nul n’est besoin du commandement arbitraire du prince puisque la société civile, dans une
large mesure, est capable de s’autoréguler7. Alors que d’autres interprètes remettent en
cause l’unité originaire du libéralisme, fût-il économique (opposant au libéralisme
physiocratique de l’ordre naturel le libéralisme incitatif et thérapeutique de Hume8), la
théorie de l’unité perdure. Au fond, Locke et Smith s’accorderaient sur l’essentiel : le
caractère autonome de l’économie et la nature instrumentale de l’autorité politique9. Le
désir de produire une explication homogène du libéralisme invite à minorer les divergences
et les ruptures. Pour ses partisans comme pour ses adversaires, il existe un « paradigme »
libéral, associé au langage des droits, dont les dimensions historiographiques et politiques
sont indissociables10.
II. Le « doux commerce » : une utopie libérale?
Dans ce grand récit des origines, une théorie joue un rôle privilégié : celle du « doux
commerce »11. Telle est la voie incarnée par Montesquieu ou James Steuart : l’essor de
l’économie serait porteur, non seulement de prospérité, mais aussi de paix et de liberté
politique. Dans L’Esprit des lois, l’analyse de l’invention de la lettre de change, qui permit de
déterritorialiser les richesses et de soustraire un temps les Juifs à la persécution du pouvoir,
est paradigmatique. Comme le souligne encore P. Manent, l’intérêt des princes ne parle pas
le même langage au temps de Montesquieu et au temps de Machiavel : loin de susciter de
violents « coups d’autorité » destinés à conforter leur pouvoir, la nécessité conseille désormais
aux monarques de modérer leur désir de domination12. Le commerce ayant acquis son
autonomie relative peut influencer en retour les processus politiques, et se présenter
comme un rempart au despotisme. L’intérêt apprivoise le désir de gloire aristocratique ; les
rapports marchands substituent la négociation à la prédation, la régularité à la cruauté. De
Montesquieu à Benjamin Constant, le passage de l’esprit de conquête à l’esprit de commerce
consacre le triomphe des effets pacificateurs de la rationalité intéressée sur la violence
militaire et civile.
7 Voir les travaux de P. Manent (préface à l’anthologie Les Libéraux, Paris, Hachette, 1986) et de
M. Gauchet (préface aux Écrits politiques de Benjamin Constant, Paris, Gallimard, 1997).
8 Voir D. Deleule, Hume et la naissance du libéralisme économique, Paris, Aubier, 1979.
9 P. Manent, Les Libéraux, op. cit., p. 315.
10 Voir J.-F. Spitz, La Liberté politique, Paris, P.U.F., 1995.
11 Sur le « doux commerce », voir A. O. Hirschman, Les Passions et les Intérêts, trad. P. Andler, Paris,
P.U.F., 1997 ; C. Larrère, L’Invention de l’économie, Paris, P.U.F., 1992.
12 De l’esprit des lois, XXI, 20. Voir P. Manent, La Cité de l’homme, Paris, P.U.F., 1997, p. 62-67.