Le social en débat : cognition ou interprétation 11
de l'esprit par rapport à celle de la nature3. D'un côté, le paradigme
naturaliste considère que l'objet de la science est un et que les
sciences humaines doivent adopter les mêmes méthodes que les
sciences mathématisées de la nature, par excellence l'explication par
des lois causales telle qu'elle a cours en physique ; sous ses diverses
formes, l'épistémologie naturaliste consiste donc à nier la spécificité
des sciences de l'esprit (sciences of mind)4. A l'opposé, le paradigme
herméneutique affirme l'autonomie épistémologique des sciences de
l'esprit (Geisteswissenschaften) par rapport aux sciences naturelles.
La frontière qui démarque les deux catégories de sciences ne tient
pas à une différence entre les objets qu'elles étudient, mais à la
divergence des points de vue qu'elles adoptent : alors que les
sciences de la nature mettent en œuvre une appréhension externe, les
sciences humaines déploient une aperception interne. Le même objet
— l'homme par exemple — peut ainsi être étudié tant dans une
perspective explicative que d'un point de vue herméneutique5.
L'épistémologie herméneutique assigne par conséquent aux sciences
humaines une méthode propre, orientée vers la compréhension du
sens, qui peut se décliner en une version psychologique et une
approche interprétative6.
3 Sur les racines historiques et la problématicité de la distinction entre "nature" et "culture",
voir notamment Bourg (1997:33 sq).
4 Le positivisme et le matérialisme historique s'inscrivent dans le cadre général du
naturalisme par leur commune affirmation d'une science unique de la nature et de l'homme.
Toutefois, le positivisme se distingue du naturalisme en ce que la réduction des sciences
humaines et sociales aux sciences naturelles qu'il prescrit n'est pas directe, mais tient
compte de différents ordres de phénomènes (Comte, Stuart-Mill, Wundt, Durkheim,
Parsons...). Voir notamment Freund (1973:71), Kolakowski (1976:17). Quant au matérialisme
historique, son insistance judicieuse sur le rôle des contradictions et l'engendrement de
l'histoire par la praxis sociale ne peut être thématisée en vue d'une prise en compte effective
des significations historiques comme instauratives du social qu'au prix d'une critique de son
orthodoxie naturaliste et de son causalisme déterministe (voir Castoriadis 1975 : 13-96, "Le
marxisme : bilan provisoire").
5 Voir Dilthey (1883, tr. fr. 1992:169) pour l'explicitation de ces deux points de vue
irréductibles : celui de l'expérience interne, désigné comme philosophie transcendantale, et
celui de l'expérience externe, propre au naturalisme.
6 L'historicisme méthodologique de l'école néo-kantienne de Bade relève du paradigme
herméneutique en ce sens qu'il envisage l'histoire comme une des conditions d'intelligibilité
du réel. Windelband (1894) et Rickert (1902) s'emploient ainsi, comme Dilthey, à prolonger
Kant et même à le dépasser du fait qu'il s'est limité uniquement à l'analyse des sciences
mathématiques et physiques. Comme Dilthey, ils soutiennent que le même objet de
recherche peut être appréhendé à partir de points de vue différents, et affirment donc
l'autonomie des sciences humaines. Mais à l'encontre de Dilthey, ils refusent d'accorder à la
psychologie un statut privilégié et voient dans l'histoire, en tant que procédé de recherche