Le modèle IS-LM et la Théorie Générale

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Elleanor ROBINS
Conférence de Mademoiselle Steta
Avril 2005
Point d’histoire de la pensée économique
Le modèle IS-LM et la Théorie Générale
Dès sa publication en 1936, la Théorie Générale de Keynes a suscité de nombreuses
réactions. Un ensemble d’économistes, dont Roy Harrod, James Meade, Oskar Lange et John
Hicks s’interrogent sur les relations entre la demande effective et la préférence pour la
liquidité, ou encore les interactions entre les sphères monétaire et réelle.
En avril 1937, John Hicks publie un article dans la revue Econometrica intitulé
« Keynes and the classics ; a suggested interpretation » (Keynes et les classiques : une
interprétation possible), dans lequel il explique le modèle IS-LM, son interprétation de la
Théorie Générale. L’article de Hicks tente de faire une synthèse des analyses keynésienne et
classique ; Hansen reprendra et diffusera l’idée plus tard, en 1952, dans son livre Théorie
Monétaire et Politique Fiscale.
Le modèle IS-LM est considéré comme une version formalisée des idées de Keynes.
Cependant, nombreux sont les keynésiens qui réfutent cette idée de synthèse néo-classique
dont ils nient le caractère keynésien. Ainsi le débat autour du modèle IS-LM reflète le débat
sur l’interprétation même de la Théorie Générale.
Le modèle IS-LM reflète-t-il donc véritablement les idées présentées par Keynes dans
la TG ? Il convient d’abord d’expliciter ce modèle, puis de voir en quoi il découle de la TG et
de la pensée de Keynes.
I.
Le modèle IS-LM : Hicks et l’équilibre global
Avant d’expliciter le modèle, quelques mots sur John Hicks.
Hicks, sir John Richard (1904-1989), économiste britannique
Après de brillantes études à Oxford, il enseigna à la London School of Economics et dans les
universités de Cambridge (1935-1938), de Manchester (1938-1946), et d'Oxford (1946-1965).
En 1972, il reçut le prix Nobel de sciences économiques, conjointement avec l'économiste
américain Kenneth Joseph Arrow. Ses travaux ont porté notamment sur le cycle des affaires
(business cycle), la théorie des salaires, et bien entendu le développement du modèle IS-LM.
Dans son livre Value and capital (1939), il proposa, malgré son attachement au courant néoclassique, une critique du modèle de l'équilibre général de Walras.
Le modèle que nous présenterons ici est une simplification de celui de Hicks-Hansen, très
formalisé. Il convient aussi de noter que, strictement parlant, le modèle de Hicks est en fait le
modèle IS-LL, simplement par différence d’appellation de la masse monétaire. Le modèle ISLM correspond donc à la version « finale », dite Hicks-Hansen, même si l’apport de Hansen y
est relativement limité.
La logique d’ensemble : montrer sous forme graphique l’équilibre sur le marché des biens,
appelé IS, et l’équilibre sur le marché de la monnaie, LM.
Lorsque l’équilibre sur ces deux marchés est atteint, l’économie est vue comme stable, en
équilibre. Mais cet équilibre n’est pas synonyme de plein-emploi de la main d’oeuvre – or le
plein emploi est le pilier de la théorie néo-classique.
Ensuite, Hicks vise à donner un modèle qui pose la question de l’intervention publique :
quelles politiques peuvent nous rapprocher du plein-emploi ? Il se concentre sur le jeu de la
masse monétaire et la politique de déficit budgétaire.
A) L’équilibre sur le marché des biens (IS) et l’équilibre sur le marché de la monnaie
(LM)
1. L’équilibre sur le marché des produits : la courbe IS
Pour qu’il y ait équilibre sur le marché des biens et des services, il faut que l’investissement
soit égal à l’épargne (I=S) : Keynes et les classiques s’accordent là-dessus.
Rappel : Pourquoi I=S à l’équilibre ?
Dans un contexte de prix fixes :
L’offre de biens et services (le produit) correspond au revenu global (Y), qui se partage entre
la consommation et l’épargne : O = C + S.
La demande de biens et services se décompose en consommation et investissement : D = C+
I.
L’équilibre est donc : O=D <=> C+S = C+I <=> S=I. L’équilibre de l’offre et de la demande
dépend de l’équilibre entre investissement et épargne.
La courbe IS est l’ensemble des combinaisons de taux d’intérêt (i) et de revenu (Y)
qui assurent l’équilibre sur le marché des biens et services, c’est-à-dire qui sont
compatibles avec I = S.
Quelle va être la forme de cette courbe ?
o L’investissement est une fonction décroissante du taux d’intérêt : une hausse
de (i) signifie que l’entreprise pourra moins investir.
o L’épargne est une fonction croissante de Y : plus on a de revenu, plus on peut
épargner (loi psychologique de Keynes).
o Donc courbe IS = couples Y, i.
Etant donné que sur cette courbe I = S, Y et i varient en sens inverse (si i baisse, I augmente,
donc S augmente, et Y aussi). La pente est négative, et plus l’I est sensible à i, plus la pente
est forte.
i
Clé de lecture : pour un taux d’intérêt de
5%, le niveau de revenu qui vérifie
l’équilibre I=S est de 50 millions d’euros.
5%
IS
50 millions d’euros
Y
2. L’équilibre sur le marché de la monnaie : la courbe LM
Sur ce marché, l’offre est exogène, déterminée par les autorités monétaires. On l’appellera M.
La demande de monnaie est appelée L, car elle reflète la préférence pour la liquidité. Elle est
liée au taux d’intérêt : la préférence pour la liquidité augmente quand le taux d’intérêt
diminue. La demande de monnaie est partagée en deux : L1, l’encaisse de transaction, et L2,
l’encaisse de spéculation.
L1 est une fonction croissante de Y : plus le revenu est élevé, plus la demande de monnaie de
transaction est forte (th. Classique) ou encore : plus on est riche, plus on dépense et plus on a
besoin de moyens de paiement.
L2 est une fonction décroissante du taux d’intérêt, car i varie en sens inverse du cours des
titres (effet balançoire) : si le taux d’intérêt est bas, le cours des titres est élevé, donc
l’encaisse de spéculation est utilisée. L2 est donc fonction de i : L2= L2(i).
L’équilibre sur le marché monétaire s’écrit donc : M= L1(Y) + L2(i).
La courbe LM représente l’ensemble des couples (Y, i) compatibles avec cet
équilibre, l’ensemble des situations où l’offre de monnaie (M) égalise la demande de
monnaie (L).
La pente est positive en phase normale car si i augmente, L2 diminue, donc L1 augmente
(car M est donné et L1=M-L2).
La courbe LM :
i
LM
Clé de lecture : si le revenu est de 2000
millions d’euros, l’offre et la demande de
monnaie s’équilibreront pour un taux
d’intérêt de 4%.
5%
2000 M d’euros
Y
* La rigidité de la courbe (quasiment parallèle à l’axe des ordonnées) s’explique par la trappe
à liquidité : il y a un seuil en dessous duquel une baisse du taux d’intérêt n’aura pas d’effet sur
le revenu.
* La verticalité de la courbe s’explique par le placement entier de l’argent : tout l’argent est
placée, il n’y a pas de thésaurisation. (phase classique).
B) L’équilibre sur les deux marchés et ses conséquences – la portée du modèle
1. L’équilibre global
i
LM
IS
Y
Le point d’intersection de ces courbes correspond à une situation d’équilibre général,
simultanément sur le marché des produits et sur le marché monétaire.
Cet équilibre détermine un taux d’intérêt et un revenu d’équilibre ; toutefois, le niveau
d’investissement découlant de ce taux ne suffit pas forcément pour assurer le plein emploi. En
effet, le marché du travail ne participe pas à la détermination de l’équilibre global : le couple
(Y, i) pourrait correspondre à un « équilibre de sous-emploi ». Même si ce n’est pas dit
explicitement ici, Hicks fait référence à l’idée keynésienne selon laquelle l’économie est
sujette à des chocs, provenant essentiellement des variations de l’efficacité marginale du
capital qui résultent elles-mêmes d’une modification de l’état d’esprit des chefs d’entreprise
(les « esprits animaux »).
2. Quelle portée ?
i
IS
LM
LM’
Le modèle est utilisé pour représenter les effets de la politique économique, qui vise à
rapprocher l’équilibre de sous-emploi de celui de plein-emploi.
La politique budgétaire : une politique de relance de la demande globale par
l'investissement autonome. Si l'Etat investit par exemple un montant N, la courbe IS sera
déplacée vers la droite (sans que le taux d'intérêt soit modifié car il s'agit d'un investissement
autonome), puisqu’on augmente ainsi le revenu global.
La politique monétaire : on peut également s'approcher du plein emploi par une politique
monétaire appropriée. En augmentant la quantité de monnaie disponible dans l'économie, les
autorités monétaires font déplacer la droite LM vers la droite (car le taux d’intérêt sera plus
bas pour un même revenu). Ce déplacement crée un nouveau point d’équilibre à un taux
d’intérêt plus bas et à un niveau de revenu plus élevé, ce qui tend à accroître l’emploi.
Une politique monétaire expansionniste réduit le taux d'intérêt d'équilibre alors qu’une
politique budgétaire expansionniste augmente le taux d'intérêt d'équilibre. La baisse du taux
d’intérêt est un autre moyen d’action.
Il faut donc améliorer le niveau d’emploi par des politiques qui vont avoir un impact reflété
par des déplacements de courbes sur le graphique.
Une deuxième portée : ce modèle est considéré par beaucoup comme la base de la
macroéconomie, plus que la TG elle-même. C’est notamment le cas dans les manuels de
macroéconomie.
II.
Le modèle ISLM est-il keynésien au sens des idées énoncées par Keynes dans
sa Théorie générale?
A) Les liens avec la Théorie générale de Keynes
Dans son article « Keynes et les classiques », Hicks expose sa démarche qui se veut de même
type que Keynes dans la TG : « puisque notre propos est d’effectuer des comparaisons,
j’essayerai d’établir ma théorie classique typique dans une forme semblable à celle dans
laquelle M. Keynes a établi la sienne ». Hicks a construit un modèle mathématique, puis a
montré que la TG n’était qu’un cas particulier de ce modèle. Tout comme ce que Keynes avait
fait, en montrant la théorie classique / néoclassique comme un cas particulier de sa TG.
Keynes connaissait Hicks, car ils enseignaient tous deux à Cambridge, et a reconnu son
interprétation comme valable (en tant qu’interprétation seulement). Il l’a critiquée, mais l’a
trouvée assez vraisemblable pour une version pragmatique de sa Théorie Générale. Il a
notamment reconnu l’exactitude pour les points suivants :
la théorie du chômage s’accorde bien avec les notions du chapitre 3 de la TG : qu’il existe
un équilibre de sous-emploi qui pouvait être atténué grâce à des politiques de relance par la
demande. Il apprécie que l’on n’explique pas le chômage par le seul marché du travail ;
l’interaction entre le secteur réel et le secteur monétaire : Hicks sort de la dichotomie
classique ;
Le rôle du taux d’intérêt : pour les classiques, le taux d’intérêt détermine le niveau
d’épargne. Pour Keynes, le taux d’intérêt va déterminer la manière dont l’épargne est utilisée
(encaisse de transaction-précaution et encaisse de spéculation ; plus ou moins de liquidité).
Hicks reprend cette idée. Il base LM sur la préférence à la liquidité et les encaisses de
précaution/transaction et de spéculation. Il respecte aussi la trappe à liquidité.
Hicks a donc su garder l’aspect global, général, de la théorie keynésienne. Keynes : « Nous
avons donné à notre théorie le nom de « théorie générale ». Par là, nous avons voulu
marquer que nous avons principalement en vue le fonctionnement du système économique
pris dans son ensemble ». Hicks, de manière fidèle à la TG, offre une vue globale de
l’économie.
L’idée qu’une hausse de la masse monétaire agit sur le niveau d’emploi est purement
keynésienne : pour les classiques, la monnaie est un voile et le niveau d’emploi se détermine
selon le marché du travail. De la découlent la possibilité, les moyens et les effets de
l’intervention de l’Etat, centrale dans la TG et le modèle IS-LM.
Le modèle de Hicks est valable en courte période, dans laquelle se situe l’analyse présentée
par Keynes dans la Théorie générale.
B) Ce qui va à l’encontre de la TG de Keynes
1. Qui critique l’interprétation de Hicks de la TG ?
La nouvelle école de Cambridge (J. Robinson, N.Kaldor, M. Kalecki)
Les post-keynésiens (Alain Barrère, J.K. Galbraith, A. Eichner), qui en dérivent et
donc qui forment les mêmes types de reproches. Les post-keynésiens veulent fonder
une vraie alternative à la théorie néoclassique ; ils se basent donc sur la partie la plus
radicale de la TG.
Deux types de critiques :
- d’être réducteur : Hicks « oublie » des innovations importantes de Keynes, comme les
anticipations par exemple. De prendre les éléments « arrangeants » dans le modèle
keynésien et de laisser de côté l’essentiel ;
- de déformer les idées de Keynes pour pouvoir les concilier avec l’approche néoclassique. Ces modifications dénaturent le propos de Keynes dans la Théorie Générale.
2. La critique de Joan Robinson (Hérésies économiques, 1972)
Critique de la courbe IS : relation entre taux d’investissement et taux d’intérêt
– Hicks ignore toute dépendance temporelle
Keynes disait bien dans la TG qu’une baisse du taux d’intérêt par rapport à des
anticipations données engendrerait une hausse du taux d’investissement. En d’autres termes,
un taux d’intérêt plus bas que prévu encouragerait des plans d’investissements qui, en se
réalisant, permettraient une augmentation de la consommation (le multiplicateur keynésien).
Et puisque les plans d’investissements sont influencés par les réalisations présentes des
anticipations antérieures, d’autres investissements suivent. Une croissance s’en suit, stoppée
quand le profit par unité de capacité productive diminue (car l’efficacité marginale du capital
décroît).
Robinson souligne que « une chose qu’il (Keynes) n’a certainement jamais dite est
qu’une baisse définitive du taux d’intérêt entraînerait une hausse définitive du taux
d’intérêt ». Hicks oublie donc les anticipations et simplifie la mécanique de Keynes ; il crée
un modèle atemporel où tout se passe simultanément: Hicks et Hansen négligent tous les
effets de dépendance au temps de Keynes, comme les prévisions, l’incertitude, les
spéculations. Hicks admettra lui même ce décalage, mais en 1980 seulement.
Critique de la courbe LM : inversion de l’ordre causal
La pente de LM, s’élevant de gauche à droite, inverse l’ordre causal. Selon ce modèle, un
niveau plus élevé de production entraînerait une hausse du taux d’intérêt. Une hausse de la
production élève la demande de monnaie de transaction et élève la préférence pour la
liquidité, traduite par une hausse du taux d’intérêt. Mais cette mécanique est une
simplification : selon Keynes, c’est la baisse du niveau d’activité qui engendre une crise de
confiance et, par là, une augmentation du taux. Inversement, en période de croissance, il paraît
logique de penser que les anticipations de profit optimistes renforcent la confiance et
permettent un taux bas pour prêteurs et emprunteurs.
Critique de l’intersection des deux courbes
Selon Robinson, l’équilibre décrit n’est rien d’autre que la « théorie quantitative sous sa
forme la plus pure » : une position d’équilibre de taux d’intérêt et de revenu pour une quantité
de monnaie donnée. Pour accéder au plein emploi, il suffit alors de jouer sur la masse
monétaire et d’augmenter l’offre de monnaie pour faire déplacer la courbe vers la droite. On y
rajoute simplement la trappe monétaire.
Pour véritablement refléter Keynes, d’après Robinson, il faudrait que IS soit une droite
verticale, puisque cette courbe dépend des profits anticipés plus que du taux d’intérêt ou du
revenu.
Conclusion : Une théorie de la synthèse
Si les ressemblances et les critiques du modèle de Hicks et de Hansen sont justifiées,
c’est parce qu’il s’agit de ce qu’on appelle une théorie de la synthèse. Cette approche voit
l’analyse de Keynes comme un cas particulier que Walras n’aurait pas pris en compte, mais
qui pourrait être incorporé dans la théorie néo-classique. La théorie de la synthèse fait ainsi le
pont entre deux mouvements a priori opposés. L’article de Hicks est d’ailleurs le point de
départ de ce courant d’interprétation de Keynes : le courant de la « synthèse néoclassique »
est, avec les post-keynésiens, un des deux pôles majeurs se réclamant de la pensée de Keynes.
De Walras, Hicks retient la structure à prix fixes et l’idée de simultanéité des marchés.
Le courant de la synthèse, ou néo-keynésianisme, part du modèle IS-LM mais
comprend bien d’autres éléments théoriques : le multiplicateur de Samuelson par exemple.
Quelques néo-keynésiens sont : Hicks, Hansan, Klein, Tobin, Samuelson. Ce courant est très
présent aux Etats-Unis et est la base des politiques économiques dites keynésiennes. Il existe
aujourd’hui une multitude de clivages dans la pensée keynésienne, mais celle-ci était la
première et la principale.
Bibliographie
Dictionnaire d’économie, CD. Echaudemaison (dir.), 2000
Keynes et les keynésiens aujourd’hui, Janine Brémond, 1987
Histoire de la pensée économique, Mark Blaug
Histoire de la pensée économique, M. Montoussé (dir.)
Macroéconomie, J. Généreux, 2000
Econometrica d’avril 1937, article de J. Hicks
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