La société musulmane et ses minorités religieuses au regard de ses

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13 mai 2014
Séminaire RELMIN
Règles de commerce et statut minoritaire
Mohamed Hendaz
La société musulmane et ses minorités religieuses au regard des ses activités commerciales :
Les dhimmi-s et le commerce entre liberté et contrainte.
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Contact : [email protected] La société musulmane et ses minorités religieuses au regard de ses
activités commerciales
Les ḏimmī-s et le commerce entre liberté et contrainte
Dans ce papier, nous proposons d’examiner les échanges commerciaux entre les musulmans et les
minorités religieuses, principalement judéo-chrétiennes, vivant en Occident musulman à l’époque
médiévale. Plus précisément, notre regard se portera sur l’analyse des traités généraux de droit
musulman (fiqh) mais aussi à la littérature des fatwā-s et aux autres travaux composés par les
juristes. Souvent négligés et pourtant nécessaires, ces ouvrages, à la teneur plus circonstanciée,
proposent une grille de lecture davantage contextualisée et mettent en perspective les réalités
sociales souvent absentes des simples manuels de fiqh.
Analyser le traitement des minorités religieuses en terre d’Islam, notamment celui en rapport avec
les activités commerciales, ne pourrait se faire sans une inéluctable consultation du corpus juridique
des lois musulmanes et de ses fondements. En règle générale, il est admis que le système normatif
islamique s’est édifié sur la base commune de deux principes : le Coran et la Tradition (sunna).
C’est en ce sens que nous tenterons d’interroger d’abord ces premières références avant d’explorer
les constructions normatives qui sont censées être, sur le plan doctrinal, leur extension.
Est-ce que le Coran parle des relations financières interconfessionnelles ? Il est difficile de se
prononcer clairement sur cette question. En effet, le texte coranique est, par nature, profondément
allégorique et sa rhétorique n’est pas toujours simple d’accès. De plus, il ne fournit que très peu de
détails et privilégie habituellement les généralités. Toutefois, force est de constater, que certaines
occurrences font, explicitement ou implicitement, allusions aux interactivités commerciales pouvant
exister entre les différentes communautés religieuses. C’est le cas des passages suivants :
1
« Et parmi les gens du Livre (Ahl al-Kitāb), il y en a qui, si tu lui confies un qintar1, te le rend.
Mais il y en a aussi qui, si tu lui confies un dinar, ne te le rendra que si tu l’y contrains sans
relâche […] » Coran 3/75.
Ce verset intervient, effectivement, dans un contexte qui s’adresse particulièrement aux fameux
Gens du Livre (Ahl al-Kitāb) : les juifs et les chrétiens. On peut y distinguer ouvertement un appel à
l’échange et au « dialogue inter-confessionnel ». La sourate 3 est réputée pour être de période
médinoise. C’est, en effet, la période où les musulmans connurent, probablement, les premières
relations durables avec les trois principales tribus juives de Yaṯrib (Médine) : les Banū Qurayẓa, les
Banū Qaynuqāʿ et les Banū Naḍīr. Ici, il nous est donné une description nuancée de certains
comportements que les adeptes du judaïsme ou du christianisme pouvaient avoir face aux
problèmes d’argent. Pour résumer, il y aurait l’honnêteté des uns et la malhonnêteté des autres. Audelà des considérations morales de ce passage, il convient d’en retenir l’état de fait de l’interaction
sociale, particulièrement dans le domaine impliquant des activités commerciales. Ainsi, à la lecture
de ce passage coranique, il ne semble y avoir aucune interdiction à entretenir des relations
financières avec les Gens du Livre.
Dans une autre passage, beaucoup plus tardif, il est fait mention de la nourriture des Gens du Livre :
« Vous est permise la nourriture des gens du Livre, et votre propre nourriture leur est
permise » Coran 5/5
Ce verset offre la possibilité aux musulmans de consommer les nourritures provenant de ceux qui
ont reçu les Écritures et inversement. Rien n’est dit sur la manière d’accéder aux aliments juifs ou
chrétiens, ce qui permet d’envisager différents moyens tels que le don ou l’achat, comme le note
Qurṭūbī2 (m. 671/1273).
Enfin, toujours dans la même sourate, il est question de testament. Le testament implique souvent
des biens à léguer :
1
Le terme arabisé qintar vient de la centenarius latine (Zentner allemand et quintal anglais). Unité de poids,
généralement appliqué dans le Coran à une somme considérable en pièces d’or (habituellement 1 000 ou 10 000 dinars).
2
M. al-Qurṭūbī, al-Ǧāmiʿ li-aḥkām al-Qur’ān, Le Caire, 1964, vol. VI, p. 79.
2
« ô les croyants ! Quand la mort se présente à l’un de vous, le testament sera attesté par deux
hommes intègres d’entre vous, ou deux autres, non des vôtres, si vous êtes en voyage dans le
monde et que la mort vous frappe. Vous les retiendrez (les deux témoins), après la prière,
puis, si vous avez des doutes, vous les ferez jurer par Dieu : « Nous ne faisons aucun
commerce ou profit avec cela, même s’il s’agit d’un proche, et nous ne cacherons point le
témoignage de Dieu. Sinon, nous serions du nombre des pêcheurs […] » Coran 5/106-108.
Il faut reconnaître qu’il n’est aucunement fait mention des non-musulmans dans cet extrait.
Seulement, pour les juristes et les exégètes, l’expression « deux autres, non des vôtres » implique ici
deux chrétiens en particulier3. Selon cette lecture interprétative, les musulmans en voyage
pourraient faire part de leur testament en prenant à témoin des personnes d’autres confessions.
Cependant, les juristes ne sont pas tous d’accord avec cela, comme en témoigne Ibn Rušd (m.
595/1198), le petit-fils4.
Par ailleurs, la Tradition (sunna) aura gardé en mémoire, entre autres, que le Prophète de l’Islam
avait eu des échanges avec ses voisins juifs à Médine. Selon le célèbre recueil canonique de
traditions, Buḫārī, il est rapporté que : « Le Prophète est mort alors qu’il avait nanti sa cotte de
mailles à un juif en échange de trente mesures (ṣāʿ) d’orge »5. En d’autres mots, il s’est dirigé vers
un juif plutôt qu’un musulman pour emprunter de quoi se nourrir. Même si on ignore les réelles
motivations de ce choix, toujours est-il que ce texte indique des relations.
Ainsi, à l’aune de ces différents passages, on pourrait penser qu’il existait des relations
interpersonnelles impliquant des transactions commerciales. Cela reste, bien évidemment, un aperçu
théorique qui ne peut à lui seul restituer l’aspect pratique. En tout cas, cette première approche
donnera à croire que le plan doctrinal ne semble pas hostile aux échanges sociaux et
particulièrement dans le monde des affaires.
3
ʿAbd al-Ḥaqq Ibn ʿAṭiyya, al-Muḥarrar al-waǧīz fī tafsīr al-kitāb al-ʿazīz, Beyrouth, 2001, vol. II, p. 250 ; Ibn alʿArabī, Aḥkām al-Qur’ān, Beyrouth, 2003, vol. II, p. 230-41 ; Qurṭūbī, op. cit., vol. VI, p. 346-7.
4
M. Ibn Rušd, Bidāyat al-Muǧtahid wa nihāyat al-Muqtasid, Le Caire, sd., vol. IV, p. 246.
5
Muḥammad b. Ismāʿīl al-Buḫārī, Ṣaḥīḥ al-Buḫārī, Beyrouth, 2001, vol. IV, p. 41.
3
Sur un autre plan, qui est supposé être l’interprétation et l’application légales, les juristes
musulmans ont exprimé leur point de vue à l’égard des ressortissants de confessions différentes,
sous la domination de l’Islam. Les texte qui suivent, extraits de la littérature juridique, spécialement
mâlikite andalouse et maghrébine, représentent le socle normatif des échanges commerciaux avec
les minorités religieuses vivant en terre d’Islam à l’époque médiévale.
Nous sommes parfaitement conscient que l’approche purement juridique que nous proposons ne
saurait satisfaire un médiéviste ou un historien du droit, pas même historien tout court. Cependant,
elle contribuera, peu ou prou, à l’extraction d’un statut légal de la minorité religieuse vivant en terre
d’Islam au Moyen-Âge.
Les activités commerciales du ḏimmī
Selon le juriste andalou Ibn ʿAbd al-Barr (m. 1071), « il n’y a pas de mal (lā ba’sa) à passer un
contrat de musāqāt avec un non-musulman ou n’importe quelle autre forme de contrat de location
de services ou de travaux »6.
Ce juriste nous expose le cas particulier de l’association d’un musulman et d’un non-musulman
dans une affaire commerciale, connue sous le nom de musāqāt7. Ainsi, d’après Ibn ʿAbd al-Barr, un
musulman peut louer ses plantations à un non-musulman afin de les entretenir, en compensation
d’une partie de la récolte.
Cet aspect théorique, apporte en effet des éclaircissements sur les libertés et les contraintes
économiques en terre d’Islam. Le libre exercice d’activités commerciales semble être la règle de
base de son analyse. Cet exemple en est l’illustration. De plus, la tournure utilisée par Ibn ʿAbd alBarr donne à croire que la musāqāt avec les non-musulmans ne pose aucun problème. Or, dans la
Mudawwana (Beyrouth : 1994, III, p. 575), Ibn al-Qâsim (m. 806) précisait, deux siècles avant, que
cette possibilité était fonction de l’usage de son salaire (une partie des récoltes ici) qui sera fait par
le chrétien. En d’autres termes, si le chrétien transforme ladite récolte en vin, la musāqāt ne sera
alors plus permise. Cette précision n’apparaît pas dans les propos de l’imam Mālik (m. 795) ni ceux
6
Abū ʿUmar Yūsuf b. ʿAbd Allāh b. ʿAbd al-Barr al-Qurṭubī, al-Kāfī fī fiqh ahl al-madīna, Riyad, 1980, vol. II, p. 770.
7
Ce terme technique, tel que le définit Ibn ʿAbd al-Barr (II, p. 766), désigne la convention par laquelle un propriétaire
concède la jouissance d’une plantation (palmeraie, vigne, …) à un cultivateur pour une période, afin que ce dernier s’en
occupe moyennant un partage de la récolte dans la proportion convenue entre les parties contractantes.
4
d’Ibn ʿAbd al-Barr. Toujours est-il que les propos de ce dernier laisse envisager une cohabitation
interconfessionnelle. Néanmoins, la manière dont traite l’auteur cette question pourrait laisser croire
que pour l’inconscient collectif, cette association pouvait poser problème. Par ailleurs, elle pourrait
dénoter la relative confiance qui régnait entre ces commerçants de religions différentes.
Dans un autre passage, Ibn ʿAbd al-Barr aborde la question du droit de préemption (šufʿa) du ḏimmī
en ces termes :
« Le droit de préemption (šufʿa) appartient à tout associé, petit ou grand, homme ou femme,
musulman ou non. On l’appliquera entre un musulman et un non-musulman de la même manière
qu’on l’applique entre les musulmans »8.
Par ces propos, Ibn ʿAbd al-Barr (m. 1071) semble manifester sa volonté d’élargir la prérogative du
droit de préemption à l’ensemble des membres de la société, qu’importe leur confession religieuse.
Elle revient, ainsi, de droit à toute personne. Si Ibn ʿAbd al-Barr insiste tant à vouloir élargir le droit
de préemption aux non-musulmans, c’est qu’il existe un courant en vogue, à cette époque, qui
chercherait à les priver de ce droit. En effet, la doctrine hanbalite restreint ce droit uniquement aux
musulmans (cf. Ibn Qudāma, Muġnī, Caire, 1968, V, p. 288). L’Andalousie musulmane et sa
cohabitation religieuse pourrait avoir influencé des auteurs comme Ibn ʿAbd al-Barr ou encore Ibn
Ḥazm (m. 1064), dont certaines de ses thèses se recoupent avec le hanbalisme, qui accorde pourtant
le droit de la šufʿa aux ḏimmī-s (Cf. Ibn Ḥazm, Muḥallā, Beyrouth, s.d., VIII, p. 22). En tout état de
cause, les propos d’Ibn ʿAbd al-Barr révèlent une ferme volonté de normaliser les relations
intercommunautaires, du moins économiques et commerciales, en établissant une égalité parfaite
entre les non-musulmans et les musulmans. Par ailleurs, ce passage, parmi tant d’autres, laisse
supposer l’idée selon laquelle les musulmans partageaient, au Xe et début du XIe siècle, des affaires
communes avec les non-musulmans et vivaient très probablement dans des espaces mitoyens. Ainsi,
cette question pourrait exclure l’idée selon laquelle, il y aurait eu une « ghettoïsation » des
populations issues du judaïsme ou du christianisme sous domination musulmane.
Un peu plus tard, un autre auteur, Ibn Rušd l’aïeul (m. 1126), certainement le plus grand juriste
mālikite de son époque en Occident musulman sous la dynastie almoravide. Il occupa de 1117 à
8
Ibn ʿAbd al-Barr, op. cit., vol. II, p. 770.
5
1121 le poste de qāḍī l-jamāʿa (Grand cadi) de Cordoue, la plus haute fonction judiciaire d’alAndalus. Il tiendra des positions relativement identiques à celles de son prédécesseur, Ibn ʿAbd alBarr, en matière de jurisprudence commerciale. Dans son ouvrage, al-Muqaddimât, qui renferme la
synthèse de sa pensée normative, il nous livre ce qui suit :
« Il est permis qu’un homme loue sa maison à un musulman ou à un chrétien »9.
Ibn Rušd établit que le contrat de location immobilière (kirā’) est permis. Qu’il soit conclu entre
musulmans ou avec un chrétien (naṣrānī). Cette précision, concernant le chrétien, ne semble pas
restrictive mais elle doit, très probablement, répondre au contexte socio-juridique d’Ibn Rušd. Il
faudrait donc envisager le même traitement légal pour les juifs. Néanmoins, ce principe général
dépend, selon lui, d’un certain nombre de clauses qui se résument aux motivations de l’emploi du
bien. De la sorte, le bail d’un logement ne pourra prendre effet s’il stipule ouvertement, par
exemple, que le preneur chrétien y stockera du vin dans le but de le vendre. Ce contrat devra être
donc caduc et sera résilié. Dans le cas où rien, dans l’accord conclu, n’indique ce genre d’usage,
prohibé par le droit musulman, mais qu’à terme le preneur du bail détourne l’utilisation à cet effet,
si le bailleur ne s’y oppose pas il sera tenu alors de se débarrasser de la totalité du loyer perçu en
l’offrant en aumône à des démunis.
Cet exposé montre que les ḏimmī-s pouvaient en toute liberté louer les propriétés des musulmans
afin d’exercer différentes sortes d’activités économiques. Les seules restrictions ne sont
vraisemblablement pas liées au statut intrinsèque du ḏimmī, mais concerne en réalité le code du
commerce auquel sont affiliés les musulmans. En effet, ce dernier prévoit que toute source de gain
acquis au moyen de transactions illicites doit faire l’objet d’une purification notamment par le biais
d’un don (ṣadaqa). Au fond, cette question apporte aussi un éclaircissement sociologique de la
réalité des minorités religieuses, sous domination musulmane. En effet, parler de ces questions
montre que les ḏimmī-s n’étaient pas cloîtrés en marge de la société et pouvaient partager les
mêmes quartiers et les mêmes demeures. Il existe, par ailleurs, d’autres restrictions dont fait état Ibn
Rušd dans les termes suivants :
9
Abū al- Walīd Muḥammad b. Aḥmad b. Ibn Rušd, al-Muqaddimāt al-mumahhidāt, éd. M. Haǧǧī, Beyrouth, 1988, II,
p. 216.
6
« Il est aussi permis d’entretenir des relations commerciales avec les ḏimmī-s, quand bien même
considéreraient-ils licite la vente de vin ou de porc et auraient-ils des transactions usuraires (ribā),
puisque Dieu - Le Très-haut - a dit à leur sujet : « et à cause de ce qu’ils prennent des intérêts
usuraires - qui leur étaient pourtant interdits - » (Coran IV : 161). En effet, Dieu - exalté soit-Il - a
autorisé de leur prélever l’impôt de capitation (ǧizya) tout en sachant ce à quoi ils s’adonnent »10.
Partant des principes qui régissent les divers contrats qu’offre la jurisprudence islamique, Ibn Rušd
(m. 1126) donne le cadre réglementaire des échanges commerciaux (muʿāmalāt). Selon lui, si l’on
excepte le commerce avec des non-musulmans en terre belligérante (dār al-ḥarb), un musulman
peut tisser des liens sociaux avec des ressortissants juifs ou chrétiens et même si cela doit conduire
à des opérations marchandes. La question, en réalité, n’est pas de savoir si un musulman peut ou ne
peut pas avoir des relations commerciales avec un ḏimmī ? Le problème réside dans l’origine des
biens des non-musulmans, comme celle des musulmans d’ailleurs. Autrement dit, la problématique
que soulève cette question est que les gains issus de transactions usuraires ou encore la vente de vin
ou de porc sont considérés comme une source de revenus illicites. Pour Ibn Rušd, cela ne
contrevient pas à l’interdit coranique de l’usure (ribā). Ce qui légitime, à ses yeux, la permission
des opérations marchandes avec les ḏimmī-s, c’est le versement du tribut (ǧizya) attesté par le
Coran. S’il est permis de prélever la ǧizya, quelque soit sa source, c’est qu’on envisage qu’elle
puisse entrer en possession des musulmans. Finalement, au-delà de la démonstration normative à
laquelle se livre Ibn Rušd, il nous dit, implicitement, que les ḏimmī-s ne sont pas soumis aux
contraintes religieuses musulmanes et qu’une certaine liberté économique leur est offerte. Pour
prouver que le négoce avec un ressortissant juif ou chrétien ne pose pas de problème, Ibn Rušd
n’hésite pas à le préférer parfois par rapport à certains musulmans :
« Dans tout les cas, faire du négoce avec un ḏimmī demeure sans gravité comparé à celui qui,
(parmi les musulmans), se livre à des transactions usuraires, car si ce dernier se repent, il ne lui est
pas permis de garder en sa possession les gains issus de l’usure. Il a le devoir de les restituer à son
propriétaire s’il en a connaissance, ou de les offrir en aumône en son nom s’il ignore son
propriétaire »11.
10
Ibid., II, p. 156.
11
Ibn Rušd, op. cit., vol. II, p. 159.
7
Ibn Rušd (m. 1126) rappelle dans ce texte la gravité du recours aux transactions commerciales
usuraires (ribā), qui constitue un péché majeur (kabîra) et capital (mu’biqa). Sur le plan de la
comparaison, Ibn Rušd établit une préférence pour le ḏimmī par rapport au marchand usurier fut-il
musulman. Certes, il n’accorde pas cette « préférence » aux ḏimmī-s de façon absolue, mais, il
apparaît clairement qu’il donne aux musulmans, ici, toute latitude à entretenir des relations
commerciales avec les Gens du Livre. Cependant, cette relation peut connaître parfois certaines
restrictions liées à un contexte particulier. À cet effet, Ibn Rušd souligne qu’ :
« Il y a un désaccord [entre les juristes] au sujet de la vente de ce qui permet d’embellir leurs
[ḏimmī] églises ou leurs fêtes tels les vêtements. Est-il permis de leur vendre cela ou non ? Il y a
deux avis [sur cette question]. D’après la recension d’Ibn al-Qāsim dans le chapitre du ǧihād, cela
est sans gravité. Selon la recension d’Aṣbaġ d’après Ibn al-Muzayyin, cela n’est pas permis.
Cependant, il est permis de le faire, à l’unanimité, quand il s’agit de libérer les musulmans contre
une rançon »12.
Ibn Rušd (m. 1126) ne conçoit absolument pas la possibilité de se livrer à des transactions
commerciales avec des belligérants (ḥarbī) en temps de guerre sauf s’ils entrent en terre d’Islam
avec un pacte de protection (amān). Toutefois, Ibn Rušd donne quelques restrictions à cette
exception. Il explique qu’il est strictement interdit de vendre tout ce qui pourrait contribuer à
fortifier militairement ou même psychologiquement l’ennemi. Dans le même élan, il s’interroge sur
ce qui ne semble pas constituer une menace pour la sécurité du territoire tels que les parures
vestimentaires ou autres ornementations destinées à l’embellissement des églises ou des fidèles juifs
et chrétiens lors de leurs fêtes religieuses. En fait, Ibn Rušd ne semble pas prendre position sur cette
question mais se contente uniquement de relater la divergence d’opinions de ses prédécesseurs à ce
sujet.
Même si la coexistence avec la minorité chrétienne n’a pas toujours été aisée à l’époque d’Ibn
Rušd, celui-ci ne semble pas avoir totalement changé de positions sur les relations de manière
générale et plus particulièrement les relations commerciales avec les ḏimmī-s.
Le cas de l’usure
12
Ibid., vol. II, p. 155.
8
« On a demandé à Ibn Lubb (m. 1381) s’il était permis de commercer (muʿāmala) avec les juifs
dont on sait que toute l’activité ou l’essentiel de celle-ci est usurière ? Il a répondu : « La réponse à
cette question est qu’il faut examiner chaque transaction. Si on voit qu’elle n’est pas viciée (fasād)
et qu’aucun des parties contractants n’a affirmé qu’elle l’était, il faudra la considérer comme valide.
Et si elle se révèle viciée, on agira en conséquence. [Enfin], si la transaction paraît valide et que l’un
des contractants prétend qu’elle est viciée, il y a deux opinions : la plus répondue d’entre elles est
de retenir la validité tout en demandant [au défendeur] de prêter serment. Cette solution devrait
suffire dans le présent cas (nāzila) « car elle préserve les intérêts du musulman » (passage peu clair
ou altéré). La seconde opinion est que, dans les transactions où domine le vice, c’est la parole de
celui qui dénonce [ce vice] qui doit être retenue. Certains juristes contemporains ont opté pour cet
avis, parce qu’il est corroboré par la coutume. On peut donc y recourir avec le serment (maʿa alyamīn) dans le cas présent, compte tenu de ce que vous avez décrit. Il appartient au qāḍī
d’empêcher ce que vous avez évoqué dans votre question et d’inciter les hommes de bonnes
volontés à agir de manière juste en faisant lui-même montre de fermeté et de détermination »13.
Cette fatwa porte sur le commerce entre musulmans et juifs. L’auteur de la question demande s’il
faut interdire ce commerce en raison de l’usure, une pratique interdite en islam. Le juriste andalou
Abū Saʿīd b. Lubb (m. 782/1381) délivre une réponse très générale où le problème de l’usure n’est
abordé que de manière accessoire mais plutôt au regard des ventes viciées. C’est ainsi préconise un
traitement au cas par cas. En cas de litige ou de soupçon d’invalidité, la justice peut demander aux
contractants d’apporter la preuve de leur bonne foi ou de prêter serment. Ces recommandations
valent pour toutes les transactions commerciales et non pas seulement pour celles qui impliquent
des juifs. Autrement dit, pour le juriste de Grenade, les mêmes règles régissant le commerce entre
musulmans s’appliquent lorsqu’un musulman traite avec un juif. Il est donc permis de faire du
commerce avec les juifs pourvu que les transactions soient légales.
Ce que révèle cette fatwa, c’est qu’il était permis aux juifs et aux chrétiens de s’adonner à des
transactions commerciales interdites par le Coran (vin, porc et usure), tant que cela n’impliquait pas
la participation d’un musulman dans de tels échanges. Cependant, les biens issus de ces transactions
pouvaient donner lieu à de nouvelles affaires en dépit de leur origine illicite.
13
Al-Wansharīsī, al-Miʿyār, Rabat, 1981, vol. VI, 433-434. Voir aussi la traduction partielle de V. Lagardère, Histoire
et société en occident musulman au Moyen Âge. Analyse du Miʿyar d’al-Wanšarīsī, Madrid, 1995, p. 190.
9
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