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Dans son texte de 1298 intitulé
Disputation Eremitae et Raymundi
… il écrit : « … en assumant la
nature humaine, Dieu peut être la fin de toutes les entités corporelles médiatisée par l’union de
l’âme du Christ à son corps sans laquelle les êtres corporels ne peuvent atteindre et s’élever à
leur fin … ». L’incarnation du Christ est la fin ultime – la
termenació
écrit-il – de l’œuvre de
création car tous les « êtres spirituels et corporels se reposent en Christ au regard de cette fin
ultime ». L’influence d’Aristote est manifeste car le terme de repos final renvoie à l’être en acte, à
l’entéléchie aristotélicienne et fait ainsi du Christ ressuscité la « cause finale » du monde. Dans
El
Dictat de Ramon
, il écrit que « si Dieu ne s’était pas fait homme aucun corps n’aurait en lui sa
propre fin ». Enfin et pour finir, il écrit en 1304 son livre
De ascensu et descensu
intellectus
(Dist.
IX) où a complètement disparu le thème de la rédemption et du péché originel :
« Quand Dieu créa le monde son entendement connaissait la meilleure fin pour laquelle il
l’avait créée et cette fin sublime est de se faire homme et que le même homme fut Dieu » .
L’homme, en lui-même, récapitule la création puisque l’homme participe de tous les règnes de la
nature mais l’homme se « termine » en Homme-Dieu qui est la raison d’être, la « cause finale » de
tout l’univers. Pour Lulle, c’est tout l’univers qui trouve son aboutissement en Christ comme cela
l’était pour l’Apôtre Paul :
« Aussi la création attend-elle avec un ardent désir la révélation des fils de Dieu. Car la
création a été soumise à la vanité (..) avec l’espérance qu’elle aussi sera affranchie de la
servitude de la corruption .... or, nous savons que, jusqu'à ce jour, la création tout entière
soupire et souffre des douleurs de l’enfantement. Et ce n’est pas elle seulement; mais nous
aussi, qui avons les prémices de l’Esprit, nous aussi nous soupirons en nous-mêmes, en
attendant la rédemption de notre corps. »
St Paul Romains 8 – 19.
Ainsi, lorsque le psychanalyste CG Jung, voulant opposer l’alchimie et le christianisme, prétend
que l’alchimie veut la rédemption de la matière et des corps tandis que le christianisme
uniquement celle des âmes, il se trompe lourdement car, prenant pour base le manichéisme, il
associe le mal à la matière et conçoit en cela que l’alchimie, désirant prendre en compte la
corporalité, ne peut, de ce fait, que vouloir la réunion du bien et mal, refusant par-là même la
thèse augustinienne du mal comme «
privatio boni
». Or, on sait que saint Augustin s’est converti
en réaction aux croyances des manichéens auxquelles il avait précédemment adhéré et on sait
que la chrétienté, tout au long des siècles, a refusé cette thèse manichéenne qui associe le mal à
la matérialité et à toutes entités corporelles créées sachant, néanmoins, que, pour elle, tout dans
le monde sublunaire est imparfait et corrompu, mixte d’être (bien) et de non-être (mal). Nous
pouvons voir par-là que la thèse de la «
privatio boni
» est, en toute logique, la conséquence du
refus du manichéisme et nous avons montré précédemment que l’alchimie avec sa volonté
purificatrice des corps en eux-mêmes se trouvait plus logiquement en accord avec le
christianisme. Plus en accord car pour celui-ci, la création est bonne en elle-même puisqu’elle est
l’œuvre d’un Dieu bon tandis qu’avec le manichéisme, plus éthéré et plus platonicien, il est
question d’une libération de l’âme hors de la prison de la matière jugée mauvaise car créée par
un démiurge méchant. La philosophie chrétienne a, de toujours, été prise en étau entre le
platonisme et l’aristotélisme et concernant le problème de la résurrection des corps, c’est vers
Aristote que beaucoup d’auteurs se sont tournés sans pour autant cesser d’être platoniciens pour
ce qui est des Idées divines. Les philosophes scolastiques médiévaux ne firent en cela que
continuer les spéculations des philosophes hellénisants arabes, les «
falâsifa
», responsables de
ce syncrétisme des diverses conceptions philosophiques grecques. L’époque, celle des grandes
« sommes théologiques », voulait l’unité du savoir, non un savoir encyclopédique comme nous
aimons à le faire depuis l’époque des Lumières mais cet « habitus » dont parle Lulle qui voyait
dans la Trinité divine la « cause » de toute la dynamique des êtres.