Suite de la page 57.
Hegel et, principalement, celui de Husserl.
L'objet, c'est de détruire dans sa racine la
démarche par laquelle on tente de reproduire,
à l'intérieur d'une forme de discours que l'on
pose autonome et fondateur (la philosophie),
des éléments conceptuels, des moments du
savoir arrachés au corps des sciences et dont
on suppose que, du fait qu'ils sont reproduits
dans le cours du discours philosophique, ils
s'en trouveront de ce fait fondés, ce qui me
paraît le comble de l'illusion philosophique. Et,
lorsque je parle de
philosophie silencieuse,
j'en-
tends simplement qu'à partir d'un moment la
philosophie ne produit plus une once de savoir,
elle s'entête simplement, et à l'infini, à repro-
duire la forme de la conscience philosophique
traditionnelle à travers toute sorte de méta-
morphoses. Si l'on veut de nouveau donner la
parole aux philosophes, il importe donc de
détruire cette forme de conscience de soi qui
se veut instauratrice d'un parler absolument et
originairement
fondateur. Un tel parler n'existe
pas car tout commencement de pensée est tou-
jours inséré dans du
déjà-parlé.
Ici et là, on va répétant : la philosophie,
à quoi hou? Certains philosophes eux-mêmes
annoncent la disparition de la philosophie.
Comme a disparu la métaphysique. Vous aussi,
il semble ? Il est vrai que la philosophie a
éclaté de toute part, si bien que 1er terme
même est ambigu...
A mon sens, être philosophe, c'est avant
tout ne pas se contenter. C'est surtout ne pas
se reposer dans la pure possession des formes
de pensée philosophique qui sont notre héri-
tage. Se dire, au fond, que rien ne doit être
possédé et que, si l'on dispose de ce qu'on
appelle des données, un acquis culturels, on
doit toujours les considérer comme disponibles,
criticables et promis à la destruction. A mon
sens, être philosophe, même à l'égard des scien-
ces, consiste à introduire dans la bonne
conscience du savoir l'inquiétude et la néga-
tion. Par conséquent, dès l'instant où il appa-
raît qu'on ne peut pas se reposer dans
de
savoir constitué et qu'il serait imprudent de
s'en remettre à ceux qui savent, je dirais qu'il
appartient à tout homme d'exercer, dès qu'il
entre en révolte ou en contestation, la fonction
philosophique. Donc, dire qu'on annonce ici
la mort de la philosophie me paraîtrait une
conclusion exorbitante.
Votre apport à l'épistémologie est consi-
déré par tous comme fondamental, c'est-à-dire
décisif et original, bref créateur. Voudriez-
vous, oubliant un moment votre modestie bien
connue, préciser l'importance de vos travaux ?
Je ne peux pas dire, personne ne peut
dire si ce qu'on apporte est important ou non,
et moi moins que quiconque. Je crois que
j'essaie simplement d'attirer l'attention sur la
nécessité, lorsqu'on parle en tant que philo-
sophe, soit d'une science soit de tout autre
objet, de s'engager soi-même dans la pratique
de cette science ou dans l'expérience, la mani-
pulation de cet objet. Je dirais ceci : autant
il importe d'être vigilant et méfiant à l'égard
des entraînements spontanés de la pensée phi-
losophique traditionnelle, autant il importe
!d'être attentif et accueillant à l'égard de tout
ce qui vient de l'extérieur, qu'il s'agisse des
pratiques politiques des masses populaires,
qu'il s'agisse des ruses et des violences
du pouvoir, qu'il s'agisse des productions
de la science ou d'autres formes cultu-
relles. Autrement dit, la philosophie ne peut
survivre qu'à condition de se replonger, de
se refaire par un contact prolongé, renouvelé,
avec les pratiques sociales. Il faudrait que le
philosophe sorte des lieux où il se croit auto-
risé à parler et qu'il se rende en d'autres lieux,
là où les choses se passent. Elles se passent
dans sa tête, bien sûr, -mais pas seulement dans
sa tête.
Que pensez-vous des débats qui occupent
le devant de
-
la scène politique actuellement
entre socialistes et communistes, par exem-
ple?
Ce -débat-la ne m'intéresse pas. Mais il y
a d'autres débats
plus diffus — et dont les
données affleurent ponctuellement et sporadi-
quement à la conscience. En certains points,
par un phénomène de dissémination -de la
révolte, le tissu de notre société commence à
se déchirer (dans l'affaire Lip, par exemple,
sur ce point exemplaire). Il semble qu'il se
déchire sans que personne ait planifié les
déchirures. Elles se produisent, c'est tout. Et,
-du fait qu'elles se produisent, naissent des
projets révolutionnaires non « canoniques ».
Voilà qui me paraît important. Que faire du
non-canonique — du non-organique ? Que
faire de ces « trous » dans le tissu social ?
Faut-il les abandonner à leur sort ? Laisser se
reconstituer la structure ? Faut-il, comme on
dit, repérer et organiser les forces sociales qui
produisent les déchirures ? C'est un débat qui
me paraît plus important que celui qui occupe
le devant de la scène. Pourquoi ? Parce qu'il
Jean-Toussaint De-
santi fait partie des
quelques philosophes
parisiens dont la pa-
role est .d'or — tou-
jours attendue, rare-
ment -contestée. Pour-
-quoi ce privilège ?
Parce qu'il réunit
-deux excellentes ré-
putations, -celle du
.matérialiste et celle du
spécialiste de la plus
ascétique des sciences, les mathématiques. Nul
ne le soupçonnerait de n'avoir pas bien lu Marx,
et nul n'oserait lui donner, à lui, des leçons
de scientisme. Or, que nous dit-il aujour-
d'hui (1), ce maître en
-
modernité ? Que le
matérialisme, 'cela fva pas de
-
soi et cite,
s'il est
-
exact que la science seule peut nous
apprendre quelque chose de vrai sur le réel, il
faut -prendre cette idée réellement au sérieux
et ne pas énoncer n'importe quelle métaphy-
sique sur l'histoire, fût-elle -matérialiste.
Qu'on se rassure, Desanti n'est pas devenu
idéaliste et n'a -pas trahi son camp. C'est, au
contraire, -à une démonstration en règle de la
supériorité -d-es sciences sur toute -autre forme
de savoir qu'il se livre ici. Ni l'histoire des
sciences ni la réflexion
-
sur les sciences ne
peuvent se passer -de la rigueur qui est celle
des sciences elles-mêmes. Tant qu'on n'aura pas
mis Marx en formules, on ne saura dire que
des âneries, voilà -en gros la thèse du livre.
C'est donc, si l'on veut, Marx contre Marx,
mais -c'est surtout une modernité .consciente
(1) « La Philosophie silencieuse », par Jean-
Toussaint Desanti, le Seuil.
met en question la nature des instruments
usuels dont on croit disposer pour «
I
conduire
les masses : ces instruments que l'on nomme
partis, avant-garde,
etc.
Il met aussi en ques-
tion la validité des théories dont on s'imagine
pouvoir user parce qu'elles seraient déjà là,
toutes prêtes. Mais peut-être n'y sont-elles
plue C'est du moins le problème que je me
pose. Comment apprendre à lire l'ordonnance
de ces événements qui déchirent ? Comment
les lire sans projeter en eux l'ombre d'une théo-
rie apprise ? Plus que des débats entre
e
par-
tis », c'est de la mise en œuvre de cette
question que prendra sens cette autre ques-
tion : qui, dans la transformation de la société,
exercera l'hégémonie ?
En dehors de vos cours à la Sorbonne,
vous êtes silencieux. Tous ceux qui vous
connaissent disent même que vous ne parlez
pour ainsi dire jamais. Pourquoi ?
C'est parce que j'aime beaucoup écou-
ter et que les discours que j'entends, je les
prolonge en moi-même par les discours que je
me tiens et que je considère comme ne valant
pas la peine d'être communiqués, sauf si on
me le demande expressément.
Propos recueillis par
MARIE SUSINI
contre une illusion de modernité. Et, de la
part -d'un tel monstre sacré, le coup est vio-
lent : si le maître -change d'avis, si le dépo-
sitaire -des vérités sacrées jette sur -elles un
regard qui les change, à qui se fier ?
« Aristoteles dicit... ‘»,
avaient coutume de dire
les scolastiques sur les sujets qui les embar-
rassaient. Ils pensaient, non ;sans sagesse, que
le grand Aristote, lorsqu'il émettait -une opi-
nion, avait ses raisons... Il faudra que les sco-
lastiques modernes, -cette fois, renoncent soit
à leur matérialisme coutumier, soit à la
e
cou-
verture » de leur Aristote parisien. Et les
scolastiques sont nombreux : -ce sont notam-
ment les membres du jury -de l'agrégation de
philosophie, que Desanti -couvre de sarcasmes
-bon enfant...
Une opération de couture
S'agit-il -de comprendre l'histoire, le -lan-
gage habituel est absurde. On y utilise invo-
lontairement des - images qui gouvernent -et
remplacent la pensée. Que signifie, par 'exem-
ple, que le Gaulois ait « 'disparu » ? A-t-il
disparu derrière l'horizon — et, dans cc -cas,
peut-être existe-t-il encore qüelque part, hors
d'atteinte -de notre regard. Ou bien c de-
venu » l'Irlandais ? L'image, ici, ne signifie
rien. Elle est une façon de parler, non un
savoir.
Pour Desanti, le savoir n'est possible que
si l'on a défini des objets précis et des opé-
rations sur ces 'objets. Or, le Gaulois - n'est
pas un objet (pas. plus
-
que la danse, la_ -so-
ciété...). Quand on le voit apparaître, se dé-
velopper, -disparaître, -on ne sait pas si c'est
bien lui qui s'est transformé, ou bien nos.
définitions qui étaient floues. Au contraire, les
o
DESANTI DÉMONTRE
QUE TOUTE PHILOSOPHIE N'EST QUE
BAVARDAGE... EN PHILOSOPHANT »
58
Lundi 16 juin 1975
1 / 1 100%
La catégorie de ce document est-elle correcte?
Merci pour votre participation!

Faire une suggestion

Avez-vous trouvé des erreurs dans linterface ou les textes ? Ou savez-vous comment améliorer linterface utilisateur de StudyLib ? Nhésitez pas à envoyer vos suggestions. Cest très important pour nous !