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RÉSUMÉ
JACQUES OU LA SOUMISSION
Cette pièce, qu’Ionesco acheva en 1950 re lève d’un thème
très similaire à celui de la le çon: L’individu amené au
conformisme par la société et les conventions jouant
sur son instinct sexuel. Jacques se refuse à prononcer
les mots qui confirmeraient son acceptation des préju-
gés de sa famille, dont les membres indistinctement
s’appellent Jacques, ce qui souligne leur renonciation à
l’individualité.
LA CANTATRICE CHAUVE
Dès la première représentation, Ionesco fut éton né d’en -
tendre le public rire de ce qu’il con si dérait comme un spec-
tacle tragique de la vie humaine réduite à des conventions
bour geoises et la dégénérescence du langage à un pur
automatisme.
Les personnages de La Cantatrice chauve n’ont ni faim,
ni désirs conscients; ils s’ennuient à mourir. Ils ne savent
plus parler, parce qu’ils ne savent plus penser, ils ne savent
plus pen ser parce qu’ils ne savent plus s’émouvoir, n’ont
plus de passions, ne savent plus être et peuvent devenir
n’importe qui… ils sont interchangeables.
DÉLIRE À DEUX
Ici, la figure – récurrente chez Ionesco – du cou ple, est
perçue dans ses plus mauvais mo ments. La vie commune
représente la liberté aliénée, voire le règne de la frustra-
tion et de la dissension. Lui, a soif d’indépendance et
d’aventure mais aussi de réconfort et Elle, qui juge son
époux sans aucune complaisance réclame pourtant sa
présence. Ils sont en glués dans une situation de dépen-
dance mu tuelle excessive qui, cependant, les protège de
la solitude et de l’angoisse de l’inconnu.
LA LEÇON
La leçon est une démonstration de l’impossi bilité fonda-
mentale de communiquer; les mots ne peuvent être por-
teurs d’une si gni fica tion précise, parce qu’ils ne tiennent
pas compte de l’association personnelle qu’ils por tent pour
chaque individu. La pièce montre aussi le langage comme
un ins trument de puissance. L’élève y est peu à peu vidé
de sa vitalité alors que le professeur gagne en assurance
et en domination. C’est la nature sexuelle et sadique de
toute autorité qui nous est démontrée.
in Théâtre de l’absurde, Martin Esslin/Éd. Buchet-Chastel; Eugène
Ionesco, Théâtre CompletI/Éd. La Pléiade
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QUAND JOUER AVEC LES MOTS
EST UNE DÉLIVRANCE
Ionesco Suite réunit une partie de la troupe d’acteurs
qui m’accompagne depuis de longues années – plus de
dix ans pour la plupart. À ceux présents ici, il faut ajouter
tous ceux qui participent pleinement à notre aventure:
Hugues Quester, Serge Maggiani, Philippe Demarle,
Valérie Dashwood, Sarah Karbasnikoff, Pascal Vuillemot,
Gaëlle Guillou. Nombre d’entre eux étaient déjà présents
pour la création de Peine d’amour perdue de Shake speare,
presque tous ont joué dans Six personnages en quête
d’auteur de Pirandello, Homme pour homme de Brecht,
Casimir et Caroline d’Horváth et dans l’une des six
pièces de Fabrice Melquiot que nous avons créées tout
au long de ces années. Tous ont accompagné les specta-
cles sur de longues tournées en France et dans le monde
et ont fait partie du collectif artistique de la Comédie de
Reims, que j’ai dirigé durant sept années, travaillant en
alternance à nos créations et à des initiatives d’éduca-
tion artistique sur le territoire. Chacun a un parcours
personnel: le Conservatoire, l’école de Châlons, celle de
la rue Blanche ou d’ailleurs, une formation au théâtre
ou parfois à la danse, l’ensemble tire aussi une part de
sa richesse de la diversité des horizons de chacun et des
différentes générations qui la constitue.
Dans la foulée de la re-création de Rhinocéros, la puis-
sance de l’imaginaire que revendique Ionesco, nous a
frappé dans toute son ampleur lorsqu’avançant dans les
répétitions, nous tous, acteurs, musicien, scénographe, nous
sommes replongés dans l’ensemble de son œuvre, des
textes de théâtre mais aussi biographiques ou théo-
riques. De là est née l’idée commune d’un «laboratoire »
auquel nous pourrions nous livrer ensemble. Un espace de
création, dans lequel les acteurs pourraient apporter leurs
scènes ou intervertirleurs rôles à chaque répétition, qui
traverserait quelques-unes des obsessions marquantes de
l’auteur et révélerait une convergence de thèmes: méca-
nismes du langage, automatisme des comportements,
accélération et dérèglement de la parole, utilisation
insolite d’enchaînements verbaux, où s’affirme, comme
le dit Ionesco: « le comique poussé à son paroxysme comme
expression privilégiée du tragique de l’existence ».
Cette forme théâtrale, et les espaces différents dans les-
quels elle peut être représentée, nous permet en outre
d’inventer un récit particulier, qui continu à s’enrichir
de jour en jour avec le public.
La troupe fonctionne bien comme une sorte d’orchestre,
où chacun retrouve son instrument, cherche d’autres
interprétations, où le metteur en scène (cette espèce de
chef d’orchestre qui disparaît le jour du concert !) doit
viser à modifier, ici ou là, un tempo, un jeu de scène, une
intonation, une orientation, une interprétation. Au cours
de telles répétitions, il arrive aussi qu’une réplique ano-
dine prenne tout à coup un sens nouveau. Comme si on
descendait dans l’œuvre lors d’une fouille archéolo-
gique, et qu’on accède soudain à un trésor enfoui. Ainsi,
ce qui nous frappe aujourd’hui, lors des répétitions, est
surtout l’art de Ionesco de reprendre les phrases de la
vie de tous les jours, et de dessiner au moyen de ces
cailloux informes une mosaïque originale et fascinante.
Raison de plus, pour l’acteur, de faire entendre, en cha-
cune de nos banalités, ce qu’elle a d’inutile et d’insipide,
d’anodin ou d’odieux, ou ce qu’elle a au contraire de ter-
riblement humain. À condition de ne pas devenir, lui
non plus, un acteur-rhinocéros.
Emmanuel Demarcy-Mota
Comme les étoiles de la Grande Ourse, ils sont sept,
qui nous entraînent dans l’univers désarticulé
de Ionesco (suite).
Ionesco suite est composé de fragments des pièces sui-
vantes: Jacques ou la Soumission, Délire à deux, La
Cantatrice chauve, Exercices de conversation et de diction
française et La Leçon, mais de telle façon qu’on puisse,
non pas en parcourir la fable entière, mais en percevoir
des scènes significatives, et assez pour qu’on en goûte
l’humour, le ton, le style. Ce qui montre combien Ionesco
sait conduire une scène, si simple (dialogue conjugal)
ou si complexe soit-elle (ensemble de dialogues mélan-
gés) avec son début, son enjeu et sa fin.
Les deux comédiennes et les cinq comédiens qui for-
ment le Septuor de Ionesco suite, comme les étoiles de la
Grande Ourse (« De scintillations sitôt le Septuor », dit
Mallarmé), placent pendant une bonne heure les spec-
tateurs en orbite et leur font parcourir la palette éten-
due d’Eugène Ionesco, sa maîtrise incroyable des jeux
du langage et son talent poétique, si, comme le dit
encore Mallarmé, il s’agit pour le poète de « donner un
sens plus pur aux mots de la tribu ».
La mise en scène, résultat d’un travail en commun
cadré, ponctué, rythmé par le metteur en scène, conduit
donc à un burlesque authentique, différent de celui du
vaudeville auquel son cadre bourgeois impose toujours
une fin matrimoniale heureuse, alors que l’étrangeté est
ici poussée à son comble au cours de situations fami-
liales, conjugales ou scolaires déraisonnables, irréa-
listes, aberrantes, fantastiques, sanglantes ou simple-
ment dérisoires.
Sans doute tout cela est-il connu. Ce qui peut l’être
moins, c’est cet excellent exercice qui incite les acteurs
à se mesurer à de telles gageures. Car il leur faut renon-
cer à la vraisemblance, au réalisme, à la sacro-sainte
« construction du personnage », il leur faut se dépren-
dre, sinon dans de très courts moments, du sens, sans
cesse insensé, de la continuité, très vite rompue, des
messages, aussitôt démentis. Du même coup, des sortes
d’affects primitifs surgissent en eux, de désir, de haine,
de folie, comme ces consécutions brèves qu’on voit sou-
vent chez les animaux, par exemple chez les chats qui
passent sans prévenir d’un profond sommeil à la saisie
d’une mouche, ou de la caresse au bond. L’acteur devient
un danseur de mots.
François Regnault
JEUX & MOTS