ENS ÉDITIONS
PRÉFACE
Lunité de la pensée de Desanti :
objets idéaux, sujet et histoire
À Michel Fichant, grâce à qui jai fait jadis
la découverte des textes de Desanti
sur les matmatiques
Notre tâche est de présenter la réédition d’un certain nombre dar-
ticles consacrés par Desanti à la philosophie des sciences, en par-
ticulier des mathématiques, et édités dans des revues et contextes
très divers. Elle se heurte, dans le cas de Desanti, à une diculté
spécique à son style et son parcours intellectuels: celle du carac-
tère problématique de l’unité de ces écrits. Car s’il existe bien un
style desantien dinterrogation et de langue philosophiques, y
a-t-il pour autant chez lui une doctrine unitaire, un ensemble
de thèses que lon pourrait identier comme constituant la phi-
losophie desantienne des mathématiques, voire des sciences ou
de la connaissance en général ? En dautres termes, peut-on se
réclamer dun système doctrinal constitué et exposé dans les
livres publiés –au premier chef Les Idéalités mathématiques et La
philosophie silencieuse–, qui formerait le foyer théorique à par-
tir duquel on pourrait mettre en lumière la reprise des questions
philosophiques et léventuelle inexion des thèses auxquelles se
livreraient les écrits annexes ? Y a-t-il une unique question centrale,
voire un ensemble de questions centrales qui formeraient lhorizon
problématique depuis lequel se laisseraient éclairer ces textes ?
Une telle reconstitution de la doctrine, ou simplement de lhori-
zon problématique, semble se heurter à plusieurs éléments consti-
tutifs de la pensée desantienne, sur lesquels nous voudrions nous
pencher.
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Mathesis, idéalité et historicité
10
Entre phénoménologie et matérialisme, épistémologie
internaliste et externaliste
La question centrale de Desanti concerne le mode de constitution
historique de ce champ didéalités en devenir quest la mathéma-
tique: si les théories mathématiques ne sont pas inscrites de toute
éternité dans un ciel intelligible, cest que leur forme de rationalité se
déploie dans lhistoire, c’est-à-dire que lhistoricité lui est consubs-
tantielle ; quelle est cette forme dhistoricité ? Est-il possible dexpli-
citer la nature de linstance productrice de ces champs didéalités ?
Cependant, une fois la question posée, les livres publiés de Desanti
consacrés à lépistémologie des mathématiques laissent ouverte une
pluralité dinterprétations possibles, sans quil soit aisé de trancher
dénitivement en faveur de lune dentre elles. Ainsi, à la question,
posée dans la discussion de clôture du colloque consacré à « La place
de J.-T.Desanti dans la philosophie française », de savoir de quelle
nature était lépistémologie desantienne des mathématiques, Mau-
rice Caveing avait répondu que cette dernière était indiscutablement
matérialiste ; et de fait, dans larticle « Matérialisme et épistémolo-
gie » repris dans La Philosophie silencieuse, Desanti revendique le
choix d’un matérialisme minimal ou dune épistémologie matéria-
liste faible. Si une épistémologie matérialiste forte désigne une tse
positive qui enveloppe les exigences de naturalisation, voire de phy-
sicalisation de lappareil de connaissance, ainsi que de description de
ses modalités de fonctionnement, un matérialisme faible implique
seulement une suite de thèses négatives ou minimales: exclusion de
. Colloque organisé par D.Franck, D.Pradelle, J.-M.Salanskis et F.-D.Sebbah
au Collège international de philosophie les  et mars . Les actes ont
été publs par D. Pradelle et F.-D. Sebbah sous le titre Penser avec Desanti
(Mauvezin, T.E.R., ). La contribution de M. Caveing a été publiée à part,
comme introduction au volume de textes de Desanti intituUn pensée cap-
tive (Paris, PUF, ) ; le propos oral ici mentionné ne gure pas, à notre
connaissance, dans les textes publs de M. Caveing.
. La Philosophie silencieuse (en abrégé PS), Paris, Seuil, , p.  et .
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Préface
toute transcendance, en particulier celle dun sujet pur, transcen-
dantal et extra-mondain, conçu comme pur opérateur des actes noé-
tiques nécessaires à lémergence des objets idéaux et à leectuation
des modes dévidence où ils se donnent eectivement ; doù, corréla-
tivement, la conception de lappareil de connaissance comme un sys-
tème lié, c’est-à-dire assimilé à lhomme envisagé dans sa substance
mondaine ou terrestre, inscrit dans le champ de lintersubjectivité et
des diverses praxeis sociales, ainsi que dans lhistoricité des praxeis
théorétiques ; et, enn, le postulat négatif qu’en dehors de ces deux
domaines immanents ou mondains –nature et société–, il n’y a rien
à connaître, c’est-à-dire aucune instance ab-solue, qui soit déliée de
toute connexion causale avec la nature et le monde social (comme
lest le sujet transcendantal husserlien). Or une telle assomption
matérialiste minimale semble devoir nécessairement conduire à une
épistémologie externaliste, dont la tâche propre serait délucider le
mode dinscription de lactivité théorétique dans la société –donc
la fonction des institutions (académies, sociétés savantes, etc.) dans
lémergence des savoirs, celui des grands acteurs économiques (État,
entreprises, etc.) et des problèmes technologiques liés à lenvironne-
ment et à la maîtrise de la nature par lhomme.
Tel nest pourtant pas le style délucidation propre à lépistémo-
logie de Desanti, qui semble strictement internaliste et situé dans le
sillage de Jean Cavaillès. En témoigne tout dabord le choix théma-
tique délibéré de lexemple de la théorie des ensembles, c’est-à-dire
dun matériau théorique minimal, purement formel, dépourvu de
connexion directe avec des applications pratiques et de motivation
par la résolution de problèmes dordre physique, mais renvoyant
à lémergence et à linvestissement de structures abstraites qui
viennent à fournir le « matériau pur » dune théorie ; il en résulte
la possibilité de considérer un « champ pur des Idéalités mathéma-
tiques », pur parce que préalablement purié de tout rapport à un
dehors extra-torique, non mathématique, qu’il soit dordre per-
. PS, p. .
. Les Idéalités mathématiques (en abrégé IM), Paris, Seuil, , p. .
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Mathesis, idéalité et historicité
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ceptif, social, économique ou lié à la théorie physique, donc dune
purerelative résultant dun acte d abstraction méthodique ;
et cela implique, enn, un style délucidation réexif ou phéno-
ménologique (au sens husserlien), qui dégage les actes intention-
nels ou noétiques nécessaires à la constitution et au maintien de
lunité du domaine théorique nouveau, et, par un geste archéolo-
gique, en retrace les motivations depuis la situation mathématique
antérieure –à savoir la théorie dun champ dobjets « naturel », le
continu arithmétique, où les structures abstraites ultérieurement
thématisées étaient déjà présentes et investies de manière naïve,
comme inhérentes à ces objets.
Il en résulte un problème de cohérence, ainsi que de choix néces-
saire entre des options théoriques sinon opposées, du moins dif-
cilement compatibles: dun côté, une épistémologie matérialiste
et externaliste qui restitue la connexion de la mathématique, prise
comme « phénomène de culture » ou fait social, avec le dehors
naturel et social en lequel elle s’inscrit ; de lautre, une épistémologie
internaliste qui élucide l’évolution intra-théorique de la mathéma-
tique, c’est-à-dire la transition dune situation mathématique naïve
à une autre, « dans une relation dont on ne peut jamais briser la cir-
cularité ». Une tension fondamentale se fait ainsi jour entre le pro-
jet aché de ressaisir « toutes les dimensions du mode d’existence
des idéalités mathématiques » –y compris, donc, celles qui ouvrent
sur son autre, c’est-à-dire le rapport à lensemble de la réalité his-
torique et économico-sociale– et le choix méthodique consistant à
réduire cette élucidation au dévoilement du « mouvement de consti-
tution et [du] mode d’enchaînement des concepts spéciques de la
science » –c’est-à-dire de ne voir, comme dimensions de ce mode
. Lettre de Desanti à Michel Vadée du avril , dans « Les Idéalités
mathématiques – Correspondance échangée par J.Desanti, P.Labérenne et
M.Vadée », La Pene, n , février, p. .
. IM, p. .
. IM, p. -.
. IM, p. .
. Ibid.
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Préface
dexistence, que les connexions intra-théoriques entre des états suc-
cessifs de la conceptualité mathématique.
Entre ces positions fondamentales, comment trancher ? Faut-il
mettre laccent sur la revendication matérialiste expressément assu-
mée par Desanti, ou au contraire sur le style eectif de ses analyses,
qui mobilisent la conceptualité husserlienne et lhéritage de Cavail-
lès ? On voit que loin dêtre dun ordre purement périphérique, la
question posée à Desanti par Maurice Clavel touche une diculté
essentielle de linterprétation de ses textes. Cette tension entre le
matérialisme revendiqué par Desanti et le choix dune élucidation
strictement internaliste de la genèse intra-théorique des concepts
avait également été pointée par Michel Vadée, qui soulignait ce que
cette méthode impliquait de réductionnisme abstractif:
[]lexpression même de « champ pur des idéalités » me semble por-
ter la marque dune mise entre parenthèses trop radicale de toute his-
toire. Les idéalités mathématiques, me semble-t-il, portent toujours la
marque de l’histoire, de certains matériaux concrets ; même sous forme
didéalités physiques, elles ne sont pas idéalités de n’importe quoi. Leur
champ n’est que relativement pur.
On appréciera lambiguïté de la réponse apportée par Desanti:
Qu’une théorie n’ait pas dextérieur ne signie pas qu’il n’y ait pas
d’autre doù elle naisse.
Pour la mathématique, la situation se complique du fait de sa triple
constitution: syntaxique, idéo-temporelle (unité théorie-/théorie-),
pratique. Cela veut dire qu’autonome à un niveau de constitution, elle
ne lest pas à lautre. Et, ce qui est plus important, c’est parce qu’elle ne
lest pas à cet autre qu’elle lest au premier.
. Un Destin philosophique (en abrégé DP), Paris, Hachette Littératures, ,
p. : « Tu as écrit et titré les “idéalités” sans ironie absolue, alors que tu étais
parfaitement matérialiste… Alors ? »
. Lettre de M.Vadée à Desanti du avril , dans « Correspondance échan-
gée par J.Desanti, P.Labérenne et M.Vadée », La pene, n , p. .
. Ibid., p. .
. Ibid., p. -.
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