine de B, l’espèce fille. Mais, puisque le cladisme n’envisage que des relations phylogénétiques, l’espèce A est bien ancestrale jusqu’au moment de la mutation à l’origine de l’espèce B ; or, après la mutation, les espèces A et B deviennent des groupes frères : A perd son statut d’ancêtre et devient l’espèce A’ sœur de B.
Mais quelle que soit leur place dans la classification, Archéoptéryx et les espèces A, A’ et B permettent de saisir la marche de l'évolution, le passage d'une forme à une autre. La recherche des ancêtres véritables d'une lignée est sans intérêt pour la théorie de l'évolution ; « en revanche le cladogramme est formel au sujet des groupes ancestraux : ces derniers n'y figurent pas » (ibid., p. 159­160). L'analyse cladistique s'occupe des clades, c'est­à­dire des relations de parenté qui unissent des individus appartenant à un groupe monophylétique.
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Voici quelques exemples de résultats confirmés par la paléontologie :
­ les Pinnipèdes forment un autre groupe artificiel. Selon les cladistes, Phoques et Otaries, inclus dans les Fissipèdes, n'ont pas, sans doute, une même ascendance. Leurs caractères communs sont des convergences adaptatives au milieu aquatique. Les deux groupes sont paraphylétiques ; les Phoques sont proches des Mustélidés, famille regroupant les Loutres, Martres, Fouines..., tandis que les Otaries se rapprochent des Canidés ou bien des Ursidés.
­ les Reptiles actuels forment un groupe hétérogène paraphylétique. L'analyse cladistique reconnaît trois groupes monophylétiques : les Tortues, les Lépidosauriens (Lézards, Serpents et Rhynchocéphales) et les Archéosauriens, vaste groupe dont il ne subsiste aujourd'hui que les Crocodiles et les Oiseaux. La position systématique des Oiseaux va à l'encontre des classifications précédentes ; aussi a­t­elle provoqué quelques remous dans les milieux naturalistes ; E. MAYR parle de rapprochement « incongru ».
­ les Gnathostomes et les Agnathes constituent les deux premières sous­divisions classiques des Vertébrés. Les uns ont deux mâchoires, les autres en sont dépourvus. Pour cette raison, on regroupe classiquement Lamproies et Myxines dans les Agnathes. Mais les Lamproies partagent avec les Gnathostomes des caractères dérivés inconnus chez les Myxines : présence d'une hypophyse, innervation cardiaque, osmorégulation, système immunitaire, épiphyse ou œil pinéal, musculature des nageoires, vertèbres alors que les Myxines ne possèdent qu’un tissu fibreux qui entoure la corde, ébauche de la colonne vertébrale chez les autres Vertébrés. Le groupe des Agnathes semble donc également artificiel, puisque les Lamproies partagent plus de caractères évolués avec les Gnathostomes qu'avec les Myxines. Les cladistes ont substitué aux anciennes subdivisions des Vertébrés le groupe des Crâniates composé des Myxinoïdes (Myxines) d'une part, et les Vertébrés d'autre part. Les Vertébrés comprennent à leur tour les Pétromyzontides (Lamproies) et les Gnathostomes.
L’analyse cladistique des caractères apomorphes met en évidence l’hétérogénéité des Reptiles ou des Agnathes ; le partage des caractères plésiomorphes et le fait de négliger les homologies empêchent de construire un arbre qui reflète le mieux possible les voies suivies par la nature. C’est pourquoi les classifications évolutionnistes et cladistiques ne sont pas toujours superposables, comme en témoignent les deux derniers exemples
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La méthode cladistique présente quelques difficultés et des principes parfois controversés : 1) Pour déterminer les caractères dérivés qui servent de critères, il faut séparer les homologies des convergences, apparitions indépendantes chez des espèces voisines de caractères similaires. Il faut également distinguer des convergences les réversions, apparitions de caractères nouveaux rappelant des caractères ancestraux.
2) Considérer que l'évolution est orientée dans le sens d’une complexité croissante, comme le fait également la taxinomie évolutionniste, alors que rien ne le prouve, est arbitraire.
3) La lourdeur de la méthode est un obstacle à son utilisation courante ; l'établissement d'un cladogramme à la section 2.2.3 en est un exemple. 4) La disparition de l'espèce ancestrale à la naissance de deux groupes frères, les divisions toujours dichotomiques de l'arbre généalogique et l'évolution synchrone de groupes frères qui restent donc à un niveau taxinomique semblable, sont trois principes parfois mal acceptés, car ils semblent aller à l’encontre du sens commun, de la taxinomie évolutionniste et de la paléontologie.
Cependant la méthode est rigoureuse : les critères sont aussi nombreux que possible et leur valeur est déterminée avec la plus grande précision. Grâce aux inférences, elle permet de retracer, malgré l'absence de fossiles, une phylogénie rarement réfutée par les documents paléontologiques. Elle a clarifié le lien entre la phylogénie et la taxinomie. Le succès de plus en plus grand de la cladistique est dû à son contenu phylogénétique, qui retrace les étapes très probables de l'évolution. La figure 2.13 présente une classification cladiste simplifiée des Crâniates.
Fig. 2.13
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La figure 2.14­A, qui présente une classification cladiste des Eucaryotes, montre également que cette classification a rapidement évolué avec l’utilisation de critères moléculaires de plus en plus précis. Par exemple, les trois premiers groupes (Microsporidies, Métamonadines et Parabasalides) étaient caractérisés par l’absence primitive de mitochondries (fig. 2.14­B) ; or, on a trouvé dans le matériel nucléaire de la Microsporidie Nosema locustae des séquences d’ADNmt (1997) : cette absence secondaire de mitochondries remet en cause les relations entre des super­phylums, c’est pourquoi l’arbre des Eucaryotes n’est plus complètement enraciné.
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En définitive, selon E. MAYR, une classification descriptive ou phylogénique nécessite l'analyse des homologies et doit respecter trois propositions :
­ « Les membres de chaque taxon doivent être les plus proches apparentés.
­ Tous les membres d'un taxon doivent être les descendants d'un même plus proche ancêtre.
­ La hiérarchie linnéenne des taxons doit être compatible avec la phylogénie inférée » (Histoire de la biologie, Paris, Seuil, 1990, p. 230­231).
La section suivante expose les méthodes utilisées pour la construction des arbres phylétiques.
Bibliographie de la section 2.1
Livres
DARWIN Ch. , L'Origine des espèces, Paris, Maspero, 1980­1982.
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