Du théâtre pour déconstruire les représentations

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DÉLIT DE SOLIDARITÉ
Du théâtre pour déconstruire
les représentations
Nimis Groupe / Entretien
Donner voix aux sans voix est une entreprise délicate. Les
écueils à éviter sont nombreux pour ne pas reproduire les
mécanismes qui maintiennent inaudibles les paroles des
exclus. La pièce du Nimis Groupe ne tombe pas dans le
piège. En parcourant avec les fondateurs du collectif1 les
différentes étapes de création, en nous intéressant à la
genèse du projet plus qu’à sa thématique, nous avons mis
en lumière les ingrédients qui ont fait de ce spectacle un
objet honnête et cohérent.
Ceux que j’ai rencontrés ne m’ont peut-être pas vu, le nom
de la pièce de théâtre créée par le Nimis Groupe est
extrait du poème « Mauvais sang » d’Arthur Rimbaud,
paru en 1873 dans le recueil Une saison en enfer. Dans ce
texte, le narrateur, que l’on peut aisément identifier à
Rimbaud, évoque sa fascination pour la figure du forçat,
du hors-la-loi. « Encore tout enfant, j’admirais le forçat
intraitable sur qui se referme toujours le bagne […] » Il
s’en rappelle, lorsque, vagabondant, il est pris par la faim,
le froid, la peur. « [U]ne voix étreignait mon cœur gelé :
“Faiblesse ou force : te voilà, c’est la force. Tu ne sais où tu
vas, ni pourquoi tu vas, entres partout, réponds à tout. On
ne te tuera pas plus que si tu étais cadavre.” Au matin
j’avais le regard si perdu et la contenance si morte que
ceux que j’ai rencontrés ne m’ont peut-être pas vu. »
Rimbaud raconte ses errances, ses exils, ses insuccès, sa
solitude. Il ne sait où aller. Il ne se sent pas chez lui dans
continent noir et de disparition ; les réfugiés, quant à eux,
ont parcouru l’Afrique jusqu’aux portes de l’Europe et
s’ils sont parvenus à franchir les barbelés et la mer, ils
errent, rêvant de papiers, de régularisation.
Si dans le poème « Mauvais sang », la disparition est
souhaitée par l’auteur, dans la création du Nimis Groupe,
elle semble au contraire faire référence à ce contre quoi il
faut lutter : l’effacement des visages des morts, l’étouffement de la parole des réfugiés, la transparence de leur
présence parmi nous.
Résister à l’oubli. C’est l’objectif de cette pièce. « Nous
l’avons montée pour ne pas pouvoir dire que nous ne
savions pas. Nous pourrions faire nôtre le sous-titre de
Rwanda 94 : “tentative de réparation symbolique envers les
morts à l’usage des vivants” », disent les comédiens du
Nimis Groupe que nous avons rencontrés. Ils ajoutent toutefois que Ceux que j’ai rencontrés ne m’ont peut-être pas vu
est aussi « un signal d’alarme pour protéger les vivants ».
Comment votre collectif est-il né ?
Nimis Groupe : Au départ, nous étions douze acteurs/
comédiens à vouloir travailler ensemble. La moitié sortait
de l’École supérieure d’art dramatique du Théâtre national de Bretagne (Rennes), l’autre de l’École supérieure
d’acteurs du Conservatoire royal de Liège (ESACT). Nous
nous sommes rencontrés lors du projet de coopération
européen Prospero entre, notamment, le Théâtre national de
Nous voulions déconstuire les représentations
Bretagne et le Théâtre de la Place
de Liège. Ce qui nous réunissait
communes, nous voulions contre-informer,
était une envie commune de créer
nous opposer à la “manipulation de l’incertitude”.
un spectacle sur l’Europe.
Assez vite des divergences sont
la civilisation occidentale. Il en est exclu. « Je n’ai jamais apparues au sein du groupe quant à la manière de traiter
été de ce peuple-ci. […] Je suis une bête, un nègre. » Il ce sujet. Certains désiraient partir des diverses concepexprime sa volonté de s’enfuir d’Europe. « Le plus malin tions que chacun avait de l’Europe : la création à conceest de quitter ce continent où la folie rôde […] » Dans cet voir serait une sorte d’évocation poétique et introspective
exil réside son salut. Il s’imagine en Afrique. « J’entre au d’une Europe multiculturelle. D’autres, plus engagés,
vrai royaume de Cham. » Là, il perd la parole, la connais- voulaient s’emparer de l’actualité. À l’époque, en Europe,
sance. « Cris, tambour, danse, danse, danse, danse. »
on expulse les Roms ; on retient des candidats à l’asile
C’est une histoire inverse que nous raconte, dans sa dans des camps en Grèce ; l’agence Frontex* fait parler
pièce, le Nimis Groupe. Celle d’Africains qui cherchent d’elle : des rapports très sévères sont publiés par Human
à rejoindre l’Europe et désirent s’y réfugier. Rimbaud Rights Watch. C’est pourtant cette même Europe qui
errait sur les routes de France et de Belgique, rêvant du encourage la mobilité et la circulation de ses citoyens, via
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des programmes comme Erasmus, ou celui qui a permis
la naissance du projet Prospero. Il y avait là une contradiction sur laquelle nous voulions travailler.
Ces deux propositions de travail étaient difficilement
conciliables. Lors de la rédaction d’un dossier pour obtenir
des soutiens, c’est le projet plus politique et engagé qui fut
développé. Il était plus concret. Cela a provoqué le départ
de la moitié du groupe initial. Ainsi, le Nimis Groupe était
né. Un collectif de sept acteurs/metteurs en scène.
Qu’est-ce qui explique cette séparation ?
Dans le projet, une période importante de travail documentaire était prévue. Il s’agissait de se confronter à des
textes législatifs, juridiques, sociologiques, historiques
dont la théâtralité n’apparaissait pas de façon évidente et
attrayante. Le travail sur le plateau n’était pas immédiat.
Sans doute que les comédiens qui se sont retirés avaient
envie de se retrouver plus rapidement sur les planches.
Le temps préalable de l’enquête devait leur sembler trop
long, prenait une place trop importante.
Quelle méthodologie avez-vous suivi pour réunir vos
sources, les analyser, les partager ?
Aucun de nous n’avait une expertise préalable sur les
politiques migratoires européennes. Nous avions chacun
nos opinions, plus ou moins informées. Mais aucune
connaissance. Ce vide a créé un appel et nous nous
sommes mis à enquêter, sans jamais perdre de vue que la
finalité était de déposer ce que nous récoltions comme
information sur scène. D’ailleurs, nous partagions entre
nous le résultat de nos enquêtes sur les planches. Le
premier acte de transmission de nos recherches documentaires était donc un acte théâtral. La dramaturgie
s’élaborait de la sorte en même temps que le travail de
documentation. Le processus d’écriture de plateau s’est
ainsi tout de suite mis en marche. D’emblée nous faisions entrer le document dans l’espace de la fiction, du
traitement subjectif.
L’enquête n’était pas simple. Elle fut longue. Trois ans à
accumuler de la matière. En lisant des textes, des articles,
des livres (Xénophobie business, de Claire Rodier, Les
Chasses à l’homme de Grégoire Chamayou et Partir et
raconter de Bruno Le Dantec et Mahmoud Traoré) ; en
regardant des documentaires.
À un moment, s’est révélée la nécessité d’aller nousmêmes sur le terrain, de nous confronter au réel, de puiser
une matière documentaire qui ne soit pas que livresque.
Nous sommes allés à la rencontre de migrants en centres
ouverts, de militants, de chercheurs, de membres du personnel du CGRA*. Nous nous sommes rendus à
Lampedusa, à Calais. Il était important d’entendre des
voix, des récits, de voir des visages : ne pas en rester à la
froideur des lettres, des chiffres, des flux, des analyses.
L’investigation fut laborieuse. Plus nous creusions, plus
cela semblait compliqué. Plus nous creusions, et plus,
derrière cette complexité, apparaissait clairement un
scandale, une absurdité. Quelque chose de sordide.
À un moment, quand nous avons compris le principe,
nous avons arrêté de creuser, nous nous sommes extirpés
de la spirale et nous sommes mis à chercher la manière de
mettre en une forme théâtrale notre parcours d’enquêteur, nos « découvertes ». Comment transmettre ce double
langage, ces interrogations laissées sans réponses ?
Comment ?
Nous avons été confrontés à une masse considérable
d’informations : des chiffres, des cartes, des témoignages,
des photos, des vidéos, des récits d’expériences. Il s’est
avéré nécessaire de déterminer un fil conducteur. C’est le
travail de Claire Rodier qui nous y a aidés. Nous avons
donc choisi de mettre le focus sur la dimension économique des politiques migratoires.
Nous voulions éviter la victimisation des migrants et
voulions montrer que derrière les catastrophes, les souffrances et les injustices que vivent ces personnes, il y a
des choix économiques et politiques.
Il nous importait de ne pas verser dans l’émotionnel, le
sensationnalisme ou le misérabilisme. De nous distinguer
clairement du traitement médiatique qui un jour attise les
peurs et un autre fait appel aux bonnes consciences et à la
charité. Nous voulions déconstruire les représentations
communes, les clichés qui circulent sur les migrants.
Nous voulions contre-informer, nous opposer à « la manipulation de l’incertitude ».
En même temps, nous cherchions à ne pas faire une
pièce trop didactique de 4 h 30. Nous cherchions à toucher
un public large et avons opté pour quelque chose de dynamique, d’éclectique et de ludique.
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Nous avions découvert tellement de facettes, tellement
d’angles d’attaque qu’il nous semblait impossible de
développer un discours monolithique. Nous voulions éviter la mise en scène d’un discours édifiant. Nous voulions
relater notre propre cheminement d’enquêteurs.
(Claire Rodier cite ce constat alarmant que fait Peter
Burgess : « Ceux qui ont le plus intérêt à ce que l’Europe
soit mal surveillée sont aussi ceux qui fournissent les
équipements de sécurité. ») Enfin, pour certains demandeurs d’asile, la possibilité de faire de la contestation au
théâtre ou de dire des choses qu’on
ne pense pas n’était pas évidente.
Plus nous creusions, plus cela semblait compliqué À un moment, nous avons proposé
de travailler sur une scène d’Aiat
mais, derrière cette complexité, apparaissait
Fayez, tirée de sa pièce Les Corps
clairement un scandale, une absurdité.
étrangers. La scène racontait un
renouvellement de carte de séjour.
Autour de notre fil rouge – l’aspect économique des Cela a été le déclic qui nous a guidés de façon détermipolitiques migratoires européennes –, nous avons agencé nante dans la conception de cette pièce. Il nous manun certain nombre de saynètes, déclinées en divers quait quelque chose de simple. Pendant l’exercice, alors
registres. Ainsi, la forme du spectacle est celle d’un que nous étions sur le plateau, ce sont les demandeurs
puzzle, d’un patchwork. Un patchwork de scènes – de d’asile que se sont mis à nous mettre en scène : « Non, ça
blocs –, mais aussi de registres. Il y a de la danse, du chant, ne se passe vraiment pas comme ça, c’est pire ! Non, l’atde la forme « télévisée », des témoignages « directs », de titude de l’enquêteur est plus comme ça. »
Grâce à cette session de travail, nous avons établi que
l’explicatif, du grotesque, de la dénonciation.
Nous pensons toutefois avoir évité le côté « zapping », les confrontations demandeurs d’asile/fonctionnaires du
qui est le travers de ce genre de mise en scène. Tous les CGRA* constitueraient l’ossature de la pièce. Nous
tableaux ne prennent pas le même temps. Des durées plus avons eu envie que les personnes avec lesquelles nous
longues ont été accordées à des scènes centrales – telle avions travaillé pendant une semaine continuent le projet comme comédiens. Ils ont été six à accepter.
l’interview du docteur Bartolo.
Au fur et à mesure de la création, les demandeurs
Comment des personnes réfugiées sont-elles arrivées d’asile sont passés du statut de témoins (initialement
dans le projet ?
nous les avions rencontrés dans une démarche docuNous ne nous sommes pas contentés de ressources mentaire) à celui d’acteurs. C’est-à-dire que leur parole
livresques. Nous avons rapidement eu un besoin de nous – celle d’un témoignage, celle d’un récit, d’un revécu –
rendre sur le terrain, d’aller à la rencontre de témoins est devenue texte travaillé, modifié, appris et joué. Il est
directs. Il nous a semblé que la seule façon de créer une donc clair qu’ils ne se présentent pas sur scène comme
véritable rencontre avec les demandeurs d’asile était de des « documents vivants », mais comme des comédiens.
leur proposer de faire du théâtre ensemble. Nous
Les demandeurs d’asile, pour espérer obtenir leur pern’avions alors pas encore l’idée de les intégrer au projet.
Nous avons organisé une semaine d’ateliers de théâtre mis de séjour, sont presque obligés de créer de la fiction
pour les primo-arrivants du centre ouvert de Bierset. sur leur propre histoire, et ce pour entrer dans les catégoNous nous sommes vite aperçu que ce n’était pas évident ries absurdes qui permettent de décrocher l’asile. Est-ce
comme rencontre. D’abord ils nous suspectaient d’être qu’il vous importait qu’à vous la vérité soit racontée ?
Les agents du CGRA*, pour juger de la véracité des
des enquêteurs du CGRA*. Ensuite nous avons découvert en nous une forme d’autocensure qui nous empê- récits d’exil, en vérifient la cohérence, posent des
chait de travailler trop frontalement la thématique des dizaines de fois les mêmes questions… Ainsi, le demanpolitiques migratoires et de l’instrumentalisation du deur d’asile répète inlassablement son récit. Plus qu’il
phénomène migratoire à des fins d’intérêts financiers. ne l’apprend par cœur, il l’incarne et commence à y
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croire dur comme fer. La frontière entre fiction et vérité
s’estompe. C’est une question de survie.
Au départ, par souci d’objectivité et de confiance
mutuelle, certains d’entre nous souhaitaient connaître les
« vrais » récits des demandeurs d’asile. Plus tard, cela ne
leur est plus apparu comme déterminant. L’important
étant de dénoncer ensemble au plateau l’absurdité des
critères et des procédures administratives.
Dans Autochtone imaginaire, étranger imaginé, le philosophe Alain Brossat, au sujet de films ayant comme figure
centrale le réfugié, met en garde contre la culture, qui serait
un dispositif général d’apprivoisement. « Par le biais du
film, écrit-il, un fait polémique historique […] trouve ses
possibilités de résorption en étant soumis aux conditions de
la culture. Il cesse en entrant dans le monde fluide et apaisé
de la culture, d’être associé au pur effet de choc, de suffocation. » Brossat parle d’un retraitement culturel qui soulage,
allège le fardeau de la culpabilité – la salle noire de cinéma
est comparée au confessionnal. Qu’en pensez-vous?
Brossat adresse sa critique au cinéma. S’applique-t-elle
au théâtre où le contact est plus direct avec le public ? On
ne peut pas, en outre, mettre toutes les productions culturelles dans le même panier…
Lors de la présentation d’une première étape de travail,
deux choses se sont passées, alors que le public était composé pour moitié de demandeurs d’asile et pour moitié
d’étudiants de l’ESACT. Tout d’abord, les rires n’avaient
pas lieu au même moment – par exemple, nous entendions des rires du côté des demandeurs d’asile lors des
scènes d’interrogatoire qui s’apparentaient pourtant à de
la torture psychologique. Ensuite, lors du débat, les
échanges furent vifs, animés…
Nous avons décidé qu’après chaque représentation un
temps d’échange et de débat serait proposé au public afin
de pouvoir répondre à cette question récurrente : et maintenant, que faire ? Parfois des membres d’associations
sont aussi invités pour apporter un éclairage sur une
question particulière. Lors de notre passage au Théâtre
national en janvier 2016, dans le cadre du Théma, nous
avons mis sur place un gros dispositif de médiation culturelle. En marge des représentations, nous avons programmé des projections de documentaires, organisé une
exposition et des débats/conférences.
Nous avons aussi choisi de travailler nous-mêmes à la
composition du public afin qu’il soit toujours composé
d’une part significative de demandeurs d’asile invités, et
ce dans le but de créer une véritable rencontre, pour que
ça bouillonne lors des débats !
Pour ces raisons, nous pensons que nous avons su éviter le côté confessionnal que peut être une salle de
théâtre, que nous avons su parer la critique selon laquelle
notre pièce permettrait de se donner bonne conscience.
Sonja Buckel, lors d’un entretien accordé à la revue
Vacarme, répond à la question : Que faire ? « Travailler avec
ceux qui fuient vers l’Europe et les appuyer à chaque
étape de leur lutte, c’est une modalité exemplaire d’activisme. Ces initiatives tendent à considérer les demandeurs d’asile impliqués moins comme des objets
nécessiteux que comme des sujets politiques. Ces actions
politiques s’inscrivent dès lors, et au risque de paraître
trop ambitieux, dans un projet collectif européen : le projet de construire une Europe différente et plus juste. » On
retrouve dans cette invitation formulée par la chercheuse
allemande l’action et l’ambition européenne du Nimis
Groupe. Bravo ! ▲
Propos recueillis par Maryline le Corre,
Hélène Hiessler, Philippe Delvosalle,
Nimetulla Parlaku et Baptiste De Reymaeker
1. Anne-Sophie Sterck, Yaël Steinmann, Jérôme de Falloise,
David Botbol, Romain David, Sarah Testa, Anja Tillberg. Olivia Harkay,
que nous avons aussi interviewée, s’occupe de la médiation auprès
des publics.
Lire aussi le reportage de Philippe Delvosalle sur linsatiable.org
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