Être sépharade à Montréal

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DOSSIER SPÉCIAL
Être sépharade à Montréal
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magazine LVS | Septembre 2015
ÉDITORIAL
Ce dossier « Être sépharade à Montréal » est
le premier d’une série
que le LVS consacrera
à l’identité sépharade
dans le monde.
La présence sépharade
au Québec date déjà de
quelques siècles comme
en témoigne la première
synagogue « Sheerit
Israël. Spanish and Portuguese Congregation »
créée en 1768 dans la Belle Province. Et même
si, depuis lors il y eut des Sépharades et non des
moindres comme le rabbin Abraham de Sola
(1825-1882), également professeur d’hébreu
et de littérature à l’Université McGill, la venue
importante des Sépharades au Québec date de la
seconde moitié du XXème siècle. Elle commença
vers les années cinquante par la venue de Juifs
d’Égypte, d’Irak, de Turquie, du Liban, d’Iran,
des Balkans avant celle des Juifs du Maroc qui
constituèrent la large majorité de cette communauté. Plus de cinquante ans plus tard, soit déjà
trois générations, il est légitime de s’interroger
sur la condition des Juifs sépharades à Montréal,
leurs contributions, leur héritage, la pérennité
de leur identité et culture dans cette partie de
l’Amérique du Nord. Et ce d’autant plus, que la
communauté sépharade de Montréal est l’une
des plus importantes après celles d’Israël et de
la France.
Vous trouverez dans ce dossier, loin d’être exhaustif comme vous pouvez vous en douter dans
le cadre d’un magazine, des contributions très
diverses. Le résumé de l’analyse sociologique de
l’étude du démographe Charles Shahar et celle
de Robert Abitbol, portant sur les tendances, les
orientations et le devenir de notre communauté.
Pour savoir où l’on va, il faut d’abord savoir d’où
l’on vient, l’adage est bien connu, c’est pourquoi
nous publions un témoignage de Jean-Claude
Lasry, l’un des fondateurs de cette communauté
à Montréal ainsi que l’extrait d’un texte de l’universitaire Esther Benaim-Ouaknine. Nous avons
organisé une table ronde avec des membres de
sensibilités diverses, Sylvia Assouline, Michaël
Cohen et Amnon Suissa en les interrogeant sur
les caractéristiques de l’identité sépharade,
l’évolution et le devenir de la communauté sépharade à Montréal. Nous avons également sollicité deux jeunes adultes, la relève en quelque
sorte, Patrick Bensoussan et Karen Aflalo à ce
sujet. Nous publions aussi un article du rabbin
Ronen Abitbol, qui interpelle les Sépharades
montréalais sur leur rapport à la loi juive telle
qu’elle a été transmise par les maitres de la tradition sépharade. En ce qui concerne la riche
production culturelle de la communauté sépharade de Montréal, nous avons dû faire un choix
et porter notre attention sur certains aspects de
la création musicale. Que les artistes et créateurs des autres domaines (littérature, théâtre et
peinture) ne nous en tiennent pas rigueur, nous
aurons l’occasion de revenir sur leurs créations
comme nous reviendrons sur tout autre domaine
qui aurait pu être négligé dans cette première livraison. Nous songeons notamment aux Sépharades qui ont choisi de suivre les traditions hassidiques des mouvements Loubavich ou Breslav
souvent mentionnés au fil des articles et à qui
nous souhaiterions aussi donner prochainement
la parole. Enfin, afin d’étayer votre réflexion,
nous avons introduit et publié l’extrait d’un
texte du philosophe juif contemporain Shmuel
Trigano, sur les critères de définition de l’identité sépharade ainsi que des réflexions de deux
penseurs de notre communauté Maurice Chalom
et Léon Oiknine. Il ne reste plus qu’à vous souhaiter une bonne lecture et surtout une bonne
année 5776.
Dr Sonia Sarah Lipsyc
magazine LVS | Septembre 2015 27
ÊTRE SÉPHARADE À MONTRÉAL | DOSSIER SPÉCIAL
La communauté sépharade
en quelques chiffres
En 2011, Charles Shahar démographe de la Fédération CJA a entamé son étude démographique
et sociologique de la communauté juive de Montréal. La précédente enquête datait de 2001.
L’étude sur la communauté sépharade représente donc le 7ème volet de son « Enquête nationale
auprès des Ménages de la Communauté juive de Montréal ». Les résultats de cette dernière
partie sur la communauté sépharades ont été mis en ligne en avril 20151.
Nous reprenons ci-dessous les faits saillants de cette étude tels qu’ils ont été présentés en
ajoutant quelques précisions tirées de l’ensemble de l’étude sans faire figurer cependant, par
commodité de lecture, les guillemets propres à des citations de textes.
Les conclusions de cette étude, quant aux défis à relever qu’elle souligne, seront exposées dans
une deuxième partie lors d’une prochaine parution du LVS.
Nombre de Sépharades à Montréal
et leur catégorie d’âge
La région métropolitaine de recensement (RMR) de
Montréal compte 22 225 Sépharades parmi lesquels 50,2 %
de femmes et 49,8 % d’hommes. Les Sépharades représentent donc 24,5 % des 90 780 membres de la communauté
juive montréalaise. Ce chiffre est en hausse par rapport à
l’enquête de 2011 puisqu’à l’époque on recensait 21 215 Sépharades soit 22,8 % de la communauté juive de Montréal.
La communauté sépharade établie dans la région de
Montréal est répartie comme suit : 3 755 enfants de moins
de 15 ans, 3 045 adolescents et jeunes adultes de 15 à 24 ans,
5 315 personnes âgées de 25 à 44 ans, 5 570 personnes âgées
de 45 à 64 ans et 4 540 personnes âgées de 65 ans et plus. Le
plus important groupe d’âge chez les Sépharades est celui
des adultes d’âge moyen (45-64 ans). Environ une personne
sépharade sur cinq (20,4 %) fait partie des aînés. Étant donné qu’un nombre important de personnes d’âge moyen
approchent de l’âge de 65 ans, la proportion des personnes
âgées chez les Sépharades devrait augmenter sensiblement.
Où habitent les Sépharades dans la RMR de Montréal ?
Le quartier de Côte-Saint-Luc (CSL) compte la plus
importante communauté sépharade de la RMR de Montréal (5 580 personnes). Cependant les Sépharades n’y représentent que 28,8 % des 19 395 Juifs qui y résident, bien
que leur augmentation y soit plus importante (…). Les Sépharades sont également nombreux à Ville Saint-Laurent
(3365) où l’on trouve la plus forte proportion de Sépharades,
car ils représentent 47,7 % de la population juive. Il y a aussi
une forte proportion de Sépharades à Mont-Royal (39,6 %)
et à Chomedey (36,8 %).
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Magazine LVS | Septembre 2015
Le quartier Snowdon affiche le déclin le plus important
du nombre de Sépharades (- 805). Les pertes dans Snowdon
et Côte-des-Neiges sont d’autant plus préoccupantes que
la plupart des services pour la communauté sépharade sont
situés dans ces quartiers ou du moins à proximité.
Origines des Juifs sépharades d’aujourd’hui
Parmi les Sépharades vivant dans la RMR de Montréal,
9 735 sont nés au Canada, ce qui représente 43,8 % de la
communauté sépharade. Le reste de la population sépharade, 56,2 % est composé d’immigrants parmi lesquels plus
du quart (28,3 %) sont nés au Maroc. Viennent ensuite, par
ordre décroissant, les personnes nées en France (1 690) et
en Israël (1 415) ; 575 sont nés en Égypte, 430 en Iraq, 410
sont des Sépharades nés en Europe de l’Ouest notamment
en Espagne, Portugal et Grèce, 335 sont natifs d’Algérie/
Libye/Tunisie, 290 du Liban, 230 Sépharades sont nés en
Europe de l’Est, soit en Bulgarie ou dans l’ex-Yougoslavie,
220 en Turquie, 105 en Iran, 35 en Syrie, etc.
Langues parlées par les Sépharades à Montréal
En ce qui concerne la langue maternelle, de toute évidence, le français domine (73 %). L’anglais est la langue première de 9,2 % des Sépharades et l’hébreu, de 7 % d’entre
eux. Une plus faible proportion (4 %) indique l’arabe comme
langue maternelle et 3,8 %, l’espagnol.
Pour ce qui est de la langue parlée :
62,3 % des Sépharades disent parler français, tandis que
30,7 % disent parler anglais. L’usage de l’anglais au foyer
a connu une augmentation puisqu’en 2001, elle était utilisée par 26,5 % des Sépharades. L’utilisation du français au
foyer a diminué, passant de 67,8 % à 62,3 %. Cette tendance
Situation familiale des Sépharades
La grande majorité des Sépharades (73,8 %) vit en
couple soit 16 395. Cependant le pourcentage de personnes
divorcées ou séparées est un peu plus élevé chez les Sépharades que dans le reste de la communauté juive (respectivement 7,6 % et 6,6 %).
Une personne sépharade sur dix (10 %) vit dans une
famille monoparentale soit 2 215 personnes. Ce nombre a
augmenté durant la dernière décennie car il y avait 1 920
familles monoparentales en 2001. (…)
Les familles monoparentales sont plus nombreuses
chez les Sépharades que dans le reste de la communauté
juive (respectivement 10 % et 7,7 %) même si on trouve
moins de familles monoparentales chez les Sépharades que
dans l’ensemble de la population de Montréal .
Il y a dans cette communauté 15 % qui sont des personnes seules soit 3 330 (vivant seules ou avec des personnes non apparentées). La proportion de personnes
seules est plus faible chez les Sépharades que dans le reste
de la communauté juive (respectivement 15 % et 16,9 %). Il
faut cependant relever que près du tiers (30,5 %) des Sépharades âgés de 65 ans et plus sont des personnes seules, ce
qui représente 1385 personnes. Ces personnes âgées constituent un groupe particulièrement vulnérable, surtout si
elles n’ont pas de familles ni autres soutiens sociaux, et si
elles ont difficilement accès à des services.
Quelles sont les professions que
les Sépharades exercent ?
Les professions libérales regroupent le plus grand
nombre de Sépharades (3 270); suivent les travailleurs du
secteur de la vente et des services (2 665), les cadres supérieurs et intermédiaires (2 155), le personnel technique et
para professionnel (1 905) et le personnel de secrétariat
et de bureau (1 055). Les Sépharades sont bien représentés dans les diverses catégories professionnelles. Par rapport au reste de la communauté juive, les répartitions sont
sensiblement semblables. Les Sépharades sont un peu plus
nombreux dans la catégorie des cadres supérieurs et intermédiaires, du secrétariat et du personnel de bureau, ainsi
que dans le secteur de la vente et des services. Alors que l’on
trouve dans le reste de la communauté juive une proportion
légèrement plus forte de membres de professions libérales
et de travailleurs techniques (…).
Niveau de vie des Sépharades
47,2 % des Sépharades se situent dans les tranches de
faible revenu (moins de 25 000 $), chiffre en baisse comparativement au 55,1 % de 2001. Ce pourcentage est légèrement plus élevé que dans le reste de la communauté juive
(46,1 %). Mais leur proportion est légèrement inférieure à
celle de l’ensemble de la population de Montréal (48,4 %).
Le revenu médian des Sépharades (29 790 $) est
quelque peu inférieur à celui des Ashkénazes (31 148 $)
mais plus élevé que celui de l’ensemble de la population de
Montréal (28 306 $).
17,8 % des Sépharades se situent dans les tranches de
revenu élevé (70 000 $ et plus), soit une augmentation sensible par rapport à 2001 (10,4 %).
Ce pourcentage est légèrement inférieur à celui du
reste de la communauté juive (19,7 %) mais supérieur à
l’ensemble de la population de Montréal (11,6 %).
Niveau d’étude des Sépharades
Le taux de pauvreté des Juifs Sépharades :
Le pourcentage de Sépharades adultes titulaires d’un
diplôme universitaire a sensiblement augmenté : de 35,7 %
en 2001, il est passé à 45,7 % en 2011. Comparativement au
reste de la communauté juive, le pourcentage des titulaires
d’un diplôme de premier cycle (29,7 %) est plus élevé que
dans le reste de la communauté juive (28,4 %) ainsi que le
pourcentage de diplômés Sépharades d’un Cégep ou d’une
école de métiers (respectivement 24,2 % et 19,2 %). Cependant les titulaires d’une maîtrise sont en plus faible proportion chez les Sépharades (12,7 % et 13,7 %), ainsi que les
titulaires d’un doctorat ou d’un diplôme de médecine (3,3 %
et 4,2 %). Le pourcentage de titulaires d’un diplôme universitaire est beaucoup plus élevé chez les Sépharades que
dans l’ensemble de la population de Montréal (respectivement 45,7 % et 29,1 %).
On compte 4 080 Sépharades pauvres dans la région
de Montréal, ce qui représente 18,4 % de la population sépharade. Ce taux a augmenté durant la dernière décennie,
puisqu’il était de 17,8 % en 2011. Cette augmentation est
toutefois plus faible que celle que l’on constate dans le reste
de la communauté juive : de 18,6 % en 2001, elle est passée
à 20,5 % en 2011. Le taux de pauvreté chez les Sépharades
est inférieur à celui de l’ensemble de la communauté juive
ainsi qu’à celui de l’ensemble de la population de Montréal
(20,5 %).
Les Sépharades les plus vulnérables sont les personnes
âgées vivant seules (47,7 %), les adultes de 15 à 64 ans vivant
seuls (47,3 %) et les membres d’une famille monoparentale
dirigée par une femme (32,7 %)
Sonia Sarah Lipsyc
1
Pour l’ensemble de l’enquête et plus particulièrement l’étude sur la communauté sépharade voir
http://www.federationcja.org/media/mediaContent/2011%20Montreal_Part7_Sephardic%20Community_Final-F.pdf
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ÊTRE SÉPHARADE À MONTRÉAL | DOSSIER SPÉCIAL
peut tenir en partie au fait que les Sépharades d’âge scolaire
ayant immigré durant les années 1960 et 1970 ont fréquenté
les écoles anglophones protestantes ou juives, parce qu’ils
ne pouvaient fréquenter les écoles francophones catholiques, et ont par la suite inscrit leurs enfants dans le même
type d’écoles. La langue parlée à la maison serait influencée
par la langue à laquelle les Sépharades ont été exposés durant leurs études. Seulement 3,4 % parlent hébreu au foyer,
1,2 % parlent espagnol et 0,7 % parlent arabe.
ÊTRE SÉPHARADE À MONTRÉAL | DOSSIER SPÉCIAL
Identité et Organisation
Entre sauvegarde et mutation
Il nous paraissait nécessaire, depuis quelques années, de comprendre l’évolution des structures communautaires en place, les
nouvelles formes d’adhésion et de comportements collectifs de
la communauté sépharade à Montréal. Nous croyons qu’après
plus de cinquante ans de présence d’immigrants juifs d’Afrique
du Nord à Montréal, les leaders et les décisionnaires des institutions communautaires devraient entamer un long processus
de réflexion sur « l’état des lieux » ainsi qu’une analyse sur la
construction de la mémoire et de l’identité de leurs membres.
Nous présumons que, le temps et à la rencontre des sociétés nord-américaines (juive et non-juive), le foisonnement de
reconstructions identitaires de ces immigrants et des générations subséquentes, donneraient lieu à une réinvention du modèle
organisationnel communautaire. Ce processus prend plusieurs
voix et notamment celle de la recherche et de la compréhension
des motivations premières de la construction d’une société juive
sépharade au sein de la grande communauté juive montréalaise.
Vous trouverez, dans le texte qui suit, quelques éléments de
cette recherche.
30
Magazine LVS | Septembre 2015
C’est au cours des années 50 que des Juifs venant des
pays du Maghreb, plus particulièrement du Maroc, affluent
à Montréal. Ils sont confrontés, tout de suite, aux défis de
leur installation et de la rencontre avec la communauté juive
locale. Conscients et concernés par la transmission de leur
mémoire et de leur identité, ces hommes et femmes participèrent sans relâche à la mise en place de structures communautaires : des organisations qui leur seraient propres
et qui garantiraient l’épanouissement de ses membres dans
un environnement aux aspects identitaires et culturels faisant référence aux contrées d’origines, à leurs mémoires et
à leurs vécus.
Ainsi, l’ensemble des traits distinctifs de la collectivité — spirituels, intellectuels et affectifs — seront mis
alors à contribution. Ils englobent les modes de vie, les
façons de vivre ensemble, les rituels religieux, les valeurs,
les traditions, les croyances et plus particulièrement, le
fait français.
On se mit alors à bâtir, des centres communautaires,
des institutions culturelles, éducatives et scolaires, des
synagogues, des institutions rabbiniques et autres. À titre
d’exemple : La Communauté sépharade du Québec, le Rabbinat du Québec le Centre Communautaire Juif, le Centre
Hillel, l’École Maimonide, le réseau des synagogues sépharades, l’Institut de la Culture sépharade, le Congrès sépharade, la Fédération sépharade du Canada...
Ces chantiers furent la preuve d’une grande vitalité et
permirent de ralentir l’élan de l’assimilation et l’érosion
des traditions. Ces immigrants favorisèrent ainsi la création d’une conscience sépharade, héritière d’un judaïsme
traditionnel aux rites, aux cultures et aux observances venus
de leurs contrées natales. Depuis, toutes ces institutions
travaillent en adhérant au principe d’une société ouverte
et démocratique et, non sans difficulté, pour un travail de
continuité d’une conscience identitaire sépharade passée,
présente et à venir.
La CSQ fut la principale organisation, reconnue par les
instances communautaires et publiques, porteuse d’une
mission de préservation, d’épanouissement et de représentation de cette diversité linguistique et culturelle.
À partir des années 2000, un rapprochement avec la
Fédération CJA — tant sur le plan de la localisation (déménagement des locaux) que structurelle — facilite une intégration et ouvre de nouvelles perspectives pour une reconnaissance de cette diversité dans l’ensemble du réseau
communautaire juif.
En 2003, la CSUQ nait de la fusion CCJ-CSQ et interpelle diverses agences communautaires pour la mise en
1
place d’une conscience et d’une ouverture à des changements d’approche pour une offre de services adaptés aux
Sépharades. Cette nouvelle entité gagne en autonomie et
favorise un plus grand rapprochement avec la Fédération et
ses agences œuvrant dans les domaines social et culturel.
Entre sauvegarde et mutation
Considérés comme un groupe d’émigrants aux valeurs
et mémoires communes pendant les périodes d’immigration et d’installation à Montréal, les Sépharades ont formé
tant bien que mal une plateforme culturelle bien identifiée
au sein la communauté juive.
Cependant, à partir des années 90, les membres de
la communauté sépharade ont entamé une dynamique
interne et des processus pluriels qui ont généré des transformations dans plus d’une direction. Certains éléments de
préservation de la permanence de l’identité sépharade font
l’objet de mutation par rapport à la conception originale de
l’appartenance collective.
Le fait français
La langue française fut un véhicule de cohésion et
d’intégrité indispensable à la construction de projets communautaires des Sépharades dès leur arrivée à Montréal.
Elle fut un paramètre d’affirmation et de démarcation
incontournable avec la société d’accueil « juive » anglophone et par ce fait même un frein (entre autres) à l’intégration des Sépharades dans les différentes structures
communautaires existantes. Langage de communication,
elle est présentée comme « mortier » de la cohésion sociale des Sépharades au Québec.
Longtemps reconnu comme « langue maternelle », le
français de nos jours (bien que langue unique de communication des instances sépharades) semble sensiblement
décliner comme langue d’usage pour les nouvelles générations1. Cependant, dans sa majorité, le bilinguisme est un
acquis précieux. Il participent à la vie communautaire et
publique en faisant valoir tant sur le plan professionnel que
bénévole leurs capacités d’intégration dans des groupes et
cultures diverses au Québec.
L’école distincte
L’École Maimonide fut dès sa création considérée
comme l’école de la continuité et de la préservation de la
culture sépharade à Montréal. Une institution communautaire « relais » qui s’inscrit dans le déploiement de structures sépharades et dans la continuité des services communautaires aux sépharades.
De nos jours les enfants issus de familles sépharades
se retrouvent sur l’ensemble du réseau scolaire juif (anglo-
Entre2001et2011,l’usagedel’anglaisparléàlamaisonestpasséde26.5 %à30.7 %etl’usagedufrançaisparléàlamaisonestpasséde67.8 %à62.3 %
(étude de Charles Shahar 2015 sur http://www.federationcja.org/media/mediaContent/2011%20Montreal_Part7_Sephardic%20Community_Final-F.pdf)
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ÊTRE SÉPHARADE À MONTRÉAL | DOSSIER SPÉCIAL
Le contexte
ÊTRE SÉPHARADE À MONTRÉAL | DOSSIER SPÉCIAL
phone et francophone, traditionnel et religieux) 2. Cette
réalité a pour conséquence, entre autres, une diminution
de l’appartenance aux institutions communautaires sépharades de la part de ces familles et des nouvelles générations.
Cette réalité met à profit des dispositions de rapprochement individuel (ashkénaze/sépharade) ainsi qu’aux différentes structures et institutions communautaires juives
« at large ».
Les études postsecondaires
Les campus francophones montréalais (cégep et universitaire) furent jusqu’aux années 2000, la principale
destination des étudiants sépharades. La langue française
d’usage sur les campus fut un élément essentiel à la cohésion d’une entité « compacte » estudiantine sépharade
et reconnue par toutes les instances communautaires. Le
Centre Hillel, par son foisonnement d’activités – social et
culturel – apporta un dynamisme sans pareil dans le paysage des institutions sépharades.
Depuis une dizaine d’années, les étudiants sépharades ont délaissé les campus francophones aux profits des institutions postsecondaires anglophones et
hors de Montréal. Ce qui a eu pour conséquence la
disparition d’une vitalité estudiantine-sépharade porteuse
d’avenir.3
Cependant les organisations estudiantines juives, tel
que Hillel, Jewish Expérience, Birthright, actives dans ces
institutions, bénéficient de plusieurs leaders sépharades,
de leur engagement et de leur savoir-faire.
Les sensibilités religieuses Dans la communauté sépharade, l’émergence d’une
sensibilité et d’une affirmation religieuse portée par une
jeunesse en rupture avec ses bâtisseurs, se dessina dès les
années 90. Nous assistâmes alors à une renaissance d’une
certaine identité juive.
Une jeune génération voulut passer par la contestation
de la transmission parentale, en se fondant sur une fidélité
envers un judaïsme orthodoxe aux pratiques rigoureuses.
Ce phénomène fut suivi d’un rejet de tous les éléments de
type traditionnel véhiculés jusque-là par les institutions
communautaires.
Nous avons vu apparaître une harédisation, à savoir
une ultra orthodoxisation de l’observance religieuse de type
lithuanien ou hassidique. Voire aussi l’apparition de jeunes
Rabbins, dynamiques et engagés dans leur communauté,
soutenus par leur Kahal ainsi que la création d’institutions
propres à leur orientation et à leur développement. (École,
synagogue, centre d’étude, mikvé, caisse d’entraide…) 4
Il faut admettre que des individus, leaders ou membres
de la famille qui assistèrent à ces transformations, les qualifièrent d’étrangères, voire de dangereuses et néfastes pour
le modèle traditionnel véhiculé jusque-là et qui s’inscrivait
dans la continuité.
Sans pour autant poser un jugement de valeurs sur
ces nouvelles pratiques, nous relevons donc ici, le souci
d’une polarisation et d’un clivage communautaire (déjà en
marche) qui aurait pour conséquence une fracture d’un collectif cohérent, voire harmonieux.
La culture Les manifestations culturelles sont des éléments
incontournables à l’affirmation et au rayonnement de
la communauté juive. Elles véhiculent les différentes
expressions qui définissent la façon d’appartenir à un
milieu. La communauté sépharade au Québec, forte
de la richesse de son patrimoine et de ses spécificités, s’est positionnée dans le paysage culturel montréalais à travers ses différentes manifestations : Le Festival
Séfarade, le Festival du Cinéma Israélien et le Centre Aleph
sont parmi celles-là.
Cependant, les organisateurs de ces manifestations
sont confrontés aux mouvements des nouvelles générations, aux rapports à la mémoire d’un passé lointain, aux
défis du présent et des environnements immédiats.
Ces événements reposent sur des contributions financières provenant d’institutions communautaires, publiques
et privées. Tous ces éléments ne sont pas toujours aux rendez-vous, au risque de mettre en danger ces manifestations.
Le leadership Le leadership sépharade fut caractérisé dès les années
60 par un leadership fondateur, engagé et visionnaire. Il
représentait une certaine homogénéité et était soucieux de
sa continuité.
Aujourd’hui, les 25 à 40 ans représentent un univers socio-professionnel économique et pouvant créer des
changements positifs au sein même de la communauté.
Ils évoquent une force de proposition et un creuset d’idées
nouvelles. Ainsi, chaque 2 ans, par le biais de programmes
de formation de la CSUQ, une cohorte gradue et bénéficie
d’un voyage identitaire (Espagne, Maroc, Portugal, Israël)
afin de créer en eux un fort sentiment d’appartenance. Par
contre, nous les retrouvons principalement impliqués dans
des activités socio-récréatives et de collectes de fonds ainsi qu’à des positions séniors de volontariat à la Fédération
CJA 5. Celle-ci déploie d’importantes ressources et stratégies afin de rallier l’ensemble des forces vives du jeune leadership et son développement.
2
En 2009 on dénombrait 1 060 élèves sépharades qui se retrouvaient dans le réseau scolaire juif (autre que Maimonide, 544). Ne sont pas comptabilisés les élèves de
Yavné (étude Charles Shahar 2010)
3
« … Le Centre Hillel est devenu le point de chute des étudiants juifs francophones étrangers… » CJN Nov 2010. Elias Levy, « Le centre Hillel ».
4
On dénombre dans ce milieu plus de 10 nouveaux centres d’étude/synagogues ouverts les 15 dernières années (décompte interne 2014)
5
En 2014 sont sépharades, 4/7 des présidents de l’AJU (Appel Juif Unifié) et 48 % des employés de l’AJU (décompte interne)
32
Magazine LVS | Septembre 2015
»
Cependant, la CSUQ tarde à intégrer cette nouvelle
génération. Il apparait de grandes carences dans la capacité d’attirer et de retenir les personnes de talent qui lui
conviennent afin d’explorer une nouvelle vision aux côtés
des dirigeants actuels.
Si les leaders « fondateurs » témoignent d’une certaine présence, un grand nombre, non négligeable, de leaders sépharades sont engagés dans plusieurs institutions
communautaires et font valoir leur savoir-faire (religieuse,
caritative, pédagogique...). Ceux-ci s’enrôlent pour des
projets locaux et ponctuels. Peu d’entre eux porte une vision
à long terme des structures communautaires sépharades.
La situation économique En 2003, le CCJ propose de défaire son affiliation avec
le YMHA et se joint à la CSQ, pour former l’entité CSUQ, reconnue par Fédération CJA ainsi que son réseau d’agences.
Le leadership sépharade fusionne alors, pour constituer
une seule gouvernance. C’est une nouvelle aire de relations
harmonieuses et d’étroites collaborations avec les agences
culturelles et sociales de la communauté juive. Le budget
d’opération de la CSUQ dépasse 3 M $. Cette fusion des institutions procure une énergie propice au développement
et à la croissance ; manifestations culturelles d’envergure,
record des collectes de fonds, implantation de programmes
sociaux avec soutien financiers aux démunis, développement de nouvelles entités (Centre Aleph, FCIM, Hessed,
Résidence Salomon…). Cependant cette croissance peine
à se maintenir. Depuis 2011, une diminution des revenus mettent en difficulté l’essor de la CSUQ. Ce qui a pour
conséquence un endettement et des difficultés à maintenir
ses opérations au niveau souhaité. Néanmoins, la volonté
d’un redressement fiscal à moyen terme semble se concrétiser ainsi que la nécessité de créer un patrimoine collectif
sépharade (fondations, fonds pérennes…) a émergé depuis
deux ans. Nous pouvons envisager aujourd’hui avec certitude la création de fonds en capital de 5 M$ à très court
terme ainsi que la reprise du contrôle fiscal de la CSUQ.
Synthèse
Faut-il rappeler que l’afflux des Sépharades à Montréal
depuis les années 60 et leur présence permanente dans la
collectivité juive constituent un apport incontournable, une
contribution forte, un rôle dynamique et une revitalisation
de la société juive montréalaise.
Mais, à la lumière de l’évolution de cette présence et
si les membres de la communauté sépharade sont soumis
à ces différentes mutations, ils restent cependant profondément attachés à une certaine culture propre qui se reflète
dans des pratiques et sensibilités particulières (linguistique, artistique, familiale, rituel, pratiques religieuses,
etc.). Elles apportent un fondement solide à l’autonomie et
à l’identité avec des conséquences sur les comportements
individuels suivants :
-
Moins d’attache aux structures communautaires
traditionnelles
-
Plus grande participation aux programmes communautaires « at large »
-
Moins d’appartenance aux institutions sépharades
-
Plus proche de la majorité juive
-
Rejet d’éléments de type « traditionnel »
-
Plus grande religiosité dite « rigoriste »
-
Capacité d’enrôlement réduite
-
Engagement dans les institutions dites« at large »
-
Plus grande autonomie
L’évocation de ces évolutions est une façon de rendre
compte du sens et de l’ampleur des transformations au
cœur des institutions sépharades. Cependant, le désir de
préserver une appartenance à une culture et de l’enrichir,
n’exclut pas les interactions avec la majorité, pour autant
qu’elles ne s’inscrivent pas dans le cadre d’un rapport de
pouvoir inégalitaire. Sans remettre le droit inhérent à se
gouverner, l’esprit de clocher décline à mesure que les
individus deviennent plus intégrés à la majorité. Ainsi,
ces transformations sociologiques et culturelles suggèrent
fortement un renouveau et une redynamisation des structures communautaires.
Peut-on entrevoir que l’identité sépharade s’épanouisse à travers « toute » la collectivité et insister sur la
nécessité que l’ensemble des structures communautaires
participe au renouveau et à la créativité d’une culture qui
converge vers une identité juive porteuse d’avenir ?
Robert Abitbol,
directeur, CSUQ
Magazine LVS | Septembre 2015 33
ÊTRE SÉPHARADE À MONTRÉAL | DOSSIER SPÉCIAL
«
À partir des années 2000, un rapprochement avec la Fédération CJA — tant sur le
plan de la localisation (déménagement des locaux) que structurelle — facilite une
intégration et ouvre de nouvelles perspectives pour une reconnaissance de cette
diversité dans l’ensemble du réseau communautaire juif.
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Les Juifs sépharades de Montréal
l’Association Sépharade Francophone et le début de l’École Maimonide
Dr Jean-Claude Lasry nous livre, dans ce témoignage que nous avons sollicité, les débuts institutionnels de la Communauté sépharade à
Montréal. Dans ce texte dont nous publions de larges extraits, il raconte les différentes étapes de l’Association Sépharade Francophone et le
début de l’École Maimonide. 1
Nous étions la deuxième famille juive d’Afrique du Nord à
émigrer au Canada : mon père,
mon frère et moi sommes arrivés
à Montréal, le 24 janvier 1957, en
plein hiver.
Au plan religieux, le mémoire souligne le coût de l’éducation dans les écoles juives, impossible à soutenir pour de
nouveaux immigrants. À la fin du mandat du président, une
certaine lassitude et l’absence d’un Comité des Élections
font que les activités du Groupement Juif Nord-Africain
cessent.
Devant le gouffre qui sépare
les immigrants juifs nord-africains des autres montréalais (juifs
anglophones et québécois de
souche), tant par la culture que par
Dr Jean-Claude Lasry
la langue ou la religion, la nécessité de nous regrouper devint impérieuse. Dès 1959, une
Association Juive Nord-Africaine est créée, dont Baruk
Aziza devient le président. Le comité rencontre le Dr Kage,
directeur général de la JIAS (Jewish Immigrant Aid Society),
qui offre son aide en détachant un employé pour faciliter
l’organisation d’activités socio-récréatives : sorties, bals,
pique-niques… Ainsi, le lendemain de la Mimouna, à la fin
de la fête de Pessah (17 mai), trois autobus pleins emportent
près de 200 personnes pour une sortie au Lac Lafontaine,
dans les Laurentides, par un soleil d’été. La veille, le comité
avait tenu un bal pour la clôture de la Semaine de la Citoyenneté, sous le patronage du juge René Deguire, président de
la Cour de la Citoyenneté de Montréal. Le Canadian Jewish
Chronicle rapporte la présence de plus de 250 nouveaux arrivés d’Afrique du Nord (3/07/1959).
Le ferment du regroupement reprend à l’automne 1964.
Une commission de travail convoque une assemblée générale le 29 novembre, en réponse à un article paru dans Dimanche Matin, où le directeur de la JIAS, Dr Kage, affirmait :
« Ces immigrants de langue française… veulent à tout
prix conserver leurs traditions, et c’est un des problèmes
de la Communauté Juive de Montréal ». Cette même commission organise un bal de fin d’année qui accueille plus
de 700 personnes dans la salle de fêtes d’une synagogue à
Outremont. En février 1965, la Congrégation des Juifs de
Langue Française élit un Comité Directeur, qui choisit l’un
de ses membres comme président, Guy Teboul. Ce dernier
s’adresse directement au Congrès Juif Canadien, en assemblée plénière triennale à Montréal, ce qui mécontente profondément le directeur de la JIAS, habitué à agir comme
représentant de notre communauté. Le Dr Kage convoque
alors d’anciens membres de l’Association Juive Nord-Africaine et du Groupement des Juifs Nord-Africains à une réunion du Comité directeur de la Congrégation, qui tourne
alors au scrutin. André Amiel est élu président d’une nouvelle organisation, la Fédération Sépharade de Langue
Française.
Les réunions de l’association se tiennent au Y Davis,
sur la rue Mont-Royal, au coin Esplanade. En 1961, l’association change de nom pour devenir le Groupement Juif
Nord-Africain, dont Ralph Lallouz assume la présidence.
Le rapport moral et financier des années 1960-1961 souligne diverses activités réunissant de 150 à 400 personnes :
bal sous la présidence d’honneur du consul d’Israël de
l’époque, M. Pinhas Elias ; distribution de jouets lors d’une
fête enfantine pour Hanoucah ; soirées dansantes ; bal de
fin d’année…
Le vice-président du Congrès Juif Canadien, Saul
Hayes, invite le comité exécutif du Groupement à une rencontre, qui conduit à l’accréditation de l’organisme et à la
délégation de 4 représentants à l’Assemblée triennale du
Congrès, qui eut lieu en juin 1962 à Toronto. Le nouveau
président du groupement, Pinhas Ibghy, élu en juillet, doit
affronter les problèmes rencontrés au niveau de l’éducation des enfants qui ont été obligés « d’interrompre leurs
études françaises pour adopter une éducation purement
anglaise. » Un mémoire est présenté au Congrès Juif Canadien déplorant l’absence « d’action visant à l’intégration
de notre groupement au sein de la communauté [juive] ».
1
34
À venir : La CSQ, la CSUQ, le CCJ, les relations avec les Québécois, l’avenir..
Magazine LVS | Septembre 2015
Lors des fêtes solennelles, en octobre 1965, le président
souligne l’augmentation marquée des immigrants nordafricains, qui à cette époque sont pratiquement tous de religion juive (étude de Berman, 1970). Sur le conseil de son
avocat, la Fédération, qui cherche à se doter d’une charte
provinciale, change de nom, en mai 1966 : l’Association Sépharade Francophone, (ASF) dont l’objectif est de regrouper les Juifs immigrants d’Afrique du Nord parlant français.
À partir de ce moment, la structuration de la
communauté sépharade est établie et va évoluer avec le
temps, en fonction de la communauté elle-même. À cette
époque, diverses synagogues sont actives, notamment
dans Côte-des-Neiges, mais aussi à Ville St-Laurent et à
Chomedey. En attendant la création de la grande synagogue
sépharade, cet impossible rêve souhaité depuis les premiers
jours, des contacts sont entrepris avec la Spanish and Portuguese Synagogue, de rite sépharade mais de clientèle achkénaze vieillissante. Un statut de membre associé est négocié
permettant d’assister aux offices réguliers, aux assemblées
générales avec droit de parole mais sans droit de vote, et de
bénéficier des droits de sépulture.
« … Nous sommes et resterons Francophones, nous
sommes et resterons Sépharades, dans le cadre d’une
simple association ethnique ; de plus, nous sommes et
resterons Juifs, liés de façon indissoluble à notre seule et
unique communauté juive. »
Deux conséquences suivirent le mémoire : la création
d’un Département Francophone à l’AJCS (qui dura deux
ans) dont le responsable fut Haim Hazan, et l’engagement
d’un professionnel francophone au YMHA pour s’occuper
de la jeunesse sépharade. À la suite de plusieurs réunions
avec professionnels et bénévoles du Y, James Dahan fut engagé, pour devenir rapidement le directeur du Département
Francophone du Y. Son équipe de chefs scouts, le « District », encadrait des activités de type scout des jeunes de 8
à 20 ans. Une chorale naquit au sein de l’équipe des chefs ;
fondée et dirigée par Solly Lévy, la chorale Kinor prit vite de
l’expansion jusqu’à compter une cinquantaine de choristes.
Lors de son 4e gala annuel, le ministre Dr Victor Goldbloom
déclare :« … nous sommes fiers de vous et de la richesse
que vous avez apportée au Québec. »
En 1967, Montréal accueillait l’Exposition Universelle « Terre des Hommes » où 70 nations arboraient leurs
cultures et leurs savoir-faire. La Communauté juive de
Montréal y présentait aussi son pavillon, où la chorale Kinor
allait donner un récital. Lors d’une répétition, un incident
malheureux révéla l’hostilité marquée de certains dirigeants de la communauté ashkénaze, lorsque l’un d’eux,
croyant nous insulter, interpella le maitre de chœur en le
traitant d’arabe. Cependant, la plupart des organisations
juives de Montréal (JIAS, Baron de Hirsch, Congrès Juif,
Jewish Vocational Services…) cherchaient à trouver des sépharades pour leur conseil d’administration.
Les premières réunions de l’ASF avaient souvent lieu
au restaurant Brown Derby, dans le Centre d’achats Van
Horne, puis au domicile de la secrétaire (bénévole comme
tous les autres), Mme Denise Elofer. Grâce au président
Malka, un grand espace fut loué en 1969, sur la rue Lucerne,
qui devint le siège social ; ce lieu accueillit pendant un an,
la première classe maternelle de l’école. À la suite de négociations avec AJCS, une habitation duplex inoccupée, au
coin de la Côte-Ste-Catherine et la rue Victoria, nous était
prêtée, jusqu’à notre déménagement dans le bâtiment de la
Fédération, en 2000. Une demande de subvention faite en
1970, dans le cadre d’un programme d’emploi fédéral, ayant
été approuvée, un premier salarié est engagé, le directeur
administratif de l’ASF, Robert Lévy, suivi de la secrétaire,
Mme Esther Elkaïm.
Les réalisations qui auront lieu sont dues en partie aux
apprentissages que les membres du conseil de l’ASF ont
faits, en suivant les cours de formation de cadres (leadership
training) que l’AJCS avait élaborés au début des années 70.
Cette remarque permet au soussigné de rendre hommage à
la sagesse des leaders de la communauté juive, qui avaient
compris, il y a bien longtemps, que la pérennité de la communauté passe par la transmission de savoirs particuliers
aux plus jeunes. Merci !
Le problème de l’éducation des enfants juifs francophones devenait de plus en plus aigu. Les écoles catholiques
francophones acceptaient les immigrants non-catholiques
dans la mesure où ils assistaient aux cours de catéchisme,
tandis que les écoles protestantes, moins dogmatiques, enseignaient dans la langue de Shakespeare.
Une délégation de l’ASF se rend, en mai 1968, à Toronto, à l’assemblée triennale du congrès, pour y présenter
une résolution sur l’éducation, basée sur l’enseignement
en langue française de la culture juive, des traditions et de
l’histoire du judaïsme en général et sépharade en particulier, et un enseignement adéquat de la langue anglaise.
Cette assemblée de plusieurs centaines de Juifs canadiens
anglophones a accepté à l’unanimité cette résolution. De
retour à Montréal, il incombait au président de la Commission sur l’éducation de l’ASF (le soussigné) de mettre en
application cette résolution.
Diverses rencontres ont ainsi eu lieu avec le sous-ministre de l’Éducation, M. Yves Martin, qui propose une relation avec la Commission des Écoles Catholiques de Montréal (CECM). Le Dr Gérard Barbeau, directeur général de la
CECM, accueille favorablement notre projet et l’École Maïmonide occupe en septembre 1969 une classe de 14 élèves
à l’École St-Antonin, sur la rue Queen Mary, avec Judah
Castiel comme directeur et Dr Jean-Claude Lasry comme
président. L’année suivante, le directeur reçoit 40 élèves
pour les deux classes (1e et 2e). Des tensions naissent dès
le début de cette deuxième année, car ces deux classes sont
perçues comme menaçantes pour la directrice de l’École StAntonin.
Ayant démontré notre bonne foi, nous retournons à
Québec renégocier un statut différent pour l’École Maïmonide : celui d’école privée indépendante, qui sera reconnue
d’intérêt public en 1973, par le Ministre de l’Éducation, le Dr
François Cloutier. À l’heure actuelle, l’École compte deux
campus, à Ville St-Laurent et à Côte-St-Luc, avec les niveaux préscolaire, primaire et secondaire, et entreprend sa
46e année avec environ 750 élèves.
Les anciens de Maimo se retrouvent aujourd’hui dans
les professions libérales, la santé, la finance, le marketing…
avec un réseau social aux liens très étroits, qui facilite leur
réussite et leur bien-être. Comme l’ont déjà écrit plusieurs,
l’École Maïmonide est le fleuron de notre communauté. Il
me faut aussi souligner que les réalisations de l’ASF, qui
se sont poursuivies à travers la CSQ puis la CSUQ, ont un
impact qui a largement débordé les frontières du Québec
et du Canada. Que soit en France, en Israël ou en Californie, la communauté sépharade de Montréal est montrée en
exemple.
Jean-Claude Lasry, Ph.D.
Professeur titulaire,
Département de psychologie, Université de Montréal
Magazine LVS | Septembre 2015 35
ÊTRE SÉPHARADE À MONTRÉAL | DOSSIER SPÉCIAL
En décembre 1967, lors de l’assemblée générale de
l’ASF, tenue à la Spanish, un nouveau conseil d’administration est élu (incluant le soussigné) qui élit, à sa première
réunion, Elias Malka comme président. Une ère nouvelle
débute propulsée par l’énergie, le dynamisme et l’audace
de M. Malka. Un mémoire est présenté à l’organisme fédérateur des services communautaires juifs, the Allied Jewish
Community Services (AJCS) en 1968. L’introduction, de
Salomon Benbaruk, explicite le changement de nom :
ARCHIVES
1980
ÊTRE SÉPHARADE À MONTRÉAL | DOSSIER SPÉCIAL
Une intégration réussie
ou une communauté
désintégrée ?
Nous reproduisons ci-dessous des extraits de l’article de l’auteure
Dr Esther Benaïm-Ouaknine, Sociolgue et professeur à l’Université de Montréal.
paru dans l’ouvrage « Juifs du Maroc. Identité et dialogue. »
Édition La pensée sauvage, Grenoble 1980. (Pages 359-370).
Du vécu au mythe
Que savait-on du Québec dans le Maroc des années 1950 ? Peu de choses : qu’il se situait au
nord des États-Unis (mieux connus, quant à eux), qu’il y faisait froid et, à la rigueur, qu’on y parlait français). Ce que tout le monde savait, en revanche, c’est que le Québec se trouvait au Canada
et que le Canada c’était déjà l’Amérique : immense, généreuse et opulente, où richesse et liberté
sont le lot de tous et de chacun ! Pays-continent aux inépuisables promesses ; autre grand mythe,
auquel ont cru tant de générations d’immigrants ?
Or, les États-Unis des années 1950 avaient fermé leurs portes alors que le Canada les maintenait bien larges, il était donc facile d’y immigrer, du Maroc comme d’ailleurs. Les Juifs marocains vinrent donc au Canada et comme ils parlaient français plutôt qu’anglais, ils choisirent le
Québec. La majorité, immigrée dans les années 1960, avait fait un choix plus conscient. Elle optait
délibérément pour Montréal, métropole francophone et commerciale du Canada.
Ils ne pouvaient pas se douter qu’il y aurait méprise : venus au Canada dans une société pluraliste où le « melting pot » devait, dans leur esprit, avoir les mêmes effets bénéfiques qu’aux
États-Unis, les voici au Québec dans une province, dont l’éveil de son identité ne devait commencer réellement que vingt ans plus tard au moment même où cette génération d’immigrants
croyait s’être insérée dans la quiétude et l’oubli. La terre de promesses pouvait-elle à nouveau
devenir un symbole d’inquiétude ?
Du mythe à l’analyse
La perception et les attentes de l’immigrant correspondent rarement à la réalité. Les Juifs
marocains immigrés au Canada ont donc dû se forger une nouvelle vie, faite de réajustements
et d’adaptations diverses. Dans la plus grande ville francophone, la connaissance de l’anglais
s’avérait primordiale ; dans cette métropole d’abondance, l’instabilité des emplois et l’absence
d’un système social pour les travailleurs, faisaient déchanter. Dans ce pays libre, enfin être juif
n’était pas chose commode : « Pour les Juifs anglais, nous n’étions pas juifs, pour les chrétiens,
rigoureusement chauvins à l’époque, nous étions juifs… » constate une personne interrogée.
Vingt années passent qui leur permettent de connaître leur nouveau milieu, mais aussi de s’y
inscrire. La société nord-américaine, dans laquelle ils voulaient s’insérer, leur offrait les moyens
de maintenir et d’améliorer le statut social et économique qui était déjà le leur au Maroc.
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Magazine LVS | Septembre 2015
»
Identité collective
En 1969-1970, de jeunes responsables communautaires, qui avaient perçu cet attachement indicible à une manière d’être, se sont exercé à lui donner une forme concrète
(et de ce fait, reproduisaient le modèle de la communauté
anglaise), en comblant le vide entre les deux lignes de force
assimilatrices. Ils avaient compris que la volonté du groupe
de perdurer dans sa spécificité et de préserver ainsi l’équilibre culturel originel résidait dans la combinaison de ses
allégeances : la judéité demeurait le noyau de sa personnalité ; la sépharadité lui octroyait le sens communautaire ; la
francité lui donnait les moyens de se reconnaître dans son
environnement social.
La communauté sépharade du Québec fut alors fondée et son action porta sur la création ou le renforcement
du système scolaire (fondation de la première et seule école
juive de langue française, école Maimonide) ; d’un réseau
d’activités socio-récréatives à la suite de la réorganisation
du centre communautaire juif ; d’un rabbinat qui devait regrouper les différentes synagogues existantes et satisfaire
aux exigences d’ordre spirituel et religieux. Parallèlement,
la Fédération sépharade canadienne participait, à l’échelle
nationale, au mouvement d’éveil des Sépharades du monde
et aux actions de solidarité avec ceux-ci.
Les conséquences d’une telle action communautaire
sont désormais visibles :
Dans le milieu juif anglophone, l’apport culturel sépharade et un judaïsme francophone dans une Province où
le français reprenait ses lettres de noblesse, étaient alors
perçus comme un enrichissement ;
Dans la société québécoise, la présence de cette communauté a sensiblement modifié l’image du juif, qui n’était
pas dénuée de préjugés ; les Québécois découvraient une
judéité nouvelle et somme toute moins étrangère .
Enfin, les Juifs marocains accédaient, par leur francophonie, à certains milieux officiels (éducation nationale,
professions libérales, administration provinciale) et ils
étaient reconnus indispensables, par leur différence culturelle, dans les organismes juifs comme l’A.J.C.S., le Congrès
juif ou, plus récemment, le Conseil des Fédérations juives
nord-américaines.
Dans cette tentative de synthèse entre les différents
éléments de leur passé, ils redonnent un sens à leur existence
juive et ouvrent une phase nouvelle de leur histoire.
Au plan culturel, un formidable retour aux sources s’est
opéré. Ils reconnaissent la richesse de la terre arabe et historique et recréent dans leur vie familiale les structures qui
régissaient leur mode de vie au Maroc. Cessant de mettre
en avant ce que leur différence avait de plus ostensible
(son folklore ou l’âge d’or de l’Andalousie musulmane), ils
optent désormais pour l’affirmation de soi et regardent leur
culture d’origine avec étonnement. Au sein de la communauté, se manifestent des signes de renouveau : sous l’égide
d’universitaires de plus en plus nombreux, institutions et
enseignements juifs sont revalorisés ; par ailleurs, manifestations culturelles, contributions artistiques et vocations d’érudition laissent présager que la communauté du
Québec s’inscrira dans le cadre de la renaissance actuelle du
judaïsme maghrébin.
Au plan politique et institutionnel : il se développe
par-delà les frontières une forme de solidarité qui rattache
les Juifs marocains à leurs autres frères d’Israël. Cette solidarité n’est pas seulement conceptuelle, elle s’inscrit dans
les différents projets de renouveau et de réhabilitation des
collectivités défavorisées d’Israël. Ils ont désormais trouvé
une voie dans le cheminement et l’éveil d’une judéité trop
longtemps méconnue et souvent dépréciée.
Par sa forte personnalité, son intégration économique
et son insertion politique dans des organismes solides, la
communauté sépharade du Canada est assurée d’une évolution dynamique et de pouvoir conduire des actions importantes. Si les discordes internes qui surgissent périodiquement et qui ont pris très récemment la forme d’une
situation conflictuelle entre religieux et laïcs, sont résolues,
la désintégration qui pouvait résulter de la multiplicité des
allégeances de la communauté, pourrait faire place à une
réussite originale.
En quittant le Maroc, le Juif ne perdait pas seulement
un climat et une histoire, mais les assises d’une vie globale
inscrite dans la structure religieuse et familiale. En ayant
fait l’apprentissage de l’émiettement européen, le Juif marocain a aujourd’hui une conscience lucide de tout ce qu’il
était, parce qu’il a une conscience historique de ce qu’il a
perdu. En ayant rassemblé les facettes de son identité, il a
rejoint la philosophie pluraliste et fondamentale du pays
qui est devenu le sien. Et c’est ce parcours qui lui permet
d’interroger le réel.
Dr Esther Benaïm-Ouaknine
Magazine LVS | Septembre 2015 37
ÊTRE SÉPHARADE À MONTRÉAL | DOSSIER SPÉCIAL
«
Dans la société québécoise, la présence de cette
communauté a sensiblement modifié l’image
du juif, qui n’était pas dénuée de préjugés .
Les Québécois découvraient une judéité nouvelle
et somme toute moins étrangère .
ÊTRE SÉPHARADE À MONTRÉAL | DOSSIER SPÉCIAL
Identité Sépharade en 2015
TABLE RONDE
avec Sylvia Assouline, Amnon Suissa et Michael Cohen
Nousavonsdemandéàtroismembresdesensibilitésdiverses,departiciperàcettetablerondeautourdel’identité
sépharade à Montréal en 2015. Nous les remercions d’avoir répondu par écrit à nos questions.
Sylvia Ayelet Assouline
Enseignante à la retraite, elle est l’auteure de
manuels scolaires, de pièces de théâtre et d’un
roman. Elle représente la CSUQ auprès du DJCM
(Dialogue Judéo-chrétien de Montréal).
Dr Amnon J Suissa
Est professeur à l’École de travail social de l’UQAM
où il enseigne des cours touchant au phénomène
des dépendances comme problème social ainsi
que la méthodologie de l’intervention auprès des
familles. L’un de ses derniers ouvrages portait sur
Le monde des Alcooliques Anonymes : déprimés,
gamblers, narcotiques Presses universitaires du
Québec (2009).
Michaël Cohen
Est passionné d’histoire. Il exerce la profession
d’avocat en pratique privée. Ses domaines de
prédilection restent le droit civil et commercial,
le litige étant perçu comme le dernier recours.
Il tente de concilier sa pratique privée avec ses
études talmudiques et la vie du Beth Hamidrash
(lieu d’études juives)
Comment définiriez-vous l’identité sépharade à Montréal ? Y-a-t-il selon vous une différence d’incarnation de
cette identité selon les générations ? Si oui lesquelles ?
Sylvia Assouline
La communauté juive au Maroc comptait ceux dont
la présence dans ce pays remonte à des siècles avant la
conquête de l’Afrique du Nord par les Arabes et ceux qui
sont d’authentiques descendants de juifs expulsés d’Espagne (Spharad). Les uns et les autres, néanmoins, étaient
identifiés comme Juifs marocains. Rendus en Israël pour
être juifs comme tout le monde et espérant mettre fin à la
dichotomie entre l’appartenance religieuse et nationale, ils
se sont trouvés qualifiés de Marocaïm. Arrivés à Montréal,
une autre épithète les attendait. Ils étaient désormais des
Sépharades.Chose curieuse, cette nouvelle identité ne faisait
pas référence au passé glorieux des Juifs expulsés d’Espagne
et qui se sont répandus dans tout le bassin méditerranéen
et ailleurs, ni à leurs illustres ancêtres, ni aux différentes
connotations que le terme sépharade véhicule, mais à un
groupe d’individus juifs venant d’un pays arabe et parlant
français par opposition aux Juifs ashkénazes anglophones
venus d’Europe.
Amnon Suissa
Difficile de répondre à cette question complexe et multifactorielle. Il n’y a pas qu’une identité sépharade, à Montréal ou ailleurs, mais bien des identités. Au plan historique,
depuis la destruction du Temple, les lieux communautaires
(synagogues) ont occupé une place prépondérante dans le
processus identitaire. Ils ont permis la survie et le renouvellement démographique des familles/communautés sépharades et du peuple juif en général. N’ayant pas de terre
où poser les pieds, l’identité s’appuie alors sur sa résilience
38
Magazine LVS | Septembre 2015
dans son exil, ou comme dirait le psychiatre et psychanalyste juif français Boris Cyrulnik son « merveilleux malheur ».
En reprenant la métaphore de l’arbre et ses racines, on
peut dire qu’il existe plusieurs couches à l’identité sépharade. D’abord, les feuilles et les branches, cette première
manifestation visible (habillement, langue, folklore, nourriture, comportements) comme si celle-ci suffit à définir
l’identité entière et globale. Creusant un peu, on aperçoit la
deuxième couche : le tronc (famille, éducation, santé, travail) soutenant une partie importante de l’identité. Enfin,
les racines. Invisibles à l’œil nu, cette troisième couche est
la base de nos valeurs profondes, de notre vision du monde,
du vrai soi identitaire. Déracinée des lieux où elle est née,
l’identité sépharade ne peut être qu’en mutation, un continuum. Parfois, elle s’exprimera davantage via son appartenance à Israël, au Maroc, à la France, à Montréal ou ailleurs. À d’autres moments, elle sera plus universelle, plus
citoyenne, plus interculturelle. L’essentiel de notre identité
sépharade se retrouve dans un certain Patrimoine culturel :
les livres de nos bibliothèques, les œuvres de nos écrivains,
philosophes, artistes, scientifiques, artisans. Comme des
milliers de sépharades avant nous, nous transportons
dans nos valises cette incarnation de l’ici et de l’ailleurs.
L’identité sépharade, c’est aussi cet exercice de l’autre qui
nous permet de partager ce que nous sommes et de mieux
connaître nos racines ou comme dirait Tobie Nathan, ethnopsychiatre juif français d’origine égyptienne, « notre
source ».
Michaël Cohen Mais à Montréal il y a une spécificité. Les juifs sépharades qui ont fraichement débarqué ici n’ont pas eu à se
mesurer à une société d’accueil dont le modèle d’intégration exigeait l’assimilation. Bien au contraire! Le modèle
d’intégration au Québec est souple. Il relève plus du multiculturalisme où il est de bon aloi de préserver et d’exposer
son particularisme communautaire. Je crois que l’identité
sépharade à Montréal devrait se définir à l’aune de cette
réalité.
La principale différence d’incarnation que je vois entre
les générations sépharades à Montréal est linguistique. La
première génération sépharade nouvellement arrivée en
terre québécoise était typiquement francophone et arabophone. La génération d’après, nait ici, a, bon gré mal gré,
favorisé l’anglais et délaissé le français.
Or le changement linguistique est hautement révélateur : il va de paire avec l’émergence de vecteurs culturels,
scientifiques et artistiques inédits. On suit bien le mouvement allant du déracinement à la transmutation qui, pour
les sépharades de Montréal, s’est surtout cristallisée par
l’avènement du changement linguistique.
En deux mots : déracinée et transmutée. Or cette
brève définition est tout aussi valable pour rendre compte
de l’identité sépharade des communautés établies à Paris,
Bruxelles ou Genève.
Considérez-vous que le monde sépharade qui vous entoure a changé depuis votre arrivée ici ? Si oui, en quoi ?
Sylvia Assouline
Lorsque je suis arrivée au Canada en 1969, beaucoup de
Juifs marocains y étaient déjà bien établis. Par esprit grégaire, ils cherchaient à se retrouver lors d’activités sociales,
culturelles et cultuelles. Ceux qui avaient été des leaders
au Maroc ont continué à œuvrer dans leur champ d’action.
Certains dans le domaine cultuel; ils avaient fondé des synagogues de fortune, souvent des gymnases d’écoles étaient
aménagés pour les services religieux du Shabbat et jours de
fête avec des bénévoles bien versés dans la liturgie marocaine. D’autres organisaient des fêtes sociales très courues telles que le réveillon du Jour de l’An. Les enseignants
s’occupaient de l’éducation, l’école Maïmonide était alors
embryonnaire. Les artistes avaient créé la Semaine Sépharade devenue La Quinzaine Sépharade puis Festival Séfarad.
C’est dire le chemin parcouru. La communauté sépharade
prenait racine, forme et constitution au point de devenir
la CSUQ dûment instituée. On peut affirmer, sans exagération, que l’on vibrait dans cette merveilleuse terre d’accueil, d’une identité commune, d’une foi puissante dans
l’ignorance totale de la signification des textes de Torah
que l’on ânonnait dévotement dans les synagogues. Cette
situation a énormément changé. Nos jeunes, filles et garçons, reçoivent l’enseignement de notre patrimoine dans
les écoles juives. Les adultes, eux-mêmes, élargissent leurs
connaissances grâce aux conférences, aux sermons des rabbins, aux diverses études dispensés çà et là. La Torah n’est
plus l’apanage des hommes, les femmes s’y intéressent
de plus en plus et leur présence à la synagogue est devenue chose normale. Mais… d’autres éléments sont entrés
en jeu. Notre jeunesse a été attirée par d’autres mouvances
religieuses. Elle se tourne de plus en plus vers les groupes
hassidiques Chabad, Breslev et autres. De jeunes couples,
les femmes tête couverte de foulards, les hommes arborant
barbe et chapeau noir font désormais partie du décor. Ils ont
leurs propres écoles et lieux de culte. Une véritable désertion de la communauté sépharade.
Amnon Suissa
Je suis arrivé à Montréal l’été 1974, il y a maintenant
un peu plus de 40 ans, pardon 40 hivers. Ce qui a changé
depuis mon arrivée, c’est, entre autre, la disparition d’un
lieu de rassemblement et de renforcement de l’identité de
la jeunesse juive sépharade, soit celui du Centre Hillel. Depuis 1975, Hillel a joué un rôle de tremplin de premier plan
dans le processus d’appartenance et d’intégration à Montréal pour la plupart d’entre nous. Hillel offrait des services
concrets en accueillant les jeunes universitaires sépharades mais aussi les nouveaux arrivants (accompagnement,
bourses, activités intellectuelles, soutien à Israël, défense
des droits, soirées culturelles), cela servait de « ciment social ». J’ai été un membre actif durant mes études et directeur durant 2 ans. Aujourd’hui, on ne peut que réaliser ce
grand vide pour nos jeunes, Hillel est mort de sa grandeur,
comme les dinosaures. J’ai appris que Le Cercle, local pour
jeunes cadres sépharades, a fermé ses portes dernièrement
faute de fonds.
Michaël Cohen Je suis arrivé à Montréal en 1999. J’ignore si le monde
sépharade qui m’entoure a changé depuis lors. Il me semble
surtout que le fossé linguistique intergénérationnel s’est
accentué ces dernières années.
Magazine LVS | Septembre 2015 39
ÊTRE SÉPHARADE À MONTRÉAL | DOSSIER SPÉCIAL
En lien avec la question de l’incarnation de l’identité
sépharade selon les générations, force est de constater que
les premières et deuxièmes générations des cohortes de Sépharades à Montréal continuent d’incarner l’identité dans
les lieux d’appartenance les plus divers. À mon avis, il n’y
a que des réponses subjectives à cette incarnation. Selon le
statut social et économique et des trajectoires personnelles,
on peut trouver des membres affiliés à des synagogues, à
des regroupements de retraités « snow birds » en Floride ou
en Israël, à des groupes golden age ou à des clubs. Si la majorité incarne son identité collective via les rituels familiaux
du shabbat, de la nourriture, des fêtes, il n’en demeure pas
moins qu’on peut incarner son identité à distance tout en
partageant ces occasions sur une base plus ponctuelle. Pour
les plus jeunes, ils incarnent leur judaïté de manière plus
ouverte au monde et souvent à travers la société d’accueil
et Israël. Hormis un certain pourcentage qui a épousé un
judaïsme à saveur orthodoxe, voire ultra-orthodoxe, la plupart de nos jeunes souvent bilingues et trilingues, baignent
dans un judaïsme pluriel, social et culturel.
ÊTRE SÉPHARADE À MONTRÉAL | DOSSIER SPÉCIAL
Ce phénomène va se poursuivre avec le temps. Je
connais suffisamment de juifs sépharades de mon entourage personnel et professionnel, jeunes et moins jeunes
d’ailleurs, qui au mieux chantent un franglais rythmé «
switchant » à souhait de la langue de Molière à celle Shakespeare et qui, au pire, ne savent tout simplement plus parler français. Ou presque.
Même si l’arabe est le lien linguistique premier du
sépharadisme, la perte du français et la prédominance de
l’anglais chez les juifs sépharades montréalais demeure
significatif. L’apparition subséquente d’idées et valeurs
nouvelles, propres à la culture nord-américaine, reflète le
changement structurel du sépharadisme montréalais.
Quelles seraient d’après vous les valeurs propres au monde sépharade qui seraient importantes de poursuivre
ici à Montréal (en matière de traditions religieuses, d’éducation, de culture, etc.) ? Et les écueils qu’il serait tout
aussi important d’éviter ?
Sylvia Assouline
Nous sommes pieux sans verser dans l’orthodoxie
extrême ni l’intolérance. Sous le Protectorat français nous
avons acquis une culture occidentale à tous les niveaux. Elle
s’est rajoutée à notre propre culture musicale, liturgique,
sociale dominée par notre prédisposition à la joie de vivre,
à la générosité, au partage. La synagogue est une extension
de la famille avec toutes ses analogies et différences. Il n’y a
pas d’austérité dans le monde sépharade. Autant de valeurs
à conserver. Malheureusement, nos dirigeants communautaires n’ont pas su œuvrer pour garder bas les frais de scolarité des écoles juives. Beaucoup se sont tournés vers les
écoles publiques et ont suivi d’autres mouvances religieuses
comme signalé précédemment. De plus, le Festival Séfarade
qui devrait être notre fierté et lieu de rassemblement, néglige souvent nos artistes locaux et aliène une grande partie
de la communauté par le prix exorbitant des productions.
L’écueil majeur demeure celui de n’avoir pas impliqué les
jeunes dans toutes les instances de la communauté, de les
avoir tenus trop longtemps à l’écart, alors qu’ils sont nés ici
et ont une autre vision de la réalité. Notre communauté est
vieillissante et nos leaders aussi. Il faut lâcher les rênes et
responsabiliser les jeunes, leur faire confiance, les encadrer
au besoin et assurer la relève.
Amnon Suissa
Au-delà des traditions religieuses et spirituelles qui se
portent, toute proportion gardée, assez bien (Centre Aleph,
synagogues, divers lieux de culte et services), il serait utile
d’explorer des programmes et des activités qui tiennent
compte des conditions et des réalités plus contemporaines.
Au plan de l’éducation, les Écoles juives sépharades, dont
Maimonide et d’autres, ont prouvé, hors de tout doute, que
ce type d’éducation conciliait bien l’identité sépharade avec
les défis d’intégration à Montréal et à la société. Au plan
culturel, les initiatives ne manquent pas. Les festivals du
cinéma israélien ou Festival sépharade et/ou d’activités intellectuelles qui visent à développer des liens avec le monde
extérieur sont une très bonne formule. Le hic est que les
jeunes y sont rarement présents et cela pose problème dans
le ici et maintenant, mais aussi et surtout pour le futur.
Dans la mesure où les nouvelles générations de Sépharades
sont nées dans un environnement où la technologie et les
médias/réseaux sociaux sont la norme, il s’agit de les rejoindre sur des thèmes « plus sexy ».
40
Magazine LVS | Septembre 2015
Dans la colonne des écueils à éviter, la recrudescence
de la place de la religion dite ultra orthodoxe au sein de plus
en plus de jeunes familles juives sépharades. Selon toute
vraisemblance, ce phénomène semble être généralisé à travers le monde. Devant l’ampleur de l’hyperindividualisme
grandissant et du consumérisme à outrance, on peut comprendre le recours à des valeurs comprises comme « plus
sûres » pour sauvegarder un certain équilibre personnel,
familial et social. Alors que depuis des siècles, le judaïsme
sépharade, compris comme traditionnel , a réussi à partager ses lettres de noblesse en travaillant sur le comment
puis-je être juif tout en étant avec l’autre, ce judaïsme ultra
orthodoxe sépharade nous propose une idéologie du repli
sur soi. Ce n’est pas seulement la distinction physique et
vestimentaire qui produit cette division du dehors/dedans,
il y a aussi l’isolement qui se manifeste par une absence
quasi totale de liens sociaux alors qu’ils sont vitaux pour
réussir son inclusion à la société et exercer pleinement son
droit et devoir de citoyen. Inquiets de cette tendance lourde
auprès des jeunes sépharades, certains rabbins n’hésitent
pas à parler de menaces pour l’identité et la pérennité. La
mise sur pied d’un groupe d‘échanges pour les familles vivant ces crises familiales, serait un pas dans la bonne direction et répondrait à un besoin important pour dénouer cette
détresse bien réelle.
Michaël Cohen La question des valeurs propres au monde sépharade
est, en soi, une question fondamentale. Elle dépasse de loin
la communauté sépharade de Montréal. Au risque de généraliser, je dirais que les idées et les valeurs propres au monde
sépharade sont en péril partout et depuis longtemps.
Le génie du sépharadisme est sérieusement menacé.
Des auteurs comme Serge Trigano ou Émile Moatti s’interrogent avec force sur la crise actuelle. Peut-on parler
d’élites sépharades capables d’assumer la transmission et
la continuité d’un « âge d’or » perdu? Que nous reste-til authentiquement du vécu politique, philosophique, littéraire, mystique, poétique ou compassionnel du monde
sépharade? Quelles solutions apporter, face à l’archaïsme,
à la nostalgie du passé et au folklore dominants?
Les idées et les valeurs sépharades n’ont pas été modelées et remodelées de manière innovatrice, voire audacieuse, pour être transmises et reçues avec authenticité.
Or les enjeux de déracinement et de la transmutation n’en
Parlons des Yeshivot sépharades. On y retrouve un
regroupement d’individus qui partagent une origine commune. Le limoud qui y est prodigué ne procède pas de la
tradition sépharade, mais de la tradition et de la méthode
d’étude lituaniennes. La tenue vestimentaire en est une illustration saisissante : le sépharadisme authentique n’imposait certainement pas le port de la chemise blanche et du
chapeau noir. Je crois que ce constat vaut mutatis mutandis
pour la plupart des autres aspects de la vie intellectuelle,
spirituelle ou culturelle du sépharadisme.
Ce qui reste, par une curieuse inertie, c’est la conscience
(ou la simple revendication?) d’être sépharade. Mais cette
conscience est plus folklorique qu’authentique : elle ne
s’abreuve malheureusement pas aux sources de l’héritage
spirituel et de l’originale production littéraire, philosophique, mystique et poétique du monde sépharade. Et les
sources risquent de se tarir…
Au delà de cette conscience, on assiste à la désertion du
monde sépharade vers d’autres mouvements spirituels qui
sont aux antipodes de sa tradition. Les Bouzaglo, Benhamou et autres Chétrit « devenus » Loubavitch, Breslev ou
autre ne manquent pas à l’appel. Manifestement, le corpus
d’intellectuels et de penseurs de haut niveau, d’artistes,
de chefs de fil, de chefs spirituels et de responsables communautaires et institutionnels ne semble pas globalement
capable d’assumer la mission de transmettre l’héritage du
sépharadisme. On a sans doute perdu la trace de cet héritage ou du moins on ne sait comment le ressusciter.
La désertion du monde sépharade vers d’autres mouvements spirituels qui sont aux antipodes me semble par
conséquent assez logique. L’héritage spirituel et l’énorme
production littéraire, philosophique, mystique et poétique
du monde sépharade ne sont pas relayés. Le corpus d’intellectuels et de penseurs de haut niveau, d’artistes, de chefs
de fil, de chefs religieux et de responsables communautaires et institutionnels ne semble pas globalement capable
d’assumer la mission de transmettre l’héritage du sépharadisme. On a sans doute perdu la trace de cet héritage ou du
moins on ne sait comment le ressusciter.
Quel pourrait être l’apport de la communauté sépharade à la communauté juive at large de Montréal ainsi qu’au
monde juif en général ?
Sylvia Assouline
Servir de pont avec les Québéquois de souche qui
croient encore que les Juifs sont tous anglophones, riches
et fédéralistes. Le Consul d’Israël en a fait l’expérience
récemment…Il nous a relaté durant la dernière Assemblée
Générale de la CSUQ, que lors d’un déplacement au Québec
, des personnalités québécoises avec qui il s’est entretenu
croyaient dur comme fer que tous les Juifs au Canada étaient
anglophones, riches et fédéralistes. Il invitait donc la CSUQ
à démystifier ces croyances, à se faire connaître davantage
au Québec, à montrer la non-uniformité des Juifs, à faire
valoir le côté francophone de la communauté sépharade,
toutes les belles choses accomplies par la CSUQ au niveau
social, culturel et autre, bref à servir de pont entre la communauté juive at large et les Québécois de souche.
Démystifier ces croyances en nous impliquant partout.
Le Comité des Femmes Juives francophones faisait un excellent travail d’outreach. Des activités de ALEPH au Musée
des Beaux-Arts, comme ce fut le cas récemment est aussi
une bonne initiative et il y en a sûrement d’autres qu’il faut
amplifier.
Quant au monde juif en général, c’est une grande symphonie et notre partition n’est pas des moindres. Il faut
continuer à la faire vibrer dans l’unisson.
Amnon Suissa
Le concept d’équifinalité nous rappelle que plusieurs
chemins peuvent mener à un même but et vice-versa, plusieurs buts peuvent être atteints par le même chemin. Il
n’y a donc pas une façon unique d’être juif sépharade, au
contraire, multiplier des ponts avec la diversité, c’est un
plus et non un moins. Dans cette optique, et en termes
d’apport, il y a lieu d’explorer plus d’échanges intellectuels,
artistiques, scientifiques avec les communautés et la société d’accueil, sans oublier nos confrères ashkénazes qui ont
une certaine expérience et un long passé à ce chapitre. Dans
la mesure où l’histoire du judaïsme et du sépharadisme
démontre que les plus grandes contributions universelles
passent par la diversité et le pluralisme, on peut très bien
concilier le singulier et l’universel et féconder nos pensées
individuellement et collectivement. Il n’y a pas d’incompatibilité à transmettre notre identité aux jeunes générations
sans tomber dans la « monomanie » religieuse et identitaire. L’histoire de notre jeune communauté sépharade à
Montréal est riche en réalisations extraordinaires grâce à
plusieurs leaders dévoués et aux actions de ses membres.
Dans la mesure où l’on ne reproduit que ce que l’on connait,
les repères, rituels et valeurs de ce nous sommes, aux générations futures, ces éléments sont précieux pour notre
identité et méritent d’être chéris. Peut-on poursuivre dans
cette voie vers un judaïsme pluriel et démocratique ?
Michaël Cohen
La communauté sépharade doit d’abord sortir de
son inertie et se remettre en mouvement. Elle doit trouver les moyens de se redonner une forme nouvelle et innovatrice pour qu’émerge, ou plutôt ré-émerge, le génie
du sépharadisme. Sans cela, le sépharadisme n’a rien de
fondamental à offrir à la communauté juive de Montréal.
Le sépharadisme est comme suspendu entre ciel
et terre. Il est à un carrefour entre la mémoire et la
régénérescence.
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ÊTRE SÉPHARADE À MONTRÉAL | DOSSIER SPÉCIAL
exigeaient pas moins. Peut-on prétendre que les valeurs
sépharades sont si bien portées qu’on puisse y puiser les
caractères culturels et spirituels propres au sépharadisme?
ÊTRE SÉPHARADE À MONTRÉAL | DOSSIER SPÉCIAL
Être un Sépharade fier
à Montréal
Rabbin Ronen Abitbol
Au XVIe siècle, lorsque le Rabbin Yossef Karo écrivit son livre d’Halakha (de loi juive), le Choul’han Âroukh,
d’inspiration et d’influence séfarade, il prit comme références principales des rabbins d’Espagne et d’Afrique
du Nord comme le Rav Yits’hak Elfasi (le Rif) de Fès, Maimonide ( le Rambam) et Rabbi Acher (le Roch), tous deux
d’Espagne.
À la même époque, un grand érudit polonais, Rabbi
Moshé Isserlich, écrivait aussi un livre de halakha selon la
tradition des rabbins d’Allemagne et de France comme les
Tossafot, les petites enfants de Rachi. Cependant lorsque le
Choul’han Âroukh parut, Rabbi Moshé Isserlich le prit comme
livre de base et y ajouta des alinéas lorsque la tradition achkénaze était différente des décisions du Choul’han Âroukh.
Qui sommes-nous ?
À l’instar des deux grandes écoles de pensée, Bet Chamai et Bet Hillel, naissant il y a plus de 2 000 ans, il faut
comprendre qu’il existe deux méthodes d’investigation de
la Halakha, une sépharade et une achkénaze, et qu’il y a
beaucoup de divergences en ce qui a trait aux traditions.
Ce n’est pas une critiqu mais juste une constatation,
comment se fait-il qu’à Montreal certains rabbins sépharades aient adopté un système d’enseignement typiquement
achkénaze? Certains même avec une influence hassidique?
Peut-être pourra t-on dire que beaucoup de Sépharades ont
étudié dans des yéchivot (écoles talmudique) achkénazes et
ont donc adopté certaines façons de faire. Mais que dirions-nous à propos de ceux qui viennent de faire techouva de
revenir à la pratique juive ? Un très grand nombre d’entre
eux sont devenus de fervents adeptes de plusieurs mouvements hassidiques ou achkénaze et ont renié la tradition
sépharade.
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Magazine LVS | Septembre 2015
Mais, ce qui est intéressant de relever c’est qu’en certaines circonstances, « tout le monde revient à la source ».
Ainsi l’on sait que les lois ashkénazes sont beaucoup plus
strictes à plusieurs niveaux à l’exemple de l’école de Bet
Chamai. Par exemple, à Pessa’h, les kitniyots (légumineuses)
sont interdites, tout comme le Coke, les légumes congelés,
ou l’huile régulière, etc. Les prix des produits de Pessa’h
augmentent d’une façon exorbitante d’une année à l’autre,
et ce, à cause de ces restrictions qui, en fait, ne s’appliquent
pas aux Sépharades. Et là on est témoin d’un phénomène:
tout le monde « redevient Sépharade » et suivent les lois et
coutumes de Pessa’h selon les rites sépharades.
Selon la loi achkénaze, il est interdit de chauffer un
aliment sec (ex. la ’halla, le pain de Chabbat) sur la plaque
chauffante de Chabbat, et là encore il y a un « retour aux
sources ». Et la liste d’exemples est grande.
Ce qu’il faut comprendre c’est que la création de la
halakha n’est pas un système fondé sur des déductions
logiques, rationnelles et accommodantes, c’est un mode de
vie qui prend en compte la Messorah, c’est à dire la chaîne de
la transmission d’un maître à son élève, d’un père à son fils,
dans un village, une ville ou un pays. Comme nos Sages l’ont
si bien dit: Fais toi un maître (Maximes de pères Chap. 1, 6).
Pourquoi, par exemple, les Juifs yéménites suivent
jusqu’à aujourd’hui les indications halakhiques de Maïmonide? C’est parce qu’après Maïmonide, ils n’ont pas été
en contact avec les décisionnaires ultérieurs, notamment
le Choul’han Âroukh et que de génération en génération, ce
sont les gloses de Maïmonide qui ont fait force de loi. Au
point que pour nous, poser de l’eau - qui a bouilli mais qui a
ensuite refroidi - sur une plaque chauffante est strictement
interdit pendant Chabbat, ce qui ne l’est pas pour les Juifs
yéménites qui suivent l’avis du Rambam c’est-à-dire Maimonide qui l’a autorisé.
»
En cela, même les plus stricts fidèles de la Halakha reconnaissent que la pratique yéménite est complètement
conforme à la pratique de la Halakha, du moment qu’on se
base sur un décisionnaire prestigieux et qu’il s’agisse d’une
tradition millénaire. Ainsi, on reste bien dans l’essence
même de la pratique des Mitzvots.
Quelques questions se posent : pourquoi voit-on des
rabbins Achkénazes enseigner la Halakha - dans des « endroits qui se disent sépharades » - et, de surcroît, enseigner
à nos jeunes sépharades la « voie achkénaze »? N’existentils plus à Montréal des rabbins sépharades? Ne sont-ils là
seulement que lorsqu’on a besoin d’un assouplissement
halakhique sépharade, ou pour une question de cacheroute?
Il serait peut-être temps d’ouvrir un kollel (lieu d’études à
plein temps pour adultes) purement sépharade ?
Un exemple à suivre
Pour notre génération, c’est le Rav Ôvadia Yossef qui
a eu cette volonté de donner systématiquement le primat
au Choul’han Âroukh sépharade, ce qui est révolutionnaire.
Mais, pour certains, dans le mauvais sens du terme puisque
cela conduit à annuler parfois des traditions halakhiques
centenaires.
La gélatine, comme chacun le pense, n’est pas cachère.
Et en cela, la croyance populaire suit les décisions du Rav
Aharon Kotler, du Rav Moché Feinstein et de l’ensemble de
la communauté orthodoxe américaine. Le Rav Ovadia Yossef
dans son ouvrage Yabiâ Omer, vol.8, Yoré Deâ n°11) a tranché
que la gélatine est permise, y compris celle qui provient du
porc ! En cela, il ne fait en réalité que suivre l’opinion de
Rachi, mais il s’agit tout de même d’une révolution.
Il a également autorisé, sous certaines conditions,
l’utilisation d’un seul lave-vaisselle pour le lait et la viande
(Yabiâ Omer, vol.10, Yoré Deâ n°4).
Donner une hachga’ha (surveillance rabbinique) à un
restaurant qui servirait de la viande (cachère bien sûr...) et
proposerait des desserts lactés en France ou aux États-Unis
est vraiment quelque chose d’inimaginable, non? Or le Rav
Ôvadia l’a autorisé (Yabiâ Omer, vol.4, Yoré Deâ n°7) ! L’idée
était de limiter au maximum certaines transgressions encore plus graves de cacheroute. En effet, si ce restaurant
n’avait pas de hachga’ha, il pourrait en effet aller jusqu’à
proposer de la viande non cachère.
Ce sont des décisions bien accommodantes pour tout
le monde… Ainsi, beaucoup de monde possède ce livre
de Halakha Yalkout Yosef écrit par le fils du Rav Ôvadia, et
le consulte pour avoir les assouplissements halakhiques.
Mais le suit-on aussi pour ses décrets plus stricts? Par exemple, selon le Choul’han Âroukh, on ne peut pas manger
dans un restaurant dans lequel le feu des fours a été allumé
par le machguia’h (surveillant en matière de cacherout) et
le processus de la cuisson a été assumé par un non juif. Le
machguia’h doit également poser la marmite sur le feu ou la
rentrer dans le four. Est-ce que tous les traiteurs qui préparent une fête « sépharade » font attention à cette procédure? Autre remarque: pour les ’hallots (pains) de Chabbat
qui sont trop sucrées, leur bérakha (bénédiction) est mezonot
selon l’opinion sépharade; donc, pour s’acquitter du repas
de Chabbat, il faudra manger au minimum une tranche
et demie de ces ’hallots. Le fait-on? Et la liste est grande
encore.
Solution
Depuis mon arrivée à Montréal en 1981 jusqu’aujourd’hui, j’ai constaté que Baroukh Hachem, grâce à D., la
communauté sépharade de Montréal est grandissante à
tous points de vue, en quantité et en qualité, surtout chez
les jeunes qui s’intéressent de plus et plus à la religion.
Et je crois que c’est ici la source du problème : nos jeunes
sont convaincus que ce n’est que lorsqu’ils se joignent à des
mouvements de souche ashkénaze qu’ils ont « réellement
découvert le vrai judaïsme ».
Dans le passé, ils pratiquaient un judaïsme « folklorique », des concerts de musique arabo-andalouse, des
récitals d’Enrico Macias et des conférences sur la nostalgie de la cohabitation judéo-musulmane dans l’Andalousie
médiévale! Mais ce genre d’événements culturels ne les intéressent plus. Ils ont repris le « bon chemin », mais on a
besoin de les guider.
La Communauté devrait organiser plus de conférences
autour des thèmes de la Torah avec une orientation sépharade. Aider nos rabbins sépharades à propager l’opinion du
Choul’han Aroukh sépharade. Une fois que nos jeunes seront revenus à leurs sources, ils réaliseront que c’est eux
les prochains leaders de la Communauté sépharade, et
qu’il est temps de s’unir avec un seul drapeau « Nous sommes Sépharades ». Ceci nous aidera à ouvrir notre propre
Bet-Din (tribunal rabbinique) sépharade, à avoir notre propre Chéchita (abattage rituel) séfarade, à avoir une yechiva
avec les valeurs et un système d’étude sépharades, etc.
Il faut bien comprendre qu’il ne s’agit pas d’une guerre
entre Achkénazes et Sépharades. En effet, le Talmud nous
raconte que les élèves de Bet Chamai mariaient leurs enfants à ceux de Bet Hillel malgré leurs nombreuses divergences dans leurs traditions. Là est la force du peuple juif:
rester tous unis, Sépharades et Achkénazes, mais sans perdre ni négliger ses propres.
Rabbin Ronen Abitbol
Magazine LVS | Septembre 2015 43
ÊTRE SÉPHARADE À MONTRÉAL | DOSSIER SPÉCIAL
«
La Communauté devrait organiser plus
de conférences autour des thèmes de la
Torah avec une orientation sépharade.
ÊTRE SÉPHARADE À MONTRÉAL | DOSSIER SPÉCIAL
Crise de croissance
ou d’identité ?
Depuis qu’elle a posé ses valises dans ce coin de pays pour y
prendre racines, elle n’a eu de cesse de trimer ; moins tant pour elle
– elle n’est pas du genre égoïste — que pour assurer un avenir à
sa progéniture. Dans son cas, la progéniture c’est au sens africain
et moyen-oriental qu’elle l’a toujours entendu. Généreuse de nature, elle a inventé et étendu avant l’heure le concept de la famille
élargie : époux, enfants, petits-enfants, cousins, grands-parents,
oncles, tantes, belle-famille, les proches, ceux qu’elle connait et
tous les autres. Ne laisser personne en carafe. Et penser à l’avenir, c’est mettre toutes les chances de son côté et ne rien laisser au
hasard. Avoir l’ambition de voir grand. Autant dire qu’elle a été au
taf sans répit durant un demi-siècle. Toute une vie.
Trouver du travail, avoir un métier, pour mettre du pain à table
et un toit sur la tête. Devant l’urgence de la nécessité, certains devinrent commerçants, artisans ou se lancèrent en affaires. D’autres
optèrent pour une profession libérale, sans doute pourquoi il y a autant de toubibs, de dentistes
et d’avocats. Pour la plupart d’extraction modeste, ils s’installèrent dans Côte-des-Neiges, entre
Vézina et Queen-Mary, Décarie et Darlington. Le petit Maghreb avant l’heure. Vivre ensemble,
pour survivre au déracinement, à l’exil. Au fil du temps, bon nombre migrèrent vers des quartiers
plus rupins et de cossues banlieues. À regarder dans le rétro, cette génération, l’un dans l’autre,
s’en est plutôt bien tirée ; une génération de notables et de bâtisseurs. Et pour ce qui est de bâtir,
disons qu’ils n’avaient pas les deux pieds dans le même sabot. Comme quoi, patience et volonté
font des miracles.
Maurice Chalom
Sans prétendre réécrire l’histoire, n’ayant rien du révisionniste, ni en faire le panégyrique,
j’aime à penser, cependant, que ces notables bâtisseurs, persuadés qu’on n’est jamais mieux
servi que par soi-même, avaient à cœur l’intégration sans l’assimilation, la volonté farouche de
maintenir vivantes mémoire et identité collectives, d’en pérenniser la distinction dans ce coin de
pays, et l’ambition de tisser des liens entre cette communauté nouvellement établie, la grande
sœur ashkénaze et la société d’accueil. Cimenter l’identité et bâtir des ponts. Pour se faire, il fallait, avant toute chose, un interlocuteur légitime, une instance représentative : l’ASF qui deviendra la CSQ avant de devenir CSUQ même si, incorrigible sceptique, je suis loin d’être convaincu
que celle-ci est plus unifiée aujourd’hui qu’elle ne l’était il y a 20, 30 ou 40 ans. Mais ça, c’est une
autre histoire.
Cinquante ans, au cours desquels on assiste, après la brève existence du collège Hillel, au développement de l’école Maïmonide, la première école séfarade francophone pur jus et au rayonnement du centre communautaire, avec ses différents départements qui offrent des activités de
l’enfance à l’âge d’or, en passant par son mouvement de jeunesse, le District, sa chorale Kinor,
son département culturel qui dès la fin des années soixante-dix organisera, entre autres, la fameuse semaine séfarade qui deviendra quinzaine avant de devenir Festival, ses colos de vacances,
ses séjours à Wildwood et que sais-je encore. Côté cultuel, ce demi-siècle a vu l’éclosion d’une
kyrielle de synagogues, dans les quartiers et banlieues où se sont établies les familles séfarades.
Du fin fond de Kirkland, en passant par Laval, DDO, VSL, CSL Hampstead et Snowdon, les synas
sefs font florès. Synagogues, mais aussi Mikvaot, cercles d’études et salles des fêtes. Une communauté bénie de Dieu, aux dires de plusieurs.
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Magazine LVS | Septembre 2015
...ces notables bâtisseurs, persuadés qu’on n’est jamais mieux servi
que par soi-même, avaient à cœur l’intégration sans l’assimilation,
la volonté farouche de maintenir vivantes mémoire et identité
collectives, d’en pérenniser la distinction dans ce coin de pays, et
l’ambition de tisser des liens entre cette communauté nouvellement
établie, la grande sœur ashkénaze et la société d’accueil. Cimenter
l’identité et bâtir des ponts.
Quant à l’« institutionnel », la
CSQ/CSUQ s’est donné au cours de
ces années plusieurs missions à commencer par les affaires sociales et dispenser une aide immédiate aux plus
démunis, ainsi qu’un accompagnement vers d’autres services communautaires. En effet, qui mieux qu’elle
pour venir en aide à une « clientèle »
fragilisée, dont elle connait la culture,
la mentalité, les valeurs et la langue ;
« clientèle » qui de surcroit n’irait pas
d’elle-même demander de l’aide, pour
tout un tas de raisons ? Les relations/
affaires publiques, outre le mandat de
publier La Voix Sépharade, LE magazine de la communauté, avaient également celui de défendre les « intérêts séfarades » auprès des pouvoirs
publics et des instances politiques. La
culture, vecteur du sentiment d’affiliation et d’appartenance s’il en est,
avec ses moult tables rondes, conférences et colloques, et ses évènements
prestigieux dont, entre autres, l’incontournable Festival Séfarade et celui du
cinéma israélien, a contribué à ce que
les Séfarades, surtout ceux de première
génération, ne soient pas (trop) coupés
de leurs racines. Jusque dans la mort,
quand on pense à la Hevra Kadisha ou
aux démarches pour l’obtention d’un
carré séfarade dans les cimetières. On
peut dire, sans trop délirer, que tout au
long de ces années, l’institution représentative des quelque dix-sept mille
Séfarades, a rempli pour l’essentiel sa
mission de maintien et de promotion
d’une identité collective distincte, de
la Brit Milah au Kaddish, du couffin au
cercueil.
Je sais, rappeler à grands traits
un demi-siècle d’une histoire communautaire ne rend guère justice au
chemin parcouru ni au travail accompli
par ceux-là même qui ont écrit cette
histoire. En effet, cette épopée, diront
certains, mérite d’être creusée, approfondie, avec d’avantage de nuances,
de précisions et d’exhaustivité. Une
histoire en demi-teintes. Mais je suis
chroniqueur, pas historien. Cela dit,
ce travail reste à faire ; que ce soit sous
la forme d’un documentaire comme
l’avait fait, si intelligemment, Jacques
Bensimon (ZL) ou d’un colloque. Les
deux tant qu’à faire ! « Séfarades à
Montréal, 60 ans après ». On a tout ce
qu’il faut pour réaliser un tel projet :
archives, témoignages, sociologues,
historiens, intervenants communautaires, leaders spirituels, vidéastes,
jusqu’aux budgets, grâce à la Fondation de la CSUQ. Faudrait quand même
faire fissa, les notables bâtisseurs ne
sont pas immortels.
Durant toutes ces années, les
plans tirés sur la comète ont été de
bon augure : les Séfarades faisant
corps avec leurs institutions emblématiques. Une adéquation, une connivence, une communauté d’esprit et
de destin, entre les aspirations et les
besoins d’une population et les services offerts par lesdites institutions.
Mais est-ce encore le cas ? Ces institutions fondatrices sont-elles toujours
en phase avec leur communauté ? Rien
n’est moins sûr. Au plan éducatif, par
exemple, Maïmonide n’a plus le monopole d’une éducation juive, séfarade
et francophone. Depuis belle lurette,
pour des questions de survie ou par
clientélisme, plusieurs écoles ashkénazes se sont doté de sections françaises et, au fil du temps, ont réussi à
attirer une clientèle séfarade.
»
Que cela plaise ou non, l’offre s’est diversifiée et Maïmo n’est plus l’unique
dépositaire de l’identité séfarade, qui
se décline selon les modèles de SSA,
Hebrew Academy, UTT, Herzliah et
Yavné. Un phénomène similaire s’observe du côté des synagogues. Rabbins
et leaders religieux doivent composer avec la force d’attraction charismatique des mouvements Habbad et
Breslev. Ces mouvements attirent
toujours davantage de jeunes séfarades
qui s’y sentent plus à l’aise que dans la
synagogue de leurs parents. Est-ce la
façon dont ces mouvements abordent
et embrassent le judaïsme, dont ils
appréhendent le Texte, leur démarche
à l’égard de la spiritualité et de la mystique juive ? Allez savoir. Il n’empêche.
Ces mouvements attirent et séduisent
des franges de plus en plus larges d’individus en quête de spiritualité. Dans
quelle mesure rabbins et autres leaders
religieux s’inspirent-ils de ces mouvements pour remettre en question ou du
moins adapter leurs enseignements et
leur pédagogie ? Au plan de l’identité
juive, quelles leçons peut-on en tirer ?
Il faudra bien qu’un jour ces questions
et d’autres encore, trouvent écho, si ce
n’est réponses. Quant au centre communautaire, il n’est plus que l’ombre
de lui-même. Entre ses murs, seuls
résonnent encore les chants liturgiques des fidèles de la synagogue et
les comptines des enfants du CPE. Que
le dernier sorti, éteigne la lumière.
Quant à la CSUQ, elle se remet de
lendemains de veille. Après quelques
années de bringue, elle a la gueule de
bois. Telle une Cougar, cette femme
mature, épanouie et indépendante qui
après avoir assumé son rôle de mère
et d’épouse, et réussi sa carrière pro-
Magazine LVS | Septembre 2015 45
ÊTRE SÉPHARADE À MONTRÉAL | DOSSIER SPÉCIAL
«
ÊTRE SÉPHARADE À MONTRÉAL | DOSSIER SPÉCIAL
fessionnelle, décide de croquer la vie
à pleine bouche ; la vénérable institution, bientôt sexagénaire, a eu envie
de se lancer dans d’ambitieux projets,
de gouter au festif et à l’évènementiel
glamour. Pour ce qui est des projets,
trois en particulier ont suscité son engouement.
Le premier, répondant à une
réelle nécessité et un besoin véritable,
a été la création de la résidence Salomon pour ainés. Il s’agissait d’offrir,
dans un environnement séfarade et
francophone, toute une gamme de services et de soins à des personnes âgées
en perte d’autonomie. Compte tenu du
vieillissement de la population séfarade, ce projet avait tout pour réussir d’autant que dans la communauté
juive organisée, outre les résidences
pour personnes âgées ashkénazes, il
n’y avait rien pour les Séfarades. Ouvert il y a quelques années, grâce à un
prêt de plusieurs millions (!) Il semble
que la résidence s’apprêterait à passer
sous contrôle d’investisseurs chinois.
C’est ce qui bruisse et se chuchote en
haut lieu. À cette étape-ci, prudence et
conditionnel s’imposent. Mais si la rumeur s’avérait et que le deal se concrétisait, il est à souhaiter que nos séniors
n’auront pas à se mettre au mandarin !
Une résidence pour personnes âgées
séfarades dans la mire de chinois, ça a
tout d’un gag de « Juste pour rire ».
Puis, il y eut celui du Cercle, club
privé de rencontres pour professionnels séfarades âgés de 25 à 35 ans.
Après deux années d’opération, ce sélect club privé a mis la clé dans la porte
et déposé le bilan, en laissant une ardoise de plusieurs dizaines de milliers
de dollars. Et dire que les études de
faisabilité avaient démontré la pertinence et la viabilité de cette initiative.
Allez comprendre. À ma connaissance
et jusqu’à présent, on ne sait toujours
pas ce qui a coincé ni pourquoi cette
initiative, supposément viable et pertinente, s’est retrouvée pliée et remisée, en laissant une ardoise, après deux
ans d’opération. Quelqu’un, quelque
part, peut-il éclairer nos lanternes ?
Le dernier projet en date est celui
de la Fondation de la CSUQ, en partenariat avec la Banque Nationale et la
46
Magazine LVS | Septembre 2015
Fondation Communautaire Juive. Aux
dires de ses responsables, les fonds
recueillis et gérés par cette fondation permettront d’assumer les couts,
toujours plus élevés, des divers programmes et services dispensés par la
CSUQ. Après douze mois d’opération,
il semblerait que les objectifs prévus
soient atteints voire dépassés. Reste à
voir les chiffres.
Côté évènementiel glamour, la
CSUQ s’est surpassée. Au traditionnel tournoi de golf, dont la réputation n’est plus à faire, d’autres évènements de levées de fonds se sont
mis en place ; tant il est vrai que les
besoins sont criants, multiples et
variés. Tournoi de tennis, squash et
babyfoot, et concerts bénéfices de la
caisse d’entraide Hessed sont autant
d’évènements courus pour financer
la campagne des fêtes de Tishri, destinée à offrir des repas de fêtes aux
plus démunis, les camps de vacances,
les activités parascolaires et le soutien
scolaire destinés aux enfants ayant des
troubles d’apprentissage afin d’améliorer leurs chances de réussite. Ne
laisser personne en carafe.
Pour ce qui est du festif, disons
que ces dernières années ont été des
années d’exubérance au cours desquelles la communauté s’est payé la
traite et fait bombance. De fait, les
récentes éditions du Festival Séfarade
de Montréal ont été pour le moins fertiles, pour ne pas dire prodigues, limite
outrancières. En invitant les grandes
pointures séfarades du show biz d’Enrico Macias à Michel Boujenah, en passant par Dany Brillant, Gad Elmaleh,
Oum, Ishtar Alabina, OktoEcho, les
chantres de la musique judéo-andalouse (pour l’exhaustivité, allez sur
csuq.org), la CSUQ a offert à la population le nec plus ultra, la quintessence
Orientalo-Méditérannéo-Judéo-Séfarade – la vérité si je mens — et fait
le plein de paillettes et de bulles de
champagne, pressentant des années
de vaches maigres. Pendant ce temps,
la Fédération observe, avec effarement
et d’un œil dubitatif, ces agissements
pour le moins éthérodoxes.
En effet, au sein de la Fédération,
chaque agence a une mission claire et
précise. Dans son giron, tout est normé
et tiré au cordeau. Rien d’étonnant que
dans un tel environnement « spick
and span » la CSUQ fasse tâche. Une
agence qui a sa propre planification
stratégique, qui conçoit, développe et
implante ses programmes et ses activités, lève ses propres fonds, dispense
des services directs à sa population,
publie son magazine, promeut son
identité et sa culture, entretient des
liens avec la communauté arabo-musulmane (quelle honte !), affirme sa
spécificité et revendique sa distinction ; assurément, cela fait désordre,
limite subversif. L’inquisition n’est
pas loin avec « fusion » pour mot
d’ordre.
Du point de vue de la Fédération
c’est de bonne guerre, vu l’état général
de la communauté juive. Une communauté vieillissante qui retrecit comme
peau de chagrin et dont les forces vives
s’expatrient vers de meilleurs cieux.
Une communauté qui doit répondre à
des besoins sociaux toujours croissants
et qui doit faire preuve d’inventivité
et d’imagination pour se maintenir à
flots. C’est, à son échelle, exactement
ce que vit la communauté séfarade et
ce sont les mêmes enjeux auxquels est
confrontée la CSUQ. Quand le fric se
fait rare, il est difficile de ne pas revoir
sa mission, couper des postes et des
services, et mettre fin aux dédoublements. Fusionner fait sens avec cette
idée d’une seule et même communauté ; quoique unité et diversité n’aient
rien d’incompatibles. Fusionner, c’est
cohérent dans une logique de rationalisation et d’économie d’échelle.
Dilemme. Dans le monde animal, c’est
toujours le petit qui se fait bouffer par
un plus gros. Il en va de même dans le
monde des organisations.
Au risque de plomber l’ambiance, mais tant pis, je suis loin d’être
convaincu que les agences de la Fédération soient intéressées, désireuses
et en capacité d’offrir aux Séfarades la
même qualité de services et prendre
en considération leur spécificité culturelle et linguistique. Aucune méchanceté, simplement une interrogation.
Le fait séfarade, comme on dirait le
fait français, malgré sa présence d’un
»
Le fait séfarade, comme on dirait le fait français, malgré sa
présence d’un demi-siècle dans le paysage communautaire, ne
fait toujours pas parti des habitus des agences ni de l’ADN des
instances dirigeantes et décisionnelles...
demi-siècle dans le paysage communautaire, ne fait toujours pas parti des
habitus des agences ni de l’ADN des
instances dirigeantes et décisionnelles
de la Fédération. Il reste d’un charmant exotisme, périphérique et, quand
nécessaire, sert de faire-valoir. Les
rares expériences de collaboration/intégration/fusion, appelons ça comme
on veut, avec la bibliothèque publique
juive pour la culture, Ometz pour les
affaires sociales ou le centre Cummings pour les cinquante ans et plus,
ne semblent pas faire preuve d’engouement pour le fait français et les
gestionnaires ne démontrent pas un
enthousiasme débordant pour le fait
séfarade. La dimension francophone/
séfarade est encore bien timide et sa
place ressemble à celle d’un strapontin : inconfortable. Il est vrai que ces
expériences sont encore jeunes, d’où
les timides résultats. Il n’empêche.
Ça suinte déjà la frilosité et l’inconfort. De part et d’autre, ça tergiverse
dans le genre tu veux ou tu veux pas ?.
Vraiment rien pour appréhender sereinement les (inévitables ?) fusions.
En même temps, difficile d’être serein
quand on sait qu’on va se faire bouffer.
Mais le plus étonnant, c’est la réaction
de l’autre, du plus gros qui, lui non
plus, n’est pas fou de joie devant sa
proie. Sans doute la trouve-t-il indigeste et anticipe reflux gastriques et
ulcères d’estomac. Allez savoir.
Est-ce à dire que le temps de la
CSUQ est révolu ? Sans doute dans sa
forme actuelle, avec les missions et
les mandats qu’elle s’est attribué au fil
des ans. En d’autres termes, la CSUQ
a livré ce qu’elle avait à livrer, tout a
long de sa phase de construction communautaire, du récréatif au social en
passant par le culturel, l’éducatif et
le religieux. C’est fait. Qu’en est-il de
demain ? Les écoles et les synagogues
fleurissent en banlieue et les familles
séfarades suivent et y reconstruisent
une vie communautaire. Là-dessus,
la CSUQ a peu à faire, si ce n’est de
déployer ses programmes socio-ré-
créatifs au plus près des collectivités
locales, en lien avec les écoles et les
synagogues ; programmes et activités
financés grâce à l’argent récolté lors
des évènements tournois. La mission
sociale et celle du bienêtre des ainés
sont tranquillement transférées aux
agences dont c’est la raison d’être. Et
d’ici quelques années, ce processus
sera complété. Quant à la relève, malgré les multiples cohortes de formation
au leadership de la continuité séfarade,
force est de reconnaitre que le CA de la
CSUQ est toujours composé des mêmes
têtes grisonnantes. On y retrouve peu
ou pas de bénévoles de trente-cinq ans
et moins. Ironie du sort, parmi ceux
qui ont suivi une de ces formations,
plusieurs se retrouvent sur les CA de
diverses agences de la Fédération.
Trouvez l’erreur. Quant à l’Advocacy
communautaire, une chasse gardée, la
CSUQ n’a jamais vraiment eu son mot
à dire.
Quand tout fout le camp, il reste la
culture. À ce sujet, la CSUQ joue sur du
velours. Au fil des ans, elle a démontré, hors de tout doute, son expertise
et son savoir-faire dans la conception
et la réalisation d’évènements culturels d’envergure. Il suffit de penser au
FSM, à celui du cinéma israélien ou au
tout récent festival du film juif. Outre
les festivals, et toujours en phase avec
les réalités du monde juif, la CSUQ
réalise depuis ses débuts conférences,
colloques, séminaires, tables-rondes
et cafés littéraires avec, comme conférenciers invités et personnes ressources, tout ce que le monde juif
francophone compte d’universitaires,
d’intellectuels, d’écrivains et de penseurs. Question culture, la CSUQ fait
l’unanimité et son avenir est radieux.
Par contre, en ce qui concerne La Voix
Sépharade, elle a du mouron à se faire.
Après quarante années d’existence, LVS ne parait que trois fois par
année. Alors qu’on a tout ce qu’il faut,
annonceurs, collaborateurs, chroniqueurs, graphistes, que le monde juif
ne cesse d’être en ébullition, qu’il se
publie à foison romans et essais, et
qu’il y a suffisamment de matière pour
publier un mensuel digne de ce nom,
comme cela se fait dans toutes les communautés juives à travers le monde ;
ici, on rapetisse et on s’amoindrit.
Seule innovation en deux ans : un partenariat avec le CJN. Sur la planche à
dessin, un recto-verso à paraitre huit
fois par année. Deux ans de cogitation et de consultation pour, in fine,
s’entendre sur deux encartages de LVS
dans la livraison du CJN. Il y a quelque
chose qui ne tourne pas rond. Pourquoi cette institution, qui réalise des
évènements exceptionnels, est-elle
incapable de publier sa revue sur une
base mensuelle ? Pourtant, ce n’est ni
le talent ni l’enthousiasme ni les collaborations ni le fric qui font défaut. Je le
répète, nous avons tout pour produire
un mensuel de qualité, au contenu solide et intéressant, et de belle facture.
C’est d’autant plus incompréhensible
que LVS est, supposément, la carte de
visite de la communauté séfarade du
Québec. Allez comprendre.
Dans une perspective de fusion,
un rôle, nouveau celui-ci, pourrait être
assumé par la CSUQ 2.0 : celui de défenseur ou de protecteur de la « condition séfarade », appelons ça comme ça
pour l’instant. Concrètement, il veillerait à ce que les agences appliquent
le principe d’équité dans la prestation
des services dispensés à la « clientèle » séfarade et celui de la représentativité dans la composition de leur
CA et à tous les niveaux hiérarchiques
de leur organisation, du personnel de
soutien et de première ligne à celui de
la haute direction. Bref, la CSUQ 2.0 a
encore un bel avenir.
Sur ce, je vous souhaite Shana Tova
Oumétouka, santé, joie et bonheur.
Maurice Chalom
Magazine LVS | Septembre 2015 47
ÊTRE SÉPHARADE À MONTRÉAL | DOSSIER SPÉCIAL
«
ÊTRE SÉPHARADE À MONTRÉAL | DOSSIER SPÉCIAL
« Pourquoi beaucoup de
Sépharades sont-ils devenus
des Hassidim ? »
Elias Levy
Une entrevue avec
un grand penseur du judaïsme,
le professeur Armand Abécassis
Éminent exégète de la Bible et spécialiste renommé
de la Pensée juive et de la Pensée chrétienne, Armand
Abécassis est l’un des grands penseurs du Judaïsme.
Docteur d’État en Philosophie, certifié de langues
sémitiques et d’arabe, Professeur émérite de Philosophie
de l’Université Michel-de-Montaigne de Bordeaux et, depuis
2012, Directeur des Études juives et de la Formation des
enseignants à l’Alliance Israélite Universelle, ce brillant intellectuel et éducateur est l’auteur de nombreux livres très
remarqués sur la Tradition juive, la Tradition chrétienne et
le Dialogue interreligieux.
Son dernier livre: Les Derniers jours de Moïse, vient de
paraître aux Éditions Flammarion. Dans cet essai remarquable et d’une grande limpidité, Armand Abécassis nous
livre une réflexion iconoclaste et très stimulante sur la destinée du peuple juif.
Armand Abécassis nous a livré son point de vue sur
le monde sépharade orthodoxe et l’identité sépharade au
cours d’une longue entrevue qu’il nous a accordée lors de
son dernier passage à Montréal. Rencontre avec l’un des
penseurs les plus éclairants du Judaïsme francophone.
ashkénaze qui est aussi valable que le monde religieux
sépharade-, c’est le début d’une dérive identitaire grave.
Désormais, dans le monde religieux sépharade, particulièrement en Israël, nombreux sont ceux qui sont foncièrement convaincus que les Ashkénazim sont les seuls et vrais
détenteurs de la Halakha et que les Séphardim n’ont qu’une
seule option, incontournable: se plier au monde ashkénaze.
J’ai eu dernièrement une querelle avec des membres de ma
synagogue quand on m’a informé que ces derniers sortaient
durant l’office religieux pour aller dans une autre salle faire
Moussaf une deuxième fois. Je leur ai rappelé que les Séphardim ont toujours fait Moussaf qu’une seule fois. Quand vous
remplacez une Loi ou un Minhag sépharade par une Loi ou
un Minhag ashkénaze, vous remettez en question la capacité
des Rabbins Sépharades des pays d’Afrique du Nord. Ça veut
simplement dire que ces derniers n’ont pas compris la Loi
juive. Ça, c’est inadmissible! Force est de rappeler que c’est
grâce à ces Rabbins, quels que soient les reproches qu’on
peut leur adresser, que l’identité sépharade s’est perpétuée
depuis 2000 ans.
LVS : L’ « orthodoxisation » du Judaïsme sépharade vous
inquiète-t-elle?
LVS : Les Sépharades qui considèrent que l’unique modèle
d’un Judaïsme authentique et valable est le modèle orthodoxe
ashkénaze auraient-ils renié le riche Héritage religieux que leurs
ancêtres leur ont légué ?
Armand Abécassis: Énormément. Je suis exaspéré de
voir qu’en Occident le modèle sépharade du Judaïsme est
en train d’être enterré par le modèle polonais ashkénaze,
surtout par les Hassidim. Aujourd’hui, en France et en Europe, 90% des Hassidim sont des Sépharades Nord-Africains. C’est un phénomène organisé et systématique qui
me préoccupe beaucoup. En Israël, l’intrusion du politique
dans le monde sépharade a eu des conséquences très néfastes sur l’identité sépharade israélienne. Pour se distinguer dans l’arène politique israélienne, les Sépharades ont
été contraints de céder sur un certain nombre de mœurs, de
coutumes et de lois plurimillénaires sépharades. Ce qui est
le plus révoltant, c’est qu’en Israël et en Europe, j’ignore si
ce phénomène délétère sévit aussi au Canada et aux ÉtatsUnis, les Rabbins Sépharades ont un complexe d’infériorité par rapport aux Rabbins Ashkénazes. Il est vrai qu’un
grand nombre de Rabbins Sépharades ont été formés dans
des Yéchivot ashkénazes. Mais quand un Sépharade se met
à singer, consciemment ou inconsciemment, le monde ashkénaze -il ne s’agit pas là de critiquer le monde religieux
A.A.: Aujourd’hui, un grand nombre de Sépharades
s’habillent et prient comme les Ashkénazes polonais orthodoxes. Sincèrement, je ne comprends pas pourquoi ils
s’escriment à remettre en question 2000 ans de culture
sépharade maghrébine? Pourtant, le modèle sépharade du
Judaïsme est aussi valable que n’importe quel autre modèle.
Je ne peux pas accepter que le modèle sépharade disparaisse
parce que celui-ci est porteur d’un message spirituel et humaniste extraordinaire qui a fait ses preuves tout au long de
l’Histoire du peuple juif. Le modèle sépharade du Judaïsme
laisse une place importante à la Kabbalah, à la métaphysique, au sens et pas simplement à l’obéissance. Dans les
Yéchivot, on étudie la Guémara. Ce qui prime avant tout dans
l’enseignement dispensé à la Yéchiva, c’est l’obéissance à
la Loi juive. Initialement, la Yéchiva a été créée pour former
des Juges pour qu’ils s’occupent de l’application des Lois
juives. Toutes les modalités d’application de la Loi juive
sont explicitées dans la Guémara. Cependant, les Séphardim
ne peuvent pas lire la Guémara sans l’éclairage de la Kabbalah, c’est-à-dire sans l’éclairage du sens. C’est indéniable
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Magazine LVS | Septembre 2015
LVS : Donc, les Rabbins Sépharades, particulièrement en Israël,
qui devraient être les principaux hérauts de la radition spirituelle
sépharade, ont été fortement séduits par le modèle religieux
ashkénaze.
A.A. : Oui, regrettablement. Bon nombre de Rabbins Sépharades sont complexés par rapport aux Rabbins
Ashkénazes. À tel point que plusieurs d’entre eux, notamment l’ancien Grand R abbin Sépharade d’Israël, feu Ovadia
Yossef, ont adhéré à l’idée barbare et révoltante, scandée
dans les milieux rabbiniques orthodoxes ashkénazes, que
Dieu a infligé la Shoah au peuple juif pour le punir. Vous
vous rendez compte dans quelle pathologie délirante ces
Rabbins Sépharades sont empêtrés! Je le dis et je le répète :
si jamais Dieu a envoyé la Shoah au peuple d’Israël pour le
punir alors ce n’est pas un Dieu, mais un diable, que je quitterai tout de suite. D’autres Grands Rabbins Sépharades ont
claironné aussi sans ambages que Dieu a « provoqué justement » des Tsunamis destructeurs en Asie parce que ce
« continent dépravé est pourri par les vices et la drogue ».
Ces propos sont délirants et pathétiques!
LVS : Réhabiliter le modèle religieux sépharade, aujourd’hui en
pleine déliquescence, ce ne sera pas une sinécure.
A.A. : Le modèle religieux sépharade, qui s’est toujours
caractérisé par sa tolérance, son esprit d’inclusion et son
ouverture au dialogue avec les autres cultures et religions,
est aux antipodes du modèle religieux orthodoxe ashkénaze, dont la principale caractéristique est son hermétisme.
Le modèle religieux ashkénaze est la résultante de 2000 ans
d’Histoire tragique jalonnée de persécutions, de massacres
et de pogroms. Ce modèle religieux, exclusionniste et renfermé sur soi, rejette tout dialogue avec les Goyim. Bien que
leur vie n’a pas toujours été clémente en Terre d’Islam,
les Sépharades n’ont jamais eu peur de dialoguer avec les
non-Juifs. C’est pourquoi le modèle sépharade est fondamental à une époque où le vivre ensemble est une grande
priorité dans les sociétés occidentales. Quand j’étais étudiant à Strasbourg, j’ai proposé un jour au grand Rabbin
de cette ville d’Alsace d’organiser un dimanche d’étude au
cours duquel on examinerait la manière dont les Ashkénazes et les Sépharades ont réfléchi à des questions spécifiques de Halakha. Il refusa catégoriquement en arguant :
« Armand, il n’est pas question d’organiser ce type de
journée d’étude. Vous voulez déclencher une guerre
entre Ashkénazes et Sépharades ? » Sa réponse abrupte
me sidéra. Ce Rabbin avait
peur qu’on montre que les
Séphardim ont réfléchi d’une
autre manière à la Halakha.
C’est ahurissant!
LVS : Selon vous, dans la
Tradition rabbinique sépharade
nord-africaine, la Halakha
n’était pas figée, comme c’est le
cas aujourd’hui dans le monde
orthodoxe ashkénaze.
Armand Abécassis
A. A.: La Halakha n’a pas toujours été fixe et immuable.
Elle a souvent évolué au gré des circonstances sociales et
historiques. L’essentiel c’est d’expliquer ce que veut dire la
Halakha et quel est son sens. Une fois qu’un Juif a compris
le sens de la Halakha, il faut le laisser se débrouiller avec sa
situation. C’est ça l’esprit de la Halakha. Quand le Shoulkhan Aroukh a été écrit par Rabbi Yossef Caro au XVIe siècle,
des kabbalistes ont jeûné pour protester car ils étaient persuadés qu’il ne fallait pas que la Halakha devienne fixe car
celle-ci se transformerait en un instrument de pouvoir. Il
faut rappeler que la Halakha n’a pas été révélée sur le Mont
Sinaï. À l’instar de la Michna et de la Guémara, la Halakha
a été aussi écrite par des hommes. La Halakha a toujours
été ouverte aux interprétations. C’est pourquoi on l’appelle Torah Ché Bal Pé : la Loi orale. Il est dit dans le Talmud qu’on n’a pas le droit d’exprimer de manière orale ce
qui est écrit et vice versa. Chaque fois que vous mettez par
écrit un enseignement qui est transmis oralement, c’est la
preuve que vous voulez exercer un pouvoir. Dans la Tradition juive, la Mitzvah c’est Dieu qui l’a dictée. Et tout ce que
le Tout Puissant dicte devient une Loi absolue. Et, comme
Dieu est infini et absolu, ce qu’il dicte est impossible à réaliser. On a ainsi une Loi absolue qu’on doit interpréter pour
déterminer quel est l’aspect de la Mitzvah qui est humain et
auquel on peut obéir. C’est ça la Halakha. La Halakha, c’est
l’homme chez les hommes et la Mitzvah, c’est Dieu. Il y en
a qui confondent la Halakha et la Mitzvah. C’est pourquoi la
Halakha devient alors un absolu. Quand on l’applique, on
exerce un pouvoir. Être fidèle à la Tradition juive, c’est la
Torah. Être créateur, c’est la Halakha.
Magazine LVS | Septembre 2015 49
ÊTRE SÉPHARADE À MONTRÉAL | DOSSIER SPÉCIAL
qu’il est impératif d’obéir aux injonctions de la Loi juive,
sinon le peuple juif disparaîtrait. Mais il faut comprendre
aussi qu’il ne suffit pas d’obéir à la Loi pour être quitte.
ÊTRE SÉPHARADE À MONTRÉAL | DOSSIER SPÉCIAL
LVS : Donc, la Halakha a toujours été très créatrice ?
A.A. : Oui. Dans le monde sépharade, la Halakha a toujours été très créatrice. Un des Maîtres les plus illustres du
Judaïsme, Hillel, a contourné très subtilement la Halakha en
inventant le « prosboul », un ingénieux règlement qui a
pour but de ne pas défavoriser les gens généreux qui seraient
abusés par des escrocs à l’approche de l’année de Chémita. Il
a exclu de l’abolition des dettes celles qui seraient établies
avant l’année sabbatique par un contrat conclu devant le
Béit Dine, Cour rabbinique de Justice. Dans le monde sépharade, les grands décisionnaires rabbiniques en matière de
Halakha ont toujours fait preuve d’ingéniosité pour trouver des solutions à l’intérieur du cadre de la Loi juive afin
de surmonter des problèmes humains qui n’auraient jamais été résolus si la Halakha était demeurée fixe. Cette
riche et très importante Tradition halakhique sépharade a
été marginalisée au fil du temps. Nous devons absolument
la réhabiliter. Ce qu’il faut enseigner à chaque Juif, c’est le
sens de la Halakha. Une fois qu’un Juif connaît le sens de la
Halakha, il faut le laisser l’appliquer à la situation qu’il vit.
La Halakha, qui a été créée pour unir le peuple juif, est devenue aujourd’hui une source de divisions et de litiges.
LVS : L’enseignement religieux sépharade est-il lacunaire?
A.A. : Oui. Les Rabbins Sépharades doivent cesser
d’enseigner la Torah d’une manière infantile. Il est temps
que les Séphardim se débarrassent des superstitions qui
nourrissent leur Judaïsme. Tant qu’on n’enseignera pas
aux jeunes Sépharades le vrai sens d’une conduite, d’une
Halakha ou d’une Mitzvah, on continuera à remplir le crâne
de ces derniers de superstitions farfelues. Il faut mettre fin
une fois pour toutes à ces discours puérils. Par exemple, il
faut arrêter de persuader nos jeunes qu’ils doivent respecter le Shabbat parce que Dieu se repose aussi ce Jour-là parce
qu’il est fatigué. Ce type d’enseignement est ahurissant!
Il faut enseigner aux jeunes que le Shabbat ce n’est pas le
passé ou le présent mais l’avenir. Que le Shabbat est une réponse à la relation que l’homme entretient avec le monde.
Il faut cesser de raconter aux Sépharades d’énormes bêtises
sur la religion. Dieu ne veut pas des béni-oui-oui! Il veut
des Juifs qui comme Abraham et Moïse discutent avec lui, et
lui font même changer d’avis. Abraham a échoué dans cette
audacieuse entreprise. Moïse a réussi plusieurs fois à faire
changer d’avis Dieu. D’après la Guémara, Dieu a répondu à
l’homme : « Tu m’as appris quelque chose que j’ignorais ».
Dans quelle autre religion peut-on trouver des hommes qui
apprennent des choses nouvelles à Dieu? C’est celle-là la
force du discours biblique. Ça veut dire qu’un Juif est un être
parfaitement libre qui construit le monde avec Dieu. L’Éternel a besoin de la collaboration de l’homme pour continuer
à perfectionner le monde. Le Judaïsme nous rappelle sans
cesse que l’homme n’est pas une marionnette. C’est ce
discours que les jeunes Juifs veulent entendre aujourd’hui.
Il faut que la Torah soit devant la Hokhma -la Sagesse et
l’intelligence du monde non-juif. C’est pourquoi j’ai suggéré à l’ancien Grand Rabbin de France, Gilles Bernheim,
que les Rabbins des Communautés aient absolument deux
diplômes: un diplôme d’études rabbiniques et un diplôme
universitaire.
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Magazine LVS | Septembre 2015
LVS : Que devrait-on faire dans le monde sépharade pour favoriser
un retour à un enseignement du Judaïsme plus judicieux et
affranchi d’une kyrielle de superstitions?
A.A. : Les Juifs ne doivent pas avoir peur de confronter la Hokhma à la Torah et de les faire dialoguer. Les Juifs
apprennent beaucoup de choses de la Hokhma des nations.
Quand un Juif orthodoxe aura une crise d’appendicite ou
cardiaque, ce n’est pas la Guémara qui le sauvera! Il devra
demander à un médecin Goy de faire usage de sa Hokhma
pour lui sauver la vie. Les Sépharades doivent éviter de
sombrer dans le piège d’un Judaïsme nourri par la peur et
les superstitions. C’est déplorablement la voie trompeuse
que le Judaïsme sépharade a empruntée. La foi devient alors
un faux remède psychothérapeutique visant à calmer nos
angoisses. Mais la Torah n’est pas un antidépresseur! Quand
un individu souffre d’angoisses, il doit consulter un psychiatre et non la Torah! Là, on est carrément dans la psychanalyse et dans le marxisme le plus échevelé. Le Judaïsme
ce n’est pas un fantasme! Sinon, on revient à un Judaïsme
infantile prônant une morale à quatre sous du style « Si
Dieu l’a dit, c’est qu’il a raison »! Quand on tient un discours aussi simpliste, on finit par enterrer le Judaïsme dans
l’esprit de celui qui nous écoute.
LVS : L’orthodoxie est-elle une notion étrangère au monde
sépharade?
A.A. : L’orthodoxie est une invention du monde religieux ashkénaze. Les Juifs du Maghreb n’ont jamais été orthodoxes mais très traditionalistes. Certains d’entre eux vivaient même un Judaïsme très paradoxal: le Shabbat, après
avoir assisté à la Téfila, ils allaient s’asseoir dans un café ou
se détendre l’après-midi au bord d’une plage. Pourtant, ces
Juifs étaient très attachés aux Traditions juives. Le Judaïsme
sépharade n’a jamais connu les extrêmes qui existent dans
le monde ashkénaze: des Juifs très orthodoxes versus des
Juifs laïcs, très éloignés de la Tradition juive.
LVS : Si on suit votre raisonnement, l’orthodoxie très pointilleuse
de certains Rabbins sépharades serait donc une incongruité?
A.A. : Si ces Rabbins pouvaient être orthodoxes, ce serait formidable! Le terme « orthodoxe » est un dérivé du
mot grec « ortho », qui signifie « droit », et du mot grec
« doxa », qui signifie « la pensée ». Or, les Rabbins orthodoxes ne sont pas « orthodoxes » mais plutôt « orthoprax » -mot grec signifiant « pratique ». Ces derniers sont
plus des adeptes de la « pratique juive » que de la « pensée juive ». Ces Rabbins insistent sur l’application de la Loi
juive -ils ont raison de le faire car il faut absolument que
la pratique religieuse soit rigoureuse-, mais ils ne sont pas
orthodoxes parce qu’ils ne pensent pas véritablement le
Judaïsme, comme ils devraient le faire. Pour preuve: quand
vous leur posez une question sur une Loi juive, ils se mettent
à faire de la logique. Or, on ne leur a pas demandé de nous
expliquer une logique -cette explication on pourra la trouver dans la Guémara. On veut simplement savoir si la Loi en
question préconise des solutions concrètes quand un problème humain spécifique se pose? Les Rabbins orthodoxes
font fi d’une réalité fondamentale : dans le Judaïsme, la
transmission n’est pas un dépôt, à l’instar d’un dépôt juridique qu’on ne peut pas toucher tant que le juge ne donnera
pas son aval. La Torah n’est pas un dépôt! Dans le Judaïsme,
la Tradition est nourrie par la créativité. Le père transmet
à son fils la Tradition en espérant que ce dernier enrichira
celle-ci avec ce qu’il aura appris dans le monde où il vit, qui
est bien différent de celui où son père a vécu. C’est la raison pour laquelle il y a autant de commentaires talmudiques
et midrashiques dans le Judaïsme. À chaque génération, il y
a de nouveaux commentaires parce que les grands Maîtres
du Judaïsme rouvrent la Torah pour l’interpeller au sujet de
grands problèmes qui se posent dans une société.
»
LVS : Votre regard sur le Judaïsme du XXIe siècle est-il optimiste
ou pessimiste ?
A.A. : Plutôt pessimiste. Les schismes profonds qui
lacèrent le peuple juif assombrissent les perspectives
d’avenir de celui-ci: religieux-non religieux; sionistesantisionistes; Glatt Casher-Super Casher; Massorti, Réformé,
Conservative… Si Moïse revenait sur terre, il se suiciderait!
Ce n’est certainement pas le Judaïsme dont il rêvait! Les
Juifs orthodoxes, très réfractaires à la diversité qui prévaut
dans le peuple juif, fustigent les Juifs non orthodoxes. Ils
refusent d’admettre qu’un Juif massorti ou libéral est aussi
Juif qu’un Juif orthodoxe. Un Juif libéral n’est pas un Goy!
Moi, je ne prierai jamais dans une synagogue libérale parce
que mon Judaïsme ne m’a pas été transmis dans ce cadre
cultuel, mais je donne des conférences dans des congrégations libérales. Les Juifs libéraux font autant de travail que
les Juifs orthodoxes pour transmettre le Judaïsme. Il est
impératif d’établir une distinction, fort importante à mes
yeux, entre le mouvement juif laïc et le mouvement juif libéral ou réformé. Les Juifs libéraux ou réformés n’œuvrent
pas contre l’unité du peuple juif. Ils ont tout simplement
accueilli au sein de leurs institutions des milliers de Juifs
que les synagogues orthodoxes ont refusé d’accepter. Les
Juifs libéraux prônent l’unité du peuple juif. Ce qui n’est
pas le cas des Juifs laïcs. Les Rabbins du mouvement libéral vont chercher des Juifs là où les Rabbins orthodoxes ont
peur d’aller les chercher, parfois même jusqu’au parvis de
l’Église, dans le cas des Juifs qui s’apprêtent à se convertir
au christianisme. Les Juifs libéraux font un travail remarquable au chapitre de la préservation et de la transmission
de la Tradition juive. Pourquoi les Juifs orthodoxes veulentils exclure les Juifs libéraux ou réformés alors que ces derniers font aussi partie intégrante du peuple juif ? Un grand
Maître du Judaïsme, feu le Rav Léon Ashkénazi -« Manitou »- disait toujours avec son humour décapant : « Quand
je suis avec des Juifs orthodoxes, je peux manger mais je ne
me sens pas bien. Mais quand je suis avec des Juifs libéraux,
je me sens bien mais je ne peux pas manger !» C’est la triste
réalité dans laquelle le peuple juif vit aujourd’hui.
LVS : Quel est le plus grand défi auquel le peuple juif est confronté
aujourd’hui?
A.A. : Durant des siècles, le Judaïsme orthodoxe ashkénaze s’est renfermé sur lui-même pour des raisons historiques que nous venons d’évoquer. Cette attitude défensive
était compréhensible. Aujourd’hui, le manque d’ouverture
qui caractérise toujours ce courant du Judaïsme n’est plus
la résultante de facteurs socio-historiques mais de facteurs
psychologiques. Le Judaïsme orthodoxe ashkénaze vit désormais dans un monde illusoire et non dans le monde réel,
dans lequel le Juif est confronté à de grands problèmes humains et de société. Le grand défi d’un Juif à notre époque
est d’être en même temps fidèle à l’Héritage que lui ont légué ses ancêtres et créateur. Le rôle des parents Juifs, c’est
la fidélité. Le rôle d’un fils Juif, c’est la créativité. Il faut que
les parents lorsqu’ils transmettent à leur enfant le sens de
la fidélité à l’Héritage juif encouragent celui-ci à enrichir ce
précieux Patrimoine spirituel et culturel. C’est ce que nous
dit le dernier Prophète, Malachie : « Shiv levavot halvanim
velebanim halabotam » -« Quand Élie viendra pour annoncer l’arrivée du Messie, il ramènera le cœur des enfants aux
parents et le cœur des parents aux enfants ». Les parents
accepteront par fidélité à l’Héritage juif que leurs enfants
aillent beaucoup plus loin qu’eux et les enfants, qui seront
des créateurs et non des anarchistes survoltés, aimeront et
respecteront leurs parents et les remercieront de leur avoir
transmis ce magnifique Patrimoine spirituel qu’ils s’évertueront à enrichir chaque jour. C’est ça le Messianisme.
LVS : Que devraient faire les Sépharades pour préserver et perpétuer
leur Héritage religieux et culturel?
A.A.: Dans les domaines culturel et éducatif, les Sépharades doivent prendre exemple de leurs frères Ashkénazes. Ils doivent faire connaître l’immense grandeur et
richesse de la culture sépharade qui, regrettablement, est
encore très méconnue. Nous devons retrouver dans les pays
du Maghreb où les Sépharades ont vécu, au Maroc, en Tunisie, en Algérie… des livres, des manuscrits, des Traités
talmudiques… écrits par des grandes figures rabbiniques
Sépharades. Nous devons déterrer dans ces pays les Guénizot, comme ça a été fait au Caire. Nous sommes les derniers
à pouvoir entreprendre ce travail de Mémoire capital et très
nécessaire. Nous devons republier les œuvres magistrales
des grands Maîtres des prestigieuses dynasties rabbiniques
du Judaïsme sépharade nord-africain. Ces illustres Rabbins étaient les hérauts d’un Séphardisme créateur et très
prolifique. Les Sépharades doivent aussi créer des Instituts
d’enseignement de la culture sépharade. Pourquoi dans les
écoles juives en Israël et dans la Diaspora on n’enseigne que
les commentateurs rabbiniques Ashkénazes et très rarement les commentateurs rabbiniques Sépharades? Maïmonide est le seul grand penseur Sépharade dont les œuvres
sont enseignées dans les écoles juives non sépharades.
Nous, Sépharades, avons l’obligation de ressusciter et perpétuer le Judaïsme sépharade. C’est un modèle culturel et
spirituel absolument fondamental, surtout à une époque
où l’extrémisme fondamentaliste est en forte progression
dans les Communautés juives.
Propos recueillis par Elias Levy
Magazine LVS | Septembre 2015 51
ÊTRE SÉPHARADE À MONTRÉAL | DOSSIER SPÉCIAL
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Les schismes profonds qui lacèrent le peuple juif assombrissent les
perspectives d’avenir de celui-ci: religieux-non religieux; sionistesantisionistes; Glatt Casher-Super Casher; Massorti, Réformé, Conservative…
ÊTRE SÉPHARADE À MONTRÉAL | DOSSIER SPÉCIAL
Être jeune sépharade
Je suis diététiste de formation et Gestionnaire de Territoire chez Mead Johnson Nutrition
pour la division des ventes médicales à temps plein, mais le bénévolat est ma seconde nature.
Soucieuse et concernée par la relève communautaire, je suis impliquée dans plusieurs comités au
cœur de la communauté, autant à la CSUQ qu’à la Fédération CJA. Pour moi, il n’y a ni clivage, ni
préjugé valable quand on doit aider sa communauté au sens large du mot. Je représente la nouvelle génération de juifs Canadiens/Québécois motivés par le partage et soucieux de perpétuer la
culture juive sous toutes ses facettes.
Karen Aflalo
Je suis issue d’un environnement familial qui m’a permis de baigner dans l’esprit communautaire. Cette fibre a grandi en moi et a bénéficié des encouragements de la CSUQ pour se
développer. Je me suis ainsi, progressivement, retrouver dans plusieurs comités, aussi motivants les uns que les autres, en plus de mon travail à plein temps. J’ai développé mon tempérament de leader au cœur de la CSUQ avec fierté, car j’ai pu voir et organiser des projets incroyables grâce à une équipe compétente de professionnels et dévouée pour m’aider à aboutir à
de superbes résultats. Cette implication communautaire est une vraie satisfaction, car je crois
en une communauté plus homogène où les aprioris s’atténuent avec la nouvelle génération.
La nouvelle génération est bilingue, fréquente les mêmes universités, les mêmes lieux de
distraction et défend les mêmes causes. Je ne ressens plus le clivage connu par mes parents, car
la plupart des différences n’en sont plus. Seule la motivation d’aider notre communauté pour
la faire perdurer est essentielle pour les bénévoles ou professionnels de la CSUQ et la Fédération CJA. Ma richesse héréditaire sépharade est une partie de moi et mon ouverture d’esprit me
permet de naviguer entre tous pour créer une équipe cohérente qui suit le même objectif : aider
la communauté juive à prolonger ses traditions culturelles quelle que soit l’origine de chaque
famille.
La clôture du cursus du Programme de Leadership par le voyage « Retour aux Sources » est
une prise de conscience pour beaucoup qui se sont rendu compte de l’histoire des Sépharades
dans l’histoire juive. Je pense que c’est important de savoir d’où l’on vient pour savoir où l’on va
et ce genre de voyage est un moyen de connaître profondément son identité.
En tant que femme sépharade en 2015, je suis comblée et fière d’être une membre de la
communauté à part entière. Il est évident que de plus en plus les femmes se rendent disponibles
pour les causes qui leur tiennent à cœur et je suis au milieu de cette évolution épanouissante et
inspirante.
Karen Aflalo
Patrick Bensoussan
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Se définir comme sépharade aujourd’hui
demeure certainement pertinent alors que les
différences culturelles qui nous ont étaient
transmises agissent sur notre comportement
et notre vision à plusieurs niveaux. Cependant, la définition de cette culture pour notre
génération s’en tient souvent qu’à la langue,
la liturgie et la gastronomie! Pourtant, il est
évident que notre éducation formelle et informelle a été grandement influencée par cette
culture sépharade.
nombrables amis sépharades depuis mon tout
jeune âge. Mes parents ont tout fait pour instaurer à la maison les plus belles valeurs tout
en mettant les chances de leur côté au niveau
de la culture alors que j’ai grandi à l’école Maimonide, passé les fêtes à la Congrégation Or
Hahayim et pratiquement tous mes dimanches
soirs au restaurant El Morocco!! C’est peut être
drôle, mais c’est bien autour de la table que
la grande partie de notre patrimoine nous est
transmis.
J’ai eu la chance de grandir dans un quartier entouré principalement d’ashkénazes
alors que l’école Maimonide m’a gâté d’in-
Notre voyage en famille au Maroc pendant
un mois en 1994 a également fait lumière sur
ma culture et mon héritage.
Magazine LVS | Septembre 2015
«
»
La nouvelle génération
est bilingue, fréquente les
mêmes universités, les
mêmes lieux de distraction et
défend les mêmes causes.
- Karen Aflalo
Les camps de notre communauté (Igloo et Benyamin)
ont eu une grande influence sur mon apprentissage en tant
que communautaire alors que les sports ont plutôt véhiculé
des influences culturelles mixtes. Entre autres, les Jeux des
Maccabiades m’ont permis de passer trois étés à côtoyer les
deux grandes cultures juives montréalaises mais aussi les
saveurs juives des quatre coins du globe.
Plus tard, mes fonctions de bénévole au Centre Hillel
et les collaborations étroites avec le Hillel House pendant
mes études post-secondaires m’ont réellement ouvert vers
la culture ashkénaze. De surcroit, ayant une meilleure compréhension des différences, c’est alors que j’ai compris que
notre génération devait absolument collaborer et échanger
plus étroitement si nous voulions grandir davantage en tant
qu’une communauté juive. Le but étant le même, la culture
peut et doit être préservée si nous voulons tirer les avantages de chacune et aller de l’avant en force face à l’adversité mais surtout face au beau défi de vivre à Montréal en
tant que Juif, dans un bain multiculturel ou chacun veut et
doit prendre sa place.
Issu de parents d’un mariage mixte d’un père sépharade et d’une mère convertie au judaisme, j’ai eu la chance
inouïe d’absorber le meilleur de la culture française de ma
mère et de mes grands-parents (qui ont également joué
un rôle si important dans mon éducation) ainsi que de la
culture judéo-marocaine de mon père et sa famille. Il est
certain que je vis mon sépharadisme bien différemment
que les générations qui m’ont précédé. Nos parents ont tout
d’abord vécu dans un milieu entièrement sépharade au Maroc alors que le sépharadisme que je vis aujourd’hui n’est
qu’une partie de ma vie, de mon environnement. Je suis
influencé par tant d’autres cultures au quotidien dont la
culture québécoise qui influence grandement mes valeurs,
mes opinions, mes loisirs, mes activités professionnelles et
même culturelles.
L’histoire et l’environnement joue énormément sur
une personne et donc sur une communauté. Lorsqu’un
peuple change d’environnement, il essaye en général de
garder l’essentiel et le plus beau de sa riche culture mais en
perd certainement une grande partie alors qu’il doit s’adap-
»
Je vois donc difficilement comment
mes enfants ou du moins leurs enfants
feront la distinction entre sépharades et
ashkénazes, alors que les générations à
venir seront d’après moi de plus en plus
Canadiens… Juifs Canadiens.
- Patrick Bensoussan
ter à sa nouvelle patrie. Tel est donc le cas pour nos parents.
Il est évident qu’en tant que Canadien, des nouveaux intérêts ont pris la place ou même le dessus sur ceux tant bien
que mal transmis par mes parents et ma communauté. Les
valeurs changent également alors que socialement et politiquement notre monde change continuellement.
Je vois donc difficilement comment mes enfants ou du
moins leurs enfants feront la distinction entre sépharades et
ashkénazes, alors que les générations à venir seront d’après
moi de plus en plus Canadiens… Juifs Canadiens. Malheureusement, la langue française qui est un atout important
pour les Sépharades du Québec semble elle aussi se perdre
avec le temps dans notre communauté à travers surtout les
mariages et écoles mixtes (ashkénazes et sépharades). De
nos jours, les influences religieuses participent également
à la dissolution du sépharadisme mais je ne rentrerais pas
là-dedans!
J’ai eu la chance de participer plus d’une fois au voyage
« Retour aux Sources » organisé par les jeunes professionnels de la CSUQ. La chance inouïe de parcourir et revivre les
traces de nos ancêtres en Espagne, au Portugal, au Maroc
et même en Israel. Le succès de cette prise de conscience
de l’importance de notre culture vient en premier lieu du
guide touristique, spirituel, philosophique et religieux que
nous avons eu lors de ces voyages : Le grand Rabbin Garzon.
Cette expérience a certainement changé ma perception sur
l’importance de notre riche culture et de la perpétuer. Malheureusement, peu de gens auront la chance de revisiter le
passé de cette façon et nous risquons donc de manquer de
motivation pour investir les efforts nécessaires pour garder
cette culture bien en vie et influente sur les générations à
venir.
Pour terminer, il serait important de préserver certains
aspects de notre culture sépharade au fil du temps même si
le temps lui-même ira à l’encontre de cette volonté.
Patrick Bensoussan
Ingénieur de formation et gestionnaire de projets de construction dans ma vie
professionnelle, j’ai grandi dans les classes de l’école Maimonide et ai toujours
participé activement à notre belle communauté depuis tout jeune.
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ÊTRE SÉPHARADE À MONTRÉAL | DOSSIER SPÉCIAL
«
aujourd’hui à Montréal
ARCHIVES
ÊTRE SÉPHARADE À MONTRÉAL | DOSSIER SPÉCIAL
2000
La mémoire sépharade
Les cadres incertains de la mémoire sépharade
« Une fois que la mémoire sépharade trouvera sa voie, de quoi sera-t-elle faite ? La
mémoire, en effet, n’est pas uniquement un rapport au passé mais aussi un rapport au présent, ce qu’il faut comprendre non seulement dans le sens de la temporalité immédiate mais
aussi dans celui de la présence continue à soi et au monde. C’est l’effet même du rapport
de mémoire que de préserver la permanence d’un être et d’une identité, malgré le temps qui
passe et la cassure d’un passé que le changement de temps et de lieu a matérialisée. Or,
cette question se pose avec une grande acuité pour les Sépharades : que reste-t-il de permanent, de constant, de solide alors que tout leur monde a disparu et sombré à jamais, les
laissant dans une nudité radicale ? De quoi peut être faite leur identité alors qu’ils ont perdu
les bases matérielles habituellement essentielles à une culture et à une identité : le terroir, la
langue, l’environnement humain ? »
Dans un article passionnant, « La Mémoire du peuple disparu » 1, le penseur juif contemporain Shmuel Trigano propose, tout en les interrogeant, quatre critères qui pourraient servir
à définir les cadres de la mémoire sépharade pour circonscrire l’identité « sépharade ».
Le premier, les terroirs où ont vécu et vivent les Sépharades, le deuxième, l’influence du
monde arabe dans la constitution de cette identité, le troisième une spécificité dans la
sphère religieuse du judaïsme, le quatrième la dimension d’une ethnicité folklorique. Nous
présentons ci-dessous des extraits de ses réflexions à partir de ces critères et les questions que se pose le philosophe juif sur l’avenir d’une identité sépharade.
Shmuel Trigano
Les terroirs sépharades sont-ils objets
de mémoire ?
« Que reste-t-il en effet des terroirs pour la génération
des déracinés et pour les générations nées dans « l’exil » ?
La génération des déracinés porte encore en elle le souvenir
des terres d’origines ; de leur atmosphère, de leurs odeurs
et de leurs bruits, tout ce à quoi ses enfants ne peuvent
accéder, pour ne l’avoir pas connu (…) Que transmettre de
spécifique, alors que les Juifs nord-africains, Turques et
Caïques, proche-orientaux se retrouvent indistinctement
mêlés dans l’anonymat des grandes villes ou des banlieues
de l’occident ? La question plus large qui se pose à ce propos est de savoir si la conscience juive nait d’une inscription
dans un terroir. (…) Dans cette perspective, on peut évoquer
la vague des « retours au pays et autres pèlerinages de certains Sépharades (Maroc, Tunisie, Égypte) (…) d’où ils reviennent souvent déçus pour avoir découvert que le monde
qu’ils recherchaient est un monde humain, irrémédiablement disparu (…). Passée la génération charnière, il ne resterait donc rien des terroirs d’origine sépharades si ce n’est
un ensemble de comportement, d’habitudes d’expressions
langagières dans lequel la vie commune du passé se sera
déposée. La dénomination de ‘sépharade’ se retrouve ainsi
encore plus justifiée car il ne pourra plus y avoir dans la pro-
54
Magazine LVS | Septembre 2015
chaine génération des Juifs de Tunisie d’Égypte du Maroc. Il
ne restera que l’éther dans lequel toutes ces appartenances
ont baigné. Si ce n’est donc le terroir qui a forgé et forgera
l’identité des Sépharades, qu’est-ce donc ? »
Le dénominateur commun arabe
« Serait-ce la culture arabo-islamique qui déciderait
de la personnalité sépharade ? (…) L’idée du peuple juif,
l’idée du judaïsme, ont été des fédérateurs bien plus puissants pour les Sépharades bien plus que la culture araboislamique. Que faire également de l’épisode sépharade en
Espagne chrétienne et hispanophone, très important
lui aussi (….) ? Que faire enfin des deux derniers siècles
de francophonie, période de divorce avec l’arabité ? (…)
Aujourd’hui on peut avancer sans erreur que les arabophones ne sont plus qu’une minorité dans le monde sépharade (…) On ne peut retenir, pour le présent et l’avenir,
l’arabité et encore moins l’Islam (avec le succès du fondamentalisme en son sein comme il le précise ailleurs dans
son texte ndr), comme critère déterminant de la sépharadité, et certainement pas pour l’avenir , car cette dimension est vouée à la caducité. On retrouve donc le judaïsme au
cœur de la personnalité culturelle sépharade. »
« La ‘composante’ judaïque fut centrale dans son histoire. (…) De quelle nature est donc ce judaïsme traditionnaliste dont l’identité est restée floue et peu clarifiée pour
les contemporains ?
(…) Ce qui faisait la singularité des Sépharades dans
le monde juif – par rapport aux Ashkénazes – tenait avant
tout à cette spécificité religieuse spirituelle et intellectuelle, ce rapport éthique à la vie marqué par le hessed, la
clémence gracieuse, plutôt que par le din, la rigueur. Cette
qualité pénétrait toutes les manifestations de l’existence en
lui conférant une dimension baroque et chatoyante. Le judaïsme sépharade est un judaïsme qui chante. (…) Mais les
Sépharades qui sont allés frapper à la porte de la synagogue
lithuanienne et de l’ultra orthodoxie en général 2 (…) ont
opté pour une version du judaïsme très opposée à l’esprit
classique du séphardisme. (…). Dans cette perspective, on
peut penser qu’en adoptant le modèle de l’ultra orthodoxie ashkénaze, les Sépharades ont négligé leur âme la plus
profonde et provoqué un déséquilibre spirituel dans l’âme
mystique d’Israël… Ainsi l’élément du judaïsme dans la
mémoire sépharade, tout en ayant conservé sa centralité,
est-il devenu incertain et flou, car le néo-judaïsme auquel
une partie importante de la population sépharade s’identifie est très profondément éloigné du modèle sépharade
classique. (…) Le judaïsme du courant Shass 3 est un judaïsme lituanien étiqueté sépharade dont on ne peut même
pas dire qu’il est en habit sépharade puisque ses adeptes
ont opté pour l’habit noir des ultra-orthodoxes ! La confusion est donc maximale ; C’est justement à ce niveau-là que
l’on peut craindre pour la continuité sépharade, car c’est
à cette aune-religieuse- qu’elle s’était déterminée à son
époque classique comme sépharade et qu’elle se déterminera à l’avenir » 4.
L’ethnicité folklorique
« C’est cette culture ‘locale’ qui plus est le plus souvent
mise en avant lorsqu’il est question de l’identité sépharade.
On évoque alors un art de vivre, de cuisiner, de se parer, un
ensemble de comportements qui concentreraient en eux la
quintessence de la sépharadité ! (…) Ces éléments ethnico-culturels ont, certes, leur importance car l’ambiance de
l’existence est aussi précieuse que le message et les valeurs
qu’elle véhicule », mais précise l’auteur à condition que ces
valeurs habitent en profondeur les personnes qui les incarnent au
risque sinon que « la réalité matérielle qui, seule, devrait être
préservée et transmise (…) reste une demeure vide de présence. Or, c’est de présence qu’est en quête la mémoire. »
En conclusion…
« (…) À la lumière des exigences de la situation vécue
aujourd’hui, dans la perte des terroirs, du milieu arabophone et de l’effacement de la tradition religieuse, l’enjeu
le plus important nous semble concerner le judaïsme et le
peuple juif. Car il commande le rapport des Sépharades au
monde juif global qui est devenu son monde, son hinterland
identitaire par excellence, si tant est que cette identité est
et se veut juive. C’est cela la nouvelle donne à laquelle la
disparition des terroirs a conduit. Un réajustement doit se
faire au monde juif aussi reconstitué, alors que les supports
extérieurs de la sépharadité se sont effondrés et ont profondément changé. (…)
À travers leur histoire intellectuelle, les Sépharades
ont montré également une ouverture intellectuelle qui les
a conduits à développer la philosophie (à travers le dialogue de la pensée juive et de la philosophie grecque) et la
kabbale, alors que le monde ashkénaze fut surtout centré sur le
Talmud (mais en produisant aussi les philosophes judéoallemands et le hassidisme, qui furent – consciemment
et pratiquement-une sorte de reprise de la philosophie
médiévale et de la kabbale). C’est ce milieu noétique (du
monde de la pensée ndr), en général totalement oublié,
qui importe pour le présent et l’avenir bien plus que l’ethnicité folklorique. Or, ce milieu est en prise directe sur le
judaïsme, conçu comme culture et système de valeurs ouvert au monde. C’est dans une approche, une vision et une
pratique de cette mentalité, de cet univers intellectuel – et
donc un rapport au monde original – que consiste la spécificité du monde sépharade. Ses chances de continuité, d’avenir, de création dépendent ainsi de la réponse à cette question. C’est en effet autour de son rapport au judaïsme conçu
comme culture globale et vision de l’universel, que cette
identité se reconstituera au sortir du traumatisme du déracinement car c’est cette reconstitution qui lui permettra de
se réajuster à son nouvel environnement tant israélien que
diasporique. ‘Réajustement’ ne signifie pas uniquement
conservation mais avant tout, création et invention. »
Shmuel Trigano
1
Dans La Mémoire Sépharade, Pardès 28, Paris, 2000 p11-56.
2
L’ultra orthodoxie est composée du courant hassidique et du courant non hassidique appelé également lithuanien car il prit sa source en Lithuanie ou rationnaliste
car il s’opposa au courant hassidique.
3
« Shass » vient des initiales de Sefaradim Shoméré Tora (Séfarades orthodoxes pour la Torah), il s’agit d’un parti politique créé en 1984 dont le rabbin Ovadia Yossef
(1920-2013), ancien Grand Rabbin sépharade de l’État d’Israël, fut le leader spirituel.
4
Sur le sujet, on se reportera à l’ouvrage du sociologue israélien, Yaacov Loupo, Métamorphose ultra-orthodoxe chez les Juifs du Maroc. Comment les Sépharades
sont devenus Ashkénazes, Préfacé justement par Shmuel Trigano, Ed. de l’Harmattan, Paris, 2006.
Magazine LVS | Septembre 2015 55
ÊTRE SÉPHARADE À MONTRÉAL | DOSSIER SPÉCIAL
Quel judaïsme ?
ÊTRE SÉPHARADE À MONTRÉAL | DOSSIER SPÉCIAL
L’identité musicale
des Sépharades
Nous ressentons un sentiment de bien-être intérieur quand nous
chantonsouécoutonsdelamusiqueliéeànotrehéritagemusical.Elle
nous fait vibrer parce qu’elle est associée à notre enfance, ou à des
momentsquisesontgravésdansnotremémoirecollective.
L’ethnomusicologue français,
Yves Defrance1, a distingué deux
catégories d’identité musicale :
l’identité personnelle et l’identité de groupe. L’identité personnelle est rivée à un grand nombre
de paramètres : (sexe, âge, position sociale, environnement familiale et d’autres). Cette identité se
construit tout au long de notre vie
dès l’enfance, et évolue en fonction de notre personnalité, notre
Dina Sabbah
apprentissage, notre éducation,
notre monde émotionnel, et nos valeurs esthétiques. Cette
identité musicale varie chez chacun d’entre nous.
La deuxième catégorie d’identité musicale, est celle
d’un groupe, qui peut opérer dans un clan, une tribu, au sein
d’une communauté, d’une religion. Elle fait l’objet de mon
article : l’identité musicale d’un groupe, en l’occurrence de
la communauté sépharade de Montréal, laquelle se réfère
au même système esthétique, et au même monde sonore.
Ce monde sonore se compose des catégories musicales
suivantes :
•
La musique liturgique associée à la religion
•
La musique paraliturgique associée à la religion et aux
cérémonies religieuses (différents piyutim c’est-à-dire
des poèmes à caractère religieux chantés au cours de
diverses cérémonies familiales et fêtes du calendrier
liturgique.)
•
La musique judéo espagnole (Romanceros) associée aux
événements d’ordre social et religieux
•
La musique de concert qui est composée essentiellement de la musique andalouse et de Romanceros
Toutes ces différentes catégories de musique sont définitivement liées à notre héritage musical et font partie de
notre identité de groupe.
56
Magazine LVS | Septembre 2015
En écrivant ces lignes je pense notamment à plusieurs moments que nous vivons ensemble, et où l’émotion est palpable : À Rosh Hashana, nouvel an juif, à
l’heure de la sonnerie du shofar, ou encore quand la pièce
liturgique « Et Shaare Ratson2 » est chantée par toute la
congrégation. Je vous rappelle que ce texte évoque d’une
manière magistrale la « Akedat Itshak » (l’épisode biblique
de la ligature d’Isaac). Je voudrais mentionner également le moment de la Ne’ila, de la prière finale à Kippour,
au cours de laquelle ou la pièce liturgique « E-L Nora
Alila3 » est entamée par tous les membres.
Un autre genre d’émotion est celui ou le rabbin interprète en cantillation biblique les dix commandements durant la fête de Shavuot. Toute l’assemblée, se tenant debout,
suit chaque mot de ce texte.
Dans un autre registre, j’évoquerai aussi les lamentions chantées à l’unisson le jour de jeûne du 9 Av, comme
par exemple la lamentation « Bore Ad Ana 4 ». Tous les
membres de la Synagogue, assis par terre, et chantent dans
une salle peu éclairée. L’émotion de tristesse contribue
aussi à renforcer l’identité musicale du groupe en question.
J’arrive inévitablement à la conclusion que plus la
communauté participe activement à son héritage musical, et plus le degré de son identité musicale — en tant que
groupe — sera ressentie avec une grande intensité.
En assistant à un concert de musique andalouse, ou
à un concert de chant en judéo espagnol, de quoi s’agit-il
exactement ?
L’identité musicale du groupe passe par les événements historiques vécus ensemble, et par le pays de résidence dans lequel nous avons vécu, notamment l’Espagne
et le Maroc, ou d’une manière générale, les pays d’Afrique
du Nord. Bien que pour un grand nombre d’entre nous,
l’Espagne soit quelque chose de mystique et lointain, il demeure un attachement émotionnel, difficile à décrire. C’est
la raison pour laquelle ces mélodies nous font vibrer, même
si on ne comprend pas toujours leur contenu thématique.
»
J’arrive inévitablement à la conclusion que plus la
communauté participe activement à son héritage musical,
et plus le degré de son identité musicale — en tant que
groupe — sera ressentie avec une grande intensité.
Le besoin d’identité se caractérise par le besoin de
se distinguer de l’autre. C’est ce qui arriva notamment en
Israël. Les Juifs marocains éprouvaient fortement le besoin
de se distinguer des autres par le biais musical. Ils ont donc
créé un orchestre pour valoriser la musique et le chant andalou, notamment les chants des piyutim. La création de
l’orchestre andalou à Ashdod en 1994, a bouleversé toutes
les données de la musique israélienne, et a contribué à son
enrichissement. Son grand exploit, c’est d’avoir réussi à
rendre le chant des piyutim et la musique andalouse comme
une parcelle intégrante de la musique israélienne.
Son second exploit est le fait que cet orchestre est
composé à la fois de musiciens qui lisent la musique, et
d’autres qui jouent uniquement à l’oreille ce qui se transmettait d’une génération à une autre. L’interaction sociale
et musicale entre les deux groupes issus de différents pays
et cultures, fut très fructueuse. En me mettant à la place
du chef d’orchestre, je me demande comment fait-il durant
les répétitions ? Il s’adresse à deux cultures différentes, et
le point de référence de chaque groupe est distinct. Pourtant, ce miracle a lieu et l’orchestre arrive à fonctionner à
merveille.
C’est pour toutes ces raisons que le prix d’Israël leur
fut discerné en 2006.
En consultant la programmation de l’orchestre, on
constate qu’il y eut avec les années quelques changements.
Au tout début, la vocation de l’orchestre était, semble-til, d’accompagner des chanteurs de piyutim c’est à dire
des paytanim comme le rabbin Hayim Louk, Emile Zrihen,
et d’autres, pour faire renaître ce répertoire de musique
andalouse. Mais avec le temps l’orchestre a diversifié son
répertoire et a accueilli aussi de nombreux chanteurs et
chanteuses d’Israël et d’ailleurs, ainsi que divers groupes
musicaux aux différents styles.
l’orchestre andalou de Ashdod fut tel, que dans plusieurs
villes d’Israël, des orchestres andalous ont vu le jour et
fonctionnent sur ce même modèle. Cet orchestre se déplace
en Israël et à l’étranger, en y apportant son parfum unique.
À Montréal, nous sommes tombés sous son charme
durant leur visite qui eut lieu en juillet 2006. Mais nous
n’étions pas en mesure de poursuivre cette voie, en créant
ici un orchestre similaire sans doute par manque de recrues
qualifiées ou à cause d’impératifs budgétaires.
Heureusement toutefois qu’à Montréal, les écoles juives
francophones, Maimonide et Yavné, assurent la transmission de ce répertoire traditionnel, qui inclut la liturgie des
fêtes, les piyutim, la lecture à la manière sépharade de la
Haggadah de Pessah. Tout cet apprentissage fait partie du
programme des Études Juives.
Radio Shalom aussi a le mérite de diffuser sur les ondes
la musique traditionnelle de source judéo marocaine, judéo
espagnole et andalouse.
Quant aux concerts de piyutim, il semblerait qu’il y ait
une certaine lassitude puisque que ces dernières années le
public n’a pas manifesté le même engouement qu’autrefois.
Cependant, dans toutes les cultures on remarque cet
effort afin de promouvoir la musique de tradition orale,
même chez les grands musiciens. Pour illustrer mes propos
je vous donne l’exemple du grand violoncelliste espagnol,
de Catalogne, Pablo Casals5, qui ouvrait chaque concert par
une chanson catalane, « Le chant des oiseaux », par amour
au répertoire traditionnel qu’il chérissait tant.
J’espère que notre communauté continuera à oeuvrer à
la promotion de notre identité musicale de groupe, car elle
est indispensable à notre sentiment «d’être Sépharade ».
Dina Sabbah, Ph.D
Musicologue
Quel est le public de cet orchestre andalou? Des milliers
de personnes qui vivent dans les différentes villes d’Israël,
mais aussi les écoliers de tout âge, allant de la maternelle
aux écoles élémentaires et secondaires. Le rayonnement de
1
L’article en question traite des identités musicales et fut publié à Genève en 2007 dans la revue « Cahiers d’ethnomusicologie ».
2
CepoèmeliturgiquefutécritparRabbiYehudaBenShmuelIbenAbbasquiavécu12èmesiècle.
3
PiyutécritparRabbiMosheIbnEzraquiavécuau11èmesiècle.
4
Seulleprénomdupoèteestconnu,Binyamin,ilapparaitenacrostiche.CettelamentationestchantéedanstouteslescommunautésderiteSépharade,ilestdonc
probablequelepoètesoit originaire d’Espagne.
5
Pablo Casals était également chef d’orchestre et compositeur, décédé en 1973.
Magazine LVS | Septembre 2015 57
ÊTRE SÉPHARADE À MONTRÉAL | DOSSIER SPÉCIAL
«
ÊTRE SÉPHARADE À MONTRÉAL | DOSSIER SPÉCIAL
L’art musical andalou
une identité pérenne et florissante à Montréal
Autour de 1490, « une légende qui ne manque pas d’une certaine saveur
dit que lorsque les Espagnols avaient commencé leur attaque contre
Grenade, l’un des habitants, entrant chez lui tout effaré, demanda à sa
femme d’aller lui chercher son fusil. Le voyant si bouleversé, celle-ci
lui demanda la raison : « L’ennemi est à nos portes ! » s’était-il écrié. –
« Tu m’as fait peur, lui répondit sa femme ; j’ai pensé un moment que
tu avais rompu les cordes de ton luth. »1
Éléments de
contexte historique
Les historiens soutiennent
que l’Andalousie médiévale représente le précurseur principal
de la renaissance européenne et
que sans l’Andalousie, le monde
ne serait pas devenu tel qu’on le
connaît aujourd’hui. Des avancées
marquées de nature technologique, commerciale, architecturale
Khalil Moqadem
et culturelle ont vu le jour sur le sol
andalou. En effet, depuis l’occupation de la péninsule Ibérique par les phéniciens (1000 av. J.-C.), par les Wisigoths
(4e siècle A.D.), puis par les musulmans (8e siècle), jusqu’à
la chute de Grenade en 1492, le terme qui décrirait le mieux
cette civilisation composée de peuples d’ethnies diverses
est la convivencia (qui pourrait se traduire par cohabitation
et harmonie transreligieuses). Chaque peuple a apporté, à
sa façon, sa touche culturelle à cette civilisation, devenue
commune et collective.
Certes, l’époque finale (du 8e au 15e siècle) n’a pas
manqué de périodes de crises, mais la cohabitation et les
enrichissements mutuels sont les qualificatifs sur lesquels
beaucoup d’historiens s’accordent pour désigner le mode
de vie social qui régnait entre ces Andalous. Il en résulte la
création d’une identité andalouse dont les prolongements
sont présents jusqu’à nos jours partout au pourtour méditerranéen, surtout au Maghreb. Pourtant, les frontières géographique dessinées par la Méditerranée ont toujours été
jusqu’à une certaine mesure restrictives puisque la culture
58
Magazine LVS | Septembre 2015
andalouse s’étend là où les descendants maures et sépharades s’établissent. Ainsi, les aspects culturels, représentés
notamment par le style de vie et par la musique andalouse
sont demeurés vivants jusqu’à nos jours.
Après ce bref aperçu historique qui trace les grandes
lignes des principales sources de la musique andalouse, la
question à laquelle cet écrit tente de répondre se décline en
deux volets : l’évolution de cet art auprès des communautés
juive et musulmane et son état à l’heure actuelle à Montréal.
La musique andalouse, un héritage commun
Actuellement, aussi bien les Chrétiens espagnols, les
Séfarades d’Israël ou de l’Amérique du Nord, que les Musulmans maghrébins s’identifient, avec raison d’ailleurs,
comme étant des héritiers de cet art musical élaboré par
leurs ancêtres qui vivaient sur la péninsule Ibérique pendant
des siècles. La musique andalouse ne s’écrivait pas, elle a
toujours été basée sur l’oralité, c’est-à-dire apprise par les
disciples en côtoyant les maîtres. Sa maîtrise requiert des
conditions strictes et un cheminement ardu. D’abord, de par
sa vastitude, il faut en apprendre le maximum. De plus, respecter les maîtres et les façons traditionnelles de l’exécution de cette musique, assimiler ses normes littéraires ; et,
avec la pratique constante, maîtriser l’essence de ses règles
mélodiques qui diffèrent selon le style. Ce dernier peut être
classé globalement en trois catégories : l’Andalou marocain,
le gharnati algérien et le malouf tunisien et libyen. Ainsi,
pendant plusieurs siècles, la musique andalouse est restée
un art oral, jusqu’au début du 20e siècle quand le musicologue français Jules Rouanet et le musicien Edmond-Na-
»
On ne peut pas parler de la musique andalouse sans
souligner l’importance que cette musique a jouée
dans le façonnement des cérémonies religieuses
juives et musulmanes.
than Yafil (mort en 1928) ont transcrit en notation moderne
une grande partie de la musique andalouse algérienne dans
le seul but de la sauver de l’oubli. Parallèlement au Maroc,
6 des 11 noubas (chapitres) de la musique andalouse marocaine ont récemment été transcrites par des musiciens
et des musicologues. Les paroles de cette musique sont
certes en arabe, une langue que les Juifs et les Musulmans
maîtrisaient sans difficulté au temps de l’Andalousie et
continue de l’être au Maghreb, mais des traductions et des
créations de paroles quasi complètes de ces textes en hébreu existent aussi.
La musique andalouse et la religion
On ne peut pas parler de la musique andalouse sans
souligner l’importance que cette musique a jouée dans le
façonnement des cérémonies religieuses juives et musulmanes. En un mot, les chants religieux de la synagogue et de la mosquée sont en grande majorité basés
sur les structures mélodiques andalouses. Le judaïsme
marocain a adopté les mélodies andalouses aux cérémonies religieuses et au chant des Piyoutim (poèmes liturgiques juifs). Parallèlement, à la mosquée et à la Zaouïa2
maghrébines, les bases mélodiques de la récitation du
Qoran et du samaâ3 sont andalouses dans leur essence.
L’explication est bien simple : ces adaptations remontent
à l’époque de l’Andalousie où les concepteurs, les
connaisseurs et les adeptes de l’art andalou étaient de
grands religieux.
À Montréal, depuis quelques
décennies jusqu’à nos jours
Depuis quelques décennies, des musiciens montréalais, à leur tête Samy al-Maghribi, ont pratiqué et promu
cet art. Les soirées de différentes natures consistaient à
chanter des morceaux de musique tirés des deux styles de la
musique andalouse, algérien et marocain et des styles dérivés de ces deux musiques, connus au Maroc sous le nom de
« Chgouri » et en Algérie sous le nom de « Chaâbi ». Sans
oublier les manifestations artistiques à connotation andalouse, animées par d’autres musiciens comme le célèbre
Haim Louk lors de leurs passages, notamment à Montréal.
Ces musiciens n’ont fait que suivre les traces de leurs ancêtres qui ont su préserver jalousement cet art ancestral. À
titre d’exemple, les deux grands poètes, Ibn Ezra de Grenade (1055 – 1138) auteur de plusieurs livres dont le « livre
de la conversation et de la délibération » écrit en langue
arabe et Ibn Sahl al-Israeliy de Séville (1212 – 1251), les deux
ont composé de nombreux poèmes chantés en musique andalouse, notamment les poèmes d’Ibn Sahl dans la ‘Nouba
de qoddam Rasd’, un chapitre musical bien convoité par les
mélomanes. Au 16e siècle, Âllal al-Batla al-fassi (m. 1553,
Maroc) a été l’un des derniers à partir du Maroc pour passer un long séjour en Andalousie, période durant laquelle il
a élaboré toute la nouba d’al-Istihlal. Pendant les derniers
siècles, mentionnons la contribution substantielle de Rabbi
David Bouzaglo (1903 – 1975) aux pyoutim, les travaux des
derniers grands maîtres el-Brihi (1877 – 1944) et el-Mtiri
(1876 – 1946) qui ont, à leur tour, passé le flambeau aux
fondateurs des quatre grandes écoles marocaines, celle de
Fès, représentée par Abdelkrim Rais (1912 – 1996), celle de
Tétouan (Ben Larbi Temtamani : 1918 – 2001), de Tanger
(Ahmed Zaytouni : 1929 - ) et celle de Rabat (Ahmed Loukili : 1909 – 1988), le fondateur de l’orchestre de la radiotélévision marocaine. À l’heure actuelle, la musique andalouse connaît au Maroc et en Algérie un essor remarquable
par l’entremise de nombreuses associations qui pratiquent
cet art lors des festivals internationaux de musique.
En 1998, l’orchestre andalou de Montréal fut fondé par
des musiciens et mélomanes juifs et musulmans. Il a existé
pendant trois ans pour reprendre ses activités en 2011 sous
le nom de l’Association Soleil de l’Andalousie de Montréal
(ASAM). Parallèlement, un groupe de musiciens algériens
a commencé en 2008 des répétitions amicales pour fonder
de façon officielle en 2010 l’Association des Amis de la Musique Andalouse à Montréal (AMAM). Ces deux associations
ont pour principale mission le partage et l’enseignement de
cet art et sa promotion en Amérique du Nord. Elles pérennisent la tradition par l’entremise de soirées bien convoitées par les deux communautés musulmane et sépharade
montréalaises. Comme on dit, l’histoire se répète. Ces deux
orchestres sont composés de membres des deux confessions et qui s’identifient pleinement dans cet art comme
le leur. Encore une fois, l’identité andalouse est bien présente en chacun des membres et constitue la plateforme
commune à la réussite de cette ramification nord-américaine de l’entreprise andalouse. Avec ces deux organismes
à vocations culturelle et artistique, et par l’entremise de
leurs activités soutenues, la musique andalouse connaît un
renouveau marqué à Montréal et représente un succès qui
s’annonce durable.
Khalil Moqadem
Directeur artistique de
l’Association Soleil de l’Andalousie de Montréal
1
Abbou, I. D. (1953). Musulmans andalous et judéo-espagnols. Casablanca : Antar, p.69.
2
Termeemployépourdésignerlecoind’unespace.Ils’agitd’uncentrespirituel,généralementattenantàlamosquéeoùdesadeptesquipartagentlesmêmes
convictionsreligieusesserencontrentpourprier,s’instruiresurlareligionetpratiquerdeschantssoufis,parfoisaccompagnésdequelquesinstruments,chose
interditedanslamosquée.
3
Chantreligieux.
Magazine LVS | Septembre 2015 59
ÊTRE SÉPHARADE À MONTRÉAL | DOSSIER SPÉCIAL
«
ÊTRE SÉPHARADE À MONTRÉAL | DOSSIER SPÉCIAL
Perdurance identitaire
Quel futur pour les Juifs ?
La question des mariages mixtes au sein des
communautésjuivesressembleunpeuàlaquestion
juivequitaraudaittantleschancelleriesdesdiverspays
occidentaux aux dix-neuvième et vingtième siècles.
Chacune étant un objet détestable dont on ne savait
pascommentlefairedisparaître.
Léon Ouaknine
Pour situer du point de vue du leadership des institutions juives, ce que signifie le mariage mixte entendu ici
comme mariage entre juif et non juif, je me référerais aux
trois vignettes informatives suivantes :
1
The Jewish People Policy Planning Institute, un institut de
recherche fondé en 2002 à Jérusalem par le gouvernement israélien, l’Agence Juive et d’importantes organisations juives de la diaspora, a publié une série d’études
sur l’avenir démographique du peuple juif. En ce qui
concerne la communauté juive nord-américaine, 27% des
Juifs nord-américains modérément pratiquants se marient avec des non-juifs (The American religious identification Survey, 2001), les proportions sont massivement plus
élevées en Europe occidentale et encore davantage pour
les Juifs russes. 50 à 80% de ces mariages mixtes mènent
à l’assimilation des descendants.
2
En septembre 2009, MASA, une organisation parrainée par le gouvernement israélien, a produit des spots
publicitaires contre le mariage mixte. Sur la vidéo de 30
secondes, on voit des affichettes placardées aux angles
de rues, dans le métro et sur les cabines téléphoniques,
montrant les photos de jeunes juifs avec au-dessus la
mention « Perdu pour le peuple juif ». Cette campagne
publicitaire fut arrêtée au bout de 3 jours, devant les protestations, jugeant raciste et insultante cette publicité
contre les juifs ayant marié un non juif.
3
Dans les années quatre-vingts, le National Jewish Welfare
Board, organisation Nord-Américaine de coordination de
la vie juive institutionnelle devenue en 1990 le JCC, Jewish
Community Centers of North-America, concluait que les 5.7
millions de Juifs nord-américains de l’époque ne seraient
plus que 4 millions en 2060, du fait des mariages mixtes.
60
Magazine LVS | Septembre 2015
Ces trois vignettes résument aux yeux des gardiens du
peuple juif le dilemme confrontant les Juifs vivant dans la
diaspora occidentale, où l’antisémitisme n’est plus le mur
d’airain qu’il était, martyrisant mais maintenant vivace la
condition juive. Les communautés juives, tant ses leaders
que ses simples quidams s’interrogent, « Comment faire perdurer l’identité juive ? Comment assurer le retour du même ? ».
Avant de pouvoir répondre à ces questions, il nous faut
revisiter la notion d’identité.
D’après Cyrulnik, « Toutes les identités sont le produit
de l’héritage d’un père, d’une mère et d’une religion que chacun interprète selon son contexte culturel ». Le Moi est enfanté
par un Nous composite et complexe. L’identité renvoie clairement à une nature dynamique et duelle : elle a un versant individuel, mais également un versant collectif. Il
n’y a pas d’identité qui ne soit que l’un ou l’autre de ces
versants. C’est pourquoi sur le plan identitaire, le Moi est
indissociablement lié au Nous. Il y a ici un lien manifeste
qui relie le sujet individuel au sujet collectif – ou peut-être
devrait-on inverser les termes et dire le sujet collectif au
sujet individuel, tant il est vrai qu’au cœur de l’individu
le Nous social forge l’armature du Moi. L’identité est bien une
pièce avec deux faces. Tant que le Nous social était entièrement façonné par une communauté enclose, le Je demeurait
résolument juif, il y avait harmonie entre l’individuel et le
collectif. Lorsque les idées et le doute commencent à ronger
ce qui fonde les rituels - gardiens de l’identité - mais que
la société ambiante maintient son ostracisme à l’égard du
juif, celui-ci revendique ses rituels même s’il ne croit plus
très fort, parce qu’il n’a pas d’autre option que sa reproduction avec lui-même. Mais que la société ambiante lève
l’ostracisme, alors le Je, par petits ruisseaux, succombe à la
tentation du Nous sociétal. Le fondement religieux vacillant
...les 5.7 millions de juifs nordaméricains de l’époque ne seraient plus
que 4 millions en 2060...
n’étant plus suffisant pour empêcher la transgression du
mariage mixte. Dès lors le Nous communautaire devient en
partie un reflet du Nous général, au point d’adopter les coutumes et les pratiques de celui-ci, souvent aux dépens des
siennes, ne conservant de sa propre identité que quelques
rituels devenus des occasions de festivité. Le Je identitaire
juif est alors transmué de l’intérieur, il glisse naturellement vers l’assimilation, parce que l’attrait de la société
ouverte devient plus fort que ce que lui proposent les gardiens de traditions désormais perçues comme limitatives et
obsolètes. L’illustration en est assez simple, de l’aube du
judaïsme à la fin du XVIIIème siècle, la continuité juive
s’appuyait sur les 6 éléments suivants :
Premier élément : Avoir une mère juive puisque
selon la Halacha, le droit canon juif, ne peut être Juif que
celui qui naît d’une mère juive.
Deuxième élément : L’orthopraxie, l’obéissance
scrupuleuse aux rituels et commandements religieux dont
la croyance au dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob. Être juif
sans croire en dieu aurait été un oxymore, une contradiction
dans les termes. Spinoza qui ouvrit l’ère du rationalisme,
fut expulsé de la communauté juive d’Amsterdam, pour
cause d’hérésie, sa conception naturaliste du monde étant
totalement incompatible avec les textes sacrés.
Troisième élément : L’impossibilité d’une vie
juive individuelle. Imaginez un hassid, vivant seul avec sa
famille dans un petit village de l’Abitibi ; l’idée même est
saugrenue, parce que la spiritualité juive, à l’instar de toute
spiritualité abrahamique, ne peut survivre longtemps sans
la minutie des pratiques religieuses – dont la prière commune - et les rituels ancestraux qui appellent incessamment au retour du même. Être un juif pratiquant hors d’une
vie communautaire, est quasiment impensable.
Quatrième élément : Le poids de l’héritage.
Lorsqu’on a été élevé dans une culture dont la trame est
un dialogue millénaire entre rabbins s’interrogeant sur la
signification spirituelle des textes sacrés et de leurs com1
»
mentaires, quitter cette tradition est presque synonyme
d’asphyxie spirituelle et il faut des circonstances excessivement brutales ou passionnelles pour y procéder.
Cinquième élément : Le rempart identitaire
qu’assure l’hostilité du milieu ambiant.
Sixième élément : Le refus du mariage mixte si le
non juif ne se convertit pas. Auparavant, le mariage mixte
était l’équivalent d’une apostasie puisque le juif était perdu
pour sa communauté. Même aujourd’hui, est-il possible
d’imaginer un mariage mixte entre deux personnes très
religieuses, une chrétienne et un juif, chacune respectueuse
de la religion de son conjoint ? Impossible, parce que pour
ce juif comme pour cette chrétienne, leur Dieu personnel
serait nécessairement au centre de chaque aspect quotidien
de leur vie. Or l’une et l’autre religion s’affirment comme
l’unique dépositaire de la plénitude du message divin. Être
juif, c’est refuser radicalement un dieu trinitaire, être chrétien, c’est affirmer avec certitude que l’ancienne alliance a
été abolie. Dans leur cas, le mariage mixte est impensable,
conséquence du fondement religieux originel de leur identité respective.
Or aujourd’hui, ces 6 éléments ne sont plus des
conditions sin qua non à l’identité juive :
1.
Mère juive. Pour beaucoup de Juifs non religieux,
ce n’est plus nécessaire ; s’ils le veulent, ils se définissent
comme juifs même si leur mère n’est pas juive. Certains
mouvements religieux juifs tels le reconstructionisme ont
même officialisé cette position.
2.
Croyance obligatoire. Pour la plupart des gens,
tant dans la société chrétienne qu’à l’intérieur des communautés juives, le sacré s’effrite peu à peu, puisqu’il n’existe
plus de territoires interdits d’examen, depuis l’avènement des Lumières. Comment maintenir la fiction du sacré
lorsque la croyance en une transcendance absolue comme
noyau incandescent de l’être a de facto disparu. Dieu ne
fonde plus la cohérence du tout, le fil conducteur du monde,
Ce point mérite d’être révisé. L’antisémitisme réapparaît de façon inquiétante en Europe et risque de remettre en question la dynamique d’assimilation.
Magazine LVS | Septembre 2015 61
ÊTRE SÉPHARADE À MONTRÉAL | DOSSIER SPÉCIAL
«
ÊTRE SÉPHARADE À MONTRÉAL | DOSSIER SPÉCIAL
«
En vérité, les
communautés juives
qui ne sont pas ultra
orthodoxes se fichent
éperdument que le juif
croit ou pas, ce qui les
intéresse, c’est qu’il
reste juif en affichant
son allégeance à une
communauté de destin.
il n’est plus le métarécit de la civilisation occidentale et en
vérité il ne l’est même plus aux yeux d’une part croissante des
Juifs orthodoxes, qui feront inconsciemment plus confiance
au médecin qu’à la prière en cas maladie grave.
Les courants majoritaires des chrétiens (principalement
protestants) comme des juifs, ayant gommé les aspérités
fâcheuses ou gênantes de ce qui constituait leur singularité
fondatrice, assistent à une lente convergence de leurs visions
spirituelles respectives, particulièrement en Amérique du
Nord. Les deux Dieux sont définis comme deux versions du
même, chacune estimable, chacune porteuse d’une vision
de la vérité. A la limite, Les deux religions convergent vers
ce que j’appelle « le judéo-christianisme », la religion de
l’accommodement au monde, celle qui n’exige rien, la religion BCBG, bon chic, bon genre. Dans ces conditions, le Juif
ne se considère plus comme profondément autre, la religion
n’est plus une barrière, alors que son objectif premier était
de séparer le Juif du non-Juif.
»
Les conversions de pure forme des non-juifs sont bien acceptées, même en Israël ; combien
de rabbins se laissent doucement convaincre de la soif de judéité du nouvel aspirant avant son
mariage ; on ne questionne que rarement le mensonge reconnu d’utilité publique. Aujourd’hui, la
religion n’a plus grande force de traction hors des milieux ultra-orthodoxes. Croire à son retour
comme marqueur identitaire prééminent, comme croire à la venue prochaine du Moshiah (Messie) ne fait plus saliver que les lubavitch. En vérité, les communautés juives qui ne sont pas ultra
orthodoxes se fichent éperdument que le juif croit ou pas, ce qui les intéresse, c’est qu’il reste juif
en affichant son allégeance à une communauté de destin.
3.
L’hostilité du monde ambiant. Il n’y a plus de vrais ghettos pour les juifs en occident, ceux-ci sont généralement bien intégrés dans la société1. En fait hors de leurs rituels religieux, il est devenu impossible de les distinguer de leurs compatriotes occidentaux sauf pour les
ultra-orthodoxes.
4.
Les générations venues après la fin de la deuxième guerre mondiale ont
été essentiellement scolarisées dans des écoles laïques ou culturellement juives mais leurs pratiques éducatives n’ont plus aucune commune mesure avec celles que leurs ancêtres ont connues.
Il leur est alors relativement facile de sortir d’une tradition religieuse lorsque celle-ci se fendille
et ne constitue plus un des piliers incontournables de l’identité. La Torah et le Talmud sont alors
juste deux ouvrages parmi d’autres et non plus la source vivante et irremplaçable de ce qui donne
sens à votre vie.
5.
L’identité juive ne requiert plus impérativement un enracinement communautaire total. On peut se dire juif et s’assimiler. Cela ne requiert plus un rejet dramatique de son identité. La transformation est plus insidieuse. Être juif qui renvoyait dans les temps
anciens à une modalité unique, est aujourd’hui vécu sur un mode cafétéria, chacun choisissant ce
qui lui plaît. L’éventail des possibles est vaste, depuis le juif athée intégral jusqu’au nétouré karta.
En Europe comme en Amérique du Nord, comme en Russie, les Juifs laïcs sont largement majoritaires, la communauté étant perçue au mieux comme une famille étendue, plus généralement
comme un club social ou inconsciemment comme une sorte d’assurance ultime face à un destin
collectif dont la cruauté ne pourra jamais être totalement éradiquée.
6.
Le mariage mixte. On peut demeurer juif dans un mariage mixte, il n’y a plus de rejet
ni d’expulsion hors de la communauté, par ce que l’acte n’est plus considéré comme un reniement.
Mais s’il n’existe presque plus de prérequis pour une personne à se définir comme juive
hors des milieux orthodoxes, il faut reconnaître que la disparition graduelle des six conditions
d’appartenance à la communauté mène doucement vers l’affaiblissement de celle-ci.
62
Magazine LVS | Septembre 2015
Au final, sur ces chemins de traverse, beaucoup de Juifs
prennent insidieusement la porte de sortie, si ce n’est pour
eux-mêmes, du moins pour leur descendance. J’en suis
moi-même un bon exemple. Je suis un juif accidentel, mais
cette identité juive, je l’ai toujours revendiquée, parce que
la refuser aurait été interprétée comme un acte de lâcheté.
Mon mariage mixte a fait que mon fils Joël est certainement
bien au fait de la problématique juive dans son extrême
complexité, mais il n’a pas du tout cet engagement viscéral
qui est le mien. Son mariage avec une non juive parachève
la sortie identitaire de mes petits-fils. Ceux-ci vogueront
sur d’autres substrats existentiels. Cela ne me gène en rien,
parce que mes petits-fils sont viscéralement plus importants pour moi que toute affiliation identitaire ou toute
communauté. Les communautés juives sont consternées
par ce type d’évolution, mais que peuvent-elles y faire ? La
campagne de MASA a démontré la folie des institutions qui
veulent stigmatiser l’individu rétif aux diktats communautaires et religieux.
La société d’aujourd’hui a fait de l’individu son propre
maître quant à son destin, du moins en apparence. Ce n’est
plus la tribu, ni même la famille qui clôt irrémédiablement
l’identité de l’individu, mais plutôt lui et son inconscient.
La notion d’identité juive est toujours là, mais elle exhibe une couleur de plus en plus pâle. Espérer en diaspora, hors des milieux orthodoxes, une plus forte prégnance
culturelle et identitaire du Nous communautaire sur le Nous
ambiant de la société, est illusoire. Croire par exemple qu’à
Montréal, le Nous séfarade va pouvoir pleinement répondre
à la quête existentielle de sens et d’identité des jeunes
«
juifs montréalais d’ascendance séfarade, c’est croire que
le mythe et le folklore sont plus forts que les attraits de la
société ouverte. Qu’on le regrette ou qu’on y soit indifférent, partout les communautés juives diasporiques sont sur
une trajectoire descendante, en proportion directe du degré d’ouverture de la société à leur égard. On objectera qu’à
Montréal c’est faux, vu le succès des écoles juives, plus de
50% des enfants juifs montréalais y sont inscrits, en plus
grande proportion aujourd’hui que dans les années 70 et
davantage que dans toute autre grande métropole américaine. Je crois que ce phénomène montréalais est influencé en bonne partie par les facteurs suivants : la volonté de
beaucoup de parents ignorants de la vie juive de confier à
d’autres le maintien d’un modicum d’identité juive, le désir
d’écoles privées de qualité à un coût très supportable, allant jusqu’à la gratuité pour les plus démunis, ce qui attire
nombre de parents essentiellement indifférents à la religion
mais désirant maintenir un certain ancrage communautaire. Le leadership communautaire dans toutes les grandes
métropoles nord-américaines investit beaucoup d’argent
pour renforcer l’identification juive des jeunes particulièrement avec Israël, le plus puissant lien fédérateur bien avant
la religion, tout ceci pour maintenir la continuité juive en
évitant au maximum les mariages mixtes.
Il est vrai qu’avec le regain marqué d’antisémitisme
qu’on observe depuis quelques années dans les pays occidentaux à l’exception des États-Unis, antisémitisme massivement propulsé par les minorités musulmanes grandissantes dans ces pays, la trajectoire d’intégration du Juif
pourrait s’infléchir. On note au sein des communautés
juives tant en Europe qu’ Amérique du Nord, que la proportion d’orthodoxes et d’ultra-orthodoxe, s’accroît sensiblement du fait de deux facteurs concomitants, d’abord
un taux élevé de natalité, ensuite parce que les mouvances
conservatrices et libérales du judaïsme se vident lentement
des deux bords d’une partie de leurs membres qui migrent
soit vers plus d’orthopraxie, soit carrément vers la sortie
douce.
On verra si dans les prochaines décennies, Montréal
échappera à la tendance générale d’accroissement des mariages mixtes.
Léon Ouaknine
»
Croire par exemple qu’à Montréal, le Nous séfarade va
pouvoir pleinement répondre à la quête existentielle de
sens et d’identité des jeunes juifs montréalais d’ascendance
séfarade, c’est croire que le mythe et le folklore sont plus forts
que les attraits de la société ouverte.
Magazine LVS | Septembre 2015 63
ÊTRE SÉPHARADE À MONTRÉAL | DOSSIER SPÉCIAL
Le mariage mixte, si la conversion de l’autre n’est pas à
l’ordre du jour, devient alors dans la plupart des cas un facteur d’assimilation, le plus puissant de tous. C’est aussi devenu une migraine permanente de toutes les communautés
juives occidentales. L’assimilation mène inéluctablement
à l’affadissement de l’identité juive et mécaniquement au
déclin démographique des communautés. Affadissement
de l’identité parce qu’un mariage mixte, à quelques exceptions près, correspond d’abord à un métissage culturel qui
se transforme avec le temps et les générations en hybridité
identitaire. Déclin démographique parce que tous ceux qui
s’engagent dans un mariage mixte n’amènent pas nécessairement une âme de plus dans la communauté.
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