Fredrik Pleijel et Greg W. Rouse ne sont pas pourtant des excentriques isolés se battant pour une
cause perdue. Ils appartiennent à un collectif qui grandit, et qui se fait entendre. Leur objectif est
de mettre à jour la taxinomie, cette science des lois de la classification des espèces vivantes, et de
résoudre ainsi une contradiction tapie au cour de la biologie moderne que peu de scientifiques
sont encore prêts à affronter. Car la description systématique des espèces et de leur classification
établie par Linné est née plus d'un siècle avant les théories de Darwin, qui établirent que les
espèces peuvent se modifier.
LA TAXINOMIE PHYLOGÉNÉTIQUE
Le système du naturaliste suédois repose sur une conception statique du monde, où chaque
espèce est immuable, créée par Dieu, et classifiable sans erreur possible suivant le plan divin. A
l'évidence, les biologistes ne pensent plus ainsi : ils savent, désormais, que les espèces
représentent des entités mouvantes qui évoluent avec le temps. Et si la position radicale défendue
par Pleijel et Rouse fait grincer quelques dents, leur démarche ne s'en inscrit pas moins dans un
chemin déjà tracé, sous l'impulsion, notamment, des biologistes américains Kevin de Queiroz
(Smithsonian Institution de Washington) et Jacques Gauthier (université Yale). Son nom : la
taxinomie phylogénétique. Son but : créer un système de nomenclature reflétant les conceptions
actuelles de l'évolution, sans grand rapport avec le code fixé il y a deux siècles et demi.
Comment s'y prendre ? Pour résoudre le problème, Pleijel et Rouse préconisent une démarche
pragmatique. Ils suggèrent de considérer les espèces comme des entités provisoires, auxquelles
ils donnent le nom de « LITU » (Least-inclusive taxonomic units). Dans cette approche, le
classement des êtres vivants constituerait « une indication de l'état actuel des connaissances, ou
de l'absence de connaissances » relatives à leurs liens de parenté, et leur emplacement serait, par
sa nature même, susceptible d'être modifié par de nouvelles données. Quant à la recherche
d'ancêtres communs à plusieurs espèces, elle se ferait à partir des caractères que des individus
actuels partagent entre eux et qui n'apparaissent pas dans d'autres populations.
C'est sur des conceptions de ce type, conformes à l'esprit de la « communauté de descendance »
de Darwin, que s'est forgée il y a une trentaine d'années la méthode « cladistique », dont la
taxinomie phylogénétique n'est que le prolongement logique. L'approche cladistique, qui rend
l'idée d'espèce plus significative en termes biologiques que la taxinomie traditionnelle, est née
dans les années 50 des écrits peu connus d'un entomologiste est-allemand, Willi Hennig. Les
scientifiques qui s'y réfèrent - de plus en plus nombreux - s'efforcent d'organiser les espèces en
un système de groupes naturels qui s'emboîtent les uns dans les autres, de manière à refléter les
liens véritablement survenus au sein de l'évolution, et non fixés d'autorité ou par convention.
Cette méthode est notamment fort utile aux paléontologues, qui tentent de résoudre des questions
d'ascendance et de descendance à partir de fossiles.
Imaginez-vous en Afrique, ayant fait la découverte d'un crâne de singe vieux de 10 millions
d'années. Il se peut évidemment qu'il soit bien votre ancêtre, mais vous ne parviendrez jamais à
l'établir de façon certaine. Les fossiles n'ont pas sur eux leur certificat d'inhumer. De même, il est
impossible de prélever dans les roches une série de fossiles, de les classer selon un ordre
chronologique et de les présenter comme constituant une même lignée. Oui, nos ancêtres se
trouvent en Afrique, mais nous ne ne saurons jamais qui ils sont. C'est cette réalité que reconnaît