ÉDITORIAL Les cellules souches mésenchymateuses : quelle place en rhumatologie ? Mesenchymal stem cells: are they useful for the rheumatologist? X. Chevalier et F. Eymard nous présentent dans ce numéro un article très documenté sur la place potentielle des injections de cellules souches mésenchymateuses par voie intra-articulaire pour traiter l’arthrose (p. 8). C’est l’occasion de se poser la question du mécanisme d’action et de la place de cette technique au sein de l’arsenal thérapeutique du rhumatologue. Alain Saraux Qu’est-ce qu’un traitement par cellules souches mésenchymateuses ? Les cellules souches mésenchymateuses, ou multipotent mesenchymal stromal cells, ou encore mesenchymal stem cells, ont été identifiées initialement dans la moelle osseuse, puis il a été mis en évidence qu’elles peuvent être prélevées dans le placenta, le cordon ombilical, le liquide amniotique mais aussi dans différents tissus : rate et cœur, muscle squelettique, pulpe dentaire, synoviale et tissu adipeux. Divi Cornec Pr Alain Saraux, Dr Divi Cornec Service de rhumatologie, hôpital de la Cavale-Blanche, CHU de Brest. Ces cellules se définissent par leur adhérence au plastique des boîtes de culture, la présence de certains clusters de différenciation (CD105, CD73, CD90) et l’absence d’autres (CD45, CD34, CD14, CD11b, CD79, CD19, ainsi que le complexe majeur d’histocompatibilité [CMH] II). Elles ont 2 caractéristiques fonctionnelles : une expansion théoriquement infinie en culture in vitro, sans différenciation spontanée, d’une part, et une différenciation possible en différents tissus selon leurs conditions de culture (ostéoblastes, chondrocytes, adipocytes, myocytes, cardiomyocytes, hépatocytes, neurones, etc.), d’autre part. Pour les obtenir, la méthode est assez simple, puisqu’il suffit de broyer le tissu source ou de séparer les cellules mononucléées (Ficoll ), de les mettre en culture dans une flasque en plastique (Dulbecco’s modified Eagle’s medium, low glucose), puis d’éliminer les cellules non adhérentes par lavages successifs. ® Leur greffe paraît aisée, puisqu’elles n’expriment pas, ou seulement faiblement, le CMH des classes I et II et les molécules de costimulation (CD40, CD40L, CD80, CD86), qu’elles ne sont donc pas reconnues par les lymphocytes, et inhibent in vitro les lymphocytes B et T comme les cellules NK et présentatrices d’antigène. En théorie, du fait de cette absence de réaction immunitaire, il serait possible de faire aussi bien des autogreffes que des allogreffes, voire des xénotransplantations. Bien sûr, pour des raisons de risque infectieux, l’autogreffe semble la moins dangereuse. Il est donc possible d’injecter ces cellules souches mésenchymateuses localement (par exemple, en intra-articulaire dans l’arthrose, ou en sous-cutané dans la sclérodermie) ou par voie systémique, dans l’espoir qu’elles s’implantent puis se différencient sur un site ciblé dans un but thérapeutique. 4 | La Lettre du Rhumatologue • N° 417 - décembre 2015 0004_LRH 4 08/12/2015 16:28:19 ÉDITORIAL Quelles sont les différences avec les greffes de cellules souches hématopoïétiques ? Le principe de traitement par cellules souches mésenchymateuses n’a rien à voir avec l’autogreffe par mobilisation de cellules souches hématopoïétiques périphériques. Lors de cette dernière, après chimiothérapie, on sélectionne des cellules souches CD34+ puis on les réinjecte après une aplasie. L’effet de cette méthode n’est plus à démontrer dans les pathologies tumorales. Elle a également été utilisée chez 1 500 patients pour traiter des maladies auto-immunes, notamment des sclérodermies, des lupus et des polyarthrites rhumatoïdes, mais la place d’un traitement aussi lourd dans ces pathologies reste débattue (1). Alors que le principe de l’autogreffe de cellules souches hématopoïétiques se limite à la réinjection de cellules prélevées pour qu’elles remplissent leur fonction habituelle, celui du traitement par cellules souches mésenchymateuses est plus ambitieux, puisqu’il part du postulat que nous avons en nous des cellules souches capables de pallier l’absence de cellules différenciées. Quelles sont les possibilités thérapeutiques des cellules souches ? Après une greffe, ces cellules ont donc 2 vocations thérapeutiques potentielles : ➤➤ la régénération de tissu pathologique : elles ont, en tout cas in vitro, une possibilité de différenciation en os, en cartilage et en autres tissus conjonctifs, mais aussi (peut-être…) en neurones, cardiocytes, hépatocytes, cellules tubulaires, etc. À ces propriétés de différenciation/régénération s’ajoute celle de sécrétion d’un grand nombre de cytokines, de facteurs de croissance, ce qui expliquerait la survie des cellules endogènes, l’angiogenèse. Ce principe peut être utile à titre réparateur dans l’infarctus du myocarde, l’insuffisance cardiaque congestive, la bronchopneumopathie chronique obstructive, la cirrhose, le diabète, etc., et, pour le rhumatologue, dans l’arthrose, la fracture, ou l’ostéonécrose ; ➤➤ l’immunomodulation : elles peuvent induire une réduction de l’inflammation et inhiber la réponse immunitaire, puisque, après injection, elles migrent préférentiellement vers l’inflammation (rôle de CXCR4, etc.), produisent IL-6, PGE-2, IDO, NO, TGFβ et IL-10, répondent à TNFα, IFNγ, etc., en ciblant leur activité immunorégulatrice sur les zones inflammatoires. On peut donc imaginer une efficacité dans la réaction greffon versus hôte, le rejet de greffe d’organe, la maladie de Crohn, la sclérose en plaques, et, pour le rhumatologue, dans le lupus, le syndrome de Gougerot-Sjögren, la sclérodermie, la polyarthrite rhumatoïde, la polymyosite… Quelles sont les indications rhumatologiques évaluées ou en cours d’évaluation ? 1. Cipriani P, Carubbi F, ­Liakouli V et al. Stem cells in auto­immune diseases: Implications for pathogenesis and future trends in therapy. Autoimmun Rev 2013; 12(7):709-16. 2. Figueroa FE, Carrión F, Villanueva S, Khoury M. Mesenchymal stem cell treatment for auto­ immune diseases: a critical review. Biol Res 2012;45(3):269-77. 3. Fernández Vallone VB, Romaniuk MA, Choi H et al. Mesenchymal stem cells and their use in therapy: what has been achieved? Differentiation 2013;85(1-2):1-10. Plus de 10 000 publications ont paru sur les cellules souches mésenchymateuses depuis 1977, et la plus grande partie au cours des 5 dernières années (2, 3). Peut-on, dès lors, imaginer traiter de nombreuses pathologies rhumatologiques mais aussi des pathologies de diverses autres spécialités avec ce nouveau principe thérapeutique ? Plus de 400 études sont déclarées sur le site www.clinicaltrials.gov, mais bien peu sur les pathologies rhumatologiques. Celles qui traitent de rhumatologie portent soit sur l’arthrose, comme l’indiquent X. Chevalier et F. Eymard, soit sur les rhumatismes inflammatoires (tableau, p. 6). Parmi elles, très peu ont donné lieu à des publications. Les articles portant sur les rhumatismes inflammatoires concernent surtout des travaux utilisant des cellules souches mésenchymateuses hétérologues. C’est l’équipe chinoise de L. Sun qui est à l’origine de la majorité des travaux publiés et de ceux déclarés sur www.clinicaltrials.gov. La Lettre du Rhumatologue • N° 417 - décembre 2015 | 5 0005_LRH 5 08/12/2015 16:28:19 ÉDITORIAL Tableau. Études portant sur les maladies auto-immunes déclarées sur le site www.clinicaltrials.gov. Pathologie Études déclarées Lupus érythémateux • Jianming Tan : Effect of mesenchymal stem cell transplantation for lupus nephritis • Lingyun Sun : Mesenchymal stem cells transplantation for refractory systemic lupus erythematosus (SLE) [allogénique] • Lingyun Sun : Umbilical cord derived mesenchymal stem cells transplantation for active and refractory systemic lupus erythematosus • DanQi Deng : Phase 2 study of human umbilical cord derived mesenchymal stem cell for the treatment of lupus nephritis Sclérodermie Lingyun Sun : Allogeneic mesenchymal stem cells transplantation for systemic sclerosis (SSc) Cirrhose biliaire primitive Fu-Sheng Wang : Umbilical cord mesenchymal stem cells for patients with primary biliary cirrhosis Polyarthrite rhumatoïde • Haijie Ji : Safety and efficacy study of umbilical cord-derived mesenchymal stem cells for rheumatoid arthritis • Jorbe Paz-Rodriguez : Umbilical cord tissue-derived mesenchymal stem cells for rheumatoid arthritis • José María Alvaro-Gracia : Cx611-0101, eASCs intravenous administration to refractory rheumatoid arthritis patients Spondyloarthrite Chengyun Zheng : Safety and efficacy study of umbilical cord/placenta-derived mesenchymal stem cells to treat ankylosing spondylitis (AS) Hépatite auto-immune Fu-Sheng Wang : Umbilical cord mesenchymal stem cells for patients with autoimmune hepatitis Syndrome de Sjögren Lingyun Sun : Allogeneic mesenchymal stem cells transplantation for primary Sjögren’s syndrome (pSS) 4. Gu F, Wang D, Feng X et al. Allogeneic mesenchymal stem cell transplantation for lupus nephritis patients refractory to conventional therapy. Clin Rheumatol 2014;33(11):1611-9. 5. Li X, Wang D, Liang J, Zhang H, Sun L. Mesenchymal SCT ameliorates refractory cytopenia in patients with systemic lupus erythematosus. Bone Marrow Transplant 2013;48(4):544-50. 6. Wang D, Zhang H, Li X et al. Allogeneic mesenchymal stem cell transplantation in severe and refractory systemic lupus erythematosus: 4 years experience. Cell Transplant 2013;22(12):2267-77. 7. Liang J, Zhang H, Hua B et al. Allogenic mesenchymal stem cells transplantation in refractory systemic lupus erythematosus: a pilot clinical study. Ann Rheum Dis 2010;69(8):1423-9. 8. Xu J, Wang D, Liu D et al. Allogeneic mesenchymal stem cell treatment alleviates experimental and clinical Sjögren syndrome. Blood 2012;120(15):3142-51. Les auteurs déclarent ne pas avoir de liens d’intérêts. Dans le lupus (4-7), après quelques publications sur de petites séries, l’équipe de L. Sun a rapporté 2 travaux de plus grande ampleur. Tout d’abord, une étude ouverte (4), conduite entre 2007 et 2010 chez 83 patients atteints d’un lupus rénal recevant par voie i.v. 1 million de cellules par kilo, a permis d’obtenir 60,5 % (49/81) de rémission rénale à 12 mois. Le score BILAG a diminué sous traitement (4,48 ± 2,60 à l’inclusion contre 1,09 ± 0,83 à 12 mois), de même que le SLEDAI (13,11 ± 4,20 à l’inclusion contre 5,48 ± 2,77 à 12 mois). Une seconde étude (5), portant sur 35 patients, dont 20 leucopénies et 24 anémies ou thrombopénies, a montré une amélioration biologique mais aussi une amélioration partielle des autres signes du lupus. Les cellules T régulatrices (Treg) étaient parallèlement augmentées alors que les Th17 diminuaient. Les 2 décès ne sont pas imputables au traitement, qui a été considéré comme n’étant pas associé à d’éventuels effets indésirables. Dans le syndrome de Sjögren, une étude a été menée par la même équipe chinoise (8), dont les résultats sur la souris ont été présentés en même temps que ceux chez l’homme. Vingt-quatre patients (23 femmes) ont été traités par des cellules souches allogènes prélevées sur des cordons ombilicaux puis ont été suivis pendant 12 mois. L’état général de tous ces patients s’est amélioré, dans un délai allant de 2 semaines à 6 mois. L’échelle visuelle analogique globale des patients s’améliorait au fil du temps. Il n’y a pas eu d’effets indésirables. Dans la polyarthrite rhumatoïde, des essais sont en cours, mais nous ne savons pas aujourd’hui s’il serait plus logique de recourir à des injections intra-articulaires ou intraveineuses dans le cas où un tel traitement devrait être envisagé. Actuellement, on peut considérer que l’on manque de données sur la possibilité d’utiliser des cellules souches dans les maladies auto-immunes et être surpris que les résultats dont on dispose émanent d’une seule équipe chinoise, dans des conditions éthiques qui seraient contestables en Europe. En définitive, comme le soulignent X. Chevalier et F. Eymard, le rationnel d’utilisation des cellules souches est séduisant, mais il n’est pas encore possible de conclure à leur efficacité, ni dans l’arthrose, ni dans aucune des indications rhumatologiques en cours d’évaluation. 6 | La Lettre du Rhumatologue • N° 417 - décembre 2015 0006_LRH 6 08/12/2015 16:28:20