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Ceux que j’ai rencontrés ne m’ont peut-être pas vu, le nom
de la pièce de théâtre créée par le Nimis Groupe est
extrait du poème « Mauvais sang » dArthur Rimbaud,
paru en 1873 dans le recueil Une saison en enfer. Dans ce
texte, le narrateur, que lon peut aisément identifier à
Rimbaud, évoque sa fascination pour la figure du forçat,
du hors-la-loi. « Encore tout enfant, j’admirais le forçat
intraitable sur qui se referme toujours le bagne […] » Il
s’en rappelle, lorsque, vagabondant, il est pris par la faim,
le froid, la peur. « [U]ne voix étreignait mon ur ge:
“Faiblesse ou force: te voilà, c’est la force. Tu ne sais où tu
vas, ni pourquoi tu vas, entres partout, réponds à tout. On
ne te tuera pas plus que si tu étais cadavre. Au matin
j’avais le regard si perdu et la contenance si morte que
ceux que j’ai rencontrés ne m’ont peut-être pas vu. »
Rimbaud raconte ses errances, ses exils, ses insuccès, sa
solitude. Il ne sait aller. Il ne se sent pas chez lui dans
la civilisation occidentale. Il en est exclu. « Je n’ai jamais
été de ce peuple-ci. [] Je suis une bête, un nègre. » Il
exprime sa volonté de s’enfuir d’Europe. « Le plus malin
est de quitter ce continent où la folie rôde […] » Dans cet
exil réside son salut. Il s’imagine en Afrique. « J’entre au
vrai royaume de Cham. » Là, il perd la parole, la connais-
sance. « Cris, tambour, danse, danse, danse, danse. »
C’est une histoire inverse que nous raconte, dans sa
pièce, le Nimis Groupe. Celle d’Africains qui cherchent
à rejoindre lEurope et désirent sy réfugier. Rimbaud
errait sur les routes de France et de Belgique, rêvant du
continent noir et de disparition; les réfugiés, quant à eux,
ont parcouru l’Afrique jusqu’aux portes de l’Europe et
s’ils sont parvenus à franchir les barbelés et la mer, ils
errent, rêvant de papiers, de régularisation.
Si dans le poème « Mauvais sang », la disparition est
souhaitée par l’auteur, dans la création du Nimis Groupe,
elle semble au contraire faire référence à ce contre quoi il
faut lutter: l’effacement des visages des morts, l’étouffe-
ment de la parole des fugiés, la transparence de leur
présence parmi nous.
Résister à l’oubli. C’est l’objectif de cette pièce. « Nous
lavons montée pour ne pas pouvoir dire que nous ne
savions pas. Nous pourrions faire nôtre le sous-titre de
Rwanda 94: “tentative de réparation symbolique envers les
morts à l’usage des vivants” », disent les codiens du
Nimis Groupe que nous avons rencontrés. Ils ajoutent tou-
tefois que Ceux que j’ai rencontrés ne m’ont peut-être pas vu
est aussi « un signal d’alarme pour protéger les vivants ».
Comment votre collectif est-il né?
Nimis Groupe : Au part, nous étions douze acteurs/
comédiens à vouloir travailler ensemble. La moitié sortait
de l’École supérieure d’art dramatique du Théâtre natio-
nal de Bretagne (Rennes), l’autre de l’École surieure
d’acteurs du Conservatoire royal de Liège (ESACT). Nous
nous sommes renconts lors du projet de coopération
euroen Prospero entre, notam-
ment, le Théâtre national de
Bretagne et le Théâtre de la Place
de Liège. Ce qui nous réunissait
était une envie commune de créer
un spectacle sur l’Europe.
Assez vite des divergences sont
apparues au sein du groupe quant à la manière de traiter
ce sujet. Certains siraient partir des diverses concep-
tions que chacun avait de l’Europe : la création à conce-
voir serait une sorte d’évocation poétique et introspective
dune Europe multiculturelle. Dautres, plus engagés,
voulaient s’emparer de l’actualité. À l’époque, en Europe,
on expulse les Roms; on retient des candidats à lasile
dans des camps en Gce ; l’agence Frontex* fait parler
d’elle: des rapports très sévères sont publiés par Human
Rights Watch. Cest pourtant cette même Europe qui
encourage la mobilité et la circulation de ses citoyens, via
Du théâtre pour déconstruire
les représentations
Nimis Groupe / Entretien
Donner voix aux sans voix est une entreprise délicate. Les
écueils à éviter sont nombreux pour ne pas reproduire les
mécanismes qui maintiennent inaudibles les paroles des
exclus. La pièce du Nimis Groupe ne tombe pas dans le
piège. En parcourant avec les fondateurs du collectif1les
différentes étapes de cation, en nous inressant à la
genèse du projet plus qu’à sa thématique, nous avons mis
en lumière les ingrédients qui ont fait de ce spectacle un
objet honnête et cohérent.
Nous voulions déconstuire les représentations
communes, nous voulions contre-informer,
nous opposer à la “manipulation de l’incertitude”.
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des programmes comme Erasmus, ou celui qui a permis
la naissance du projet Prospero. Il y avait là une contra-
diction sur laquelle nous voulions travailler.
Ces deux propositions de travail étaient difficilement
conciliables. Lors de la rédaction d’un dossier pour obtenir
des soutiens, c’est le projet plus politique et engaqui fut
velop. Il était plus concret. Cela a provoqué le départ
de la moitié du groupe initial. Ainsi, le Nimis Groupe était
. Un collectif de sept acteurs/metteurs en scène.
Qu’est-ce qui explique cette séparation?
Dans le projet, une période importante de travail docu-
mentaire était prévue. Il s’agissait de se confronter à des
textes gislatifs, juridiques, sociologiques, historiques
dont la théâtralité n’apparaissait pas de façon évidente et
attrayante. Le travail sur le plateau n’était pas immédiat.
Sans doute que les comédiens qui se sont retirés avaient
envie de se retrouver plus rapidement sur les planches.
Le temps préalable de l’enquête devait leur sembler trop
long, prenait une place trop importante.
Quelle thodologie avez-vous suivi pour unir vos
sources, les analyser, les partager?
Aucun de nous n’avait une expertise préalable sur les
politiques migratoires européennes. Nous avions chacun
nos opinions, plus ou moins informées. Mais aucune
connaissance. Ce vide a créé un appel et nous nous
sommes mis à enqter, sans jamais perdre de vue que la
finaliétait de poser ce que nous coltions comme
information sur scène. D’ailleurs, nous partagions entre
nous le résultat de nos enquêtes sur les planches. Le
premier acte de transmission de nos recherches docu-
mentaires était donc un acte théâtral. La dramaturgie
s’élaborait de la sorte en même temps que le travail de
documentation. Le processus d’écriture de plateau s’est
ainsi tout de suite mis en marche. Demblée nous fai-
sions entrer le document dans l’espace de la fiction, du
traitement subjectif.
L’enquête n’était pas simple. Elle fut longue. Trois ans à
accumuler de la matière. En lisant des textes, des articles,
des livres (Xénophobie business, de Claire Rodier, Les
Chasses à lhomme de Grégoire Chamayou et Partir et
raconter de Bruno Le Dantec et Mahmoud Traoré) ; en
regardant des documentaires.
À un moment, s’est révélée la cessité daller nous-
mêmes sur le terrain, de nous confronter au réel, de puiser
une matière documentaire qui ne soit pas que livresque.
Nous sommes allés à la rencontre de migrants en centres
ouverts, de militants, de chercheurs, de membres du per-
sonnel du CGRA*. Nous nous sommes rendus à
Lampedusa, à Calais. Il était important dentendre des
voix, des récits, de voir des visages: ne pas en rester à la
froideur des lettres, des chiffres, des flux, des analyses.
L’investigation fut laborieuse. Plus nous creusions, plus
cela semblait compliqué. Plus nous creusions, et plus,
derrière cette complexité, apparaissait clairement un
scandale, une absurdité. Quelque chose de sordide.
À un moment, quand nous avons compris le principe,
nous avons arrêté de creuser, nous nous sommes extirpés
de la spirale et nous sommes mis à chercher la manière de
mettre en une forme théâtrale notre parcours d’enq-
teur, nos « découvertes ». Comment transmettre ce double
langage, ces interrogations laissées sans réponses?
Comment?
Nous avons été confrontés à une masse considérable
d’informations: des chiffres, des cartes, des témoignages,
des photos, des vios, des cits d’exriences. Il s’est
avéré nécessaire de déterminer un fil conducteur. C’est le
travail de Claire Rodier qui nous y a aidés. Nous avons
donc choisi de mettre le focus sur la dimension écono-
mique des politiques migratoires.
Nous voulions éviter la victimisation des migrants et
voulions montrer que derrière les catastrophes, les souf-
frances et les injustices que vivent ces personnes, il y a
des choix économiques et politiques.
Il nous importait de ne pas verser dans l’émotionnel, le
sensationnalisme ou le misérabilisme. De nous distinguer
clairement du traitement médiatique qui un jour attise les
peurs et un autre fait appel aux bonnes consciences et à la
charité. Nous voulions construire les représentations
communes, les clichés qui circulent sur les migrants.
Nous voulions contre-informer, nous opposer à « la mani-
pulation de l’incertitude ».
En même temps, nous cherchions à ne pas faire une
pièce trop didactique de 4h30. Nous cherchions à toucher
un public large et avons opté pour quelque chose de dyna-
mique, d’éclectique et de ludique.
Nous avions découvert tellement de facettes, tellement
dangles dattaque quil nous semblait impossible de
développer un discours monolithique. Nous voulions évi-
ter la mise en scène d’un discours édifiant. Nous voulions
relater notre propre cheminement d’enquêteurs.
Autour de notre fil rouge laspect économique des
politiques migratoires européennes –, nous avons agencé
un certain nombre de saynètes, déclinées en divers
registres. Ainsi, la forme du spectacle est celle dun
puzzle, dun patchwork. Un patchwork de scènes de
blocs –, mais aussi de registres. Il y a de la danse, du chant,
de la forme « télévisée », des témoignages « directs », de
l’explicatif, du grotesque, de la dénonciation.
Nous pensons toutefois avoir évité le côté « zapping »,
qui est le travers de ce genre de mise en scène. Tous les
tableaux ne prennent pas le même temps. Des durées plus
longues ont été accores à des scènes centrales telle
l’interview du docteur Bartolo.
Comment des personnes fugiées sont-elles arries
dans le projet?
Nous ne nous sommes pas contentés de ressources
livresques. Nous avons rapidement eu un besoin de nous
rendre sur le terrain, daller à la rencontre de témoins
directs. Il nous a semblé que la seule façon de créer une
véritable rencontre avec les demandeurs d’asile était de
leur proposer de faire du théâtre ensemble. Nous
n’avions alors pas encore l’idée de les intégrer au projet.
Nous avons organisé une semaine d’ateliers de théâtre
pour les primo-arrivants du centre ouvert de Bierset.
Nous nous sommes vite aperçu que ce n’était pas évident
comme rencontre. D’abord ils nous suspectaient d’être
des enqteurs du CGRA*. Ensuite nous avons décou-
vert en nous une forme d’autocensure qui nous empê-
chait de travailler trop frontalement la tmatique des
politiques migratoires et de linstrumentalisation du
phénomène migratoire à des fins d’intérêts financiers.
(Claire Rodier cite ce constat alarmant que fait Peter
Burgess: « Ceux qui ont le plus intérêt à ce que l’Europe
soit mal surveillée sont aussi ceux qui fournissent les
équipements de sécurité. ») Enfin, pour certains deman-
deurs d’asile, la possibilité de faire de la contestation au
théâtre ou de dire des choses qu’on
ne pense pas n’était pas évidente.
À un moment, nous avons proposé
de travailler sur une scène dAiat
Fayez, tirée de sa pièce Les Corps
étrangers. La scène racontait un
renouvellement de carte de séjour.
Cela a été le déclic qui nous a guidés de façon termi-
nante dans la conception de cette pièce. Il nous man-
quait quelque chose de simple. Pendant l’exercice, alors
que nous étions sur le plateau, ce sont les demandeurs
d’asile que se sont mis à nous mettre en scène : « Non, ça
ne se passe vraiment pas comme ça, c’est pire ! Non, l’at-
titude de l’enquêteur est plus comme ça. »
Grâce à cette session de travail, nous avons établi que
les confrontations demandeurs d’asile/fonctionnaires du
CGRA* constitueraient lossature de la pièce. Nous
avons eu envie que les personnes avec lesquelles nous
avions travailpendant une semaine continuent le pro-
jet comme comédiens. Ils ont ésix à accepter.
Au fur et à mesure de la création, les demandeurs
dasile sont passés du statut de témoins (initialement
nous les avions rencontrés dans une démarche docu-
mentaire) à celui d’acteurs. C’est-dire que leur parole
celle d’un témoignage, celle d’un cit, d’un revécu
est devenue texte travaillé, modifié, appris et joué. Il est
donc clair qu’ils ne se présentent pas sur scène comme
des « documents vivants », mais comme des comédiens.
Les demandeurs d’asile, pour espérer obtenir leur per-
mis de séjour, sont presque obligés de créer de la fiction
sur leur propre histoire, et ce pour entrer dans les catégo-
ries absurdes qui permettent de décrocher l’asile. Est-ce
qu’il vous importait qu’à vous la vérité soit racontée?
Les agents du CGRA*, pour juger de la véracité des
récits dexil, en vérifient la cohérence, posent des
dizaines de fois lesmes questions… Ainsi, le deman-
deur d’asile répète inlassablement son cit. Plus quil
ne lapprend par cœur, il lincarne et commence à y
Plus nous creusions, plus cela semblait compliq
mais, derrière cette complexité, apparaissait
clairement un scandale, une absurdité.
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croire dur comme fer. La frontière entre fiction et vérité
s’estompe. C’est une question de survie.
Au départ, par souci dobjectivité et de confiance
mutuelle, certains d’entre nous souhaitaient connaître les
« vrais » récits des demandeurs d’asile. Plus tard, cela ne
leur est plus apparu comme déterminant. Limportant
étant de dénoncer ensemble au plateau l’absurdi des
critères et des procédures administratives.
Dans Autochtone imaginaire, étranger imaginé, le philo-
sophe Alain Brossat, au sujet de films ayant comme figure
centrale le réfug, met en garde contre la culture, qui serait
un dispositif néral d’apprivoisement. « Par le biais du
film, écrit-il, un fait polémique historique […] trouve ses
possibilis de résorption en étant soumis aux conditions de
la culture. Il cesse en entrant dans le monde fluide et apai
de la culture, d’être associé au pur effet de choc, de suffoca-
tion.» Brossat parle d’un retraitement culturel qui soulage,
alge le fardeau de la culpabilité – la salle noire de cima
est compae au confessionnal. Qu’en pensez-vous?
Brossat adresse sa critique au cinéma. S’applique-t-elle
au théâtre où le contact est plus direct avec le public? On
ne peut pas, en outre, mettre toutes les productions cultu-
relles dans le même panier…
Lors de la présentation d’une première étape de travail,
deux choses se sont passées, alors que le public était com-
posé pour moitié de demandeurs d’asile et pour moitié
d’étudiants de l’ESACT. Tout d’abord, les rires n’avaient
pas lieu au même moment par exemple, nous enten-
dions des rires du côté des demandeurs d’asile lors des
scènes d’interrogatoire qui s’apparentaient pourtant à de
la torture psychologique. Ensuite, lors du débat, les
échanges furent vifs, animés…
Nous avons décidé qu’après chaque représentation un
temps d’échange et de débat serait proposé au public afin
de pouvoir répondre à cette question récurrente: et main-
tenant, que faire ? Parfois des membres dassociations
sont aussi invités pour apporter un éclairage sur une
question particulière. Lors de notre passage au Théâtre
national en janvier 2016, dans le cadre du Théma, nous
avons mis sur place un gros dispositif de médiation cultu-
relle. En marge des représentations, nous avons pro-
grammé des projections de documentaires, organisé une
exposition et des débats/conférences.
Nous avons aussi choisi de travailler nous-mêmes à la
composition du public afin qu’il soit toujours compo
d’une part significative de demandeurs d’asile invités, et
ce dans le but de créer une véritable rencontre, pour que
ça bouillonne lors des débats!
Pour ces raisons, nous pensons que nous avons su évi-
ter le côté confessionnal que peut être une salle de
théâtre, que nous avons su parer la critique selon laquelle
notre pièce permettrait de se donner bonne conscience.
Sonja Buckel, lors dun entretien accordé à la revue
Vacarme, répond à la question: Que faire? « Travailler avec
ceux qui fuient vers lEurope et les appuyer à chaque
étape de leur lutte, c’est une modalité exemplaire d’acti-
visme. Ces initiatives tendent à considérer les deman-
deurs dasile impliqués moins comme des objets
nécessiteux que comme des sujets politiques. Ces actions
politiques s’inscrivent dès lors, et au risque de paraître
trop ambitieux, dans un projet collectif européen: le pro-
jet de construire une Europe différente et plus juste. » On
retrouve dans cette invitation formulée par la chercheuse
allemande l’action et lambition européenne du Nimis
Groupe. Bravo!
Propos recueillis par Maryline le Corre,
Hélène Hiessler, Philippe Delvosalle,
Nimetulla Parlaku et Baptiste De Reymaeker
1. Anne-Sophie Sterck, Yaël Steinmann, Jérôme de Falloise,
David Botbol, Romain David, Sarah Testa, Anja Tillberg. Olivia Harkay,
que nous avons aussi interviewée, soccupe de la médiation auprès
des publics.
Lire aussi le reportage de Philippe Delvosalle sur linsatiable.org
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