entre pédagogie, sociologie et culture. Forquin y
tient à distance, en les articulant entre elles, la
« raison sociologique » et la « raison pédago-
gique ». De la raison sociologique, il dit qu’elle
« est tout entière tournée vers la description, l’ex-
plication, l’objectivation des phénomènes. Le
déterminisme est son ressort heuristique, le rela-
tivisme sa tentation naturelle, le cynisme théo-
rique sa vertu ». « Au contraire, poursuit-il, la rai-
son pédagogique est essentiellement normative et
prescriptive, sa tentation naturelle est l’universa-
lisme (...) sa postulation normale, une certaine
sorte d’idéalisme pratique ». Si la sociologie n’a
que faire des valeurs, sauf à les réduire à des
faits descriptibles, le concept d’éducation, lui,
est structurellement – « phénoménologiquement »
insiste Forquin – inséparable du concept de
valeur, indissociable d’un ordre et d’une échelle
des valeurs. Il est prescriptif. Et l’on sait que le
descriptif et le prescriptif ne peuvent pas se sup-
porter. « C’est pourquoi, conclut notre collègue,
la collaboration entre sociologie et pédagogie est
l’objet d’un contentieux perpétuel et le théâtre
d’un perpétuel malentendu » (p. 185).
On ne peut s’empêcher de mettre en rapport, et
en contrepoint, le constat de ce malentendu avec
les analyses des positions des sociologues bri-
tanniques qui constituent la matière de l’ouvrage.
Ce qu’il est convenu d’appeler l’« empirisme
anglais » véhicule dans le même mouvement, sur
la base de la reconnaissance d’un primat du fait
sur l’idée, tout à la fois des analyses scienti-
fiques, aussi fines que rigoureuses, des situations
sociales données, et une appréciation des valeurs
mises en œuvre à travers ce qui est recherché en
fait. Même lorsqu’elle se veut critique, comme
dans le cas de la « nouvelle sociologie de l’édu-
cation », et qu’elle s’emploie à prendre en compte
les présupposés idéologiques qui sous-tendent
les processus et les procédures scolaires, cette
approche ne va pas jusqu’à inverser le primat du
fait sur l’idée. On comprend que, prisonniers de
notre cartésianisme, nous soyons fascinés par
cette façon de procéder qui pose le problème
résolu en principe avant même qu’il soit théori-
quement posé (avec le risque, chez nous, qu’il ne
quitte pas la théorie...). Mais on ne se refait pas
culturellement : le rapport entre sociologie et
pédagogie ne peut être, dans notre bonne France,
que « tragique » condamné au malentendu (3).
Nous sommes peut-être en cela les héritiers
d’une troisième culture, je veux dire : de celle qui,
à partir de Kant et de l’idéalisme allemand, a
façonné notre façon de penser moderne, et de la
manière la plus systématique. Le « perpétuel mal-
entendu » sur lequel Jean-Claude Forquin met le
doigt renvoie au fond, chez le philosophe de
Königsberg, au statut de la liberté dans son rap-
port à la nature. C’est que nous nous découvrons
tout à la fois comme des êtres bien enracinés
dans la nature, mais tout autant capables de nous
en dégager pour penser un sens qui ne lui doive
rien : l’éducation s’appuie précisément sur ce
pouvoir dont nous disposons de par notre liberté.
L’homme est, pour reprendre une formule de la
Critique de la raison pratique, un être « raison-
nable et fini » : fini, il est entièrement soumis au
mécanisme de la nature et déterminé par les
causes qui agissent sur lui (ce qui donne prise
aux sciences humaines) ; mais, raisonnable, il est
capable de penser un sens en soi qui le satisfasse
pleinement (ce qui laisse place à la philosophie).
C’est ainsi qu’un fossé, qui paraît infranchissable,
se creuse entre le domaine de la nature (sociali-
sée) et le domaine de la liberté. Or cette liberté,
si elle veut se réaliser, doit nécessairement trou-
ver un chemin, et où peut-elle le trouver ailleurs
que dans la nature et dans sa transformation
sociale ? Si l’homme veut pouvoir agir sur elle en
vue de l’humaniser – et il agit de fait en ce sens,
il éduque de fait –, il importe que la réalité soit
déjà jusqu’à un certain point finalisée par la
liberté (4). Mais, insiste Eric Weil, jusqu’à un point
seulement, faute de quoi la liberté, réduite au fait
finalisé, en devient insensée.
Nos collègues britanniques partent du fait que
la liberté est à l’œuvre dans la société, que celle-
ci est finalisée de fait par la liberté : la critique ne
peut donc être radicale, elle doit se satisfaire
d’accompagner, de façon assurément critique, un
processus qui est déjà de la liberté à l’œuvre ; la
déconstruction n’est jamais telle chez eux que les
choses ne puissent « fonctionner ». Héritiers de la
tradition allemande, nous sommes, nous, plus
radicaux : si la liberté doit trouver son chemin
dans la nature, ce « devoir » n’est pas de l’ordre
de la nécessité physique, il est porté par une
volonté qui doit d’une façon ou d’une autre faire
plier les faits. D’où notre volontarisme, volontiers
« républicain ».
Il est intéressant, à ce point de notre approche
comparative, de mettre en regard les analyses de
la pensée anglo-saxonne que nous offre Jean-
Claude Forquin, tant dans le champ de la socio-
L’École entre sociologie, culture et philosophie : la chance de la pédagogie 119