car l`âme humaine est conjointe au corps humain lequel participe de

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… car l’âme humaine est conjointe au corps humain lequel participe de toutes les
créatures. Avec l’âme qui atteint sa fin en Dieu en l’aimant, le comprenant et se
souvenant, le corps également atteint sa fin en Dieu et dans le corps de cet
homme qui atteint sa fin en Dieu par bénédiction, atteignent également leur fin en
Dieu toutes les créatures corporelles par ce corps humain bienheureux et glorifié
ainsi que les corps célestes et les quatre substances du monde c’est à dire les
quatre éléments et leurs qualités …
Raymond Lulle Libre de anima racional XXI : 167.
Une des questions centrales des religions est la question de la présence du mal en ce monde.
Pour les religions anciennes, la question est réglée par l’ambivalence des divinités qui, tout à la
fois créatrices et destructrices, sont des « coïncidencia oppositorum » de bien et de mal. Pour le
christianisme, à la suite de la philosophie grecque, le problème est plus complexe car le Dieu-Un
est une perfection de Bien qui exclut le mal. Déjà dans l’Ancien Testament, le Psaume 5,5 dit :
« Car tu n’es pas un Dieu qui prenne plaisir au Mal ». Chez Parménide, l’Etre est Un, parfait et
immuable et les transformations apparentes qui font naître et mourir toutes les choses du monde
ne sont qu’illusion. Même pour Empédocle qui théorisa la dualité de l’Amour et de la Haine en ce
bas monde, il y a, à l’origine, le Dieu-Un immuable et sphérique avec la Haine, exclue à sa
périphérie, qui, au moment de la cosmogonie, attaque par secousses l’Un et tend à le morceler et
le diviser mais l’Amour-Un, cause du mouvement circulaire, maintient son unité ; d’où l’oscillation
changeante, en ce bas monde, entre l’unité et la division, la génération et la corruption. Avec
Aristote, l’Être en acte se révèle dans sa perfection à la fin du processus entéléchique, c’est la
« cause finale » tandis que pour les néo-platoniciens, le monde étant une émanation de l’Un et
donc un éloignement de lui, l’imperfection du monde s’explique par cet éloignement et cette
absence relative de Dieu. La recherche du Bien est, dès lors, un retour vers l’Un. A partir de cette
conception néoplatonicienne, saint Augustin, abandonnant le dualisme manichéen, développera
sa thèse du mal conçu comme une « privatio boni », fondamentale pour le christianisme et quasi
unanimement partagée par le plus grand nombre des penseurs chrétiens. De même que le
manichéisme expliquait mythologiquement le mal par la création de ce monde par un démiurge
méchant, le christianisme l’explique par la désobéissance de Lucifer et par le péché originel
d’Adam qui laissent intacte la bonté divine, celle-ci n’étant en rien responsable du mal en ce
monde. Pour la mythologie chrétienne, c’est Lucifer qui est responsable de l’apparition du mal
dans l’univers. Or cette mythologie pose de gros problèmes et beaucoup d’auteurs chrétiens s’y
sont heurtés. Comment admettre cette non-responsabilité de Dieu si on conçoit qu’il est toutpuissant et omniscient ? Jean-Didier Vincent dans son livre La chair et le diable reprend ces trois
attributs de dieu : la puissance, la bonté et la compréhension et cite H. Jonas qui, dans son livre
Le concept de Dieu après Auschwitz, écrit que ces trois attributs « se trouvent dans un tel rapport
que toute union entre deux exclut le troisième » :
Un Dieu bon et tout puissant qui tolère le mal est inintelligible.
Un Dieu bon qui laisse aller le mal est impuissant.
Un Dieu tout puissant qui fait le mal ne peut être bon.
Dans son texte La philosophie de Jacob Boehme, Alexandre Koyré décrit ainsi l’évolution de la
pensée du théosophe allemand dans son livre De tribus Principiis : « Comment concilier
l’existence du mal avec la bonté divine ? Sa toute puissance et le péché ? Son omniscience et
notre liberté ? Comment, enfin admettre la prédestination ? Ce sont là des problèmes devant
lesquels la raison s’arrête et dit : il faut bien qu’il y ait en Dieu une volonté du mal. Nous avons vu
combien la solution de l’Aurora était, au fond, hésitante et confuse. Nous avons vu aussi comment,
pour sauvegarder la bonté essentielle de Dieu, Boehme avait fait bon marché, et de sa toute
puissance, et de son omniscience, et de son immutabilité.
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[…] La toute-puissance est celui des attributs divins que Boehme abandonne avec le moins de
regret, s’il croit par-là pouvoir sauvegarder la bonté » (p.180). Dans son livre Aurora, Jacob
Boehme avait imaginé mythologiquement la création de trois royaumes angéliques, ceux des trois
archanges Michel, Uriel et Lucifer. Lucifer par un acte de liberté entièrement imprévisible s’étant
révolté contre Dieu, son monde qui est le nôtre s’en est trouvé déchu et marqué par le péché et la
mort. Cette chute n’était en rien nécessaire puisque les autres archanges ne l’ont pas effectué. A
partir de là, Dieu aurait décidé de créer les hommes pour remplacer les anges déchus et
d’envoyer son propre fils pour la rédemption de ce monde et sa victoire sur Lucifer. Par la suite,
avec son livre De tribus Principiis, le théosophe-cordonnier de Görlitz abandonne sa conception
des trois royaumes angéliques et affirme que dans sa sagesse éternelle, Dieu avait prévu la
défection de Lucifer ainsi que le péché d’Adam et par-là même l’incarnation du Christ en ce
monde.
Raymond Lulle et le Christ comme cause finale de l’Univers.
Trois siècles avant ce sommet de la spéculation théosophique qu’est l’œuvre de Jacob Boehme
et à l’origine de la quête alchimique de la quintessence, Raymond Lulle s’était également
confronté à cette question de la présence du mal dans le monde sublunaire et du rôle dévolu au
Christ Rédempteur, vainqueur du mal, du péché et de la mort. Notre mystique majorquin
participait de la philosophie scolastique qui aimait à se poser toutes sortes de question et une des
plus importantes s’articulait ainsi : est-ce que le Verbe divin aurait assumé dans sa personne la
nature humaine si Adam n’avait pas péché ? Pour Albert le Grand, la réponse était oui ! Il en était
de même pour Thomas d’Aquin tandis que saint Bonaventure enseignait que Dieu seul le savait
mais qu’au regard de la raison c’était fort probable mais qu’au regard de la foi et de l’autorité des
Pères de l’Eglise c’était non ! Et Lulle qu’en pensait-il ? La réponse est intéressante car sa pensée
à ce sujet a évolué au fil de son œuvre : dans le livre des contemplations, il écrit que le fils de
Dieu « est venu en ce monde pour le purifier du péché originel » et qu’il s’est incarné par amour et
parce qu’était « grandement nécessaire la recréation humaine » (cap.54 et 185). « C’est à cause
du péché originel que Dieu s’est incarné » (ibidem cap. 71). Toujours dans le même livre au
chapitre 183, il répète11 fois que si « le péché originel ne fut général, Dieu n’aurait eu aucun motif
de s’incarner ». Mais, par la suite, notre majorquin commence à changer de position tout en
gardant ce qui est au fondement de sa doctrine, Jésus-Christ est le but et la fin de tout l’univers.
Le monde a été ordonné pour cette incarnation, pour que puisse être réunit la nature divine et la
nature humaine. Déjà en 1275, il pose la question de l’incarnation sans la rédemption et dans son
livre De prima et secunda intentione , il place la rédemption au second plan derrière la
manifestation de la bonté et de la sagesse divine. La vénération qu’il porte à la Vierge Marie lui
fait également minimiser la rédemption car un des buts de la création et de l’incarnation fut de lui
faire honneur. Dans son livre De Demostracions, il écrit que la « créature reçoit plus par la
recréation – liée à l’incarnation - que par la création » et comment, dès lors, tant de grâces
pourraient-elles être causées par le péché qui est pure négativité. Le Père Leopold Eijo Garay
émet l’hypothèse que c’est à Rome en 1285 que notre mystique eu l’illumination d’une incarnation
du verbe divin sans lien avec la réparation du péché. C’est dans cette ville qu’il écrivit Els cent
noms de Deu où, pour la première fois, il présente l’incarnation comme finalité de l’acte créateur
et où il remplace le binôme incarnation-rédemption par le binôme création-incarnation. A partir de
son livre Felix, il n’a de cesse de dire que « le monde a été créé pour que Dieu se fasse homme,
et l’homme, Dieu ». Notre Raymond parle de la « nécessité » de l’incarnation tout comme son
prédécesseur saint Anselme qui dans son Cur Deus homo tentait de démontrer « par raisons
nécessaires » l’incarnation. L’homme est pour notre majorquin le sommet de la création parce
qu’il réunit en lui tout le créé et ainsi la divinisation de l’homme dans la résurrection est la
perfection finale du créé. En 1297, à Paris, il écrit son livre Contemplacio Raymundi pour l’offrir au
roi de France et dans lequel il expose sa théorie de la création-incarnation qui pose que Dieu s’est
fait homme pour que l’homme se fasse Dieu, non qu’il devienne un ange lequel n’a pas de corps
mais que se réunissent en lui la nature corporelle et la nature divine.
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Dans son texte de 1298 intitulé Disputation Eremitae et Raymundi … il écrit : « … en assumant la
nature humaine, Dieu peut être la fin de toutes les entités corporelles médiatisée par l’union de
l’âme du Christ à son corps sans laquelle les êtres corporels ne peuvent atteindre et s’élever à
leur fin … ». L’incarnation du Christ est la fin ultime – la termenació écrit-il – de l’œuvre de
création car tous les « êtres spirituels et corporels se reposent en Christ au regard de cette fin
ultime ». L’influence d’Aristote est manifeste car le terme de repos final renvoie à l’être en acte, à
l’entéléchie aristotélicienne et fait ainsi du Christ ressuscité la « cause finale » du monde. Dans El
Dictat de Ramon, il écrit que « si Dieu ne s’était pas fait homme aucun corps n’aurait en lui sa
propre fin ». Enfin et pour finir, il écrit en 1304 son livre De ascensu et descensu intellectus (Dist.
IX) où a complètement disparu le thème de la rédemption et du péché originel :
« Quand Dieu créa le monde son entendement connaissait la meilleure fin pour laquelle il
l’avait créée et cette fin sublime est de se faire homme et que le même homme fut Dieu » .
L’homme, en lui-même, récapitule la création puisque l’homme participe de tous les règnes de la
nature mais l’homme se « termine » en Homme-Dieu qui est la raison d’être, la « cause finale » de
tout l’univers. Pour Lulle, c’est tout l’univers qui trouve son aboutissement en Christ comme cela
l’était pour l’Apôtre Paul :
« Aussi la création attend-elle avec un ardent désir la révélation des fils de Dieu. Car la
création a été soumise à la vanité (..) avec l’espérance qu’elle aussi sera affranchie de la
servitude de la corruption .... or, nous savons que, jusqu'à ce jour, la création tout entière
soupire et souffre des douleurs de l’enfantement. Et ce n’est pas elle seulement; mais nous
aussi, qui avons les prémices de l’Esprit, nous aussi nous soupirons en nous-mêmes, en
attendant la rédemption de notre corps. »
St Paul Romains 8 – 19.
Ainsi, lorsque le psychanalyste CG Jung, voulant opposer l’alchimie et le christianisme, prétend
que l’alchimie veut la rédemption de la matière et des corps tandis que le christianisme
uniquement celle des âmes, il se trompe lourdement car, prenant pour base le manichéisme, il
associe le mal à la matière et conçoit en cela que l’alchimie, désirant prendre en compte la
corporalité, ne peut, de ce fait, que vouloir la réunion du bien et mal, refusant par-là même la
thèse augustinienne du mal comme « privatio boni ». Or, on sait que saint Augustin s’est converti
en réaction aux croyances des manichéens auxquelles il avait précédemment adhéré et on sait
que la chrétienté, tout au long des siècles, a refusé cette thèse manichéenne qui associe le mal à
la matérialité et à toutes entités corporelles créées sachant, néanmoins, que, pour elle, tout dans
le monde sublunaire est imparfait et corrompu, mixte d’être (bien) et de non-être (mal). Nous
pouvons voir par-là que la thèse de la « privatio boni » est, en toute logique, la conséquence du
refus du manichéisme et nous avons montré précédemment que l’alchimie avec sa volonté
purificatrice des corps en eux-mêmes se trouvait plus logiquement en accord avec le
christianisme. Plus en accord car pour celui-ci, la création est bonne en elle-même puisqu’elle est
l’œuvre d’un Dieu bon tandis qu’avec le manichéisme, plus éthéré et plus platonicien, il est
question d’une libération de l’âme hors de la prison de la matière jugée mauvaise car créée par
un démiurge méchant. La philosophie chrétienne a, de toujours, été prise en étau entre le
platonisme et l’aristotélisme et concernant le problème de la résurrection des corps, c’est vers
Aristote que beaucoup d’auteurs se sont tournés sans pour autant cesser d’être platoniciens pour
ce qui est des Idées divines. Les philosophes scolastiques médiévaux ne firent en cela que
continuer les spéculations des philosophes hellénisants arabes, les « falâsifa », responsables de
ce syncrétisme des diverses conceptions philosophiques grecques. L’époque, celle des grandes
« sommes théologiques », voulait l’unité du savoir, non un savoir encyclopédique comme nous
aimons à le faire depuis l’époque des Lumières mais cet « habitus » dont parle Lulle qui voyait
dans la Trinité divine la « cause » de toute la dynamique des êtres.
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Dans notre texte intitulé Du chaos et de la quintessence, nous avons longuement étudié cette
problématique de la termenació lullienne considérée, tout comme le Grand Œuvre alchimique et
au regard de notre conception « anagogique » psychanalytique comme symbolique d’un
processus psychique inconscient de réunion de contraires psychiques libérateur du mal conçu
lui-même comme une absence de cette réconciliation des antagonistes. Cette conception de la
« privatio boni » n’est pas un angélisme béat niant toute réalité du mal en ce monde mais, tout
comme Georg Wilhelm Friedrich Hegel qui, posant le mal comme nécessaire dans toute
dialectique, parlait de « négation de la négation », le « propre » du mal est qu’il disparaisse à la
fin. Comme l’être en acte est un dévoilement progressif (cause finale), l’être final du mal est ainsi
un non-être. C’est pourquoi dans l’alchimie, on le représente par l’Ouroboros, un dragon qui
s’auto-dévore. D’autre part, parler de processus psychique implique une dialectique entre le moi
et l’inconscient - celui-ci étant légitimement personnifié – dialectique dans laquelle le moi a une
certaine autonomie, c’est à dire une certaine liberté. Comme un processus psychique peut se
formaliser rationnellement, on comprend pourquoi dans ces spéculations médiévales de
« théologie naturelle », les explications rationnelles n’excluaient pas, outre une certaine liberté du
moi, la libre décision divine ainsi que sa grâce et le nécessaire recours à la prière pour que le
processus se réalise. Les alchimistes insistaient sur le nécessaire « dialogue avec l’ange
gardien » dans le déroulement du Grand Œuvre. Si CG Jung se trompe lorsqu’il écrit que le but
du Grand Œuvre est la réunion du Bien et du Mal que le christianisme aurait séparé (cf. son texte
Réponse à Job), c’est qu’il identifie comme les manichéens le mal et la matière. C’est vrai que
l’alchimie voulait la réunion de la matière et de l’esprit, tout comme le christianisme pour qui le
« corps glorieux » de la résurrection est une réunion de la nature corporelle et de la nature divine.
L’autre erreur de CG Jung est sa conception gnostique de l’alchimie conçue comme une
libération de l’Esprit hors de la prison de la matière :
Dans l’alchimie, le mercurius représente encore l’esprit divin enfoui dans l’obscurité de la
matière … Le mercure, prisonnier de la terre est un motif central dans tous les systèmes
gnostiques … On a le devoir de sauver le Nous de l’étreinte de la terre qui le retient
prisonnier. Cette libération est le but poursuivi par l’alchimie. Les maîtres alchimistes aspirent
à libérer les forces spirituelles divines enfouies dans la matière, par leur « opus contra
naturam ».
CG Jung - Sur l’interprétation des rêves p. 107
Les textes de Henry Corbin et de Pierre Lory montrent de manière décisive que l’alchimie
occidentale provient de l’alchimie musulmane d’où émerge la figure centrale de Jâbir Ibn Hayyân,
ultra-shi’ite focalisé par le problème de la résurrection et du « corpus glorificationis ». Ce que
démontrent ces textes, c’est que l’alchimie musulmane repose sur le principe de la libération du
mal et sur celui de la réunion de la nature corporelle et divine dans le « corps glorieux », c’est à
dire deux conceptions totalement antagonistes à celles soutenues par CG Jung concernant la
pensée alchimique. Raymond Lulle qui se disait « christianus arabicus » se situe à la suite de
saint Anselme et de saint Bonaventure pour qui les articles de la foi chrétienne doivent et peuvent
se prouver par « raisons nécessaires ». Dès lors, le processus fondamental du monde est pour la
théologie naturelle musulmane et chrétienne un processus dont le but ultime, la cause finale, est
cette glorification de la matière du « corpus glorificationis » qui libère du mal, du péché et de la
mort. Dans son texte La philosophie de l’Amour chez Raymond Lulle (page 19), le lulliste Lluis
Sala-Molins, faisant siennes les opinions d'Ibrahim Madkour, écrit que notre Raymond reprend les
idées scientifiques de l’alchimiste Jâbir ibn Hayyân qui, on l’a écrit, était comme ultra-shi’ite
focalisé par le problème de la résurrection et du « corpus glorificationis ». Or paradoxalement,
même s’il existe de très nombreux textes alchimiques apocryphes faussement attribués au
mystique majorquin, celui-ci dénie dans plusieurs passages de ses textes la possibilité de
fabriquer de l’or à partir du plomb ou du mercure. Mais d’un autre coté, il croit à la possibilité de
prolonger la vie (in Quaestiones Attrebatenses) et on sait que ses deux disciples français, Pierre
de Limoges et Thomas le Myésier, étaient des médecins.
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En réalité, la pensée alchimique occidentale était tout autant tournée vers la problématique de la
transmutation métallique, l’alchimie aurifère, que vers celle de l’élixir de longue vie, l’alchimie
médicale et Lulle, grand connaisseur des philosophes hellénisants et des hétérodoxes
musulmans relève de cette pensée alchimique pour qui la philosophie de la nature, indissociable
des articles de la foi chrétienne, traitait de la libération du mal, du péché et de la mort ; c’est à dire
de la résurrection et de la vie éternelle :
« S’il n’y a pas la résurrection, le monde n’a pas de perfection »
Cant VI Dictat de Ramon
Cet abandon par Raymond Lulle du thème central du péché originel au profit d’un processus
voulu par Dieu de toute éternité s’appuie sur cette conception aristotélicienne de l’être de Bien qui
se révèle à la fin du processus sachant qu’au commencement du processus se trouve un mixte
d’être et de non-être, de bien et de mal. Le mal disparaissant à la fin du processus, s’auto-détruit
tel l’Ouroboros alchimique, le serpent qui se dévore lui-même, la négation de la négation. En cela,
notre Raymond relève de la conception augustinienne de la « privatio boni » contre laquelle s’est
arquebouté CG Jung et son disciple le prix Nobel de physique quantique Wolfgang Pauli (cf. le
texte de leur Correspondance). On sait que CG Jung a théorisé un processus psychique de
réunion quaternaire des contraires que l’on trouve metaphorisé en alchimie dans le théorème dit
de Marie la juive. A partir d’un état d’indifférenciation d’une quaternité de fonctions ou de
dimensions psychiques, se met en acte un processus de différenciation et de développement
d’une fonction ou d’une dimension dite principale, puis d’une fonction ou dimension secondaire
puis d’une troisième se réconciliant avec la seconde et enfin d’une quatrième se réconciliant avec
la première. Comme exemple de ces processus de différenciation, il décrit à juste titre le
processus de différenciation des quatre fonctions Sensation-Intellect-Sentiment-Intuition. Prenant
pour cas de figures les expériences spirituelles des deux grands penseurs chrétiens du début du
christianisme, Origène et Tertulien, il montre de manière convaincante le sacrifice de la fonction
principale sensation au profit de l’Intuition chez Origène et le sacrifice de la fonction principale
intellectuelle au profit du Sentiment chez Tertulien. Le moi s’identifiant à la fonction principale, le
sacrifice de la fonction principale s’associe avec le renoncement au moi au profit de l’âme,
fonction de relation au Soi intérieur que, de toujours, les humains ont identifié à Dieu. Le génie de
CG Jung fut, en plein XXe siècle, de réhabiliter le concept de l’âme comme complexe central de
l’inconscient qui, lorsqu’elle n’est pas assumée par le sujet, se trouve être projetée dans l’objet
extérieur avec qui le sujet entretient des relations complexes. Le moi s’identifiant à des images
positives idéalisées de lui-même construites par l’éducation (moi idéal, idéal du moi) et se
structurant dans une relation triangulaire (rivalité) à l’objet externe, les non-valeurs sociales et
idéales dénommées ombre dans la théorie junguienne se trouvent être refoulées dans
l’inconscient où elles viennent contaminer l’âme antagoniste au moi (le Dr Jekill et mister Hyde).
L’inconscient apparaît ainsi comme une pure négativité s’opposant au moi conscient et se mettant
du coté du rival dans le but de détruire l’unilatéralité du moi extraverti identifié à un personnage
construit par l’éducation et l’insertion sociale (la persona). Cette topique psychique est celle des
Evangiles, celle de la parabole des sépulcres blanchis :
« Malheureux, scribes et pharisiens hypocrites! Parce que vous nettoyez le dehors de la coupe
et du plat, et qu'au-dedans ils sont pleins de rapine et d'intempérance ».
Matthieu 23:25
…. vous ressemblez à des sépulcres blanchis, qui paraissent beaux au dehors, et qui, au
dedans, sont pleins d'ossements de morts et de toute espèce d'impuretés.
Matthieu 23:27
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La parabole de la paille et de la poutre traduit métaphoriquement le concept de projection de
l’ombre de la psychanalyse junguienne tandis que la sortie de l’ambivalence entre le moi et
l’inconscient est traduite par le « dites oui, oui ou non, non car sinon cela relève du malin ». De
même, la parabole de la maison construite sur le sable à la différence de celle construite sur le
roc traduit métaphoriquement la construction de la « persona » externe vouée à être détruite à la
différence de la réalisation du soi, but du processus intérieur de structuration psychique. On voit
en cela tout l’intérêt de la conceptualisation junguienne et surtout sa dénonciation du danger de
l’imitation moïque de modèle de perfection et de sainteté (« qui veut faire l’ange, fait la bête »).
Mais la théorie junguienne qui accepte totalement le fait spirituel achoppe sur sa singulière
conception d’une divinité « coïncidencia oppositorum » de bien et mal et son refus de concevoir
le mal comme une « privatio boni » propre tout à la fois au christianisme et à la Grèce antique. La
correspondance de CG Jung avec le Père Victor White et sa polémique avec Martin Buber
décrivent bien cette impossibilité pour le maître de Küsnacht de concevoir le processus intérieur
comme une libération du mal. Comme l’énonce la Traduction Œcuménique de la Bible (TOB),
Dieu sur le Sinaï dit : « je suis qui je serai » car l’être se dévoile à la fin du processus et l’image
originelle des divinités archaïques sont des mixtes de bien et mal tel le Tao chinois avec le yang
masculin positif et le yin féminin négatif. En fait, le symbole du Tao chinois n’est pas une réunion
des antagonistes mais une alternance successive des forces positives et négatives : « quand l’un
arrive à son apogée naît en son sein son contraire ». La réconciliation des contraires implique une
libération du mal car chaque position unilatérale possède un aspect positif et un aspect négatif
niant son antagoniste et c’est pour cela que la réunion des contraires en scènes complémentaires
valorise l’aspect positif de chaque dimension et fait disparaître leur aspect négatif niant
l’antagoniste. La réunion du masculin et du féminin n’implique pas une réunion du bien et du mal
qui ne peuvent en rien se concilier sauf à revenir à une conception archaïque de la divinité
comme le reconnaît lui-même CG Jung (cf. son livre le Fripon divin). Le christianisme n’est pas
uniquement comme le prend en compte CG Jung le fait d’un Dieu unilatéralement de Bien, c’est
aussi et surtout la croyance en l’incarnation et en la résurrection du corps ; chose folle pour la
pensée grecque. Pour celle-ci, il y a les dieux immortels et les créatures mortelles, le monde
sphérique des astres et du Logos divin, d’un coté, et le monde sublunaire voué à la génération et
à la corruption, de l’autre. Or le christianisme est cette religion qui annonce l’incarnation de Dieu
(Christ) dans une créature mortelle (Jésus) et la résurrection de la chair corruptible (vie éternelle).
Le prologue de l’Evangile de st Jean marque cette radicalité du christianisme par rapport à la
philosophie grecque :
Au commencement était le Logos, et le Logos était tourné vers Dieu,
et le Logos était Dieu. Il était au commencement tourné vers Dieu.
Tout fut par lui, et rien de ce qui fut, ne fut sans lui.
En lui était la vie et la vie était la lumière des hommes,
et la lumière brille dans les ténèbres, et les ténèbres ne l'ont point comprise ….
Il était dans le monde, et le monde fut par lui, et le monde ne l'a pas reconnu.
Mais à ceux qui l'ont reçu, à ceux qui croient en son nom,
il a donné le pouvoir de devenir enfant de Dieu.
Et le Logos s'est fait chair et il a habité parmi nous et nous avons vu sa gloire,
cette gloire que, Fils unique plein de grâce et de vérité, il tient du Père.
Contrairement aux gnostiques qui voulaient délivrer l’âme éthérée de la prison de la matière et
pour cette raison plus proches de la philosophie platonicienne que le christianisme, celui-ci ainsi
que l’Islam, particulièrement vrai pour le shi’isme et l’ultra-shi’isme, veulent une certaine réunion
de la matière et de l’esprit qui se réalise dans le corpus glorificationis, le corps de lumière de la
résurrection. Les textes d’Henry Corbin et de Pierre Lory démontrent amplement que l’alchimie
musulmane était une théologie naturelle du corpus glorificationis et on sait que l’alchimie
occidentale se situe à la suite de l’alchimie musulmane grâce aux diverses traductions réalisées
dans l’Al-Andalus et dans la Sicile de Frédéric II.
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Certes, le christianisme avec l’augustinisme reprendra à son compte la théorie des idées et de la
connaissance propre au platonisme mais concernant la problématique de la résurrection des
corps, les philosophes naturalistes chrétiens et musulmans se tourneront vers Aristote. Cette
synthèse entre Platon et Aristote fut le dessein des philosophes hellénisants musulmans. Nous en
avons pour preuve le titre d’un livre d’Al-Fârabî, disciple d’Al-Kindî intitulé l’Accord entre les
doctrines des deux sages, Platon et Aristote. On sait également qu’Avicenne, continuateur des
deux précédents philosophes, eut une grande influence en Occident chrétien et Etienne Gilson
parlait même d’un courant avicennien dans la scolastique médiévale. Les textes alchimiques
musulmans ainsi que ceux plus tardifs des alchimistes paracelsiens occidentaux infirment la
thèse gnostique de CG Jung et sa théorie concernant le Grand Oeuvre alchimique de la réunion
du Bien et du mal qu’aurait soi-disant séparé le christianisme.
Jacob Boehme (1575-1624).
Notre intérêt pour les spéculations du cordonnier de Görlitz s’explique par cette même
problématique du refus de la « privatio boni » origéniste et augustinienne car pour ce théosophe
le mal est bien trop présent dans notre monde pour qu’il accepte de penser qu’il ne serait qu’une
absence de Bien. Néanmoins, contrairement à CG Jung qui pense sur ce point comme lui, il se
refuse à rendre responsable Dieu du mal dans le monde même si ce même mal est, d’une
certaine manière, inhérent à Dieu lui-même. Nous verrons que les spéculations assez élaborées
du théosophe allemand sont particulièrement intéressantes à étudier et nous montrerons que ses
formalisations traduisent métaphoriquement la topique freudienne du Ça, du Surmoi et du moi :
« Remarquons bien que Boehme ne se rend pas la tâche facile. Le mal n’est pas pour lui une
« négation » sans réalité, une simple « absence » que l’on n’a plus besoin d’expliquer. Cette
solution paresseuse, qui, il faut l’avouer, a été celle de toute la théologie chrétienne, comme
elle a été celle de la philosophie antique, ne le contente pas. Avec le fort et simple bon sens
du paysan, Boehme voit bien que le mal est quelque chose de très réel ; qu’il est une
puissance, au moins aussi « positive » que le Bien. On peut bien dire, croyons-nous, qu’il n’a
pas accepter la doctrine traditionnelle du mal-négation, puisque, sans doute, il la connaissait.
.. Boehme a été le premier, semble-t-il, dans les temps modernes, à avoir affirmé la positivité
du mal. C’est ce que l’on appelle son « manichéisme »…». (ibidem p.183).
Il est étonnant d’entendre dire que le christianisme traditionnel minimise le mal alors que l’on a
que trop reproché au christianisme sa focalisation sur le mal et le péché mais dire que le mal est
une « privatio boni » ne veut pas dire qu’il n’a aucune efficience. C’est, bien au contraire, dire
simplement qu’il n’a pas d’essence car pour l’entéléchie aristotélicienne, l’être qui est le Bien
uniquement c’est ce qui se dévoile à la fin du processus et comme le mal s’auto-détruit à la fin
(négation de la négation), il est un non-être, une « privatio boni ». Contrairement à ce que nous
avons vu précédemment où la croyance chrétienne en l’incarnation et la résurrection était une
« folie » pour la pensée grecque, concernant l’Etre conçu comme uniquement de Bien, il y a
convergence entre le christianisme et la philosophie grecque, toutes deux en opposition à la
quasi totalité des religions archaïques de la planète pour qui les divinités sont, tout à la fois,
créatrices et destructrices. Mais à la différence de CG Jung, Jacob Boehme ne croit pas que la
divinité soit une « coïncidencia oppositorum » de bien et de mal car il s’efforce continuellement
dans ses écrits « d’absoudre Dieu de toute responsabilité en ce qui concerne l’existence du mal »
(p. 158). Sa position est paradoxale car, pour lui, « Dieu est bon et en Dieu il n’y a point de mal, et,
cependant, le mal provient de Dieu et est engendré par lui » (p.183). Toute l’élaboration de son
système théosophique tend à résoudre cette difficulté car sa crise religieuse dépressive provenait
de la prise de conscience de cette réalité de l’omniprésence de la réalité du mal en ce monde et
de cette pensée, qu’il disait être suggéré par le diable, que « Dieu devait nécessairement vouloir
lui-même le mal puisqu’il en a tant créé … » (p.31).
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Cette tristesse et cette mélancolie provoquées par le non-sens de la prise de conscience de la
réalité ambivalente de notre monde renvoient à la mélancolie d’un Anaximandre ou d’un Héraclite
mais Jacob Boehme dit être revenu à la vitalité psychique par des illuminations du saint Esprit
que, durant plus de douze ans, il dut ensuite élaborer et formaliser par écrit. Le théosophe de
Görlitz raconte que cette expérience du passage de la tristesse et de la mélancolie à la « lumière,
bonheur, illumination, paix et vie nouvelle » a été éprouvé par lui comme une « renaissance », une
« seconde naissance », une « résurrection ». Ce passage des ténèbres mortifères de la
dépression à la lumière de la vitalité retrouvée liée à la parole métaphorique de l’Autre
(illumination) est une constante que l’on retrouve chez les alchimistes avec leur nigredo au
commencement de la réalisation du Grand Oeuvre mais aussi avec la « nuit obscure » d’un St
Jean de la Croix :
« C'est l'esprit qui vivifie; la chair ne sert de rien ...
Celui qui croit en moi, des fleuves d'eau vive
couleront de son sein comme le dit l'Ecriture (Isaïe 58 - 11) :
L'Eternel sera toujours ton guide
Il rassasiera ton âme dans les lieux arides
tu seras comme un jardin arrosé
par une source dont les eaux ne tarissent pas.»
Evangile de st Jean 7-38
Ce rapport à la vitalité psychique et le nécessaire passage par la dépression dans l’expérience
de la renaissance spirituelle que l’on retrouve aussi dans l’expérience de l’individuation chez CG
Jung (cf. son texte Dialectique du moi et de l’Inconscient) renvoient au Sermon de la Montagne où
le Christ dit, selon la traduction d’André Chouraqui : « En marche, les humiliés du souffle (ruah)
car le royaume des cieux est à eux ». La modernité a pris l’unique direction de l’extraversion avec
son opposition entre le moi de maîtrise et l’objet externe et on sait que le cartésianisme avec son
opposition duelle entre l’esprit (intellect) et la matière (sensorialité) fut une étape majeure dans la
rupture avec les époques anciennes où dominaient la trilogie corps, âme et esprit. Le début de
cette transformation fut la crise averroïste et le triomphe du thomisme qui s’opposa à l’illumination
augustino-franciscaine. Certes, le thomisme n’est pas totalement identifiable à l’averroïsme, même
si plusieurs thèses de Thomas d’Aquin furent condamnées en même temps que celles de
l’averroïsme parisien par l’Evêque Tempier en 1277 ; néanmoins, il s’oppose à l’illumination
franciscaine de la même manière que Averroès s’oppose à l’illumination avicennienne et c’est
cette crise philosophique, en cette fin du XIIIe siècle, qui inaugure le cheminement vers l’esprit
scientifique. Jacob Boehme, à la suite des « dissenters » de Luther (Weigel, Franck, Schwenkfeld)
et des spiritualistes de toujours, affirme la supériorité de l’esprit sur la lettre et proclame la
primauté de l’inspiration sur la raison. Tout comme Raymond Lulle qui disait avoir reçu en
illumination son Ars magna sur le Mont Randa, Jacob Boehme avait le sentiment très net de n’être
point lui-même la source dernière de ses doctrines (p.494). Contre les théologiens officiels qu’il
disait être incapables de pénétrer le sens de l’Ecriture, il considérait que pour comprendre le sens
de la parole divine, il fallait nécessairement renoncer à la raison raisonnante et faire appel au
maître intérieur, à l’intuition mystique. Dans sa conception psychologique de l’homme, il oppose la
vie raisonnable (vernunft ) provenant d’une Tinctur émanant des astres (astrum) et de l’esprit
tourné vers le monde (extraversion) à la vie profonde spirituelle, l’Intelligence (verstand) provenant
d’une Tinctur émanant directement de Dieu dénommée spiraculum vitae. C’est cette dualité dans
les choses de l’esprit qui a été perdue avec le thomisme opposé à l’illumination et qui avec
Descartes opposera uniquement l’intellect et la matière jusqu‘à ce que le matérialisme biologisant
moderne fasse découler la pensée du cerveau comme le foie secrète la bile. On sait que l’ultime
résistance à cette émergence de ce qui deviendra l’esprit scientifique moderne fut le fait du
franciscain Bonaventure qui proclamait haut et fort cette dualité fondamentale entre l’intellect
moïque extraverti et l’intuition spirituelle introvertie propre à l’âme :
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“ [...] Cet effort d'abstraction n'est d'ailleurs même pas toujours nécessaire ; il ne s'impose
que lorsque notre pensée tourne sa face inférieure vers les corps pour en acquérir la science,
non lorsqu'elle tourne sa face supérieure vers l'intelligible pour acquérir la sagesse. En effet,
le recours à la connaissance sensible est nécessaire à l'intellect pour connaître tout ce qui
n'est pas lui-même et Dieu. C'est à dire tous les produits mécaniques et tous les objets
naturels. Mais il en va tout autrement lorsque l'intellect se tourne vers l'âme, toujours présente
à elle-même, et vers Dieu qui lui est plus présent encore. Ce n'est plus Aristote qui doit cette
fois l'emporter, c'est Platon. A partir du moment où nous dépassons les objets sensibles pour
nous élever aux vérités intelligibles, nous faisons appel à une lumière intérieure. Aristote a su
parler la langue de la science et il a bien vu contre Platon que la connaissance ne s'élabore
pas dans le monde des Idées ; Platon a parlé la langue de la Sagesse en affirmant les raisons
éternelles et les Idées ... […] C’est oublier l’un des deux aspects de la nature humaine que
de sacrifier soit Aristote, soit Platon ” .
saint Bonaventure cité par E. Gilson La Philosophie au Moyen Age (Payot)
Cette dualité entre le monde extérieur et le monde intérieur divin se retrouve dans la dualité entre
la première intention et la seconde intention chez Raymond Lulle qui se situe historiquement juste
après le Père franciscain qui tint, un temps, une chaire à la Sorbonne obtenue, non sans
résistance, tout comme celle des dominicains, les autres frères mendiants. Mais l’originalité du
christianus arabicus catalan fut d’appliquer, sous l’influence de penseurs musulmans, tout autant
à la première intention qu’à la deuxième intention, la science d’Aristote car il plaçait,
contrairement à l’immuabilité divine platonicienne, « le mouvement et la vie » dans la divinité ellemême et non pas uniquement dans le monde sublunaire, le mode de la génération et de la
corruption. Et cela, nous le verrons, à cause de l’importance de la pensée alchimique et mystique
dans l’Islam que l’on retrouvera bien plus tard chez Jacob Boehme. Notre thèse veut qu’il y ait un
lien historique entre l’alchimiste persan musulman Jâbir ibn Hayyân et Jacob Boehme par le biais
de Raymond Lulle à cause d’une même conception naturaliste du corpus glorificationis de la
résurrection fait de quintessence. Qu’il soit de lui ou d’un disciple, le texte du XIVe siècle de
Raymond Lulle intitulé Liber de secretis naturae seu de quinta essencia marque les débuts en
Occident chrétien des spéculations alchimiques sur cette « quintessence » céleste.
La doctrine de Jacob Boehme.
L’intérêt pour ce théosophe allemand réside essentiellement dans son originale conceptualisation
qui laisse une place égale, mais cohérente entre elles, à la mythologie, à la métaphysique et à la
psychologie. Concernant cette dernière, pour lui, le mysterium magnum de la divinité se retrouve
dans l’homme et c’est en lui-même qu’il doit chercher la clé de ce mysterium magnum (p.291).
Nous l’avons déjà aperçu, notre théosophe se situe, en ce début du XVIIe siècle, à la suite des
spirituels dissidents de Luther (« Dissenters »), eux-mêmes se situant à la suite de la pensée
alchimique et astrologique de Paracelse ainsi que de la Théologie germanique initiée par Maître
Eckhart. On sait que les mystiques et les spirituels dissidents de Luther reprochaient à sa
justification par la foi de n’être qu’une adhésion intellectuelle à un dogme (lettre) et de ne pas
impliquer une transformation, une régénération de l’âme par l’esprit. Alexandre Koyré écrit :
« Un trait commun unissait, en effet, tous ces opposants : pour eux, le salut, la justification, la
régénération, la « seconde naissance » étaient et devaient être quelque chose de réel, quelque
chose qui se passe dans l’âme réellement, quelque chose qui l’illumine, la transforme, la
régénère réellement et effectivement. Pour tous la justification … se fait ad intra et non ab
extra ; l’âme justifiée est une âme purifiée, une âme renouvelée. Il est fort compréhensible que
rien ne leur ait semblé plus apte à rendre, à illustrer, à symboliser, à expliquer et à saisir ce
processus que les formules et les notations de l’alchimie….
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C’était déjà par des formules et des comparaisons alchimiques que Maître Eckhart expliquait
ou plutôt exemplifiait le processus mystique…. Contre les tenants de la justification ab extra per
remissionem culpae, ceux qui aspiraient à une justification ab intra per tranmutationem realem
étaient disposaient à accueillir les formules des alchimistes » (ibid. p.44-46).
La théosophie de Jacob Boehme découle de la confrontation entre les conceptions mysticoastrologico-alchimiques encore régnantes à son époque et les doctrines et les dogmes chrétiens
traditionnels.
La mythologie de Jacob Boehme.
Après la création et avant la chute, existent trois royaumes angéliques : celui de Michaël relevant
du Père, celui de Uriel relevant du saint Esprit et celui de Lucifer qui relève, lui, du Fils. Ces
royaumes sont faits de matière céleste paradisiaque, la quintessence subtile et lumineuse. La
révolte et le péché d’orgueil de Lucifer entraînent son royaume avec tous ses anges devenus des
démons dans les enfers. Tous les anges d’un royaume angélique ne forment qu’un seul « corps
mystique » avec son archange et c’est pour cela que ceux de Lucifer ont été entraînés avec lui
dans les entrailles de la terre. Celle-ci se situant entre le monde angélique et le monde infernal est
le lieu d’un mixte de bien et de mal, le mixtum des alchimistes. La révolte de Lucifer, libre et nonnécessaire puisque ni Michaël, ni Uriel ne l’ont fait, absout Dieu de toute responsabilité en ce qui
concerne l’existence du mal en ce bas-monde qui a pris à cause de lui la place du plus beau des
royaumes angéliques. De la chute due à Lucifer, Jacob Boehme rejoint la philosophie naturelle
paracelsienne qui fait naître le monde à partir de la quintessence (élément pur) qui se différencie
et se condense dans les corps matériels grossiers, tout en restant unique et en subsistant aux
seins des éléments physiques (p.447). La chute implique une transformation de la matière
première spirituelle bienheureuse vers des éléments de moins en moins subtils et de plus en plus
marquées par le non-être, le mal. Pour Paracelse, l’univers est un corps vivant dont la nature est
composé d’être et de non-être, de bien et de mal, dernier degré de l’émanation de Dieu qui est un
éloignement de Dieu. Pour le célèbre médecin, la matière est travaillée par trois dynamismes :
Sal, principe de solidification et de matérialisation ; Mercurius, principe de liquéfaction, de vie et
de mouvement et Sulphur, principe de feu, de calcination des solides. S’appuyant sur ce savoir
alchimique, utilisateur du feu purificateur, Jacob Boehme croyait en bon chrétien en la victoire
finale du Bien sur le mal. Continuons l’épopée cosmique : à coté de la matière contaminée du
monde déchu, il reste de la matière pure, de la quintessence (paradiesiche materia) pour que
Dieu puisse créer Adam pour remplacer Lucifer dans le paradis laissé vide avec pour mission de
collaborer avec Dieu dans la lutte pour vaincre l’action néfaste de Lucifer. L’Homme primordial,
d’avant le péché, est dans un état de perfection d’être. Il ne possédait pas de corps
grossièrement matériel mais un corps fait de quintessence pure et céleste tel que l’homme l’aura
après la résurrection (p.224). Tout comme cela existe dans beaucoup de cultures de la planète,
Adam est hermaphrodite et il réunit dans son corps céleste les deux tincturae, masculine et
féminine. Jacob Boehme dit de lui comme il le dira du Christ qu’il est une vierge masculine
(männliche jungfrau). Après le péché originel et l’expulsion du paradis, Adam a été divisé en deux
moitiés et tout comme dans le Banquet de Platon, c’est ce qui explique l’amour sexuel. Les deux
tincturae, masculine et féminine, s’attirent parce que l’homme recherche toujours sa propre
réintégration, le complément de lui-même qu’il a perdu. Il cherche désespérément et aveuglément
dans l’extérieur la réalisation de son propre être total (p. 231). L’homme est ainsi possédé par un
désir inassouvi que rien ne peut rassasier. Il est insatisfait parce qu’il se trouve en un lieu qui n’est
pas le sien. Il est dans une « mauvaise auberge » où une erreur initiale, une faute grossière l’a
amenée (p. 452). En fait, il est enfant de Dieu et sa patrie est le paradis. Ses désirs extravertis
confortent son moi superficiel et égoïste (selbheist) occultant et enfouissant en lui la relation de
son âme avec Dieu qui pourtant est sa véritable essence. C’est le célèbre « Que sert à l’homme
de gagner l’univers s’il vient à perdre son âme » des Evangiles synoptiques. Avec le péché
d’Adam, l’Homme a perdu son corps spirituel fait de quintessence et sa faculté d’intuition.
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Son égoïsme et son désir d’objet l’ont rendu identique au monde en l’enlisant dans le sensible,
l’animalité et la matérialité et en le séparant de Dieu (perte de l’âme) . En cela, le péché d’Adam
n’est pas comparable à celui de Lucifer car le premier homme ne s’est pas opposé à Dieu mais
s’est simplement détourné de lui au profit du monde avec lequel il est devenu identique. Rien
n’était pourtant définitivement perdu car même si le péché a recouvert le Logos intérieur dans
l’homme d’une écorce grossière, il n’a pu le détruire (p. 164). Il a gardé la réceptivité à l’action
réparatrice de Dieu, la possibilité, avec l’aide de Dieu, de se convertir (introversion) et de
remonter la pente du péché. Ce retour vers Dieu de l’homme permettra ainsi de repeupler le
paradis désert d’un nombre suffisant d’élus (p.229). Pour ce faire, il faut remplacer Adam
défaillant qui lui-même devait remplacer Lucifer. L’affaire est plus complexe car la difficulté est
plus grande du fait de la chute et de l’éloignement du monde et du fait que le royaume angélique
de Lucifer relevait comme on l’a vu du Fils. C’est le Fils lui-même qui sera le second Adam et qui
devra descendre et s’incarner en Jésus dans notre monde fini et temporel et vaincre le péché et
la mort. En fait, pour Jacob Boehme et à ce stade mythologique, le Christ a simplement accompli
la tache qu’Adam n’a pas pu faire. En accord avec tous les spiritualistes allemands du XVIe et
XVIIe siècle pour qui l’ennemi c’est la doctrine luthérienne avec son Dieu terrible (Allmachtsgott )
qui prédestine aux enfers une masse innombrable de pécheurs, notre théosophe ne croit pas que
le Christ soit venu pour payer la rançon pour Adam et racheter l’humanité, ni qu’il ait apaisé le
courroux et satisfait à la justice divine vengeresse – souvenons-nous du minuit chrétien de notre
enfance à Noël – Pour lui, le Christ a révélé Dieu dans son essence véritable, celle de l’Amour.
Cela avait été écrit de manière admirable par son prédécesseur Sébastien Franck :
« … rien n’est plus absurde [la thèse prédestinationaliste] que supposer un Dieu créant des
hommes qu’il voue lui-même à la damnation. Une cruauté pareille serait indigne d’un animal
féroce. L’humanité n’est pas une massa perditionis comme l’affirme Luther. […] Faudrait-il
donc admettre que Dieu ait été réellement courroucé ? qu’il fallait un sacrifice pour apaiser sa
colère ? Quelle ineptie ! Dieu est bon, il est l’amour – il nous aime toujours, comme toujours il
nous a aimés. Il s’offre lui-même à notre âme qui le cherche. Au surplus, admettre le dogme
de la Rédemption tel que l’enseignent les théologiens qui font de Dieu l’auteur du mal n’est-ce
pas admettre un changement dans la nature de Dieu ? Non, Dieu n’a jamais eu besoin de
cette victime sanglante – c’est nous tout au plus qui en avons eu besoin. En effet, l’homme
pécheur s’imagine que Dieu le condamne; à l’homme charnel (adamique) Dieu apparaît –
faussement – comme courroucé ; et c’est pour détruire cette erreur, cette illusion de l’homme
que le Christ est venu nous révéler l’amour du Père céleste, nous enseigner la vraie foi en
Dieu ….
Néanmoins, comme nous allons le voir avec sa métaphysique, Jacob Boehme ne rejette pas cette
dimension du « couroux » de la divinité mais c’est pour lui donner une autre dimension car son
« manichéisme » se conjoint paradoxalement à sa croyance que Dieu est uniquement bon. Il est
évident que de nos jours où règne la techno-science, cette mythologie boehmienne comme toutes
les mythologies ne peut faire que sourire mais attendez un peu car c’est à partir d’elle que notre
théosophe élabora une métaphysique et une psychologie religieuse qui montrent tout son intérêt
et que l’on retrouvera par la suite chez beaucoup de grands penseurs parmi lesquels Friedrich
Wilhelm Joseph von Schelling et GWF Hegel pour ne citer que les plus grands. On verra aussi
que l’élaboration de sa métaphysique fera évoluer et grandir la figure du Christ qui, de simple
remplaçant de Lucifer, deviendra, comme chez Raymond Lulle, le terme central et final de toute
l’évolution théo-cosmique.
La métaphysique de Jacob Boehme
Toujours à la suite des dissenters, notre cordonnier de Görlitz considère que l’enfer et le paradis
ne sont pas des lieux existants mais des états métaphysiques.
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Dans son livre Mysterium magnum , il écrit que « ces régions et ces mondes sont des régions
métaphysiques et non spatiales » (cap.VIII,28). On verra que pour lui l’homme porte en lui son
paradis et son enfer (p.746). De plus, il considère que Dieu étant tout, rien n’est en dehors de
Dieu, rien n’est étranger à Dieu et donc les trois mondes, le ciel, l’enfer et notre monde sont des
expressions de Dieu lui-même (p.221). Il imagine en Dieu deux principes, le 1er en lien avec les
enfers et le 2e en lien avec les royaumes angéliques sachant que notre monde est le lieu d’un
mixte du 1er et du 2e principe. Pour s’en tenir à cette dualité et concernant le 1er principe, il ne fait
pas de différence entre la négativité pure et le dieu terrible vengeur qui, tous les deux, sont définis
comme « feu dévorant, courroux, haine, terreur ». Quant au 2e principe, il est Amour et Lumière.
Dieu a ainsi une nature double et c’est cela le manichéisme de Jacob Boehme mais il faut tout de
suite écrire que le coté démoniaque, le feu dévorant est la base, le fondement dynamique de la
vie divine qui doit normalement être caché, vaincu, surmonté. En Dieu, il y a un processus dont le
1e principe est une phase, une substructure du 2e principe. Tout comme l’avait fait Raymond Lulle,
Jacob Boehme introduit « la vie et le mouvement » dans le divin mais concernant ce processus, il
ne doit pas s’arrêter à un moment inachevé de son évolution intemporelle. Le 1er principe ne
devient le mal que parce qu’il y a un défaut de structuration et qu’il apparaît là où il devait être
non-manifesté. Nous verrons dans notre interprétation psychanalytique que c’est exactement ce
qui se passe avec la perversion sexuelle comme défaut de sublimation des pulsions sexuelles
partielles formant le Ça dans la théorie freudienne. Selon Jacob Boehme, pour tout être devant
appartenir au 2e principe, c’est faillir à sa mission que d’éteindre sa lumière et se laisser absorber
par le feu. C’est une perversion de son essence que de vouloir brûler (calciner) au lieu de luire (p.
269). Il écrit : malheur à la créature qui se place dans un lieu auquel elle n’est pas destinée
(p.197). Dieu a un corps vivant, à la fois feu dévorant et lumière d’Amour sachant que la lumière à
son fondement dans le feu dévorant. Le feu est au centre de la métaphysique du théosophe
allemand et cela n’est pas sans lien avec l’importance qu’a le feu dans l’alchimie. Notre auteur a
certainement été le premier, Sigmund Freud l’aura bien plus tard, à avoir l’intuition du caractère
démoniaque et sulfureux du fondement de la vie psychique. Ce qu’il cherche néanmoins à nous
dire, c’est que l’homme ne peut s’épanouir que dans le 2e principe, dans la clarté, la lumière et la
joie. La vie divine est formée de sept qualités-puissances dont quatre appartiennent au 1er
principe mauvais et trois au 2e principe de bonté mais aucune n’est première, ni dernière. Les
trois qualités du 2e principe sont l’Amour, le son et la « materia prima » pure (la quintessence)
dont est faite la sphère étoilée. Ce sont ces sept qualités-puissances qui se retrouveront dans les
sept planètes, les sept métaux et les sept opérations de l’alchimie. Les archanges, les anges et
les hommes sont créés entre la quatrième et la cinquième qualité-puissance ; c’est à dire entre le
1er et le 2e principe. Ils sont donc libres d’aller au final du processus ou bien de s’arrêter en
chemin et de rester dans le 1er principe. C’est ce qu’a fait librement Lucifer dont la rébellion a fait
disparaître le Dieu d’Amour et de Lumière et a fait apparaître ce qui en Dieu (le feu dévorant, le
courroux) était et devait rester non-manifeste. De fait, ce qui avant la chute était une nourriture
céleste est devenue dans certains cas un poison. Les rayons divins de l’Amour fait de feu et de
lumière apparaissent comme des rayons brûlants et ardents de haine et de courroux (p.167).
Dans son livre Réponse à Jung, Eliane Amado Levy Valensi reprend cette opposition entre la
lumière et le feu des enfers et signale l’opposition entre le thème du buisson de Moïse sur le Sinaï
qui éclaire mais ne brûle pas et le feu des enfers qui brûle mais n’éclaire pas (ardent non lucet ).
L’originalité de la doctrine de Jacob Boehme réside dans cette dialectique entre la lumière et les
ténèbres ardentes sachant qu’au fondement de la lumière, il y a les ténèbres ardentes qui la
nourrissent. Mais nous ne sommes pas là sur le lieu de la « coïncidencia oppositorum » des
contraires de bien et de mal cher à CG Jung car pour le théosophe allemand il n’y a point de
conciliation possible entre le bien et le mal et leur opposition est irréductible même s’il a l’intuition
que la qualité mauvaise est la source, la racine du mouvement, de la dynamique vitale (p.94). Il a
la ferme certitude que dans la lutte du bien contre le mal, le Bien l’emportera à la fin et tout
comme ses prédécesseurs, les dissenters, il croit que Dieu est seulement bon et qu’il est le Bien
lui-même. Reste à lui de concilier sa conception métaphysique de la structure de la personnalité
divine avec le dogme trinitaire et également avec la figure de la Vierge.
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A première vue, puisque le 2e principe d’Amour et de Lumière est associé au Fils et comme le 1er
principe est la base et la racine du 2e principe et comme le Père engendre le Fils dans la
dogmatique chrétienne, il s’ensuit que le 1er principe doit être associé au Père mais alors on aurait
la dualité d’un Dieu de colère et de courroux (feu dévorant) d’un coté et un Dieu d’Amour (et de
lumière), de l’autre. Ce serait rejoindre le Dieu de Luther, « juge sévère et implacable qui hait les
méchants et punit les pécheurs » (p.84) ; le « Dieu le Père » du minuit chrétien et le Fils qui aurait
véritablement pour rôle d’apaiser sa colère, de nous sauver de son courroux. Nous avons vu que
notre auteur, tout comme les dissenters, élabore sa doctrine contre la conception luthérienne de
l’opposition à l’intérieur de la Trinité divine, entre le Dieu jaloux et le Dieu sauveur, le Juge et le
Rédempteur. Ce serait par-là une erreur de comprendre que Dieu le Père engendre le Fils comme
le 1er principe (de feu) engendre le 2e principe (de lumière) et voir dans le Père associé au Dieu
de l’Ancien Testament, un Dieu de mal comme le fait CG Jung dans son livre Réponse à Job. Pour
Jacob Boehme, il n’y a pas identité entre Dieu et le 1er principe car dans le 1er principe le divin
n’est pas un Dieu - personne. Sans le Fils-Lumière et le saint Esprit, le Père lui-même n’existerait
pas en tant que Père (p.152). Si la naissance du Fils-Lumière apaise véritablement le courroux
divin c’est dans la mesure qu’est engendré le Fils par le Père. En tant qu’il engendre le Fils, Dieu
le Père est bon et manifeste son être dans l’Amour, la Bonté et la Joie et non dans le courroux. Il
ne faut pas opposer Dieu le Père et Dieu le Fils comme si on avait affaire à deux dieux. Si Dieu
n’engendrait pas son Fils-lumière ou si de lui et du Fils ne procédait point le saint Esprit ; alors, et
alors seulement il serait Feu dévorant, couroux, colère, terreur. Mais il ne serait que nature, il ne
serait point Dieu et comme c’est Dieu qui est la source de la nature, cette dernière elle-même ne
serait point (p. 262). Le 1er principe et ses quatre qualités-puissances ne s’appelle pas Dieu mais
Natura, une nature non surmontée, non transformée et non encore transmuée en lumière. Cette
nature ardente et ignée n’est pas Dieu mais elle ne lui est pas néanmoins étrangère car rien n’est
en dehors de lui. Elle lui est absolument indispensable. Elle est « un ver se rongeant éternellement
lui-même », le lieu du mal, de la souffrance, de l’enfer et de la mort mais elle est aussi l’énergie de
la vie et le moyen de sa manifestation. Néanmoins, même si le Père n’est pas identifiable au 1er
principe, il y a quand même une correspondance entre les principes et les trois personnes de la
Trinité : Le Père et le 1er principe, le Fils et le 2e principe et le saint Esprit et le 3e principe qui est le
principe de l’action ad extra de la Trinité. La conception métaphysique de Jacob Boehme est
dynamique et vitaliste et conçoit le fondement de l’être comme un processus. Mais ce processus
qui a pour finalité l’Amour et la Lumière, tout comme le Père engendre, de toute éternité, le Fils
peut s’arrêter en chemin et alors le Feu qui doit produire la Lumière (Bien) fait apparaître un feu
obscur dévorant ( ardent non lucet ). Les créatures, tout autant les anges que les hommes, sont
créées entre le quatrième et la cinquième qualités-puissances du « corps divin », entre le 1er et 2e
principe. Elles sont libres du choix qu’elles prendront même si la grâce divine intervient pour les
aider vers le 2e principe d’Amour et de Lumière. Notre théosophe écrit que Lucifer, à la différence
de Michaël et d’Uriel, au lieu d’imaginer dans le 2e principe, l’a fait dans le 1e principe et a
« embrasé les puissances démoniaques du 1er principe ». Ceci lui permet d’expliquer l’apparition
du mal dans la création sans pour autant engager la responsabilité divine (p. 218). Dieu est bon et
ne veut pas la mort du pécheur mais qu’il s’amende pour qu’il vive. Opposé à la théorie de la
prédestination des damnés de Luther, il élabore une conception équilibrée entre la liberté et la
Grâce mais surtout à cause de l’importance qu’il accorde à la liberté des créatures, il exonère
Dieu, uniquement de bonté, de sa responsabilité dans la présence efficiente du mal tout en
réalisant le tour de force de faire de ce mal une composante pleine et entière de son être. Si le feu
obscur dévorant est assimilable au mal et puisque tout provient de Dieu, il lui fallait bien concevoir
que ce mal provienne de Dieu mais, paradoxalement, ces spéculations ne l’entraînent pas dans la
très junguienne « coïncidencia oppositorum » du bien et du mal en Dieu car celui-ci reste, pour lui
comme pour tous les dissidents de Luther, un Dieu uniquement d’Amour et de Lumière.
Eternellement, Dieu le Père engendre le Fils car il n’est Père que parce qu’il engendre le Fils et il
serait le feu dévorant s’il ne le faisait pas mais alors il ne serait pas Dieu le Père.
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L’originalité de cette logique consiste à concevoir dans un lieu intemporel divin un processus
avec des phases sans que la première soit antérieure à la seconde, tout en précisant que le 1er
principe est subordonné et condition nécessaire du 2e principe. La Lumière ne peut se concevoir
séparé du feu qui est sa propre source. Elle jaillit et naît de l’ensemble des sept qualitéspuissances mais son essence est surnaturelle, spirituelle. Dans son livre De Triplici Vita, il insiste
en disant que Dieu est bon et bien que le mal provienne de lui, il n’est point responsable de sa
présence dans la création. Il n’est responsable ni de la chute de Lucifer, ni du péché d’Adam qu’il
n’a pas voulu. Il n’a prédestiné aucun pécheur dans la damnation dans le feu des enfers. C’est le
diable qui fait que l’homme doute de la clémence divine.
La Vierge éternelle
Nous avons vu l’importance de la philosophie de la nature paracelsienne dans les spéculations
de notre théosophe et en particulier les trois dynamismes de l’alchimie : Sal, Mercurius et Sulphur.
Nous avons vu que l’alchimie paracelsienne expliquait le monde sublunaire à partir de l’élément
pur, la quintessence divine qui se différencie et se condense dans des corps de plus en plus
lourds et moins subtils sous l’action de Sal, principe de solidification. Or, à coté du principe de
calcination des solides dénommé Sulphur que Jacob Boehme associe à son feu dévorant, il y a
un principe de fluidité liquide dénommé Mercurius que dans l’œuvre du théosophe allemand on
peut associer à son 2e principe lié à la Lumière et à l’Amour. Il donne la métaphore de la lampe à
huile dont le liquide adoucirait le feu brûlant pour produire la lumière car, pour lui, la Lumière qui
est douce et caressante est un feu transfiguré qui a perdu son ardeur que le liquide lui a enlevée
(p. 136). Le principe Sulphur est antagoniste au principe Sal mais il est adoucit par le principe
Mercurius. De la, la positivité du mal que reprendra GWF Hegel mais d’une négativité qui s’autodétruit (la négation de la négation). On rappelle que le théosophe dénomme le 1er principe, le
« ver qui s’auto-dévore » symbolisé par l’Ouroboros dans la symbolique alchimique et matérialisé
dans le vitriol dont l’acrostiche signifie Visita Interiora Terra Rectificando Invenies Occultum
Lapidem . Cette nécessité du mal dans le processus de transfiguration et de sublimation repose
sur la conception évangélique du « scandalon », la pierre d’achoppement, le croc en jambe du
diable dont le Christ dit être nécessaire tout en ajoutant mais « malheur par qui vient le
scandalon » (Matthieu 18:7). Dans son livre Les racines de la conscience ( p. 295) CG Jung écrit
qu’ « au XVIIème siècle encore, le savant jésuite Nicolas Caussin interprète le monoceros [l'animal
à une corne - la licorne] comme le symbole le plus adéquat pour désigner le Dieu de l'Ancien
testament ... tel un rhinocéros furieux. Mais, finalement, soumis par l'amour à une Vierge pure, il
s'est transformé dans son sein en un Dieu d'Amour." Déjà dans la Vulgate, la Bible du renouveau
carolingien, réalisée selon les traductions latines de saint Jérôme (Vème siècle), fait dans Job (39)
et dans Psaumes (28) de l'unicorne et du rhinocéros, les symboles de la puissance et de la colère
vengeresse de Dieu. Si le feu détruit et dévore la matière en brûlant et va dans le sens contraire
de la chute et de la solidification, il faut néanmoins que le feu dévorant soit adouci pour que la
Lumière puisse se faire. Déjà, avant lui, Valentin Weigel avait glorifié la Vierge Marie en lui
appliquant le nom de Sophia, la Sagesse divine. On sait que pendant longtemps, c’est à cette
Sainte Sophie que fut consacrée une des plus belles et des plus grandes églises de la Chrétienté
byzantine. Elle a encore une grande importance pour les Eglises orthodoxes. Egalement, il y a
chez Jacob Boehme une identité entre la Vierge éternelle, la Sagesse divine (Sophia), le saint
Esprit et le 2e principe. A la différence de Lucifer qui a « imaginé » dans le 1er principe, la Vierge
éternelle « imagine » dans le 2e principe et cette imagination innocente représente l’image d’un
monde pur et parfait, tel qu’il aurait dû être s’il n’y avait pas eu la chute et le péché et tel qu’il a été
et tel qui sera à la fin des temps. Nous avons vu qu’avant le péché originel, l’Adam hermaphrodite
réunissait en son corps céleste fait de quintessence le masculin et le féminin. Il est dit Vierge
masculine ( männliche jungfrau ). Après son péché et la constitution du monde impur, mixte de
bien et de mal, Adam a été divisé et la nature féminine est devenue double : la Vierge éternelle et
la femme à l’image d’Eve.
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La Vierge éternelle, expression de la Sagesse divine et du 2e principe d’amour, de bonté, de
tendresse se trouvera opposée à la force brutale de l’homme, incarnation de la nature en son 1er
principe. Le mâle est le mal. Quant à Eve, elle est à l’image du monde impur et elle est dite selon
l’expression de Paracelse cagastrique (cagar est le verbe déféquer). Elle est l’objet du désir
sexuel car elle est sous l’emprise de l’Esprit du monde ( Geist dieser welt ) qui fait naître au désir
de goûter à la vie animale (p. 226). Nous l’avons déjà vu, le désir d’objet est un leurre car la
véritable aspiration de l’humain est de retrouver sa totalité d’être, cet état hermaphrodite de
mânnliche jungfrau qu’a réalisé le Christ, le nouvel Adam. En Jésus-Christ, la Sagesse divine
imaginant uniquement dans le 2e principe a été de nouveau associée. On voit qu’à la différence
des anges qui relèvent du 1er et du 2e principe tout en « imaginant » seulement dans le 2e principe
et des démons qui relèvent uniquement du 1er principe, les humains appartiennent à trois
principes, le 2e principe céleste, le 1er principe démoniaque et de l’Esprit du monde qui
correspondent à trois attitudes psychologiques : se tourner vers Dieu, lutter contre Dieu et se
tourner vers le monde sensible. Situé à la croisée de ces principes, l’homme qui est un être
inachevé doit collaborer à son parachèvement. Ce cheminement vers l’être hermaphrodite à partir
de ce « ver qui s’auto-dévore » est symbolisé dans les grimoires alchimiques par l’image du
Mercurius hermaphrodite s’élevant au-dessus de l’Ouroboros, le dragon qui s’auto-dévore :
La Sophia, la sagesse divine est aussi le miroir que Dieu objective pour pouvoir s’y réfléchir et
prendre conscience de lui-même et d’une certaine manière se réaliser (p. 344). Ce faisant, elle est
une émanation postérieure de la Trinité. Elle n’est donc pas une quatrième personne divine
s’ajoutant à la Trinité. Chaque être refait en lui-même ou doit refaire le processus interne de la
divinité, « mourir et renaître en esprit » et pour cela réintégrer ce qui en lui exprime cette vierge
pure, c’est à dire son âme, sa fonction de relation à Dieu. Jacob Boehme pense, avec les
spiritualistes s’inscrivant à la suite de la Théologie germanique, que l’historia de Adamo et Christo
n’est pas seulement une histoire, c’est une réalité symbolique qui réveille en notre âme le Christ –
nouvel Adam – et nous libère de l’ancien. De l’extérieur, tout est transféré à l’intérieur de la
psyché. Le fait historique et métaphysique devient un processus psychologique dans chaque
individu. Le renoncement à soi-même, la mort au « moi tourné vers l’extérieur », l’abandon de
l’investissement sur le monde permet de récupérer l’âme projetée sur l’objet du désir (Eve) et
permet au sujet de retourner en lui-même, de faire le vide que Dieu remplit de sa grâce. C’est
alors, selon la mystique rhénane, que l’âme naît en Dieu et que Dieu naît dans l’âme (la nouvelle
naissance). On sait que cette spéculation s’appuie sur les propres dires du Christ à Nicodème :
« Si un homme ne naît de nouveau, Il ne peut voir le royaume de Dieu.
Nicodème lui dit : comment un homme peut-il naître quand il est vieux ?
Peut-il rentrer dans le sein de sa mère et naître ? Jésus répondit :
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En vérité, en vérité, je te le dis, si un homme ne naît d’eau et d’esprit, il ne peut rentrer dans le
royaume de Dieu. Ce qui est de la chair est chair, et ce qui est né de l’Esprit est esprit. Ne
t‘étonnes pas que je t’aie dit : Il faut que vous naissiez de nouveau. »
St Jean 3 – 3
Pour la philosophie de la nature subordonnée à la théologie de la résurrection, le « mourir et
renaître », la mort à ce monde et à l’ego débouche sur l’acquisition d’un corps nouveau pour
l’éternité et cela équivaut donc à renaître dans le 2e principe et reconquérir son corps céleste fait
de quintessence, celui du 1er Adam et celui de Jésus-Christ (p. 233). Certes, la constitution du
« corps glorieux » se réalisera pleinement lors de l’Apocalypse et sera l’œuvre finale du saint
Esprit, la 3e personne de la Trinité divine qui agit ab extra dans le monde. Au moment du
Jugement dernier, le feu dévorant divin jouera le rôle analogue au rôle du feu dans le processus
alchimique, toute impureté sera détruite et calcinée, seul l’élément pur, la quintessence,
subsistera. Notre monde du 3e principe est un mixte du 1er et du 2e principe et son histoire doit se
terminer par la victoire finale et définitive du 2e principe sur le 1er. Mais pour Jacob Boehme, à la
suite de saint Paul et de Sébastien Franck, le « corps glorieux » se forme dès cette vie dans le
corps grossier de l’homme :
« Aussi la création attend-elle avec un ardent désir la révélation des fils de Dieu. Car la création
a été soumise à la vanité (..) avec l’espérance qu’elle aussi sera affranchie de la servitude de la
corruption .... or, nous savons que, jusqu'à ce jour, la création tout entière soupire et souffre
des douleurs de l’enfantement. Et ce n’est pas elle seulement; mais nous aussi, qui avons les
prémices de l’Esprit, nous aussi nous soupirons en nous-mêmes, en attendant la rédemption
de notre corps. »
St Paul Romains 8 – 19.
« Mes enfants, pour qui j'éprouve de nouveau les douleurs de l'enfantement, jusqu'à ce que
Christ soit formé en vous ».
St Paul - Galates 4 – 19.
Pour les anciens, l’homme est un microscome qui a une identité de nature jusque dans les détails
avec le macroscome. Tout au long de la production de ses livres, notre théosophe allemand
évolue et ses spéculations métaphysiques se libèrent de ses racines mythologiques
particulièrement fortes dans ses premiers écrits, surtout dans l’Aurora. De simple être de
remplacement qu’il était, l’homme devient la véritable clé de voûte de l’Univers et sa
transformation implique une synthèse entre l’infini divin et le fini, l’éternité divine et le temporel. Il y
a une supériorité de l’homme sur l’ange car celui-ci ne participe que des deux principes.
L’homme participe, lui, des trois principes et sa collaboration dans le processus de rédemption y
introduit un élément nouveau, un élément que Dieu lui-même ne pouvait réaliser sans sa
collaboration. Le Christ comme Fils, être éternel parfait, incarné dans la personne de Jésus révèle
Dieu dans le fini et, par-là même, amène une perfection de l’être fini et fait coïncider le temps avec
l’Eternité. GWF Hegel s’en inspirera. Ce processus dans l’homme implique une prise de
conscience de soi et fait passer l’Absolu en soi à l’Absolu pour soi . CG Jung écriera que « Dieu a
eu besoin du conscient de l’homme ». A partir de ces spéculations métaphysiques, la piété de
Jacob Boehme deviendra de plus en plus christocentrique. C’est en Jésus-Christ que se
concentre le divin et c’est lui qui fait figure véritablement de Dieu (p.449). C’est avec et dans le
Christ, mourant et ressuscitant, avec lui et en lui, que l’homme s’engendre pour l’éternité ; c’est lui
qui offre à l’homme cette nourriture céleste qui divinise et transfigure son être. Tout comme l’avait
fait Raymond Lulle comme nous l’avons montré au début de notre livre concernant son évolution
passant du binôme « incarnation-rédemption » au binôme « création-incarnation », le théosophe
de Görlitz fait du Christ le terme central de toute évolution théo-cosmique et l’incarnation du Christ
apparaît dès lors prévue de toute éternité.
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En cela, il se retrouve être en contradiction avec sa mythologie première qui, au nom de la liberté
des créatures, faisait de la chute de Lucifer et du péché originel des actes libres et donc
imprévisibles et non-voulus par Dieu ; Celui-ci étant de ce fait, exonéré de toute responsabilité
dans la présence du mal en ce monde. Autre chose est la prise de décision après coup de
l’incarnation du Christ pour réparer le péché d’Adam et autre chose l’incarnation du Christ prévue
de toute éternité. Raymond Lulle écrivait dans son livre De Demostracions que la « créature reçoit
plus par la recréation – liée à l’incarnation - que par la création » et dans son livre De ascensu et
descensu intellectus où a complètement disparu le thème de la rédemption et du péché originel, il
écrit également : « Quand Dieu créa le monde son entendement connaissait la meilleure fin pour
laquelle il l’avait créée et cette fin sublime est de se faire homme et que le même homme fut
Dieu » (Dist. IX). Et il écrit dans El Dictat de Ramon, d’une part que « si le monde n’avait pas eu la
résurrection, il n’aurait pas eu de perfection » et que « si Dieu ne s’était pas fait homme aucun
corps n’aurait en lui sa propre fin ». Et pour la matière contaminée de notre monde, mixte d’être et
de non-être, de bien et de mal, la perfection et la fin ultime est la quintessence divine, le corpus
glorificationis purifié de toute impureté. La perfection du fini est identifiable à la victoire définitive
du bien sur le mal. Or l’alchimie s’appuie sur cette conception mystique, particulièrement
l’alchimie musulmane où émerge l’importante stature de Jâbir ibn Hayyân (cf. les écrits de Henri
Corbin et de Pierre Lory). Si c’est vrai que l’alchimie souhaite réaliser l’union du matériel et du
spirituel, des corps mortels et du divin éternel, c’est à cause de la croyance en la résurrection des
corps qui demeure une folie pour la pensée grecque tout autant d’ailleurs pour Platon que pour
Aristote. L’erreur de CG Jung qui énonce que le processus alchimique est un processus de
réunion du bien et du mal repose sur cette autre erreur que la matière serait le mal tandis que le
bien serait le spirituel. Cela serait vrai si l’alchimie était d’orientation gnostique comme le croit CG
Jung car pour les gnostiques dualistes, la matière est une création d’un démiurge mauvais alors
que pour les chrétiens et les musulmans, la création est foncièrement bonne et ce n’est qu’après
coup qu’elle a été contaminée par le péché. En réalité, les fondements de l’alchimie occidentale
sont les mêmes que ceux de l’alchimie musulmane et ils ne sont en rien gnostiques. Chez Jacob
Boehme, les mondes angéliques ont été créés par Dieu à partir de la quintessence qui appartient
à son propre corps divin éternel qu’il dénomme le Salliter. La quintessence est la 7e qualitépuissance de ce Salliter regroupant le 1er et 2e principe. La quintessence est la 3e qualitépuissance du 2e principe ; le « corps de lumière » est un autre nom du corpus glorificationis .
Nous pouvons voir que notre théosophe, tout comme Paracelse qui identifiait la matière première
spirituelle et astrale (la quintessence dont est fait le Ciel, la sphère étoilée) avec la corporéité
divine, ne croit pas à la création ex nihilo car la création est tirée de lui-même, de son propre
corps. Le monde qui est un monde vivant est une émanation de Dieu. Néanmoins, ce corps vivant
créé n’est pas le corps vivant de Dieu car celui-ci possède en propre, avant toute création, un
corps vivant, le Salliter. Le Dieu de Jacob Boehme possède un corps pour sauvegarder son
indépendance par rapport au monde et ne pas être obligé de chercher dans le monde une
corporéité (panthéisme) qui lui ferait défaut. Dieu est libre par rapport au monde et la création est
un acte de générosité libre, non de nécessité (p. 357) Il ne faut ni confondre Dieu avec le monde
comme le fait le panthéisme, ni l’en séparer comme avec le gnosticisme. Ce n’est pas non plus le
Dieu de Voltaire qui aurait créé un monde mécanique avec ses lois de fonctionnement et qui le
laisserait faire sans intervenir. Le monde est un corps vivant qui émane de Dieu et qui l’exprime.
Bien plus, Dieu seul n’a pas besoin de recevoir d’autrui de l’énergie vitale car il est sa propre
cause et sa propre source. L’émanation implique des canaux par lequel se communique
l’influence des Tincturae. Pour l’astrologie, les sept planètes exprimant les sept qualitéspuissances du Salliter divin influent sur le corps et le destin des hommes sans les déterminer pour
autant puisqu’ils possèdent le libre-arbitre. Concernant le Grand Oeuvre divin de l’acte de
réparation auquel il collabore, il faut à l’homme recevoir de Dieu des forces nécessaires pour que
la nature déchue puisse retourner à Dieu (p. 447) car il est incapable de le réaliser seul sans
recevoir de Dieu la « nourriture » qui lui est nécessaire. (p. 438). Pour Jacob Boehme, Dieu est
créateur parce qu’il est Amour et dès lors comment ne comblerait-il pas de grâces les êtres qu’il a
créés pour les aimer ? En fait, Dieu est en toutes choses et toutes choses sont en Dieu.
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Rien n’est en dehors de Dieu même si le monde a été créé, qu’il n’est pas éternel et que le mal s’y
trouve. Cette conception est dite « panenthéiste ». Mais la présence du mal dans le monde a été
causée par la chute de Lucifer et le péché originel d’Adam même si ce mal exprime le corps
divin, le Salliter qui, lui, est éternel. La création exprime ainsi Dieu « selon son courroux aussi bien
que selon son amour ». En Dieu, les ténèbres et la lumière, le 1er et le 2e principe sont
indissolublement liés et c’est de cette manière que notre théosophe interprète le Psaume qui dit :
« Je suis le Dieu qui fait et la lumière et les ténèbres » (71 – 8 ). En accord avec les dissenters,
Jacob Boehme rejette le Dieu transcendant de Luther car les hommes trouvent Dieu en eux et
comment pourraient-ils le faire si on le considère lointain et extra-mondain. Avec la renaissance
spirituelle et la plongée en soi sous l’écorce grossière de l’ego, « l’âme naît en Dieu » mais cette
union est la redécouverte d’une union déjà existante :
« Quand nous parlons de l'union de l'âme avec Dieu, nous n'avons pas en vue cette union qui
existe en fait avec toutes les créatures, mais, l'union de l'âme avec Dieu et sa transformation
en lui par Amour, quand il y a ressemblance par Amour ; Voilà pourquoi cette union s'appelle
union de ressemblance ... Prenons une comparaison pour jeter plus de jour sur cette vérité.
Voici le rayon de soleil qui donne sur une vitre; Or, si la vitre a quelques taches ou quelques
nuages, il ne peut l'éclairer ni la faire briller aussi complètement que si elle était purifiée de
toutes taches et bien limpide; Il l'éclairera même d'autant moins qu'elle sera moins dépouillée
des voiles qui l'a recouvrent. Ce ne sera pas la faute du rayon, mais celle de la vitre. Si la
vitre, en effet, était tout entière pure et limpide, le rayon l'éclairerait et la pénétrerait si bien
qu'elle lui serait semblable et donnerait la même clarté. Sans doute la vitre, tout en
ressemblant au rayon, conserve toujours sa propre nature, bien distincte du rayon, cependant
nous pouvons dire qu'elle est rayon ou lumière par participation. Ainsi en est-il de l'âme ...» .
St Jean de la Croix - La Montée du Carmel Livre II chap. IV
La divinité Absolue.
Toute doctrine métaphysique tente de trouver une explication totale de l’univers et essaie
d’apporter une solution au problème de l’origine de tout ce qui est. On sait que la plupart des
métaphysiques aboutissent à un concept « impensable » de la source dernière des êtres. Ce
principe est en dehors de l’Etre, en dehors de toute détermination et de toute affirmation
rationnelle. En fait, elle fait sortir quelque chose de rien. De Platon à GWF Hegel en passant par
nombre d’auteurs dont Plotin, le pseudo-Denys, Nicolas de Cusa, FWJ von Schelling et bien
d’autres, l’Absolu en dehors de l’Etre est une sorte de Néant totalement indéterminé.
Chez Raymond Lulle, c’est la divinité en son essence indicible, l’essentia représentée par la lettre
A de laquelle il différencie l’agentia, les dignités divines. C’est cette même dualité que l’on
retrouve chez Maître Eckhart (Oeuvres p.118):
« Que Dieu soit Dieu, de cela je suis une cause. Dieu tient son être de l'âme :
qu'il soit la divinité, il le tient de lui-même. [...] Tout ce qui est dans la divinité, on ne peut rien
en dire .... Dieu et la divinité sont distinctes comme l'agir et le non-agir » .
Cette différence entre l’inconnaissance de la divinité et l’agir de Dieu est, par ailleurs, au cœur de
la tradition hésychaste des Chrétiens Orthodoxes et, en particulier, on la trouve chez Grégoire
Palamas (1296-1359), presque contemporain de Lulle qui différenciait en Dieu, à la suite de
Grégoire de Nysse, l’essence inconnaissable et les « énergies participables ». La spéculation
spirituelle sur cet indicible se retrouve dans les métaphysiques orientales qui ont aussi conçu un
lieu d'indifférenciation originel comme le montrent les concepts du Samâdhi indou ou du Nirvana
bouddhiste. Or, il semble que cet Un innommable ne puisse être atteint que dans l'extase.
Disciple et vulgarisateur de l'enseignement de Plotin, Porphyre signale avoir été témoin des
extases de son maître :
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" Mais ce qui échappe à notre connaissance ne nous échappe pas forcément d'une manière
absolue. Nous le saisissons dans la mesure où nous parlons de lui sans pouvoir lui donner de
nom. Nous le possédons alors même que nous ne pouvons exprimer ce qu'il est. Ceux qui sont
en état d'inspiration et de ravissement savent qu'ils portent en eux quelque chose de plus
grand qu'eux, sans savoir, ce que c'est. Par ce qui les a mis en état d'excitation et a provoqué
leurs transports, ils ont une impression de l'objet qui les excite. Notre relation à l'Un est
quelque chose d'analogue ...
Plotin - Ennéades IIe siècle
Le Bouddhisme Mahayana, datant du début de notre ère, conçoit aussi un lieu suprême qui n'est
que vacuité (Sûnyatâ). Dans le Gandhavyûha, texte sacré du Mahayana, la lumière de la vacuité
originelle ne s'oppose pas à l'ombre et dépasse ainsi l'opposition de l'Etre et du Néant.
Le Moyen Âge chrétien fut caractérisé par la confrontation entre la révélation du Dieu personnel
biblique et l'univers de la pensée grecque selon un combat opposant Platon et Aristote en vue de
l'héritage biblique. Nous connaissons la réussite que connut la synthèse faite par saint Thomas
d'Aquin entre le Dieu révélé biblique et le Dieu d'Aristote (le Nous) mais il est plus intéressant, à
notre avis, de connaître les autres solutions concernant la confrontation entre le Dieu de la Bible et
cette divinité indicible. Une de ces solutions a été donnée au XIIIe siècle par le cercle
kabbalistique catalan et en particulier par Azriel de Gerone :
" En-sof est le Dieu auquel nous pensons tous dans la théologie. Il agit par ses sefirot qu'il a
hypostasiées en qualité d'intermédiaires pour la création, mais il est lui-même la divinité qui vit
en elles…Toutefois, dans d'autres écrits spéculatifs plus profonds on perçoit un élément
plotinien plus prononcé; Quant aux déterminations négatives et paradoxales de la chose
cachée, de l'unité indifférenciée … sur laquelle, de ce fait, la pensée n'a pas prise, elles sont
prépondérantes dans ces traités. A ma connaissance, nul texte autre que son traité portant sur
les thèses véritables et erronées sur Dieu ne s'approprie la conception platonicienne avec tant
de fermeté et de détermination. Johannes Reuchlin connaissait ce texte d'Azriel ainsi que
certains autres de cet auteur. Au sein du monde chrétien il fut le premier à faire un exposé
concis des thèses kabbalistiques sans toutefois déterminer avec netteté qu'Azriel en était
l'auteur. Grand admirateur de Nicolas de Cusa … Reuchlin avait décelé l'affinité du kabbaliste
catalan et du cardinal allemand. S'appuyant sur les écrits d'Azriel, il présenta le concept divin
des kabbalistes en des termes tout à fait adéquats : " il est appelé en-sof , c'est à dire infinitude
qui est la chose la plus haute, en soi incompréhensible et ineffable; Dans le mouvement de
retrait au plus secret de sa divinité, il se retire et se cache dans l'abîme inaccessible. [...] Elle
est être et non-être sans distinction, enveloppant en toute simplicité toutes les choses qui
paraissent à notre raison contraires entre elles et contradictoires comme une unité libre et
séparée" (J. Reuchlin - De arte cabbalistica).
Gershom Scholem - la lutte entre le Dieu de Plotin et le Dieu
de la Bible dans la kabbale ancienne p. 30
Ainsi, il est manifeste que l’Absolu indicible des mystiques occidentales comme l'Un néoplatonicien est l'équivalent du Grand Vide oriental mais les Grecs ne connaissaient pas le zéro qui
est certainement le chiffre qui correspond le mieux à la formulation de cette innommable. Le
chiffre zéro est né en Inde à l'époque Gupta dans un milieu où dominaient les spéculations sur le
Sunyata, le Grand Vide. Ainsi, cet Un ou ce Zéro de toutes les métaphysiques de la planète est
radicalement différent du Dieu personnel biblique et un des aspects le plus important de la
doctrine de Jacob Boehme a pour but de faire surgir le Dieu personnel de cet Absolu divin (p.
340). L’intérêt et le sens de la spiritualité trinitaire chrétienne sont, pour lui comme ils l’étaient pour
Raymond Lulle, de faire introduire « la vie et le mouvement » (l’agir) dans l’Absolu divin.
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Cet Absolu est l’Absolu en soi mais pas encore l’Absolu pour soi (p. 326) et, pour se faire, il a fallu
qu’il se limite, se différencie en une Trinité, se détermine en un être qui a un corps selon deux
principes contradictoires et crée par Amour l’homme en lequel il s’incarnera. Le Dieu confiné dans
le désert, en dehors de la nature et de la créature, ne sera jamais que la divinité comme l’avait
bien vu Maître Eckhart (p. 343). Si l’Absolu ne se différenciait pas, ne créait pas et restait en soi
sans se manifester et s’émaner, nous ne le connaîtrions pas mais lui non plus ne se connaîtrait
pas lui-même. Dieu a eu besoin du conscient de l’homme et l’âme de celui-ci, lorsqu’il devient un
männliche jungfrau (renaissance spirituelle), est une expression de la Sophia, la Sagesse divine
qui est un miroir que Dieu s’oppose pour s’y réfléchir, prendre conscience de lui-même et se
réaliser (p. 344). Ce qui est un ne se connaît jamais mais l’un se divise et se différencie tout en
restant un. L’Absolu pour soi ne peut être qu’un Dieu personnel et c’est la dynamique trinitaire qui
fait surgir ce Dieu personnel de l’Absolu en soi. Si Dieu n’était que divinité et ne sortait de son
unité pour devenir Dieu -Trine, nous n’en saurions rien et elle non plus n’aurait conscience d’ellemême. Pour qu’elle soit l’Absolu pour soi, la divinité se devait de se différencier « ad intra »,
d’engendrer « ad extra » les êtres et les mondes et de s’incarner dans le fini en Jésus-Christ.
Pareillement pour le corps vivant divin, le Salliter dans son 1er principe dans lequel l’Absolu en soi
se perd (s’aliène). Le feu dévorant du 1er principe, c’est la mort et on peut donc dire que l’Absolu
en soi en se donnant à lui meurt à soi-même et lorsqu’il s’en libère, il meurt une seconde fois, il
meurt à la mort et ressuscite, puisque par cette seconde mort, il a vaincu la mort (p. 375). C’est ce
processus que reprendra à son compte GWF Hegel qui, dans son Histoire de la philosophie,
appelait notre cordonnier-théosophe, le « premier philosophe allemand ». Il était nécessaire à la
divinité de mettre en place une opposition car sans conflit il n’ y a pas de prise de conscience de
soi et même s’il s’auto-dévore et disparaît à la fin, le mal est nécessaire au processus de
réalisation de soi. Le concept d’aliénation que GWF Hegel tire de l’intuition boehmienne et qui
aura la fortune que l’on sait dans les idéologies politiques modernes provient, comme l’a bien vu
Paul Ricoeur dans son texte sur l’aliénation (Encyclopaedia universalis Vol.1 p. 660) de cette
problématique métaphysique de la divinité qui se réalise dans le temps : l’infini s’incarnant dans le
fini. Tout comme les dissenters et leur successeur de Görlitz qui pensent que les hommes croient
à tort en un dieu de puissance, de courroux et de vengeance parce qu’ils imaginent
« diaboliquement » dans le 1er principe, GWF Hegel théorise que le dieu transcendant, contraire à
la participation du fini et de l’infini, exprime cette aliénation propre à la relation « maître-esclave »
et cette scission avec soi-même caractéristique de la « conscience malheureuse ». Outre la
reprise littérale du terme employé par Jacob Boehme du Mysterium magnum qui, s’opposant à
soi-même, se révèle à soi, son concept de l’Aufhebung qui surmonte, tout en le conservant,
l’opposition des contraires est tiré du processus du feu dévorant, lieu du tourbillon tragique des
contraires, devenant la flamme lumineuse. La célèbre « négation de la négation » hégélienne
provient également du « ver qui s’auto-dévore » autre nom que donne Jacob Boehme au feu
dévorant du 1er principe, lui-même tiré du corpus alchimique. Dans un passage du Post-scriptum
définitif et non scientifique aux miettes philosophiques (p. 178), Soeren Kierkegaard écrit,
s’adressant aux « amateurs de quintessence » que la problématique hégélienne de la
transformation est « quelque chose de supra-raisonnable, comme les alchimistes et les sorciers,
en leur fantastique accoutrement ». Il faut se rappeler l’opposition entre la raison raisonnante
(vernunft ) de l’esprit tourné vers le monde (extraversion) et l’Intelligence de la vie profonde
spirituelle (verstand) des spiritualistes. C’est cette non prise en compte de cette opposition au
profit de la raison raisonnante (vernunft ) par GWF Hegel qui l’entraînera vers cette
Phénoménologie de l’Esprit où l’homme intérieur deviendra l’homme générique de l’humanité en
marche vers plus de raison et plus de liberté. Elle l’entraînera également vers une conception de
l’Etat à l’origine du totalitarisme moderne (cf. les maîtres penseurs de André Gluksmann). Nous
verrons que son compagnon d’étude FWJ von Schelling tirera de sa connaissance de Jacob
Boehme qu’il pratiqua longuement dans la deuxième partie de son œuvre une philosophie
romantique qui aura moins de succès que celle de GWF Hegel mais qui pour nous a bien plus de
valeur.
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Dans la doctrine de Jacob Boehme, l’aliénation de l’Absolu en soi dans le Salliter avec qualitéspuissances bonnes et démoniaques fait de cette « Turba magna » un chaos où se trouve en
germe et de manière morcelée (multiple) tout ce qui sera réalisé et unifié au terme final du
processus. C’est le Fils-Lumière d’Amour et d’unité qui est ce terme final, la « cause finale » de ce
processus de synthèse, victoire sur la mort et le péché. Selon l’entéléchie aristotélicienne, se
développe pour devenir « en acte », ce qui était « en puissance » (p. 372). Les éléments se
distinguent et s’opposent (Haine) à l’intérieur du chaos primitif qu’est le 1er principe. C’est cette
origine qui rend possible la synthèse finale (Amour). Dans les grimoires alchimiques, nous voyons
le dragon, l’Ouroboros, sur lequel s’élève le Mercurius hermaphrodite, être représenté par le
monstre qui s’auto-dévore, par deux monstres qui luttent entre eux ou bien par un monstre à deux
têtes (ou plus) qui se combattent entre elles. Le processus du feu dévorant de cette nature
ardente et courroucée, vie sauvage et démoniaque se transfigurant en Lumière-Amour de la
conscience de soi, s’associe avec le processus classique de synthèse et de réunion des
contraires qui fait de l’être qui se réalise à la fin, un être uniquement de Bien et par là même, du
mal, une « privatio boni ». Nous verrons par la suite dans notre interprétation psychanalytique de
la doctrine du théosophe teutonique que la théorie de la topique freudienne du moi, du Ça et du
surmoi s’articule sans problèmes avec la théorie junguienne du processus de synthèse des
fonctions psychologiques contraires (cf. notre texte intitulé Pulsions partielles et types
psychologiques). Le « chaos naturae » qui a aussi une grande importance dans l’œuvre de
Raymond Lulle qui lui a consacré un livre intitulé Liber chaos, se trouve dans la littérature
alchimique depuis l’époque musulmane de Jâbir ibn Hayyân. Dans la théorie alchimique
paracelsienne, le « chaos naturae » représenté par l’Ouroboros équivalent du Salliter est la base
du processus du Grand Oeuvre dont émerge le Rebis hermaphrodite réalisant en lui-même la
synthèse des sept planètes ( cf. les grimoires alchimiques affichés précédemment page14). Nous
avons déjà écrit que les sept planètes expriment les sept qualités-puissances du Salliter divin et
qu’elles se retrouvent dans les sept métaux dans le monde sublunaire. On sait que dans
l’astrologie ce sont les planètes maléfiques Mars et Saturne qui causent les maladies et l’infortune
du destin. La doctrine de Jacob Boehme permet de comprendre pourquoi la synthèse dans le
Mercurius hermaphrodite des sept planètes n’implique pas une réunion des contraires de Bien et
de mal comme le théorise CG Jung dans la mesure où les sept qualités-puissances du Salliter se
transfigurent en Lumière-Amour uniquement de Bien. En fait, le feu ardent et courroucé est
amadoué par le principe liquide du Mercurius, le 3e dynamisme paracelsien à coté du dynamisme
du Sal, principe de solidification et du dynamisme du Sulphur, principe de calcination des solides.
Contrairement aux conceptions de la science moderne, il faut voir que les métaux n’étaient pas
pour les anciens philosophes de la nature des éléments matériels comme les autres. Le mercure
qui coule comme un liquide et la fusion des différents métaux faisaient de ceux-ci des éléments
relevant du principe de liquéfaction. De plus, le son produit par les métaux et associé à l’harmonie
musicale et à la parole explique qu’ils furent dans la doctrine boehmienne associés au 2e principe,
lui-même associé à la Sophia, à la Vierge éternelle amadouant le courroux divin.
Avec la métaphore de la lampe à l’huile, de la chaleur-feu naît la Lumière-fils qui s’allume dans le
liquide et de la flamme lumineuse procède la fumée-Saint Esprit. La Lumière qui est douce et
caressante est un feu transfiguré qui a perdu son ardeur que l’eau lui a enlevée. Cette
confrontation entre l’Eau et le Feu est au fondement de l’alchimie comme l’écrit Pierre Lory
concernant Jâbir ibn Hayyân : « C’est par leur purification progressive, le renforcement de
« l’esprit en eux » que se constitue l’Elixir ; les deux autres Eléments, l ‘Air et la Terre, ne jouant
qu’un rôle subsidiaire »(Alchimie et mystique en terre d’Islam p. 63). Chez notre théosophe
allemand, le principe de solidification et le principe de calcination relèvent du 1er principe
démoniaque sachant qu’ils sont antagonistes puisque le « feu dévorant » calcine et détruit la
matière (le serpent qui s’auto-dévore). De là, la nécessité du mal et du feu dévorant dans le
processus de transformation et de transfiguration de la matière grossière en matière spirituelle. On
a dit du Faust de Goethe qu’il est une pièce d’orientation alchimique et on sait que l’écrivain
allemand y fait dire à Méphistophélès que « le mal est cette force qui veut le mal mais crée le
Bien ».
21
La psychologie de Jacob Boehme.
Pour le théosophe allemand, chaque être doit refaire en lui-même le processus interne de la
divinité, mourir et renaître et s’engendrer lui-même. L’homme est créé comme les anges
entre la quatrième et la cinquième qualité-puissance du Salliter divin et il doit alors librement se
décider soit à poursuivre son évolution vers la lumière du 2e principe, soit au contraire, rester
enliser dans le 1er principe igné et ténébreux. Le 1er principe est la base énergétique brute de
l’univers tandis que le 2e principe en est la perfection spirituelle, son achèvement, sa raison d’être,
sa « cause finale ». Ce n’est qu’en tant qu’il engendre la Lumière que le feu se parachève en
flamme et de la même manière ce n’est qu’en tant qu’il engendre le Fils-Amour que Dieu est bon
et qu’il est Dieu le Père. Dans le 1er principe, Dieu ne s’appelle pas Dieu mais courroux, colère,
fureur et c’est de là que provient, en dernière analyse, le mal manifesté dans les enfers et dans
notre monde situé sous la lune. Dieu n’est réellement Dieu que dans le 2e principe, celui de
Lumière, d’Amour et de Bonté. Quant au 3e principe sous l’égide du saint Esprit, il est le principe
de l’action « ad extra » en direction de notre monde fait de matière impure et grossière, mixte de
bien et de mal. Notre monde émanant de Dieu exprime ces trois principes et toutes choses sont
faites à l’image de la Trinité (p. 106). C’est aussi dans l’homme que se trouve l’enfer et le royaume
angélique (p. 142) mais cet enfer qui est au fond de tout être, l’homme peut et doit en être délivrer
et, nous le verrons, si c’est l’homme qui est choisi pas Dieu pour collaborer à ce processus
salvateur de transformation et de purification, c’est à cause de la parole qu’il est le seul à avoir et
que n’ont pas les autres créatures. Pour bien comprendre la psychologie de Jacob Boehme, il
faut voir qu’elle n’est pas duelle comme celle de Descartes car elle se fonde, comme chez les
anciens, sur une triade : corps, psyché et esprit. On se rappelle les trois types psychologiques de
la gnose antique : le hylique, le psychique et le pneumatique. Concernant l’esprit, il faut
également se rappeler la différence qu’il faut faire entre l’entendement et l’Intelligence, entre la
raison naturelle raisonnante moïque (vernunft ) et la spiritualité liée à l’âme (verstand). Notre
théosophe est dans la continuité de la mystique allemande médiévale et, pour lui, la raison
naturelle liée au moi superficiel tourné vers le monde extérieur est fragmentaire et morcellante et
elle empêche l’âme profonde de s’unir à Dieu et de connaître le fond mystérieux de notre être
(« naissance de l’âme en Dieu »). Néanmoins, son originalité réside dans l’importance qu’il
accorde à la psyché, grand intermédiaire entre la matière et l’esprit et qui les conditionne tous les
deux. A l’image du feu ardent et dévorant du corps divin, le Salliter, elle travaille la matière
grossière du corps et la transfigure en engendrant l’esprit. Nous avons vu qu’à la suite de saint
Paul, il croit que le « corps glorieux » se forme dès cette vie dans le corps grossier de l’homme.
Avec la renaissance spirituelle qui permet à l’homme une transformation intérieure, le corps
nouveau de l’homme nouveau s’engendre dans l’ancien et le fait participer, dès cette vie, de
l’autre monde divin et de l’éternité. Chez les spirituels, à la suite de la théologie germanique,
l’opposition prononcée entre la chair et l’esprit, la lettre et l’esprit, l’homme ancien et l’homme
nouveau tend à aboutir à une séparation tranchée très platonicienne et très cartésienne entre le
corps et l’esprit brisant l’unité triadique humaine entre le corps, la psyché et l’esprit.
Notre théosophe tient à l’unité de ces trois parties et même s’il croit à la métamorphose en un
corps spirituel, le corps glorieux, il ne pense pas qu’il y ait d’esprit sans vie psychique puisque
c’est à partir de la vie psychique que s’engendre l’esprit. La vie psychique participe de la nature
divine et participe, à la base, du 1er principe, terrible et sulfureux, calcinant et courroucée comme
un acide « aussi méchant que le plus méchant des démons ». Elle est le « contrarium » hostile et
dévorant qui forme le corps grossier mais aussi le dissout et le détruit (p. 490). Jacob Boehme
trouve Dieu tout autant dans le monde intérieur de l’homme lorsque l’âme naît en Dieu et qu’il se
détourne du monde extérieur que dans la réalité profonde mystérieuse de la nature (p. 485). Cette
conception est la position classique de la philosophie de la nature et de la théologie naturelle :
« Encore une fois la doctrine du microcosme, la doctrine alchimique de l’identité foncière des
processus dans la nature et dans l’homme vient nous aider. Et puisque l’homme sera
transfiguré, le monde le sera aussi…
22
or, cette transfiguration, cette déification de l’univers est déjà commencée. Le Christ en est la
preuve. Il est ressuscité, il a revêtu un corps spirituel, symbole de la transfiguration du
monde ».
Alexandre Koyré Paracelse p.77
Pour les philosophes de la nature relevant de la pensée alchimique tel Roger Bacon ou Raymond
Lulle au XIIIe siècle et pour d’autres, à d’autres époques, tel Comenius, « l’homme parfait le
monde qui autrement serait inachevé ». En fait, cette transmutation de la matière est le résultat
d’une collaboration entre l’homme et Dieu car celui-ci n’est pas un Dieu créateur lointain qui laisse
libre la créature à se mouvoir – conforme à sa mission d’exprimer Dieu dans son être lumineux ou
au contraire dans son essence ténébreuse -, il continue à agir dans le monde. Comment, en effet,
ce monde déchu pourrait-il remonter la pente, revenir à Dieu, se convertir et se sauver si Dieu en
tant que Dieu, Dieu de Bonté et d’Amour ne l’aidait point ? Nous l’avons vu, il y a un équilibre entre
la Liberté de la créature et la Grâce divine dans la doctrine de Jacob Boehme. Pour les anciens,
toute connaissance suppose similitude d’essence et se fait par participation. L’homme est un
microcosme qui représente exactement dans le détail le macrocosme. C’est à cause de cela que
l’homme est capable de connaître et de comprendre le macrocosme, le « grand monde » et
d’autre part, l’étude du « grand monde » contribue à lui faire connaître sa propre constitution (p
.456), tous deux expressions de la nature divine et de la Trinité. Tout comme pour l’opposition
entre l’esprit et la chair où Jacob Boehme se différencie de ses prédécesseurs dissenters
(Franck, Schwenkfeld) à cause de son plus grand encrage dans la pensée alchimique, il a une
conception différente concernant l’attitude envers le monde et envers Dieu qu’il trouve tout autant
dans l’âme qui se détourne du monde que dans le monde lui-même. La naissance spirituelle
permet à l’homme une transformation intérieure mais aussi de voir le monde dans sa réalité
profonde, de pénétrer les mystères de la nature et d’y voir Dieu qui s’y exprime. Il a autant besoin
de la nature pour le mener à Dieu qu’il a besoin de Dieu pour bien comprendre la nature. Déjà,
chez saint Bonaventure au XIIIe siècle, le monde exprime la Trinité et il faut remarquer que si le
cheminement vers le rationalisme des Lumières est passé par l’adaptation de l’aristotélisme
d’Averroès par le thomisme, l’empirisme, lui, fut le fait plutôt des franciscains (Roger Bacon et les
alchimistes lulliens) à cause de leur théologie plus naturaliste que celle des dominicains ralliés au
thomisme dès le début du XIV° siècle. Comme nous le verrons plus loin avec le problème de la
parole, une des missions de l’homme est, participant à tout et étant par là même capable de tout
comprendre et de tout exprimer, de chanter les mystères et les merveilles de la nature et du
monde. Un célèbre roman théologique de Raymond Lulle se dénomme Felix ou les merveilles du
monde. Il ne faut pas néanmoins se tromper et il faut avoir en mémoire la différence entre, d’un
coté, la raison moïque (vernunft ) provenant d’une Tinctur émanant des astres (astrum) et de
l’esprit tourné vers le monde (extraversion) et, d’un autre coté, l’Intelligence (verstand) propre à
l’âme et à la vie spirituelle provenant d’une Tinctur émanant directement de Dieu dénommée
spiraculum vitae. Pour la théologie naturelle, la contemplation des mystères et des merveilles de
la nature et du monde relève de l’âme car ces mystères sont ceux de la divinité éternelle et infinie
et la raison naturelle moïque ne peut évidemment prétendre à la connaissance de quelque chose
qui étant infini est supérieure aux choses naturelles. Toujours selon le principe de similitude
d’essence et de participation, l’homme naturel ne peut comprendre que les choses naturelles et
seul l’homme régénéré qui participe à l’esprit peut comprendre le sens véritable des mystères
divins qui s‘expriment dans la nature. Cette problématique sur la nature et sur la raison (vernunft )
est importante car elle fait comprendre la différence entre GWF Hegel et son compagnon de
séminaire, le philosophe romantique FWJ von Schelling ; tous deux successeurs du théosophe de
Görlitz. L’autre question concernant la psychologie humaine est plus classique dans la mesure où
l’introspection de l’homme, fait à l’image de Dieu, lui fait connaître Dieu. C’est le « connais-toi toimême et tu connaîtras Dieu » de saint Augustin que l’on retrouvera chez saint Anselme, saint
Bonaventure, Raymond Lulle, Raymond Sebond, etc… Le Mysterium magnum de la divinité se
retrouve dans l’homme et c’est en lui-même qu’il doit chercher la clé de ce Mysterium Magnum.
23
Pour la mystique, en toute généralité, lorsque l’âme descend en soi-même dans ses propres
profondeurs, elle se convertit (introversion), retourne et remonte vers Dieu. Nous pouvons voir
que, depuis le début de notre étude, la question du corpus glorificationis , fait de quintessence,
relève de l’âme, de la vie spirituelle et de l’Intelligence, c’est à dire d’une transformation intérieure
et d’une Sagesse éternelle. On a pu voir aussi que ces spéculations s’appuyaient sur des
formulations alchimiques provenant de l’alchimie musulmane. Or, nous venons de l’écrire,
l’Intelligence (verstand) propre à l’âme et à la vie spirituelle provient d’une Tinctur émanant
directement de Dieu dénommée spiraculum vitae tandis que tout ce qui touche au corps
grossier, au moi raisonnable et à son destin existentiel dans le monde relève d’une Tinctur
provenant des planètes (astrum) et de l’esprit du monde (Geist dieser welt). Ainsi l’astrologie,
quelle qu’elle soit, n’a aucun rapport avec la transformation intérieure du corpus glorificationis .
Déjà en Islam, dans l’encyclopédie des « Frères de la pureté » (Ikhwân al-çafâ), ismaéliens
continuateurs du corpus jabirien, on trouve écrit que l’astrologie n’a pas accès à ce qui est caché,
accessible par Dieu seul. De même pour l’alchimie aurifère qui était basée sur la croyance
communément partagée chez les anciens de la naissance et de la croissance des métaux dans le
sous-sol terrestre. La recherche de la « pierre philosophale » identifiée au corpus glorificationis ,
fait de quintessence, est le but essentiel du Grand Oeuvre alchimique et la transformation du
plomb en or est secondaire. Cette transmutation pour ceux qui la considéraient possible était
subordonnée à l’action magique de la « pierre philosophale » divine qui était également
considérée comme un élixir de longue vie oeuvrant sur le corps grossier de l’homme. C’est
important de le dire car la plupart des lullistes modernes considérant que nombre de textes
montrant que Raymond Lulle ne croyait pas à la transmutation des métaux s’interdisent de voir
que sa pensée dont les fondements naturalistes sont ceux de l’alchimiste persan musulman Jâbir
ibn Hayyân est, quand même, une pensée alchimique fondée sur la quintessence. D’un autre
coté, le mystique majorquin croyait à la prolongation de la vie, ce qui expliquerait que ses deux
plus importants disciples français, Pierre de Limoges et Thomas le Myèsier étaient des médecins
qui, comme la plupart d’entre eux à l’époque, étaient marqués par la pensée alchimique. Les
textes alchimiques (pseudo)-lulliens disent que l’Elixir/Pierre philosophale permet de guérir de la
peste. Le livre controversé de Raymond Lulle intitulé le Liber de secretis naturae seu de quinta
essentia est le premier en Occident à introduire cette spéculation sur la quintessence en
conformité avec la théorie musulmane de Jâbir ibn Hayyân car, comme le remarque la lulliste
Michela Pereira, il définit la quintessence de la même manière que le fera Jacob Boehme qui
l’identifiera à la synthèse harmonieuse des quatre éléments à la différence du Liber primus de
consideratione quintae essentiae de Jean de Roquetallade qui était pourtant disciple de Raymond
Lulle mais qui considérait la quintessence uniquement comme un cinquième et autre élément.
L’originalité de cet auteur consista dans la croyance nouvelle en l’obtention possible de la
quintessence par son extraction à partir du vin.
La parole et le Mercurius.
Nous l’avons déjà vu, Jacob Boehme reprend à Paracelse ses trois dynamismes alchimiques :
Sal, principe de solidification et de matérialisation ; Sulphur, principe de feu, d’évaporation et de
sublimation et Mercurius, principe liquide de fluidité, de vie et de mouvement mais aussi de la
parole, du son et de la musique. Cette dernière exprime la joie éternelle de la vie divine.
Le Mercurius est identifiable au 2e principe divin éternel et en cela doit être différencié du métal, le
mercure vulgaire. Souvent notre théosophe le dénomme Marcurius. On rappelle que les trois
qualités-puissances du 2e principe sont l’Amour, le son et la « materia prima » céleste (la
quintessence). On rappelle également que c’est dans le corps divin, le Salliter que naît la
Lumière-Fils et que souffle le Saint-Esprit. Les métaux impliqués dans le processus métallique
liquifiant sont responsables aussi du son et de la musique dont la structure interne harmonieuse
est liée à l’Amour et à ce que le théosophe dénomme Temperatur. Dans le monde extérieur, le
mixtum des alchimistes (le Turba magna), le mal est la lutte furieuse des forces et des éléments
contraires tandis que le Bien sera l’harmonie entre eux, la Temperatur.
24
Le processus de production de la Lumière-Amour, uniquement de Bien, à partir du Feu ardent
obscur recoupe celui de la synthèse et de la réunion des contraires libératrices du mal.
En cela, la doctrine de Jacob Boehme ne s’oppose pas à la théorie de la « privatio boni »
augustinienne car, à la fin, il y a une victoire du Bien sur le mal qui disparaît même si, celui-ci
étant sublimé, il est conservé d’une certaine manière. Le 1er principe, source ardente du mal et
des ténèbres n’est pas identifiable à Dieu le Père même s’il est la « racine de la vie divine ». Sa
manifestation est double, tantôt il est destructeur pour qui « imagine » en lui, tantôt il a pour
fonction d’engendrer la Lumière dont il est l’énergie pour qui « imagine » dans le 2e principe
d’Amour. En vérité, le « manichéisme » de notre théosophe n’en est pas un et certainement il n’est
pas identifiable à la « coïncidentia oppositorum » de bien et de mal de CG Jung. Bien avant
Jacques Lacan, la parole a une importance majeure pour notre théosophe, comme elle l’était
aussi pour Raymond Lulle qui en faisait un sixième sens, l’affatus. L’importance donnée à la
parole provient bien sûr de la théologie judéo-chrétienne du Verbe, le dabar hébreu mais aussi de
l’hermétisme car les divinités païennes de Thot et d’Hermès sont des personnifications de la
parole. L’alchimie, relevant de ces deux sources, a ainsi un lien très fort avec la théologie de la
parole (p. 117). Tout comme il l’est pour la psychanalyse, le centre de la parole humaine est à
prendre ; ou bien il sera pris par l’âme qui révèlera et chantera les mystères et les merveilles
divins ou bien il sera pris par la raison raisonnante moïque tourné vers le monde extérieur. Nous
avons vu que dans le 3e principe, l’esprit du monde (Geist dieser welt) pousse au désir de goûter
à la vie animale. Cet esprit du monde qui « imagine » dans le 3e principe cherche à s’emparer de
l’homme pour qu’il devienne son organe d’expression car l’homme a, lui seul, le don de la parole
(p. 226). Le péché d’Adam, c’est de s’être détourné de Dieu et de s’être tourné vers la terre et
d’être devenu comme elle, un animal avec un corps grossier en ayant perdu son corps céleste
spirituel fait de quintessence. Bien plus, du fait du péché d’Adam, l’homme ne comprend plus la
langue première, celle de la sagesse divine qui imagine dans le 2e principe et qui était celle
d’Adam au paradis avant l’épisode de la tour de Babel. Notre théosophe croit à la possibilité de
reconquérir cette langue première. Ce qui n’est pas nouveau dans l’histoire de la spiritualité
puisque la création y est la manifestation de la parole divine. L’écrivain sémiologue Umberto Eco
a écrit un livre sur ce sujet intitulé la recherche de la langue parfaite dans lequel il consacre un
long chapitre à l’Art de Raymond Lulle et à la combinatoire de lettres divines représentants les
attributs divins, les célèbres « dignités » lulliennes reprises, tout à la fois des attributs divins
néoplatoniciens et des « dignitaires » divins de Jâbir ibn Hayyân, auteur lui aussi d’une science
des lettres divines. Ces sciences des lettres divines sont propres tout à la fois au judaïsme de la
Kabbale, à l’Islam mystique et à certaines spiritualités chrétiennes mais il y a une différence entre
elles car dans le Seher Jetzirah de la kabbale ainsi que chez Abraham Aboulafia, les lettres sont
des nombres (panarithmétisme) alors que pour Jâbir ibn Hayyân, Raymond Lulle et Jacob
Boehme, elles sont des qualités psychiques (panvitalisme).
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Alexandre Koyré écrit que cette idée de retrouver la langue première qu’Adam parlait au paradis
aurait fait une grande impression sur Comenius qui, dans son Prodromus Pansophiae esquisse le
projet d’une panglottia, une langue qui serait connue et compréhensible par toute l’humanité. Par
le biais de son disciple A. V. Frankenberg, cette idée serait passée de Comenius à Herder et
Krause et aux romantiques allemands, Schlegel, Novalis et Tieck (p. 458). Avec la modernité dans
laquelle domine la pensée scientifique, la mythologie n’est plus crédible et nous ne pouvons que
sourire aux histoires de la chute de Lucifer et du péché d’Adam, par contre, même si une partie
de la métaphysique est assimilable à la métapsychologie psychanalytique, il reste que la
psychologie religieuse de Jacob Boehme demeure valable, tous comme celle des Evangiles et
nous avons, dans la première partie de notre essai, montré qu’elle correspondait à la topique
junguienne opposant l’âme inconsciente à la persona à laquelle s’identifie le moi (cf. le livre
Dialectique du moi et de l’inconscient et la définition de l’âme dans le glossaire du livre Les Types
psychologiques). Certes, c’est le rationalisme du siècle des Lumières qui a mis un terme à la
croyance mythologique mais on sait aussi que le romantisme, particulièrement le romantisme
allemand a tout fait pour la réhabiliter. Dans l’introduction à sa Philosophie de la mythologie et de
la révélation, FWJ von Schelling écrit que « les mythes sont le produit d’un processus
indépendant de la pensée et de la volonté » et il s’y attribue le mérite d’avoir démontré que la
psyché humaine est le subiectum agens de la mythologie. CG Jung s’inscrira à sa suite avec son
« inconscient collectif » et ses processus représentés archétypiquement mais la théorie
junguienne est difficilement recevable pour la mentalité moderne imbibée de techno-science,
particulièrement sa conception de l’âme qui est en continuité avec la pensée ancienne. De ce fait,
au regard de cette conception du monde ancienne, l’homme moderne a perdu son âme et
l’histoire occidentale est un progressif oubli de l’Etre (Heidegger). Au regard de la doctrine de
Jacob Boehme, l’Esprit du monde ( Geist dieser welt ) s’est totalement emparé de l’homme qui se
considère seul dans sa maison en monopolisant à lui seul le centre de la parole et en niant la
réalité psychique intérieure et séparée de cette âme intérieure qui est le véritable centre de la
parole de l’Autre, de la parole donnée à l’Autre. Cet aspect « caméléon » de l’âme qui est « une
vitre, un miroir » de l’Autre se retrouve dans le corpus lullien et en particulier dans la formulation
sous forme des lettres de son astrologie où le mercure est dit « convertible ». Alors qu’il attribue à
chaque composante de l’astrologie, les planètes et les signes, une unique lettre, Mercure les a
toutes les quatre (ABCD) mais en réalité il en a qu’une qui se manifeste selon les aspects
dominants qu’il reçoit des autres. Dans le paganisme, Mercure est le messager des dieux et le
message qu’il porte est celui de l’Autre. On peut voir que rien ne s’oppose plus à la structuration
psychique de l’homme moderne que celle de l’être antique ou celle du primitif tel qu’il apparaît
dans le chamanisme avec ses transes, ses possessions, ses visions et ses pythies. On sait que
pour la science dite moderne, l’homme n’est qu’un animal simplement un peu plus évolué et
complexe que les autres, c’est donc bien le triomphe de l’Esprit du monde ( Geist dieser welt ).
La doctrine de la connaissance.
La théorie de la connaissance de Jacob Boehme s’incrit à la suite du platonisme ancien repris par
saint Augustin et tel que nous l’avons vu chez saint Bonaventure. L’âme spirituelle accède aux
idées éternelles et à la sagesse éternelle qui n’ont rien à voir avec les objets matériels grossiers
mais avec les qualités-puissances, expressions de l’essence dynamique de la Tri-unité divine.
Contrairement à la signification moderne associée au moi existentiel, la mémoire pour les anciens
consiste à réveiller dans notre âme les vérités sur Dieu qui y sommeillent. Chez notre théosophe et
à cause de l’influence de Paracelse, les idées éternelles comme parole divine créatrice sont
dénommées « signatures ». Elles sont contenues en « puissance » dans le chaos et sont mises
« en acte » par la parole humaine inspirée par le saint Esprit dans le processus de transfiguration
du 2e principe dont les trois qualités-puissances divines sont l’Amour, la parole et la quintessence.
Toute connaissance est vaine si elle n’est point une connaissance des « signatures » qui
expriment l’essence dynamique divine. Ces signatures sont en l’homme et agissent sur lui en
vertu d’une communauté d’essence (participation).
26
Elles provoquent en lui des « idées » sous l’inspiration du saint Esprit qui sont, d’une certaine
manière, des « signatures » personnalisées. On retrouvera cette même conception chez CG Jung
qui différenciera les « archétypes » et les « représentations archétypiques ». Le fait que le centre
de la parole soit donné à autrui, c’est Dieu et l ‘univers lui-même qui, par l’homme, s’exprime et se
connaît. L’âme est « une vitre, un miroir » où Dieu se réfléchit. Lorsqu’on écrit que « Dieu a besoin
du conscient de l’homme », ce n’est pas de la conscience du moi superficiel tourné vers le monde
dont il est question mais bien de la « conscience » de l’âme spirituelle. Si c’est la parole divine qui
a créé l’univers d’avant la chute de Lucifer et le péché originel, c’est la parole humaine redonnée
à Dieu qui le sauve de sa déchéance en le spiritualisant et en lui redonnant l’éternité. La
connaissance de l’homme dégage le sens éternel de l’univers : c’est le terme de l’évolution du
monde. Le terme éternel de son histoire dans et par quoi le temps rejoint l’éternité, s’élève à elle et
y participe. L’homme devient la véritable clé de voûte de l’Univers et sa transformation implique
une synthèse entre l’infini divin et le fini, l’éternité divine et le temporel ; d’où la nécessité du
monde temporel fini et déchu. Nous avons déjà signalé que cette nécessité du monde déchu était
en contradiction avec la thèse du péché d’Adam non prévu par Dieu du fait du libre-arbitre du
premier homme. Tout comme chez Raymond Lulle dont les spéculations s’orientent vers le rôle
central de l’incarnation voulue par Dieu de toute éternité, celles de Jacob Boehme font de même
car elles montrent aussi que la recréation est supérieure à la création et que « l’Absolu en soi »
prend par-là même conscience de lui-même. Un des aspects le plus important de la doctrine de
Jacob Boehme a pour but de faire surgir le Dieu personnel de cet « Absolu en soi » divin et tout
comme le majorquin, il refuse d’admettre la voie de l’anéantissement, de la fusion dans le divin
dans lequel on retourne et c’est en réalisant ce qu’il a de plus personnel et de plus profond que
l’homme atteint à la perfection :
" Comme le moniste, je me plonge dans l'unité totale,
- mais l'unité qui me reçoit est si parfaite qu'en elle je sais trouver,
en me perdant, le dernier achèvement de mon individualité
Père Theillard de Chardin - la Messe sur le monde p. 31
Déjà dans son texte De Triplici Vita, Jacob Boehme commence à insister sur les conditions de la
connaissance : sans opposition et sans révélation, Dieu ne serait pas connu. Le contrarium que
représente le corps vivant divin dans son 1er principe négatif est condition de connaissance (p.
242). Si l’Absolu en soi dénommé « Urgrund » comme liberté absolue reste éternellement en
dehors de toute manifestation, de tout être, de toute limitation et de toute détermination, il reste
inconnu, caché, non-révélé à personne, pas même à soi-même. Le « Grand Mystère » de l’Absolu
est cette aliénation voulue momentanée en un être déterminé, non pour se limiter mais pour se
révéler ensuite en Esprit et se retrouver comme « Absolu pour soi ». Le Feu dévorant, l’Enfer du
corps divin désirant dans son 1er principe qu’il dénomme chez l’homme « Abgrund » est cette
négativité nécessaire à toute réalisation de soi, à toute connaissance de soi et à toute prise de
conscience sachant qu’elle est ce « ver qui s’auto-dévore » (négation de la négation).
GWF Hegel reprendra entièrement cette spéculation de notre théosophe sauf à refuser la
dimension mystique et personnaliste du monde intérieur et placer, de manière aberrante, le
« Savoir absolu » sur la scène extérieure du social-historique. Pour Jacob Boehme, c’est dans
l’intériorité du sujet que se joue la transformation de la régénération. Comme l’écrit Raymond
Lulle : « … la fin sublime du monde est que Dieu se fasse homme et que le même homme fut
Dieu » (De ascensu et descensu intellectus . Dist. IX) mais cet homme n’est pas l’homme
générique, l’Humanité mais bien l’homme individuel promis à la résurrection. C’est dans l’homme
individuel que doit se réaliser le processus de sublimation de Lumière et d’Amour, la construction
du Christ intérieur männliche jungfrau , la maison construite sur du roc et non la construction
factice moïque externe bâtie sur du sable. S’il vainc les ténèbres et laisse resplendir la Lumière,
Dieu l’aidera à atteindre la perfection, à réaliser la « signature » de l’être total et parfait et à faire
coïncider en lui le temps avec l’éternité (p. 501).
27
Le précepte du théosophe de Görlitz est « Deviens toi-même ; Deviens cette « signature » que tu
dois être, ta personnalité véritable en ramenant à l’harmonie le chaos des forces que tu portes en
toi ». Ce processus d’unification intérieure était déjà, au IIe siècle, bien décrit par le grand penseur
chrétien qu’était Origène : « tu vois comment celui qui semble être un n'est pas un, mais qu'au
contraire il paraît y avoir en lui autant de personnes que de façons d'être (homeliae in leviticum).
[...] C'est pourquoi le but du chrétien est de devenir un homme intérieurement unifié (Homeliae in
librum Regum) ». Cette unité est identifiée avec la perfection divine comme on le trouvera plus
tard, au VIe siècle chez le Pseudo-Denys l’aréopagite dans son traité Des noms divins. Il y écrit
que : « Dieu est la cause, l’être et la vie de toutes choses car il est la sainteté des saints, la
simplicité et l’unité de ceux qui se divinisent en lui, et qui retrouvent en lui, en se recueillant de
leur dispersion dans le multiple, la perfection de l’unité » (cf. la Philosophie au Moyen Âge
d’Etienne Gilson p. 81). Chez Jacob Boehme, l’homme porte en lui l’ensemble des « signatures »
et la révélation de Dieu coïncide en lui avec la révélation de l’univers et avec sa propre révélation
accomplie sous l’impulsion du saint Esprit. Peut-on dès lors se passer de l’Ecriture et de
l’enseignement des églises confessionnelles ? La réponse de Jacob Boehme est double. En
premier lieu, il croit que l’Ecriture reste une aide puissante pour l’homme car elle est la véritable
révélation du vrai Dieu mais il écrit que l’homme moïque superficiel ne peut comprendre que les
choses naturelles et seul l’homme régénéré qui participe à l’Esprit peut comprendre le sens
véritable de l’Ecriture. Il dénonce l’incapacité des théologiens officiels, les « tenants de la lettre »
des « églises de pierre » luthériennes à pénétrer le sens de l’Ecriture. Il s’insurge contre les
églises caïnites et persécutrices de l’Antéchrist qui ne veulent pas que la Lumière se fasse et, se
situant sur le 1er principe, enseigne un Dieu juge terrible qui prédestine les pécheurs aux enfers.
Tout comme pour Sébastien Franck, la véritable Eglise est là où est l’Amour ; Ce qui montre que
son manichéisme n’en est pas un car on est loin du « on peut aimer Dieu et on doit le craindre »
de CG Jung et de sa « coïncidencia oppositorum » de Bien et de mal (cf. Réponse à Job p.199).
En second lieu, il croit, tout comme Sébastien Franck encore, que Dieu a des enfants dans toutes
les religions et que beaucoup d’infidèles, de non-chrétiens n’en appartiennent pas moins à la
véritable Eglise, à l’Eglise invisible des élus (p. 498). Alexandre Koyré écrit que le Dieu de Jacob
Boehme ne voulant point sauver l’homme sans lui, le laisse collaborer à sa propre re-création qui
est cette fois une synthèse entre le fini temporel (l’homme) et l’infini éternel (Dieu). La liberté de
l’action propre de l’homme collaborant à cette re-création y introduit un élément nouveau,
imprévisible, un élément que Dieu lui-même ne pouvait réaliser sans sa collaboration. Les
« signatures » qui sont re-dites par l’homme présentent quelque chose de nouveau par rapport à
leur modèle éternel, le monde divin de la sagesse éternelle. Le théosophe de Görlitz prend pour
métaphore les instruments de musique d’un orchestre et écrit qu’aucun instrument de musique ne
peut produire tous les sons possibles et ne peut reproduire en intégralité l’harmonie infinie de la
sagesse divine. Chaque instrument possède un timbre qui lui est propre et la même mélodie
jouée par des instruments différents n’est point exactement la même (p. 495). Pour cette doctrine
de tolérance et d’Amour, il n’y a pas de religion « standard » et la foi véritable n’exclut nullement,
mais au contraire exige, des différences personnelles chez les croyants. Nous l’avons déjà écrit,
les textes de Jacob Boehme écrits de 1612 à 1624 ont eu beaucoup de lecteurs et une grande
influence sur les penseurs et les philosophes allemands qui l’ont succédé. Sa doctrine est à
l’origine d’un courant original qui a modifié le cours du mysticisme spéculatif. Il est impératif de la
connaître si on veut comprendre la philosophie allemande et en particulier, FWJ von Schelling et
GWF Hegel dont les conceptions s’appuient en grande partie sur elle.
Interprétation psychanalytique de la doctrine de Jacob Boehme.
La première étape de la psychanalyse fut de concevoir la production imaginative comme une
mascarade pour contourner la « censure » de souvenirs traumatiques et honteux. Les
« hystériques souffrent de réminiscence » écrivait l’inventeur de la psychanalyse.
28
Par la suite, à partir de l’analyse d’un texte délirant paranoïaque d’un homme de justice dénommé
le Président Schreber, un texte que lui avait fait connaître CG Jung alors Président de
l’Association Internationale de Psychanalyse, S. Freud élabora un concept qu’il dénomma
« perception endopsychique ». Il avait remarqué que le délire mystique de ce psychopathe était
sous forme mythologique une représentation de sa théorie sur l’inconscient. De même, Herbert
Silberer, un disciple de W. Stekel, premier compagnon de S. Freud à Vienne, élabora une
conception de l’analyse des rêves à partir de « catégories fonctionnelles » qui étaient des autoreprésentations de potentialités et de fonctions du psychisme. Il fut le premier également à
concevoir que les processus alchimiques étaient une représentation symbolique de processus
inconcients (in problème der mystik und ihrer symbolik). Dans un premier temps, S. Freud
accepta cette orientation de la psychanalyse que l’on dénomme « anagogique » :
"J’ai maintenant lu le travail de Silberer ... Je dois dire que c’est maintenant seulement que le
phénomène fonctionnel me semble assuré, et je le prendrai désormais en considération dans
l’interprétation de rêves. Ce n’est en réalité rien d’autres en son noyau que ma « perception
endo-psychique ». Je plaide résolument pour l’admission de ce travail ...."
(Lettre de S. Freud à CG Jung Corresp. II p.166 (251 F)
CG Jung continua l’orientation initiée par H. Silberer mais après la rupture entre Vienne et Zurich,
S. Freud se focalisa, aidé de son disciple Ernest Jones, contre cette orientation « anagogique »
de la psychanalyse déclarée désormais dissidente. Le texte de CG Jung, cause de sa rupture
avec S. Freud, intitulé métamorphoses et symboles de la libido est un important recueil de
mythologèmes de toutes les cultures de la planète symboliques du psychisme inconscient. Nous
l’avons vu, c’est le philosophe FWJ von Schelling qui le premier a émis l’idée que la psyché
humaine était le subiectum agens de la mythologie et, de manière plus réductrice, Friedrich
Nietzsche également ramenait toute mythologie et toute métaphysique à de la psychologie. Notre
approche n’a pas d’a priori et s’inscrit dans cette conception de la psychanalyse « anagogique »
qui rejoint souvent la conception mystique de processus de transformation intérieure qui fut, de
toujours, le fait de toute spiritualité. Le couple conceptuel junguien introversion-extraversion
provient entièrement du couple « inkeren » et « uutekeren » de la mystique rhénane (Ruusbroec).
Ce sont ces deux termes qui se signifient dans la névrose phobique avec la claustrophobie et
l’agoraphobie. Notre projet est cependant plus important car elle veut synthétiser ce qui semble
inconciliable, c’est à dire la psychanalyse « anagogique » et la psychanalyse freudienne (sous
son articulation lacanienne). L’interprétation de la doctrine de Jacob Boehme devrait pouvoir nous
le permettre. En premier lieu, nous reviendrons sur la thèse de la réunion des contraires selon un
processus quaternaire. A partir d’un état d’indifférenciation d’une quaternité de fonctions ou de
dimensions psychiques, se met en acte un processus de différenciation et de développement
d’une fonction ou d’une dimension dite principale, puis d’une fonction ou dimension secondaire
puis d’une troisième se réconciliant avec la seconde et enfin d’une quatrième se réconciliant avec
la première. La réconciliation des contraires implique une libération du mal car chaque position
unilatérale possède un aspect positif et un aspect négatif niant son antagoniste et c’est en cela
que la réunion des contraires en scènes complémentaires valorise l’aspect positif de chaque
dimension et fait disparaître leur aspect négatif niant l’antagoniste. La réunion du masculin et du
féminin n’implique pas une réunion du bien et du mal qui ne peuvent en rien se concilier. Pour le
théosophe allemand aussi, il n’y a point de conciliation possible entre le bien et le mal et leur
opposition est irréductible. Il théorise une victoire finale du bien sur le mal. Or, il conçoit que dans
le chaos multiple dont chaque être doit faire une synthèse se trouvent des entités ayant chacune
entre elles deux qualités, une de douceur et une de fureur. L’ensemble du chaos étant le mixtum
alchimique de bien et de mal (p.166).
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La victoire finale du bien sur le mal s’explique par le fait que ces éléments sont des couples
d’opposés comme le sont les planètes (mars-vénus, Saturne-Jupiter) qui se trouvent être réunis
dans le Mercurius hermaphrodite (Soleil-Lune) lors du Grand Œuvre. Quant au processus
quaternaire de développement unilatéral puis de réconciliation des opposés, il est signifié par le
théorème de Marie la Juive :
Et l'un devient deux,
et deux devient trois,
et trois devient l’un comme quatrième.
Nous ne développerons pas ce processus psychologique que l’on trouve concernant les quatre
fonctions Sensation-Pensée-Sentiment-Intuition dans les textes de CG Jung et concernant les
quatres dimensions fondamentales (Loi morale - désir progressiste - volonté de puissance de
l’ordre social - Amour du faible et de l’exclu) dans nos propres textes. Nous allons plutôt essayer
comme l’a fait Jacob Boehme dans sa doctrine d’insérer ce processus psychologique de réunions
des contraires dans le problème de la sublimation des pulsions sexuelles car il y a une
correspondance entre les pulsions partielles freudiennes (voyeur-exhibition, nympho-érotomanie,
sado-masochisme, zoophilie-nécrophilie, etc…) et les types psychologiques junguiens. Dans la
doctrine de Jacob Boehme, l’homme se trouve pris au milieu de trois mondes ou de trois
principes : le royaume infernal, le royaume angélique et le monde terrestre ou bien le 1er principe,
le 2e principe et le 3e principe. Comme l’écrit J. Lacan, la topique freudienne du Ça, du surmoi et
du moi est notre nouvelle mythologie. Dans son livre sur S. Freud intitulé De l’interprétation, Paul
Ricoeur écrit que la « nouvelle théorie des pulsions se rapproche des vues de Goethe et de la
pensée romantique, voire d’Empédocle et des Grands Présocratiques » (p. 272). Sigmund Freud
écrit dans le moi et le Ça (p.26): « Tandis que le moi est essentiellement le représentant du
monde extérieur, le surmoi se dresse par contraste avec lui, comme le mandataire du monde
intérieur… le contraste entre ce qui est réel et ce qui est psychique, entre le monde extérieur et le
monde intérieur ». Les travaux d’interprétation des symptômes névrotiques par S. Freud ont
montré qu’ils exprimaient, à l’insu du moi, un conflit entre un domaine sexuel et violent (Ça) et un
domaine anti-sexuel (Surmoi ou Autre). Or, le Ça freudien est un domaine sordide que dévoile le
catalogue des perversions sexuelles et ce n’est pas de notre part un abus que de l’identifier aux
enfers et au dynamisme Sulphur de la doctrine du théosophe allemand. Dans la conclusion de
son livre Psychanalyser, le lacanien Serge Leclaire écrit : « il fut un temps où la psychanalyse
sentait le soufre et faisait heureusement partie des activités maudites : c’est qu’on savait encore
ce qu’elle était, une interrogation sur la jouissance (sexuelle). […] Ce qui est béni, benedictus,
bien dit, c’est l’affirmation redoublée et magnifiée du dit (parole) qui fait barrière à l’annulation
qu’est la jouissance. Le maudit, maledictus, mal dit, n’est-ce pas précisément cette interrogation
diabolique sur la fonction du dit (parole) ? Car, dans le mouvement qu’elle promeut vers la
jouissance, cette interrogation, la psychanalyse (freudienne), met bien le dit à mal » (p.186).
Nous avons écrit qu’avant S. Freud, le théosophe allemand a été le premier penseur qui a eu
l’intuition du caractère démoniaque et sulfureux du fondement de la vie psychique mais il montre
bien que ce 1er principe démoniaque, le feu dévorant, doit normalement resté « caché, vaincu,
surmonté ». Le processus ne doit pas s’arrêter en chemin et rester dans le 1er principe. Dans le
freudisme, la pulsion partielle sexuelle s’inscrit sur une zone érogène du corps et se focalise sur
un objet dit objet partiel (œil, voix, main, etc..). Ce sont les objets (a) de la théorie lacanienne.
Egalement pour J. Lacan, la sexualité par le biais des zones érogènes et des pulsions partielles
est l’instance située entre le biologique et le psychologique : « La pulsion partielle est ce
montage par quoi la sexualité participe à la vie psychique " (cf. Les quatre concepts
fondamentaux de la psychanalyse - Livre XI p.196). Le psychologique se fonde sur la relation à
autrui qui est une personne qui possède un objet qui satisfait de manière non sexuelle à la
demande de l’enfant : les figures de l’Autre que sont la Mère et le Père (nourriture, protection du
corps, etc…).
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Cette figure de l’Autre qui est chez J. Lacan une autre appellation du surmoi se fonde sur le
refoulement structurel de la pulsion et du désir érotique de l’objet partiel qui doit rester sousjacent. Le psychiatre parisien écrit que dans le montage de la pulsion partielle, celle-ci doit
tourner autour de l’objet (a) et ne pas l’atteindre car c’est ce qui se passe dans la perversion
sexuelle où l’objet est atteint. Ce sous-bassement des pulsions partielles dans la construction du
psychisme se traduit chez lui par son slogan qui énonce que « la Loi morale du Père, c’est le
désir refoulé » et cette structuration se réalise dans la théorie psychogénétique au stade de la
sortie de l’érogénéité anale avec l’accession à la parole à l’Autre. Cette théorie psychogénétique
fonde la structuration du psychisme par une succession de « castrations humanisantes » dont la
première commence à la naissance où le fœtus se suçant le pouce doit passer de cette
jouissance sexuelle érogène orale à la demande de nourriture donnée par la Mère, première
figure de l’Autre. A partir de cette position d’assisté du petit bébé, se construit de six mois à neuf
mois, un nouveau stade de la psychogenèse dit de l’oralité sadique, celui de l’instauration du moi
qui commence à prendre lui-même maîtrise du monde de l’objet externe en se substituant à
l’Autre. Nous avons déjà là, la structuration triadique entre le Ça, l’Autre et le moi mais cette
structuration est pré-symbolique et l’Autre n’est encore que le lieu de l’Instinct (acte inné de
survie). La psychogenèse se poursuivra avec une alternance de sortie et d’entrée dans de
nouvelles zones érogènes. L’érogénéité anale avec le lieu du dressage et de la réception du
signifiant puis la castration anale avec l’accession à la parole et au signifiant-métaphorique, autoreprésentif du psychisme, associé à la figure du Père. Ensuite, on trouve l’entrée dans l’érogéneité
urétrale avec l’accession au « je », la « différenciation sexuelle », « l’articulation syntaxique de la
parole », la compréhension de la règle du jeu, etc… Puis, la castration urétrale avec la
problématique oedipienne et l’entrée dans la phase de latence sous l’égide de la Mère asexuelle
de tendresse et d’innocence imaginative et le Père, figure de la Loi morale refusant la rivalité
meurtrière entre les frères. Puis viendra encore l’entrée dans l’érogénéité génitale de la puberté
liée à l’insertion dans le social-historique. L’originalité de la formulation lacanienne réside dans ce
lien fait entre ces stades libidinaux et les problématiques langagières. Il est à noter que le maître
parisien refuse la thèse de la synthèse dans la sexualité génitale adulte des pulsions partielles
dites infantiles. Il écrit que « l’érotisation des stades de la psychogenèse enfantine ne sont
conséquents qu’en fonction de mauvaises rencontres ». Le pervers sexuel nie l’Autre et ainsi le
Ça conçu comme un sac contenant les pulsions partielles perverses n’est que la conséquence
d’un défaut de structuration de la psychogenèse infantile. Certes, les pulsions partielles sexuelles
sont « antérieures » et comme les racines des fonctions et des relations psychologiques mais
elles ont pour finalité ces mêmes dimensions psychologiques. Si elles sont manifestes, c’est que
s’est arrêtée en chemin la structuration humaine qu’exigent les « castrations humanisantes». Au
résultat de la structuration psychologique humaine, nous trouvons outre les pulsions des stades
(oral, oral sadique, anal, urétral et génital) tout un ensemble de couples d’opposés que nous
dévoile le catalogue des perversions sexuelles (pulsions scopiques, pulsions invocantes, sadomasochistes, nympho-eroto, etc…). Concernant ce catalogue des pulsions partielles, S. Freud
dans son texte Métapsychologie se refuse à en faire le recensement (p.22); ce qui est bien
dommage car ces pulsions partielles prennent tout leur sens lorsqu’on les agence et lorsqu’on les
réfère à une « topique » psychique où elles se structurent selon le schéma ci-dessous :
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Outre la théorie contestée de la synthèse des pulsions partielles sexuelles dans la pulsion génitale
adulte, il ne faut pas concevoir le Ça comme relevant de l’instinct animal car les pulsions
invocantes (parle-écoute) ou la pulsion narcissiste n’ont aucun rapport avec l’animalité puisque la
parole et le narcissisme ne sont le fait que de l’humaine condition. Le freudisme est né au début
du XXe siècle où dominait une certaine sociologie (Tarde) qui faisait de l’humain un être social
greffé sur un être animal. La tentation était grande de penser que la structuration humaine résultait
d’une répression de l’instinct naturel par une intériorisation de lois morales répressives du fait
social. Le problème est que cette sexualité « polymorphe et aberrante » comme la dénommait S.
Freud n’a aucune utilité biologique et n’existe pas dans le monde animal. Jacques Lacan, rejette
également en la traitant de mythologique la thèse de S. Freud de l’instauration du surmoi qu’il
dénomme l’Autre avec un grand A du fait du meurtre primordial réel du chef de la horde sauvage.
L’Autre intérieur avec ses figures de la Mère et du Père est une composante essentielle et
structurante du psychisme humain qu’il ne faut pas confondre avec l’instance morale construite
par l’éducation liée aux idéaux moïques (code des mœurs). Ces idéaux moïques (moi idéal, idéal
du moi, surmoi) instaurés au stade urétral construisent, selon des modèles, une image du moi, un
masque qui rejette dans l’inconscient une ombre antagoniste ( infériorité, ridicule, immoralité) qui
tente de faire retour pour détruire le personnage factice construit pour le regard de l’autre (la
maison construite sur le sable de l’Evangile). Si l’Autre primordial est le lieu des instincts (actes
innés) dans le monde animal, il est, chez l’homme, le lieu de processus de transformation que
l’âme, à l’insu du moi, met en scène de manière métaphorique (perception endo-psychique).
Jacques Lacan écrit que « rien dans le monde animal ne représente le sujet » et cette entrée dans
la représentation de soi provient du fait que l’homme parle à l’Autre. Cet Autre comme figure du
Père est le garant de la Loi morale et de la vérité de la parole. Il est à noter que l’agencement
sublimé des pulsions partielles que nous avons exposées dans le schéma précédent se structure
selon deux scènes antagonistes : intérieure, celle de l’âme et extérieure, celle du masque-persona
auquel s’identifie le moi. L’analyse des pulsions partielles scopiques (voyeur-exhibition) et
invocantes (écoute-parle) sur cette scène de l’interne, celle de l’âme est particulièrement
intéressante car elle montre les manifestations de l’inconscient que l’on trouve tout autant dans la
psychopathologie des névroses que dans l’expérience mystique. Il y a par ailleurs un
balancement énergétique entre l’âme et le moi et la potentialisation de l’un entraîne une
dépotentialisation de l’autre (cf. la théorie de Pierre Janet). Dans les manifestations de
l’inconscient, à l’insu du moi, nous avons bien entendu les hallucinations visuelles (voir) et
auditives (écoute) ainsi que les paroles somnambuliques (parle) et la gestuelle théâtrale
(exhibition). Ces quatre manifestations sont liées et J. Lacan signale que, dans le cas
d’hallucination auditive, on peut voir souvent les lèvres du patient énoncer ces mêmes paroles
entendues.
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De même, CG Jung raconte le cas d’un médium qui, en état de transe, raconte une histoire de
deux amis qui se rencontrent et qui, à son réveil, se souvint d’avoir rêvé le film en images de deux
personnages qui se serraient la main. Dans sa définition du rêve, J. Lacan pose que le rêve est
une mise en scène selon un scénario : « le rêve est semblable à ce jeu de salon où l’on doit, sur
la sellette, donner à deviner aux spectateurs un énoncé connu ou sa variante par le seul moyen
d’une mise en scène muette.» ( Ecrits I p. 270). C’est ce même énoncé que l’âme mime aussi et
met en scène (exhibition) à l’insu du moi . Or, tout autant avec le moi externe qu’avec l’âme
interne, les pulsions partielles sublimées se trouvent être associées avec les fonctions
psychologiques étudiées par CG Jung. Certes, les fonctions pensée et sensation sont liées, a
priori, au moi extraverti tandis que les fonctions intuition et sentiment le sont à l’âme introvertie
mais CG Jung a bien montré que ces fonctions psychologiques étaient aussi mises au service de
l’attitude contraire, l’intuition extraverti et le sentiment extraverti, d’un coté, la pensée introvertie et
la sensation introvertie, de l’autre. Egalement, les pulsions partielles se repèrent dans une
quaternité de dimensions fondamentales d’une double opposition, le désir progressiste en
opposition à la Loi morale castratrice du Père et la volonté de puissance de l’ordre social en
opposition à l’Amour du faible et de l’exclu de la Mère :
Ce schéma est dit masculin car il en existe un féminin dans la mesure où les figures du Père et de
la Mère n’ont pas la même place pour l’homme et pour la femme. Le complexe maternel négatif
s’oppose toujours à la virilité et est infantilisant pour l’homme dans son accession à ses rôles virils
sur la scène sociale alors que, sur cette scène, la femme y développe des rôles féminins (épouse
et mère). Par contre, dans le schéma féminin, le complexe maternel négatif s’oppose à
l’accession au désir libertaire chez la femme car, pour elle, ce désir libertaire progressiste
implique une certaine virilisation (animus). C’est ce complexe maternel négatif qui était en cause
dans la grande hystérie de la fin du XXe siècle et il n’était pas sans lien avec l’émancipation
historique des femmes.
33
Or ce sont ces différentes quaternités de fonctions et de dimensions fondamentales qui se
trouvent être concernées dans ces processus quaternaires de différenciation unilatérale suivis de
synthèse qu’a très bien théorisé CG Jung pour les fonctions psychologiques. Ainsi, tout comme
dans la doctrine de Jacob Boehme, la synthèse entre la théorie junguienne des fonctions
psychologiques et la théorie freudienne des pulsions partielles sexuelles met en acte une
synthèse harmonieuse des contraires et une sublimation de pulsions partielles sexuelles
fondamentalement démoniaques et sulfureuses. Contrairement à ce que théorise CG Jung le
processus quaternaire est double car il y a d’un coté le processus quaternaire de synthèse des
fonctions psychologiques avec la prise en compte de l’âme et la réception de la parole de l’Autre,
et d’un autre coté, le processus quaternaire des dimensions fondamentales. Le retrait de la
projection de l’âme sur l’objet externe et son développement comme réception de la parole de
l’Autre n’est en réalité qu’un début car l’âme est un guide dans la recherche du « Règne de
Dieu » ; que l’on pense à la Béatrice de Dante Alighieri. L’âme est la partie féminine de l’homme
qui était antagoniste au moi, plus précisément au « je » du stade urétral, lieu de l’identité et de la
différenciation des sexes. Ce qui pose problème dans la théorie junguienne est sa nondifférenciation du « masque » moïque de ce stade urétral d’avec la « persona », personnage
collectif d’insertion dans le social-historique lié à la fonction matrimoniale et parentale. Le
cheminement intérieur est d’ailleurs assez long depuis le moment de la prise en compte de l’âme
et peu arrive au bout du chemin car la structuration harmonieuse quaternaire des dimensions
fondamentales (Loi morale – désir progressiste – volonté de puissance de l’ordre social – Amour
du faible et de l’Exclu) est difficile. Cette prise en compte de l’âme implique une certaine
dépotentialisation du moi et donc une certaine forme de « névrose chronique ». En général, dans
la névrose, l’ouverture de l’inconscient manifesté dans les symptômes-signifiants et le transfert sur
l’analyste, ne dure que le temps de la résolution d’un conflit momentané débouchant sur une
reconstruction acceptable de la « persona » (fonction génitale, insertion sociale, responsabilité
adulte, rôle parental, etc..). Avec l’expérience mystique, il y a une ouverture de la parole de l’Autre
et un nécessaire transfert sur un maître spirituel qui ne se clôturent pas. Cette expérience n’est
pas sans risque comme on peut le voir avec les catastrophes spirituelles d’un Hölderlin, d’un
Nietzsche, d’un Nerval et de bien d’autres. Jacques Lacan a montré que le délire du Président
Schreber traduisait un impossible transfert sur une figure du Père qui ne nous trompe pas
(forclusion du nom du Père).
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Mais si la problématique de la réunion quaternaire des fonctions psychologiques et de la
différenciation de l’âme est une affaire individuelle en opposition complémentaire à ce qu’à
d’individuel la construction du masque moïque du stade urétral, la réunion quaternaire des
dimensions fondamentales se situe en opposition complémentaire à la « persona » et au socialhistorique, c’est à dire à un ensemble collectif. De ce fait, même si la réunion quaternaire des
dimensions fondamentales débouche sur une immunisation du sujet face aux épidémies
psychiques du social-historique (l’individuation junguienne), elle n’aboutit pas à un solipsisme
mais à l’entrée dans une « communauté spirituelle » située sur une « autre scène » que celle du
social-historique dont les deux négativités majeures sont l’acharnement du tous contre un, le bouc
émissaire (ordre social négatif)) et le désir adultère (désir progressiste négatif). Dans les
Evangiles, le Christ fustige par deux fois la « génération méchante et adultère » et ce sont bien
ces deux négativités contre lesquels s’oppose fondamentalement le texte évangélique. L’« autre
scène » est le « royaume des cieux » évangélique ou « l’église invisible » des Dissenters mais en
rien une institution confessionnelle, toujours caution de l’ordre moral pharisaïque avec son maître,
juge terrible. Le Christ refuse le rejet du faible et de l’exclu par la volonté de puissance de l’ordre
social ainsi que le pharisaïsme de tout ordre moral mais il dit, quand même, à la femme adultère :
« va ! et ne pèche plus ». Il maintient l’exigence morale du Père mais en la renvoyant sur une
scène intérieure (le « Père qui est dans le secret »).
La parole et l’imaginaire en psychanalyse.
Outre cette intuition originale du fondement démoniaque de la vie psychique, la doctrine de Jacob
Boehme met au premier plan la parole et l’imaginaire qui sont également fondamentale en
psychanalyse. La pratique analytique veut que le « sujet dit toujours plus que ce que le moi dit
consciemment ». Chez CG Jung, la parole est ouvertement au service d’autrui :
... je réfléchis que « la femme en moi » ne disposait pas d’un centre de la parole et je lui
proposai de se servir de mon langage. [...] Je fut extraordinairement intéressé par le fait
qu’une femme qui provenait de mon intérieur, se mêlât à mes pensées. Réfléchissant à cela,
je me dis qu’il s’agissait probablement de l’« âme » au sens primitif du terme (féminine chez
l’homme et masculine chez la femme).[...] C’est elle qui transmet au conscient les images de
l’inconscient, et c’est cela qui me semblait le plus important.
Pendant des décennies, je me suis toujours adressé à l’âme quand je trouvais que mon
affectivité était perturbée et que je m’en sentais agité. Cela signifiait alors que quelque chose
était constellé dans l’inconscient. En pareils moments, j’interrogeais l’âme : « qu’est-ce qui se
passe à nouveau ? Que vois-tu ? Je voudrais le savoir ! « Après quelques résistances, elle
produisait régulièrement et exprimait l’image qu’elle discernait. Et dès que cette image m’était
livrée, l’agitation ou la tension disparaissait ...(Ma Vie p. 218).
Pour CG Jung, l’inconscient collectif est peuplé de nombreuses figures mythologiques qui
peuvent avoir accès à ce centre de la parole qu’est l’âme. Néanmoins, le maître de Küsnacht ne
voit pas qu’un des rôles de l’âme est de traduire en images (pulsion scopique introvertie) un
énoncé inconscient et non de transmettre une « image primordiale » qui serait contenue dans un
hypothétique inconscient phylogénétique. C’est la même erreur que fait Jacob Boehme lorsqu’il
valorise l’imaginaire et en fait un intermédiaire entre le sensible et l’intelligible. Cette erreur
provient d’une double conception de l’imaginaire que l’on trouve chez Paracelse : « Remarquons
bien qu’il ne faut pas confondre l’imagination et la fantaisie ... cette dernière est sans fondement
dans la nature. Tout autre chose est l’imagination .... elle est l’expression par une image d’une
tendance de la « volonté ... » (A. Koyré Mystiques, spirituels et alchimistes au XVIe siècle
allemand p.59). En fait, l’image est liée au désir d’un objet sensible et c’est cette fantaisie dont
parle Paracelse qui est véritablement l’imaginaire tandis que « l’image d’une tendance du
psychique intérieur » est un symbole. « Rien ne représente le sujet dans le monde animal » écrit
J. Lacan, tout comme il écrit également « qu’il n’y a d’inconscient que chez un sujet qui parle ».
35
La « perception endo-psychique » que ne possèdent pas les animaux et qu’il faut différencier de
la perception endo-somatique que par contre ils possèdent, s’exprime sous forme mythologique.
La représentation du monde intérieur se fait de manière métaphorique en utilisant les objets et les
événement du monde extérieur. Cette langue métaphorique est, aux dires du psychanalyste Eric
Fromm et suite à Jacob Boehme, " l'unique langue étrangère que chacun de nous doive
apprendre" et à laquelle il a consacré un livre intitulé "le langage oublié" :
" La langue symbolique est une langue dans laquelle nous exprimons l'expérience intérieure
comme s'il s'agissait d'une expérience extérieure, je veux dire, un événement du monde des
choses qui nous touche ou nous a touché. Le langage symbolique est un langage dans
lequel le monde extérieur est le symbole du monde intérieur, le symbole de l'âme et de
l'esprit "(p.15). [...] De récents travaux expérimentaux apportent une confirmation nouvelle,
puisque des individus, ignorants de la théorie de l'interprétation du rêve, sont capables, sous
hypnose, d'interpréter sans aucune difficulté le symbolisme de leurs rêves. Si, une fois sortis
de leur état hypnotique, ils sont invités à interpréter les mêmes rêves, ils sont vraiment
perplexes, et avouent : " Eh bien ! ces rêves n'ont pas de sens; ce sont pures sottises ! "
(p.20).
Jacques Lacan a bien montré que la parole et le langage-signifiant se différencient du langage
animal parce qu’ils « engendrent seuls la métaphore et la métonymie ». Or la parole est liée à la
figure castratrice du Père, garant de la vérité de cette parole. La métaphore est ainsi associée à
une problématique d’investissement énergétique psychique car l’objet extérieur qui devient le
symbole de tendances du monde intérieur est particulièrement l’objet auquel il faut renoncer. Ainsi
dans les paraboles évangéliques, le trésor et la perle, objets de l’avidité possessive du moi
auxquels celui-ci doit renoncer, deviennent les symboles du but spirituel à atteindre. De même,
l’objet du désir amoureux de Dante Alighieri, Béatrice, devient l’âme qui le guide dans son
cheminement intérieur. A cause de cela, s’il faut différencier l’imaginaire et l’ordre symbolique,
l’imaginaire comme représentation métaphorique est inclus dans le symbolique. Même si comme
l’écrivent les psychanalystes lacaniens « l’imaginaire est surdéterminé par le symbolique », c’est
le fantasme qu’il faut différencier de la représentation imaginaire métaphorique comme le faisait
Paracelse car c’est lui, le fantasme, qui est lié à l’objet externe tandis que, dans l’imaginaire, le
sujet tend à fuir la réalité. Ces différenciations sont capitales car, souvent, dans l’interprétation des
symboles, on court le risque d’oublier l’inversion et de traduire tel quel ce qu’il faut dépasser et
sacrifier. Dans le motif évangélique du « cep et des sarments », l’arbre qui est un motif sexuel, le
pénis, devient le symbole opposé de la « Mère englobante mystique », figure castratrice du pénis
(« se faire eunuque pour le royaume des cieux »). De même, le cercle qui est également une
image sexuelle et représente l’ordre social où s’insère le jeune pubère symbolise cette même
« Mère englobante » associée à un règne spirituel communautaire et l’on voit pourquoi CG Jung a
tort d’en faire un « archétype de l’ordre » (cf. notre texte sur l’interprétation des rêves).
De l’âme et du signifiant métaphorique.
A ses débuts, notre cordonnier de Görlitz a le projet d’écrire un Mémorial dont le rôle est de
« réveiller dans l’âme les vérités qui y sommeillent ». La mémoire est donc bien, pour lui, comme
pour les anciens, associée à la théorie platonicienne de la connaissance mais si l’écorce
grossière, superficielle et moïque provenant du péché n’a pas recouvert totalement le Logos
intérieur, les « signatures » en lien avec « l’imaginaire » parlent des processus intérieurs et non
des êtres existentiels externes. Sa conception est dite vitaliste c’est à dire psychique et non
intellectuelle. Tel animal existant n’est pas une copie d’une idée archétypique éternelle provenant
d’un dieu créateur lointain et transcendant qui informerait la matière tel un potier qui fabriquerait
un vase à l’image d’un modèle préexistant. Cette mémoire est associée à l’âme et non au moi
contrairement à la définition moderne de la mémoire qui est associée aux événements passés
existentiels du moi.
36
De même pour la notion de volonté que l’imaginaire, selon Paracelse, représenterait. Elle aussi est
associée à l’âme et n’est en rien la volonté, puissance de détermination du moi pour la modernité.
Raymond Lulle dans la mouvance des augustiniens franciscains oppose la première intention qui
est amour de Dieu et aspiration vers le haut à la deuxième intention qui est égoïsme, attachement
au monde et attirance vers le bas ; c’est à dire vers le non-être qui est ignorance, oubli et
désamour. Ces trois négativités s’appliquent aux trois composantes de l’âme de saint Augustin
que sont l’Intelligence, la Mémoire et la Volonté sachant que ces trois fonctions sont impuissantes
à atteindre, par elle-mêmes, l’Être sans l’aide de la Grâce avec ses trois vertus théologales : la
Foi, l’Espérance et la Charité. Sur la miniature 5 du Breviculum de Thomas le Myèsier, disciple
parisien de Lulle, on peut voir trois cordes symbolisant les trois vertus théologales, la Foi,
l’Espérance et la Charité qui descendent de la tour de la vérité pour tirer vers le haut les trois
fonctions augustiniennes de l’âme humaine. Chez le mystique majorquin, la volonté est identifiée à
l’Amour de Dieu et au processus intérieur de cheminement vers lui. On peut voir combien, au fil
des siècles, les mots peuvent prendre des significations différentes, voire opposées. Depuis Kant
et avec le développement de l’esprit scientifique, la certitude du savoir concerne le réel sensible
tandis qu’un doute est posé sur tout le domaine métaphysique. C’était exactement le contraire
pour les anciens. Au moment du passage de la 1° à la 2° partie de son poème, Parménide écrit
« mais ici je mets fin au discours assuré» pour, abandonnant la réalité intelligible, il se tourne vers
la réalité des choses sensibles, mixte d’être et de non-être. Lieu du multiple et du changeant,
objets de l’opinion opposée à la vérité. L’Histoire occidentale est bien ce progressif oubli de l’être
dont parle Heidegger au profit d’une unique extraversion exprimant l’aphorisme évangélique du
« que sert à l’homme de gagner l’univers s’il vient à perdre son âme ». A notre époque, peu de
penseurs s’inscrivant dans les canons de la science parlent de l’âme et des archétypes dans le
sens pré-moderne de ces termes. Un des rares et le plus important, et c’est son coup de génie,
est CG Jung, psychiatre et 1er président de l’association internationale de psychanalyse. Nous ne
reviendrons pas sur ce point génial de la théorie junguienne que nous avons cité en début de
notre livre mais nous voulions y insister à nouveau du fait que la plupart du temps nous insistons
surtout sur les points à rectifier de la théorie du maître de Küsnacht. Nous l’avons vu, S. Freud
avant sa rupture avec CG Jung avait tant bien que mal accepté la nouvelle orientation de la
psychanalyse dite « anagogique » initiée par H. Silberer mais, par la suite, il s’y opposa
virulemment et rejeta dans la dissidence cette nouvelle conception, surtout parce qu’elle
abandonnait le « champ freudien » des pulsions partielles sexuelles et des zones érogènes au
fondement du psychisme. Le maître viennois, neurologue de formation et très marqué par la
science biologique, se refusait à ramener la découverte de l’inconscient dans la métaphysique qui
opposait l’âme spirituelle et le corps matériel. Il ne faisait en cela que reprendre la position déjà
prise par Friedrich Nietzsche :
" Je suis corps et âme - ainsi parle l'enfant ... mais celui qui est éveillé et conscient dit :
je suis corps tout entier et rien d'autre ; l'âme n'est qu'un mot désignant une parcelle du corps
" [...] Le sens et l'esprit ne sont qu'instruments et jouets : derrière eux se trouve encore le Soi.
Le Soi, lui aussi, cherche avec les yeux des sens et il écoute avec les oreilles de l'esprit.
Toujours le Soi écoute et cherche : il compare, il soumet, conquiert, détruit . Il règne, et il est
aussi le maître du moi . Derrière tes pensées et tes sentiments, mon frère, se tient un maître
plus puissant, un sage inconnu - qui a nom " Soi ". Il habite ton corps, il est ton corps. [...]
Même dans votre folie et dans votre mépris, vous servez votre soi, vous autres contempteurs
du corps. Je vous le dis : votre soi lui-même veut mourir et se détourne de la vie ...
Ainsi parlait Zarathoustra - Des contempteurs du corps p. 43
Le philosophe allemand se situait à la suite de Schopenhauer et des philosophes romantiques et
sa Volonté, volonté de puissance, pour lui, n’était pas moïque. Il écrivait également que « le
concept n'est que le résidu d'une métaphore » (cf. Le livre du philosophe p.183).
37
Son admiration pour Héraclite et son abomination de Parménide, de Platon et de leurs
successeurs, les métaphysiciens dualistes opposant le corps et l’esprit, lui a fait identifier le
psychique au corps et prendre partie pour le corps. Il n’est pas question pour nous de revenir à
ce dualisme séparé de la métaphysique platonicienne et cartésienne car matière, psyché et esprit
sont étroitement liés. La théorie cybernétique d’un N. Wiener formule que l’information n’est pas
réductible à de la matière même si elle utilise de la matière pour transmettre ses messages. De
plus, la structuration de la psychogenèse montre qu’elle s’articule en des sauts de communication
entre émetteur et récepteur sachant qu’il n’y a toujours qu’une unique relation entre émetteur et
récepteur. Henri Laborit, dans sa « nouvelle grille », propose de concevoir l’être humain comme
une intégration des différents niveaux, de la molécule jusqu'à l’individu, voire la société, selon une
« ouverture informationnelle ». La vie biologique elle-même repose sur l’ARN messager et elle est
apparue il y a plus de deux milliards d'années avant que n’apparaisse la reproduction sexuée il y
a 900 millions d'années. Ce n’est que bien plus tard qu’est apparu le système nerveux chez les
animaux et plus tard encore les zones érogènes chez les animaux plus évolués. Tout comme pour
les stades postérieurs de la psychogenèse, nous avons également là une alternance entre des
stades sexuels et des stades asexuels. Certes, il n’y a pas de sexualité d’avant la sexualité
biologique malgré les efforts d’un Wilhelm Reich mais ce qui se passe au niveau de la théorie de
la mécanique quantique dont l’originalité est de concevoir des « ondicules », à la fois onde et
particule exerçant ou subissant les forces tout en les transmettant, laisse penser que l’information
est bien une dimension générale de l’univers comme le laisse entrevoir la théorie cybernétique.
Nous sommes là, bien loin de la croyance à Lucifer et à Adam et Eve de la doctrine
de Jacob Boehme, néanmoins, nous avons vu que chez lui, l’esprit émerge des dynamismes
furieux et sauvages de la vie. Certes, la psychanalyse fonde le psychisme sur les pulsions
partielles relevant du domaine érogène mais surtout l’origine de la psychanalyse réside dans
l’interprétation de signifiants émis à l’insu du moi. Les patientes hystériques souffraient de
paralysie ou de cécité dont les neurologues ne trouvaient aucun support physiologique mais qui
disaient « je ne peux plus continuer à vivre « ou « je me crève les yeux sur la réalité traumatique
et déplaisante ». Pour la psychanalyse, les symptômes sont des « signifiants d’un signifié refoulé
de la conscience (moïque) du sujet. […] La parole est ici chassée du discours concret qui
ordonne la conscience …. » (Jacques Lacan Ecrits I p. 160). Dans la célèbre schize, le moi (et le
« je ») est toujours situé du coté de la réception et de la structuration langagière (syntaxe) tandis
que l’âme est du coté de l’émission (parole), au service de l’autre, le moi bien sûr mais pas
toujours et aussi les « complexes » et les personnages archétypiques de l’Autre que sont les
figures castratrices positives et négatives du Père et de la Mère mais aussi les fonctions
psychologiques non intégrées et personnifiées. A la suite de S. Freud qui, pourtant rationaliste,
croyait à une espèce de télépathie entre les êtres apparaissant souvent dans l’expérience
psychanalytique, les lacaniens disent que « tout est langage » et que celui-ci est un réseau pardelà l’individu séparé. La science neuronale nous explique que les hallucinations sont le produit
de substances biochimiques dans le cerveau mais comment alors expliquer les hallucinations
collectives, de deux personnes à des centaines qui voient en même temps et à l’identique un
même scénario irréel ? De même, pour les complexes inconscients qui relèvent d’un groupe
familial ou même social par delà l’individu. Il semble bien que si la scène de l’externe est marquée
par la pensée moïque et l’étendu des choses séparées, l’intériorité serait marquée par l’intuition et
l’inséparabilité psychique. Le poète Rainer Maria Rilke écrivait : « Il n’y a ni au-delà, ni ici-bas,
mais la grande unité où les Anges sont chez eux ». Le fondement biologique du psychisme pour
chaque individu n’empêche en rien cette insertion de chacun d’eux dans cette « Unité
panpsychique » sans distance, ni également la réalité de la parole de l’Autre. Le fondement des
figures de l’Autre sur les pulsions partielles inscrites sur le « corps érogène », la « lamelle »
lacanienne (Ecrits II p. 213), fait dire aux lacaniens que le « Ça » parle mais le doltoïen J. D. Nasio
est bien obligé de reconnaître que, dans la topique freudienne exposé dans son livre Au-delà du
principe de plaisir, c’est le Surmoi qui parle et non le « Ça » (le plaisir de lire Freud p. 115).
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Dans son livre les racines de la conscience, CG Jung écrivait qu’avec le Surmoi, S. Freud avait,
en partie, tenu compte de son « inconscient collectif » avec sa figure centrale du Soi que, de
toujours, les mystiques ont identifié à Dieu. Si le moi est une entité psychique tourné vers
l’extérieur, l’âme est une entité psychique tournée vers le monde intérieur de l’Autre mais si on
ramène l’Autre (le Surmoi) au Ça, on refuse le bien-fondé de l’âme. C’est ce que fait le freudisme.
Tout comme dans la doctrine de Jacob Boehme, même si le 2e principe découle du 1er principe
tout en lui étant opposé, il ne faut pas déconsidérer ce lieu de l’Autre et cette fonction de l’âme.
Pour l’humain, il y a empiriquement, d’un coté, la réalité du monde extérieur et de l’autre, la réalité
du monde intérieur avec ses personnages et ses processus de transformation représentés
métaphoriquement. La réalité du montage de cet appareillage psychique à partir du « corps
érogène » est « technique » et secondaire et ne doit en rien briser le bien fondé de la réalité
vécue mystiquement du monde intérieur. Jacques Lacan a certes raison lorsqu’il écrit que « la Loi
morale, c’est le désir refoulé » (cf. son texte Kant avec Sade) mais la figure du Père dans le
monde intérieur a toute sa légitimité lorsque ses exigences castratrices positives envers le sujet
s’inscrivent dans un processus de transformation intérieure qui l’immunise contre le mal et le rend
un et indivisible (individuation). L’association de la parole et du langage-signifiant avec le
complexe intérieur personnifié du Père, complexe majeur avec le complexe maternel, est même
l’essentiel de la psychanalyse lacanienne :
« L’hypothèse d’une instance psychique spéciale qui [...] dit Freud, observe, découvre et
critique toutes nos intentions existent réellement. [...] Il dit que si une telle instance existe, il
n’est pas possible qu’elle soit quelque chose que nous n’ayons pas découvert car il l’identifie
avec la censure . [...] Il la reconnaît ensuite dans ce qui est défini comme le phénomène
fonctionnel de H. Silberer. Selon H. Silberer, la perception interne par le sujet de ses propres
états, de ses mécanismes mentaux en tant que fonctions, au moment où il glisse dans le rêve,
jouerait un rôle formateur. Le rêve donnerait de cette perception une transposition symbolique
au sens où le symbolique veut dire simplement imagé. On verrait ici une forme spontanée de
dédoublement du sujet. Freud a toujours eu vis-à-vis de cette conception de H. Silberer une
attitude ambiguë, disant à la fois que ce phénomène est fort important, et qu’il est néanmoins
secondaire par rapport à la manifestation du désir dans le rêve. Peut-être est-ce dû au fait,
précise-t-il quelque part qu’il soit lui-même d’une nature telle que ce phénomène n’a pas dans
ses propres rêves l’importance qu’il peut avoir chez d’autres personnes. Cette vigilance
[psychique] que S. Freud met en valeur, perpétuellement présente dans le rêve, c’est le
gardien du sommeil, situé comme en marge de l’activité du rêve, et très souvent prêt, lui aussi,
à la commenter. Cette participation résiduelle [psychique] est, comme toutes les instances
dont Freud fait état à cet endroit sous le titre de la censure, une instance qui parle, c’est à dire
une instance symbolique ».
Jacques Lacan Le séminaire Livre I p. 214
La structuration psychique à partir du Ça est formalisée dans la théorie lacanienne par son
schéma Z qu’il a élaboré (cf. Ecrits II p. 68 et 88) à partir de son analyse du délire du Président
Schreber. Il y montre que la psychose en opposition à la névrose de transfert qui maintient cette
relation à l’Autre investie sur l’analyste, est une perte de cette relation à l’Autre, garant de la vérité
de la parole et une confusion des deux scènes antagonistes, celle perverse du Ça et celle antisexuelle de l’Autre. On rappelle que dans son délire mystique, ce célèbre paranoïaque se
transformait en une femme prostituée, objet du désir pervers d’un dieu trompeur. Salvador Dali,
ami et grand connaisseur de la théorie lacanienne, jouera de cette imbroglio paranoïaque entre le
sordide sexuel du Ça et le sublime spirituel de l’Autre. D’un autre coté, beaucoup de symptômes
névrotiques, tout autant chez l’obsessionnel que chez l’hystérique, expriment ce clivage
indispensable pour ne pas glisser dans la psychose entre le domaine du Ça et celui de l’Autre.
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La philosophie de Friedrich Nietzsche, lui-même complètement déstructuré socialement, sans
profession, sans femme et sans enfant et manifestement entré dans le processus d’individuation
avec l’ouverture de la parole de l’Autre comme le montre le style archétypique de son Ainsi parlait
Zarathoustra et beaucoup de ses textes et aphorismes, laisse apparaître un impossible transfert
sur cet Autre de la Loi morale, garant de la parole et de la vérité sur l’être :
Quelqu’un a-t-il la notion de ce que les poètes appelaient l’inspiration ? On ne saurait en
vérité se défendre de l’idée qu’on n’est que le porte-parole, le médium de puissances
supérieures. Le mot « révélation » entendu dans ce sens que tout à coup quelque chose se
révèle à votre vue, à votre ouïe. Tel un éclair, la pensée jaillit soudain avec une nécessité
absolue …
Friedrich Nietzsche Ecce homo
La formulation de son expérience intérieure, véritablement mystique, laissait présager de son
effondrement dans la psychose car l’Autre, le Dieu moral, était mort pour lui et sa conception du
monde se voulait « sans fautes, sans vérité et sans origine ». Le réel fondement du psychisme
humain sur ces pulsions partielles sexuelles liées aux zones érogènes du corps ne doit en rien
déboucher sur une conception réductrice de l’expérience intérieure car même s’il existe cet
encrage du psychisme dans le corps, la parole de l’Autre n’est pas réductible à de la matière. La
cybernétique de N. Wiener insiste pour dire que, dans l‘univers, l’information est une composante
autonome et à part entière, à coté de la matière et de l’énergie. C’est même la matière qui est
contestée dans la science physique moderne car elle y est ramenée à de l’énergie. Notre schéma
agençant les dites pulsions partielles sexuelles montre que ces pulsions se structurent selon une
dualité interne et externe que nous signifie la névrose phobique (claustrophobie et agoraphobie).
C’est cette dualité que l’on trouve dans les Evangiles et dans la spiritualité, en toute généralité. En
fait, c’est la thèse platonicienne de l’âme entrant et sortant du corps qui est remise en cause dans
notre topique et c’est vrai que ce que l’on appelle l’âme avec CG Jung, définie comme un
complexe partiel de la psyché, se fonde à la suite du « corps érogène », lui-même postérieur au
neurologique, à la sexualité et à la vie biologique. En fait, le complexe de l’âme de CG Jung est
simplement différent de celui de Platon mais pas antagoniste. Celui-ci s’appuie sur l’expérience
du « vol astral », de la « sortie du corps » des chamans de l’horizon archaïque, celui des
chasseurs d’avant l’agriculture où le chaman allait, en état de transe, localiser les troupeaux
sauvages. Le beau livre intitulé « Soleil Hopi » raconte encore ce fait chez les éthnies
amérindiennes. Cette « sortie du corps » se retrouve encore de nos jours dans nos sociétés
contemporaines dans certains cas de Near Death Experience. Nous croyons qu’il y a un certain
« psychisme » sur les lieux d’avant celui des atomes et des molécules et ces lieux concernent
l’omniprésence dans l’espace et le temps ; D’où les visions d’ubiquité ou de passé (vies
antérieures) et de futur (prédictions). Néanmoins, toute vision implique l’âme comme centre de la
parole donné à Autrui et c’est ce psychisme antérieur à la matérialité des atomes et des
molécules et non localisé dans l’espace et le temps qui fait alors figure de l’Autre. Notre échelle
des êtres que nous appelons psychogenèse se trouve être en cela différente et un peu plus
compliquée que celle des anciens. Le « corps astral » fut identifié au « corps de lumière » dans
beaucoup de civilisations mais dans la formulation aristotélicienne et naturaliste de l’Occident
musulman et chrétien, la forme étant indissociable de la matière, la conception de la résurrection
du corps glorieux s’opposait à la thèse pythagoricienne et platonicienne de la métempsychose
comme transmigration de l’âme immatérielle de corps en corps. Si elle était déjà peu compatible
avec la conception de saint Paul dans son Epître aux Romains que nous avons cité
précédemment, la thèse platonicienne fut également rejetée, au IVe siècle par l’un des trois
grands cappadociens.
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saint Grégoire de Nysse (335 – 394)
Pour le frère de saint Basile, l’univers se divise en deux zones, celle du monde visible et celle du
monde invisible. L’homme appartient au monde visible par son corps et au monde invisible par
son âme. En cela, il aurait pu soutenir la conception platonicienne de l’âme mais il la rejeta, en
rejetant la thèse d’Origène de la préexistence de l’âme au corps. La séparation des deux parties
lui apparut comme absolument impossible. Même après la mort, il estime, et le philosophe Leibniz
soutiendra aussi cette idée singulière, que l’âme reste unie à quelque chose du corps malgré sa
décomposition. A coté de cela, ses conceptions sont celles que l’on retrouvera tout au long de la
mystique chrétienne et celles que nous avons vues chez Jacob Boehme. Il écrit que la
conséquence du péché d’Adam d’avoir préféré le sensible au divin fut que l’image brillante de
Dieu dans l’âme de l’humain se couvrit d’une sorte de rouille et que de l’âme au corps, celui-ci est
devenu mortel avec la division des sexes en mâle et femelle. Le salut de l’âme comme « retour de
l’âme en Dieu et de Dieu dans l’âme » que l’on retrouvera chez saint Bernard et dans la mystique
rhénane inclut le corps et la sortie de la division en deux sexes. Pour bien comprendre la pensée
ancienne, il faut voir que la sexualité entre les deux sexes masculin et féminin était liée à la mort,
résultat du péché d’Adam qui instaure la génération et la corruption dans le monde sublunaire.
Dans un fragment de l’Evangile apocryphe des Egyptiens que l’on trouve dans les Stromates de
Clément d’Alexandrie (III° siècle), il est écrit :
« A Salomé qui lui demandait : « jusqu’à quand la mort nous tiendra-t-elle encore en son
pouvoir ? Le Seigneur répondit : « Jusqu’à ce que, vous toutes les femmes, cessiez
d’enfanter … et comme Salomé lui demandait quand se réaliseraient les évènements dont il
avait parlé, le Seigneur dit : … quand le deux sera un, que le masculin s’unira au féminin et
qu’il n’y aura plus ni homme ni femme ».
On peut voir ainsi que les motifs que l’on trouve dans les spéculations symboliques du XVIe , XVIIe,
voire du XVIIIe dans la chrétienté occidentale, outre qu’ils soient archétypiques et qu’on les trouve
dans beaucoup de cultures archaïques prennent appui sur le christianisme des débuts. Maxime
le Confesseur (580 - 662) qui fut le commentateur de saint Grégoire de Nysse ainsi que du
Pseudo-Denys l’aréopagite décrit une épopée de la fin des temps allant dans cette optique de la
rédemption de la matière. Il prévoit qu’au moment de la parousie, le retour à Dieu de l’homme
entraînera également celui de l’univers tout entier parce que l’homme est le milieu et le nœud de
toutes les natures créées et que c’est par sa faute que tout le reste s’est exilé de son principe. La
division des humains en deux sexes s’effacera en premier puis la terre se métamorphosera et
deviendra semblable au ciel et s’abolira la différence entre le sensible et l’intelligible (« la pierre
philosophale = quintessence céleste»). Néanmoins, cette conception « physicienne » resta très
orientale et marqua peu le christianisme occidental latin. Il semble que Tertulien la possédait mais
son anti-philosophisme, voire son anti-rationalisme puisqu’on lui attribue, à tort, un « je crois parce
que c’est absurde » ne lui permit pas de la formuler pleinement. L’exception en Occident se
trouve chez un auteur irlandais que Charles le chauve avait chargé de traduire du grec en latin les
textes du Pseudo-Denis l’aréopagite que longtemps la chrétienté crut qu’il était le converti
athénien de saint Paul et le fondateur de l’abbaye royale du nord de Paris.
Jean Scot Erigène (810 – 877).
On caractérise cet auteur comme la « figure la plus solitaire de l’histoire de la pensée
européenne ». Outre sa traduction du Pseudo-Denys que l’on s’accorde à penser qu’il fut un
moine syrien du VIe siècle, il traduisit également Grégoire de Nysse et Maxime le Confesseur et ce
sont ces travaux qui lui inspirèrent son œuvre majeure le « De divisione naturae ».
41
De son vivant, sa doctrine fut condamnée par les conciles de Valence et de Langres, en 855 et
859 et par la suite, ce livre de « la division de la nature » fut l’objet d’autodafé pour cause de
panthéisme et pour avoir confondu religion et philosophie. L’idée centrale de ce livre est que les
êtres de la nature se divisent selon une division quadripartite :
1° Créateur et non créé : Dieu, source de tout ce qui est.
2° Créateur et créé : les causes primordiales (les « Idées platoniciennes ») dont l’unité est le
Verbe divin, le Logos. Elles relèvent du Fils.
3° non créateur et crée : Tout ce qui existe dans l’espace et le temps et qui dérive des causes
primordiales à travers les quatre éléments (Terre, Eau, Air, Feu) dont
émergent les quatre qualités élémentales ( Chaud, Humide, Sec et Froid).
4° non créateur et non crée : Dieu, fin de toute chose. L’homme est le microcosme qui contient en
lui la création toute entière et lorsque le Fils, la 2e Personne de la Trinité
s’incarne dans l’homme et le racheta, la création toute entière a été aussi
rachetée en lui pour qu’elle puisse regagner sa dignité première.
L’originalité de cette division est la quatrième partie qui est très « grecque » car le Christ à la fin
n’est ni créé, puisqu’il est divin, ni créateur, puisqu’il rachète ce qu’Il a déjà créé par son Logos
divin. Ainsi le Verbe (le Fils) est à la fois le commencement et la fin, l’alpha et l’oméga de toutes
choses, si important dans l’iconographie byzantine. Pour Jean Scot Erigène, les causes
primordiales sont les attributs divins de la tradition néoplatonicienne tout autant partagée par les
Latins et les Grecs et aussi par beaucoup de penseurs musulmans. Raymond Lulle les
dénommera Dignités divines et elles correspondront aux attributs divins retenus par saint
Anselme et Richard de saint Victor. Dans sa période quaternaire, il en énoncera seize puis
lorsqu’il reformulera et simplifiera son « Art magna », il n’en retiendra que neuf :
Chez Jean Scot Erigène, elles sont illimitées mais les plus importantes sont celles communément
retenues : Bonitas, Essentia, Sapentia, Eternitas, Veritas, Perfectio, etc… Ce qui fait l’originalité de
Jean Scot Erigène qu’il partage avec le mystique catalan, c’est que ces causes primordiales, tout
comme les « dignitates Dei » ont un rapport étroit avec les quatre éléments qui sont, pour elles, un
intermédiaire à leurs actions salvatrices. Bien entendu, selon la conception trinitaire c’est le saint
Esprit qui opérant « ad extra » dans les créatures permet que s’exercent les effets de ces causes
primordiales identifiées à la puissance créatrice du Fils, le Verbe divin.
42
De là, la conception que les causes primordiales qui sont le Logos descendent à travers l’échelle
des créatures et remontent toujours à travers elles jusqu’à Dieu. On trouve cela dans l’œuvre de
Raymond Lulle et en particulier dans son texte Liber de ascensu et descencu intellectus rédigé en
1305. Cette originalité commune à nos deux auteurs concernant le rapport entre les causes
primordiales (les dignitates dei pour le majorquin), et les éléments se précise également par la
référence au chaos. Pour notre auteur irlandais, un des premiers effets de la puissance créatrice
des causes primordiales est l’émanation d’elles d’une matière informe qui, faisant référence au
Timée de Platon, est identique à « ce que les Grecs nomment hyle ». C’est la « materia prima »
invisible à partir de laquelle émergent, passant de la puissance à l’acte, toutes les choses
apparaissant avec une matière visible dite seconde. On trouve dans un livre du XIIe siècle, la
Clavis physicae d’un des rares disciples de Jean Scot Erigène dénommé Honorius
d’Augustodunum, une miniature illustrant les quatre divisions scotistes de la nature :
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Entre les causes primordiales (Bonitas, Essentia, Veritas, etc..) situées en haut et les créatures
trouvant leur finalité en Christ, on trouve sur cette miniature une représentation originale de la
matière informe avec ses quatre éléments universaux dans leur état primitif, situé dans le temps et
l’espace et avec pour sous-titre « effectus causarum ». Dans le corpus lullien qui utilise a
profusion le motif de l’arbre, l’image est inversée et les Dignités divines sont les racines tandis
que la hylé et le chaos sont le tronc de l’arbre :
Le corpus lullien est une véritable forêt et chaque niveau de l’échelle de l’Etre possède son arbre
(arbor vegetalis, arbor humanalis, arbor celestialis, arbor angelicalis, arbor divinalis, etc…) mais
tous ont en commun le tronc (hyle, chaos) et les racines dont, pour la plupart, le nombre est de
dix-huit = les neufs principes absolus et substantiels (dignitate dei ) et les neufs principes relatifs
(le commencement, le moyen-terme, la fin, la différence, la concordance, etc..). Raymond Lulle
affirme que son Art est plus qu’une logique ordinaire parce qu’il combine les processus logiques
et la métaphysique sachant que sa logique est une « logique naturelle » illustrée par un arbre
dénommé « arbor naturalis et logicalis ». Tous les logiciens modernes qui oublient qu’elle est
surtout une métaphysique et une philosophie de la nature et qui ont essayé de faire fonctionner la
combinatoire lullienne, et Umberto Eco s’y est aussi attelé longuement, ont tous remarqué qu’elle
était, comme pure logique, inopérante. Le penseur majorquin a consacré un libre sur le chaos
intitulé Liber chaos, écrit aux environs de 1275 où il fait co-exister dans ce chaos les essences
des quatre éléments, les dix catégories et les cinq prédicables de la logique aristotélicienne.
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Au XIXe siècle, lorsqu’il fit une lecture de ce livre, Littré trouva absurde la présence de ces
catégories dans ce chaos mais les temps avaient changé car d’Abélard à Kant en passant par
Guillaume d’Ockham le réalisme substantialisé des abstractions intellectuelles n’était plus de
mise. A cause de cet étonnant parallèle entre le naturalisme de Jean Scot Erigène et celui de
Raymond Lulle, l’historienne anglaise France A. Yates a émis l’hypothèse que celui-ci avait dû
connaître le « De divisione naturae » du premier malgré le fait qu’en 1225 la papauté avait, suite à
la condamnation de l’hérésie d’Amaury de Bène qui enseignait la doctrine de Jean Scot Erigène,
fait chercher pour être brûler tous les exemplaires du « De divisione naturae ». Elle écrit que peutêtre, en 1244, une copie ayant survécut à l’événement se serait trouvé dans les livres sacrés
emportés par les quatre « parfaits » qui s’échappèrent de Monségur assiégé pour, certainement,
se réfugier dans la Catalogne voisine plus tolérante. Ce recoupement probant entre les textes de
Jean Scot Erigène et ceux de Raymond Lulle lui fait penser que le lullisme dérive du scotisme et
de nulle autre part ailleurs et en particulier pas de la « piste » musulmane dont elle doute de la
possibilité tout en reconnaissant l’absence totale de connaissance de sa part à ce sujet. L’école
lulliste anglaise dont France A. Yates est la principale représentante avec Robert Pring-Mill et son
disciple J. N. Hillgarth, est l’école majeure pour la compréhension du lullisme qui fut longtemps
focalisé sur la combinatoire de l’Art et sur le néoplatonisme des Dignités tout en s’arqueboutant
contre le pseudo-lullisme alchimique. On lui doit cette découverte de l’importance de l’astrologie
élémentale au sein de l’Art qui met fin à la division radicale entre les ouvrages authentiques et les
ouvrages pseudo-lulliens quand bien même Lulle lui-même n’ait pas pratiqué l’alchimie. Elle écrit
dans son livre L’Art de Raymond Lulle : « tant que l’on considère l’Art lulliste que comme une
méthode de logique presque mécanique, on peut nier avec indignation qu’il puisse avoir quoi que
ce soit en commun avec l’alchimie. Mais la découverte de la présence dans son art d’éléments
jusqu’ici insoupçonnés oblige à rouvrir le débat concernant Lulle et la tradition alchimique » (p.
50). Comme elle remarque que Duhem a relevé aussi un rapport entre Raymond Lulle et Jean
Scot Erigène à partir des textes pseudo-lullistes alchimistes qui dérivent du lullisme authentique,
lui-même dérivant selon elle du scotisme, elle écrit que c’est le De divisione naturae de Jean Scot
Erigène qui serait avec « sa mystique des éléments et sa vision d’un Christ Rédempteur de la
nature une philosophie religieuse fort proche par l’esprit de la philosophie hermétique des
alchimistes et pourrait bien être l’une de ses nombreuses sources » (p.215). Il faut signaler ici
l’originalité de notre auteur irlandais concernant l’enfer et ses châtiments éternels corporels. Tout
comme Origène, il tient ces idées comme des restes de superstitions païennes car avec la
victoire définitive du bien sur le mal et la matière rendue à sa condition spirituelle, il n’y a plus de
place pour ce lieu du mal avec ses supplices corporels. Malgré la reconnaissance que l’on doit à
cette géniale historienne anglaise - il faut lire aussi son étude sur Giordano Bruno qui subvertit
radicalement son image de martyr de la science moderne - cette conception « naturaliste » de la
patristique grecque que nous avons vue chez saint Grégoire de Nysse ne s’est pas uniquement
retrouvé chez cet auteur atypique que fut Jean Scot Erigène. Elle prospéra aussi en Orient et plus
étonnement, à première vue, on la retrouve aussi chez un auteur persan musulman qui est le
penseur qui imprima le plus fortement sa marque en ce qui concerne les fondements de l’alchimie
musulmane que l’on retrouvera, à sa suite dans l’alchimie occidentale. C’est lui et non Jean Scot
Erigène qui est la principale source de la philosophe naturelle de Lulle ainsi que de l’alchimie
occidentale. L’autre penseur irlandais, franciscain celui-là, Roger Bacon disait de lui qu’il était le
« Maître des maîtres » et Marco Polo en reçut les louanges de la part du médecin du Khan
Koubilaï lors de son séjour en Chine :
L’alchimiste Jâbir ibn Hayyân al-Sûfi.
La thèse scotiste du fondement de l’Art de Lulle, si elle repose sur d’indéniables ressemblances
dues au fait d’une conception commune du rôle des éléments et de la figure du Christ
Rédempteur de la nature, oblitère des différences majeures en particulier celle de l’astrologie
absente du scotisme et de la science des lettres également absente.
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C’est d’autant plus important que la découverte de la théorie élémentale dans le fonctionnement
de l’Art de Lulle, notre historienne anglaise l’a faite à partir de l’analyse du traité d’astrologie de
notre majorquin intitulé le tractatus de astronomia. Nous pensons que c’est le lulliste Lluis Sala
Molins, disciple du philosophe Vladimir Jankélévitch, qui a raison lorsqu’il écrit dans son Livre la
philosophie de l’Amour de Raymond Lulle (p.19): « En sciences, Raymond reprend –si nous
faisons notre l’opinion d’Ibrahim Madkour – les idées scientifiques de Jâbir ibn Hayyân ». Or
concernant cet alchimiste ou plutôt du corpus jabirien, les récentes études de Pierre Lory faisant
suite à celles de Henri Corbin montrent que toutes les composantes de la philosophie
néoplatonicienne de la nature que nous avons trouvée chez Jean Scot Erigène s’y trouve :
- L’échelle descendante des être depuis Dieu et les Idées archétypes jusqu’aux animaux, aux
végétaux et aux minéraux.
- L’importance centrale des quatre éléments et des quatre qualités.
- Le chaos comme point extrême de la descente dans le monde matériel et lieu potentiel du
retournement amorçant la phase de retour et d’ascension vers les mondes spirituels.
- L’Homme comme lieu de synthèse entre les niveaux des forces spirituelles et des corps denses.
Comme l’écrit Pierre Lory dans son livre Alchimie et mystique en terre d’Islam, le but ultime de
l’alchimie jabirienne est de faire naître le « corpus glorificationis », le corps de résurrection fait de
quintessence et de dévoiler le fonctionnement caché des lois de l’univers. A partir d’une « science
des balances » et d’une « science des lettres », l’art alchimique jabirien consiste à connaître les
proportions exactes et à rééquilibrer les corps en y renforçant la qualité contraire lacunaire car la
mort et la maladie y sont conçus comme une disharmonie entre les éléments et leurs qualités. Cet
aspect de l’Art alchimique jabirien le rapproche de l’Art de Lulle qui, comme dans sa médecine
liée à l’astrologie élémentale, ramène à un lot de lettres les tempéraments humains et les
composants élémentals des plantes. Proche de Lulle est aussi son livre de l’ami (Kitab al-khalîl )
lorsqu’on connaît le Livre de l’ami et de l’aimé que le mystique majorquin qui se disait
« christianus arabicus » disait avoir écrit à la manière des soufis musulmans. La thèse de ce livre
veut que si l’ascension spirituelle de l’âme provienne de l’amour qu’elle porte à l’Imâm intérieur,
l’aide lui vient d’un ensemble de « Dignitaires », au nombre de cinquante-cinq correspondant aux
cinquante-cinq sphères célestes d’Aristote. Pour de nombreux penseurs musulmans et en
particulier pour les philosophes hellénisants, les falâsifa, et les théosophes ismaéliens ultrashi’ites, les astres qui étaient des dieux pour les philosophes grecs sont des anges. De même que
les alchimistes occidentaux identifieront la Pierre philosophale avec le Christ, Jâbir ibn Hayyân
identifie l’Elixir-Pierre philosophale avec l’Imam intérieur-le Résurrecteur. A l’identique de la
conception du Christ Omega au final de la création que nous avons trouvé chez Jean Scot
Erigène et Raymond Lulle, l'alchimiste perse ultra shi'ite conçoit le Qâ'im, l’Imam intérieur-le
Résurrecteur comme point Omega de l'humanité dont le développement progressif tend vers la
réalisation de cette personne divine qui ressuscitera les hommes dont le corps deviendra
incorruptible et immortel. Il écrit que cet être participe simultanément de la nature divine et de la
nature humaine et il le perçoit comme un sauveur, un libérateur de la souillure de ce monde.
Comparant toujours le corpus jabirien avec le corpus lullien, on trouve également l’importance
commune de la lettre A qui, chez notre majorquin désigne Dieu dans son essence indicible,
toujours situé au centre des dignités divines. Or il en est de même pour Jâbir ibn Hayyân et
l’importance de la lettre A s’explique d’autant plus qu’il est ultra-shi’ite et que, pour lui, la mise au
premier plan du A, le « Ayn » représentant ‘Ali, le 1er Imam marque sa prédominance sur la lettre
M, le « Mîm » représentant Muhammad. Cette position de Jâbir ibn Hayyân est celle des ‘ayniyya
ultra-shi’ite pour qui la figure de ‘Alî est supérieure à celle de Muhammad. Elle représente la
prééminence de l’enseignement ésotérique et mystique sur la loi exotérique, la sharî’a, en
opposition au shi’isme ismaélien orthodoxe qui bien qu’opposé au sunisme maintient néanmoins
la prééminence de Muhammad et de sa loi extérieure avec ses rites et ses obligations cultuelles
comme première étape indispensable de la réalisation spirituelle qui est incluse dans la
dimension exotérique et qui ne peut en être détachée.
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Notre thèse veut montrer qu’il y a tout un courant spirituel bien particulier fondé sur la rédemption
de la matière qui va de saint Paul aux dissenters de Luther et à Jacob Boehme et qui passe par
Raymond Lulle, lui-même le tenant d’une certaine conception « scientifique » de l’Islam formalisée
dans le corpus jabirien. Certes, une bifurcation de ce courant s’est trouvé actualisé dans le De
divisione naturae de Jean Scot Erigène et même si cette branche s’est rejointe en Raymond Lulle
et dans le Pseudo-lullisme alchimique comme le pense France A. Yates, l’influence majeure sur la
philosophie naturelle du majorquin reste les conceptions naturalistes musulmanes. D’ailleurs,
notre historienne anglaise qui a montré que l’Art de Lulle n’était pas une simple logique mais une
logique naturelle s’interroge, à nouveau, dans son livre Essais sur l’Art de Raymond Lulle sur la
possibilité que peut-être c’est la voie musulmane qui expliquerait cette vérité essentielle du
lullisme. Après avoir remarqué que le premier essai par Lulle de notation en lettres de ses
principes remonte à l’un de ses premiers écrits, celui de la mise en rimes du livre de la logique de
Al-Ghazâlî, elle se demande si cette logique musulmane ne serait pas « naturelle ». Elle écrit :
« On trouve un passage curieux dans livre du gentil et des trois sages , qui pourrait peut-être
servir à éclairer les sources arabes de Lulle. [..] Il ajoute qu’il se trouve parmi les sarrasins
des hérétiques qui sont des « philosophes naturels et qui sont parvenus à leur hérésie
audiendo logicam et naturas, et il est par conséquent interdit désormais à quiconque de lire
en public naturalia et logicalia. Ceci semble indiquer que Lulle avait ouï parler d’une secte
sarrasine fort versée in logica et in naturalibus dont les membres étaient également des
théologiens mystiques fort versés dans l’établissement d’analogies morales et spirituelles à
partir de choses matérielles. Voici qui pourrait bien nous faire toucher de près aux méthodes
de l’Art telles que nous avons tentées de les comprendre. […] Dans l’attente de réponses
érudites à ces questions, il apparaît comme une hypothèse vraisemblable que Lulle n’est pas
l’inventeur de l’astrologie élémentale, ni de son utilisation en relation avec la logique, ni de
ses applications métaphoriques aux processus élémentaux, ni même peut-être, de l’usage de
notations et de figures algébriques et géométriques. Il apprit peut-être ces méthodes de
savants sarrasins eux-mêmes, et appliquait une bonne technique missionnaire en s’efforçant
de les convaincre à l’aide d’arguments qu’ils comprendraient » (p. 118).
Le texte ci-dessus date de plus de cinquante ans et depuis, nous avons une meilleure
connaissance des penseurs de l’Islam et celle-ci permet de répondre par l’affirmative aux
questions de notre historienne anglaise. Le but de l’Art de Lulle est la conversion des infidèles par
les arguments de la raison à partir de conceptions « scientifiques », philosophiques et religieuses
recevables et compréhensibles par eux. La chose essentielle qui diffère est la conception trinitaire
puisque, nous l’avons vu, la résurrection leur est commune ainsi que la rédemption de la matière.
D’où l’originalité du lullisme dans la théorie des éléments où ceux-ci, tout comme les dignités
divines, se déploient en formes corrélatives trinitaires tel le Feu (ignificativum, ignificabile,
ignificare) ou la Bonté divine (bonificativum, bonificabile, bonificare). Comme l’indique le Libre de
quadratura e triangulature de cercle et le liber de nova geometria (1299), l’Art de Lulle est ainsi
représenté par le cercle des dignités divines et de la sphère céleste et par le carré des quatre
éléments fondamentaux, tous deux existants dans la conception du monde des musulmans et, en
plus, par le triangle trinitaire typiquement chrétien que notre missionnaire catalan voulait leur faire
accepter par « raisons nécessaires » :
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La piste musulmane est certainement meilleure que la piste scotiste car elle est plus complète.
L’astrologie est absente du système de Jean Scot Erigène, tout comme la quintessence conçue
comme harmonie des quatre éléments. Le monde céleste y est fait de Feu et d’Air uniquement
alors que le firmament est pour lulle fait de quintessence synthèse des quatre éléments :
“ Dieu créateur, Père et Seigneur de tout ce qui est ! vous qui avez créé la prima materia de
rien; [laquelle est la matière dont sont faites toutes choses avant d’avoir un corps] que vous
avez divisé en cinq parties : les quatre éléments que vous avez voulu être quatre de ces
parties et le firmament que vous avez créé comme étant la cinquième. Vous avez voulu que
cette cinquième partie fut plus subtile, plus légère, plus noble et plus belle que les autres et
pour cela, comme étant plus noble que les autres, vous avez voulu qu’elle englobe les autres
parties. Vous avez créé cette matière dont est fait le firmament avec tant de grande subtilité et
tant de grande purification, que le firmament en est devenu incorruptible et immuable et sans
aucune altération. Juge juste en qui est toute sagesse ! vous avez voulu que la cinquième
essence fut plus simple que les quatre autres et vous avez fait que le firmament soit composé
de matière et de forme de telle manière qu'il soit fait de la plus simple de toutes les essences.
Honneur et gloire à vous, Seigneur Dieu ! car vous avez défini la matière selon trois modes :
la légèreté comme sont fait le feu et l'air; la lourdeur comme le sont la terre et l'eau et une
synthèse de légèreté et de lourdeur comme est fait le firmament.
Raymond Lulle - Le Livre des contemplations chap. 32.
Les fondements logiques et naturalistes de l’Art de Lulle sont bien plus proches du corpus jabirien
même si cela semble difficile à accepter que cet alchimiste persan du VIIIe siècle soit, plutôt lui
que son contemporain Jean Scot Erigène, à la base de la conception du monde d’un penseur
chrétien. Né dans un milieu shi’ite hostile aux Omeyyades, Jâbir ibn Hayyân aurait été à Médine le
disciple de l’Imâm Ja’far al-Sadiq qui l’aurait initié à l’alchimie. Il aurait vécu un moment à Bagdad
dans l’entourage de la famille vizirale des Barmécides jusqu’à leur disgrâce en 803 et, réduit à la
clandestinité, il serait mort à Tûs dans le Khorassân vers 815 sous le règne du Khalife al-Ma’mûn.
On lui attribue près de trois mille traités qui forment le corpus jabirien mais la plupart de ces
traités semblent postérieurs de plus d’un siècle même s’il est admis qu’un noyau puisse être
véritablement du disciple du VIe Imâm. Il faut se rappeler que la Syrie et la Mésopotamie, tout
autant sous les Sassanides qu’après la conquête arabe, furent une terre d’asile des juifs et des
chrétiens hérétiques – tels les nestoriens - et que, de toujours, elles participèrent à ce fonds
commun de la culture religieuse marquée par l’hellénisme même si ce n’est qu’avec la création de
la « Maison de la sagesse » par le Khalife Al-Mamûm en 832 que les traductions des philosophes
grecs du grec et du syrien en arabe devinrent systématiques. On se rappelle également que
lorsque l’empereur byzantin Justinien ferma l’Ecole d’Athènes en 529, sept des derniers
philosophes néoplatoniciens prirent refuge en Iran. Mêlé à ce mouvement scientifique favorisé par
les traductions en lien avec cette « maison de la Sagesse » de Bagdad, se trouve être Al-Kindî, le
premier des grands philosophes hellénisants musulmans (falâsifa). Aristocrate fortuné, il fit
travailler de nombreux traducteurs chrétiens et sans être lui-même traducteur, il retouchait les
traductions pour les termes arabes difficiles. Fut traduite pour lui la Théologie d’Aristote qui est en
réalité un texte néoplatonicien et on lui attribue près de 260 œuvres personnelles pour la plupart
perdues. Ses œuvres conservées montrent qu’il s’intéressait à tous les domaines du savoir, de la
métaphysique à l’arithmétique en passant par la géométrie, l’astrologie, la musique, la médecine,
etc… Son traité Sur la connaissance des forces des médicaments composés est en affinité avec
les idées de Jâbir ibn Hayyân qui était, lui, pharmacien et médecin. Il est le type du philosophe
universel comme le seront ses successeurs Al-Fârâbî et Ibn Sinâ (Avicenne) et Jérôme Cardin
dira de lui qu’il est l’une des douze figures intellectuelles de l’histoire humaine qui eurent le plus
d’influence. Ce sont ces falâsifa, les philosophes hellénisants dont parlent Abû Hâmid Ghazâlî
(1059-1111) dans son livre les intentions des philosophes qui fut traduit en latin à Tolède en 1145
par Dominicus Gundissalinus sous le titre de Logica et philosophia Algazelis Arabis.
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C’est ce livre que Raymond Lulle mit en rimes sous le titre la logica d’Al-Gatzel mais il y a un
malentendu qu’a divulgué Henry Corbin. Privé de son exorde et de sa conclusion dans lesquels
Ghazâlî déclarait son propos d’exposer les doctrines des philosophes néoplatoniciens pour les
réfuter ensuite, la traduction de Gundissalinus fit passer Ghazâlî auprès des scolastiques latins
pour un philosophe collègue de Fârâbî et d’Avicenne. Dans son autre grand livre intitulé Tahâfot
al-falâsifa que Henri Corbin traduit par l’auto-destruction des philosophes, le théologien ash’arite
tente de montrer l’inanité du discours de la philosophie. On sait qu’Averroès lui consacrera un
livre en réponse intitulé Tahâfot al-tahâfot (Autodestruction de l’autodestruction). Recteur de
l’université de Bagdad et porte-parole de la doctrine asha’rite qui fut et qui reste l’orthodoxie de
l’islam sunnite modéré, Ghazâlî lutta tout à la fois contre les philosophies hellénisantes et contre
les « bâtiniens », c’est à dire contre l’ésotérisme ismaélien et, en luttant contre eux, il luttait contre
le pouvoir fâtimide du Caire parce que celui-ci protégeait les philosophes hellénisants et faisait
sienne la doctrine ésotérique ismaélienne. Or, c’est contre ce khalifat fatimide qui était fasciné par
le cristal, symbole du corps de résurrection, que se battaient mais commerçaient aussi les
royaumes croisés de Palestine avant que Saladin mis à mal tout autant l’un que les autres. Certes,
au moment de la conversion de Raymond Lulle, il y avait près d’un siècle que le khalifat fatimide
avait disparu mais l’affaire des Templiers qui laisse planer le doute sur un syncrétisme qu’ils
auraient pu faire avec l’ésotérisme ismaélien laisse entrevoir que l’hétérodoxie musulmane était
particulièrement bien connue en Occident. Nous avons vu que notre Raymond y fait référence
dans ses livres tout comme il fait aussi référence aux principaux grands philosophes musulmans
malgré le fait que généralement il cite peu les auteurs qu’il connaissait. De toute manière, les
fondements naturalistes de Jâbir ibn Hayyân même si elles se sont fondées dans un terreau ultrashi’ite sont vite devenues des bases « scientifiques » communément admises par-delà toute
différence de chapelle. Le passage de Raymond Lulle à Paracelse et à Jacob Boehme est plus
facile à envisager car, comme l’écrit France A. Yates, « le lullisme n’est pas un point de détail
sans importance dans l’histoire de la civilisation occidentale » (ibidem p.125). Il fut l’une des
forces majeures de la Renaissance. Pic de la Mirandole qui mit au premier plan la dignité de
l’homme en ce monde reconnut qu’il devait beaucoup à l’Art de Raymond Lulle. Nicolas de Cusa,
cardinal de l’église et disciple avoué de Jean Scot Erigène et de Maître Eckhart, collectionna et
copia lui-même des manuscrits du majorquin. A Paris qui fut l’un des foyers du lullisme après la
mort du Maître grâce à son disciple Thomas le Myèsier, médecin de Mahaut d’Artois, mère de
deux reines de France, il ressuscita au XVIe siècle lorsque, grâce à l’influence de Lefèvres
d’Etaples, on établit une chaire du lullisme à la Sorbonne. Cette chaire était occupée par le
languedocien Bernard de Lavinheta dont l’enseignement qui ne différenciait pas le lullisme et le
pseudo-lullisme alchimique fit beaucoup pour le renouveau du lullisme qui continua durant tout le
XVIIe. Il y eut également un regain immense du lullisme au XVIIIe siècle en Allemagne dont un des
produits fut le système de Leibnitz. Il gagna également l’Angleterre où John Dee, un des penseurs
les plus éminents de la renaissance élisabéthaine, était lulliste et ami de Nicolas de Cusa. La
querelle entre Giordano Bruno, notable lulliste, et les grammairiens aristotéliciens d’Oxford montre
l’alliance entre l’Oxford médiéval de Roger Bacon et le néoplatonisme florentin. Nous avons vu
précédemment (p.18) concernant l’en-sof (infini) kaballistique que Reuchlin avait décelé l'affinité
du kabbaliste Azriel de Gérone et du cardinal allemand Nicolas de Cusa. L’Un néoplatonicien ou
l’Essentia divine indicible lullienne représentée par la lettre A se retrouvaient dans l’infini de
Giordano Bruno et dans la Docte ignorance du cardinal pour qui « Dieu est un cercle dont le
centre est partout et la circonférence nulle part ». C’est ce même innommable de la théologie
négative du Pseudo-Denys que l’on retrouvera dans l’Urgrund de Jacob Boehme et dans l’Absolu
en soi de FWJ von Schelling et de GWF Hegel. Pour Raymond Lulle, l’infinitude se pose à coté du
quantifiable comme le “majus esse” se situe à coté du “minor esse” et cette essentia divine infinie,
différente de l’agentia quantifiable, est ineffable et seulement objet de la foi à la différence de
l’agentia (l’amantia) qui demeure l'objet d’un savoir que l’on peut prouver, à la suite d’Anselme et
de Bonaventure, par « raisons nécessaires ». Tout comme chez l’hésychaste Grégoire Palamas, il
y a d’un coté l’essence inconnaissable et de l’autre les « énergies participables ».
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Chez notre Raymond, comme l’écrit Lluis Sala-Molins dans son livre De la philosophie de l’Amour
chez Raymond Lulle « l’essence est inconnaissable et seul l’agir est connaissable. Mais
consolons-nous, la connaissance de l’essence n’est d’aucun intérêt, celle de l’agentia explique
tout, et complètement » (p.104 note28). La combinatoire de Lulle met de coté la lettre A qui
englobe toutes les lettres et elle agence les neuf lettres BCDEFGHIK des dignités divines et les
quatre lettres BCDE des quatre éléments. Le système lullien est certainement le plus charpenté
des systèmes pré-scientifiques et on comprend la difficulté qu’a eu le véritable esprit scientifique
à s’extraire de ces théories basées sur la théologie et sur les quatre éléments comme l’a montrée
l’œuvre épistémologique de Gaston Bachelard. C’est assez paradoxal que l’on fasse, de nos
jours, de notre majorquin le fondateur de l’informatique et le saint patron des informaticiens
lorsque l’on sait que le langage logico-mathématique et de pure syntaxe de l’informatique résulte
de la volonté délibérée dans l’élimination de toutes significations métaphysiques. Le fait que Lulle
minimise cette essence inconnaissable explique aussi que sa mystique soit une mystique de la
différence et non une mystique extatique fusionnelle qui abolit la personne. Chez Jacob Boehme,
également la mystique tend à montrer le passage de l’absolu en soi impersonnel en un Dieu
personnel. Nous avons vu que Theillard de Chardin insistait aussi sur ce point dans sa
confrontation à la mystique extatique orientale sans pour autant nier l’indicible de l’essence divine.
Dans la Docte ignorance, Nicolas de Cusa se plaint des aristotéliciens de son époque de ne pas
être capable de concevoir cette « coïncidencia oppositorum » que représente la Théologie
négative. Néanmoins, depuis l’époque de saint Bonaventure et de Lulle, une certaine rupture
entre la théologie et la philosophie, et particulièrement la philosophie de la nature s’est opérée. A
cette époque médiévale, il y a trois domaines religieux : les écritures saintes, la dimension
intérieure et le livre de la nature. La descente en soi-même et l’ascension vers Dieu selon les
degrés de l’échelle des êtres s’impliquent et se coordonnent. La philosophie est au service de la
théologie et si la « foi est en quête de l’intelligence » (saint Anselme), elle est toujours un
préalable selon ce qui est dit dans la Bible : « si vous ne croyez pas, vous ne comprendrez pas »
(Isaïe 7 –9). Avec la disparition progressive de la théologie naturelle, particulièrement importante
en France où la filiation ockhamiste donnera en Jean Gerson un opposant résolu au lullisme, la
contemplation n’est plus dans le livre de la nature et se concentre uniquement sur cette dimension
de la divinité indicible comme éternité, infinité, unité et perfection tandis que la relation de l’âme à
Dieu n’est plus médiatisée par l’échelle des êtres. Chez un mystique français comme Pierre de
Bérulle (1575 -1629), cette relation intérieure entre l’âme et Dieu non médiatisée aboutit, pour
l’homme, à la conscience profonde de son néant face à l’infinité transcendante écrasante de Dieu.
Il écrit : « Et quand il (Dieu) lui plaît à s‘appliquer à la créature sans se proportionner à sa
créature, il ne peut être supporté de l’être créé qui se sent englouti, accablé, ruiné par cette
puissance infinie et comme infiniment dominante sur un être si petit et si soumis à sa puissance »
(Œuvres p. 1417). On est loin de la dignité de l’homme qui avait tant plu à Pic de la Mirandole et
aux humanistes de la renaissance. En face de cette majesté infinie, l’homme ne peut que courber
la tête et l’adorer jusqu’au point où la mystique du fondateur de l’Oratoire, ami de saint Vincent de
Paul, devient une mystique de l’anéantissement comme on en trouve en Orient :
« La théologie mystique tend à nous tirer, à nous unir, à nous abîmer en Dieu. Elle fait le
premier par la grandeur de Dieu, le second par son unité, le troisième par sa plénitude […] qui
nous perd et nous anéantit et nous abîme dans l’océan immense de ses perfections comme
nous voyons que la mer perd en abîme une goutte d’eau » (ibidem p. 918).
Or, cette conscience du néant humain et de la transcendance de la puissance divine est
particulièrement ce que GWF Hegel dénommera la « conscience malheureuse », l’aliénation
fondamentale de l’homme. On sait aussi que Pierre de Bérulle soutenait la théorie héliocentrique
de Nicolas Copernic car il voyait dans le décentrement de la terre un symbole du néantissement
du moi au profit du Soleil symbole de la majesté divine.
50
C’était indéniablement la porte ouverte en politique pour la monarchie absolue de droit divin et
lorsque Pascal, après l’échec de la refondation de la métaphysique par Descartes, opposera le
Dieu de la Bible, celui d’Abraham, d’Isaac et de Jacob au Dieu des philosophes, la rupture sera
totale entre « nature » et « surnature » et de preuve en théologie, il ne restera que les miracles.
Par contre, le cheminement sera tout autre en Allemagne où la théosophie de Jacob Boehme qui
se situe à la suite de l’alchimie débouchera sur l’idéalisme allemand avec ses deux figures
centrales, celle de FWJ von Schelling et celle de GWF Hegel. L’opposition lullienne entre
l’Essentia divine indicible et l’Agentia liée à la philosophie naturelle est importante car elle montre
que toute la formulation alchimique sur la rédemption de la matière relève d’un savoir solidement
construit. Un auteur très intéressant comme Bernard Joly qui a très finement analysé les
conceptions chrétiennes de l’alchimiste Pierre-Jean Fabre intitule son livre « Rationalité de
l’alchimie au XVIIe siècle ». De fait, ce système pré-scientifique qu’est l’alchimie n’est pas du tout
un système « magique irrationnel » même s’il s’est avéré être concernant la connaissance de la
nature complètement faux mais particulièrement intéressant concernant la psychologie de
l’inconscient. Nous touchons là à une autre erreur de l’analyse junguienne de l’alchimie qui y voit
uniquement une pensée traitant de l’indicible alors qu’historiquement nous venons de voir que le
progressif abandon de la théologie naturelle et de l’alchimie s’est fait par la mise au premier plan
de la divinité indicible et innommable :
" .. dans un langage qui est commun à la psychologie [jungienne] et à l'alchimie, l'alchimiste
comprend le "soi" comme une substance incommensurable au moi, caché dans le corps,
substance qui est identique à l'imago dei . Cette conception coïncide pleinement avec l'idée
hindoue du Purusha-Atman . [..] Dorn, alchimiste disciple de Paracelse, appelle substancia
caelestis ce que nous dénommons aujourd'hui principe transcendantal : cet "Un" est
"nirvandva" ( libéré des dualités, c'est à dire des contraires) comme l'Atman (le Soi) . ... Mais
le "Ciel" représente aussi la similitude de l'homme avec Dieu (imago dei). Les noms et les
significations du coelum que j'énumère ici ne constitue qu'un choix restreint parmi une
multitude vertigineuse d'appellations. On se trouve fatalement assez embarrassé pour
formuler en un concept rationnel une expérience psychique de ce genre.[...] Nous ne
pourrions comparer celle-ci qu'au mysterium ineffabile de l'unio mystica, au Tao, au contenu
du Samadhi hindou ou à l'expérience du Satori dans le bouddhisme Zen. Nous atteignons
ainsi la sphère de l'indescriptible par excellence et de l'extrême subjectivité où tous les
critères de la raison demeurent courts.
CG Jung in Mysterium conjonctionis II p.298 et 344
Il n’est pas question de nier que pour l’alchimie comme nous avons pu le voir chez Jacob
Boehme, il y a, à l’origine, l’ « Urgrund », la lettre « A » lullienne, la « Docte Ignorance » et la
« coïncidencia oppositorum » mais elle n’a qu’un rôle secondaire dans l’élaboration de ce savoir
« rationnel » - je ne dis pas « scientifique » au sens moderne du terme – Le coelum et la
substancia celestis dont parle CG Jung n’a rien à voir avec cette Essentia indicible car elle est la
quintessence, la matière pure d’avant la chute et le péché d’Adam. Et il est vrai qu’elle possède
de nombreux noms : éther, matière paradisiaque, matière spirituelle, etc… Même si la pratique
alchimique impliquait un « commerce avec l’ange gardien », une illumination par le saint Esprit et
que le grand Œuvre ne pouvait se réaliser sans la grâce de Dieu et l’opération du saint Esprit, elle
ne relevait en rien d’une technique de l’extase comme c’est le cas pour tout ce qui touche à la
divinité indicible et innommable. Puisqu’on ne peut rien en dire de cette divinité, il ne reste plus au
mystique que de l’aimer et d’essayer de la rejoindre dans l’extase. D’un autre coté, on ne peut pas
faire le « sacrificium intellectus », le sacrifice de la pensée et continuer à produire des dires sur
elle puisqu’elle est indicible. Dans son livre intitulé De la mystique à la science, Alexandre Koyré,
ironique, écrit : « Si l’expérience mystique est dèjà chose très rare, infiniment plus rare encore est
le talent de l’exprimer. Les œuvres originales sont rares ; par contre, vingt volumes sur l’ineffable
est chose assez courante dans la littérature mystique … » (p.202).
51
A noter que rien ne relève des techniques de l’extase dans les Evangiles et que la « tremenda
majestas » que l’on retrouve encore dans l’analyse du Sacré d’un Rudolf Otto et qui a influencé
CG Jung, n’a rien à voir avec la vérité chrétienne auquel fait référence GWF Hegel :
« Vous n'avez pas reçu un esprit de servitude pour être encore dans la crainte ; mais vous
avez reçu l'esprit d'adoption, par lequel nous crions : Abba ! Père !».
St Paul - Romains 8.15.
C’est d’ailleurs cette crainte que prône le psychanalyste suisse lorsqu’il écrit que le christianisme
a coupé en deux la divinité et qu’il faut revenir, ce qu’aurait tenté l’alchimie, à l’évangile éternel qui
dit que si « on doit aimer Dieu, on doit aussi le craindre» (cf. Réponse à Job p. 199). Le fait qu’il y
ait une Docte Ignorance et une « coïncidencia oppositorum » contraire aux principes de la raison
ne doit en rien justifier comme on le trouve chez CG Jung une « coïncidencia oppositum » des
contraires de bien et de mal. On ne le trouve jamais dans la littérature alchimique qui tend
toujours à purifier le monde de sa souillure et même dans les textes d’un Jacob Boehme qui
envisage une certaine réalité du mal dans le corps vivant divin, il est écrit que le Bien n’est jamais
conciliable avec le mal. Certes, l’idéologie positiviste et la science moderne ont rejeté la théologie
et la métaphysique et CG Jung a raison de vouloir que l’homme puisse retrouver le contact avec
cet univers religieux mais ce religieux n’est pas obligatoirement le religieux archaïque où
dominaient les divinités ambivalentes créatrices et destructrices tout à la fois. Nous ne recollerons
pas une négativité à la Madone comme nous le demande CG Jung pour pouvoir re-accéder à une
adoration de Durga ou de Kali parce qu'elles seraient des symboles plus adéquats pour exprimer
cette paradoxale et indicible union du bien et du mal. De même, nous ne cautionnerons pas le
retour à un discours irrationnel qui serait le seul apte à donner la clef pour comprendre
l'inconnaissable. La valorisation du paradoxe est certainement ce qu'il y a de plus dangereux
chez le psychanalyste suisse :
" Le paradoxe est une caractéristique des écrits gnostiques. Il se prête mieux à l'expression
de l'inconnaissable que la clarté, qui ôte le secret à son obscurité et en fait quelque chose de
connu. Cette dernière attitude constitue une usurpation qui fait tomber l'intellect humain dans
la hybris, la démesure, en lui faisant croire que désormais, grâce à un acte de connaissance,
il est entré en possession du mystère transcendant et qu'il l'a "compris". Le paradoxe
correspond par conséquent à un degré supérieur de l'intelligence et rend plus fidèlement le
véritable état des choses, en ce qu'il ne fait plus violence à l'inconnaissable pour le présenter
comme une réalité connaissable."
CG Jung Les racines de la conscience p . 301
Le maître de Küsnatch n’a pas tort de faire un lien entre, d’un coté, la dimension extatique
communément présente dans l’horizon primitif comme l’a très bien étudié Mircea Eliade dans son
œuvre et en particulier dans son livre sur le chamanisme et les techniques archaïques de l’extase,
et d’un autre coté, la conception de la divinité ambivalente de bien et de mal, le Fripon divin.
Néanmoins, le retour au religieux refoulé par l’humain ayant accédé à la conception moderne de
la techno-science ne peut en rien être un abandon pur et simple de sa rationalité scientifique au
profit d’une irrationalité magico-religieuse archaïque. Si l’individuation est une réunion des
contraires en scènes complémentaires, elle se doit de respecter, et à la fois la rationalité
scientifique moderne et à la fois cette réalité extatique mystique. Dans notre schéma féminin, nous
trouvons en opposition cette scène de la science (pensée extravertie) en opposition à une scène
intérieure mystique (sentiment introverti). De fait, si nous ne pouvons rien dire de l’Autre indicible,
nous pouvons néanmoins parler de l’extase psychique qui relève de la perte de conscience.
Comme l’avait bien vu, Pierre Janet, il y a un balancement énergétique entre le moi et l’inconscient
et la potentialisation de l’un entraîne une dépotentialisation de l’autre et cela est vrai tout autant
dans les problématiques psychopathologiques que dans la normalité.
52
Ainsi, il y a concernant l’humanité, une inversion de potentialité entre la modernité extravertie et
l’humanité archaïque avec ses transes, ses visions, ses rituels et ses pythies. Théoriser comme
l’ont fait les premiers ethnologues positivistes que le chamanisme sibérien était un état
pathologique dû au froid extrême des régions polaires s’est révélé inexact lorsqu’on a su que le
chamanisme était universellement répandu sur toute la surface du globe et à toutes les latitudes.
De même la grande hystérie de la fin du XIXe siècle n’était pas sans lien avec le mouvement
féministe et on sait que la plus célèbre hystérique de la psychanalyse, l’Anna O. de Breuer, devint
un personnage important de la société autrichienne qui lui fit un timbre-poste à son effigie. Il est à
noter la fascination qu’a eu sur les féministes lacaniennes les mystiques féminines et en particulier
sainte Thérèse d’Avila. Jacques Lacan lui-même a consacré un Séminaire intitulé Encore sur ce
sujet de la mystique du "je n'en veux rien savoir" comme il la dénomme. Ce que nous dit la
clinique psychanalytique des hystériques féminines c’est que se potentialise fortement dans
l’inconscient le principe de plaisir identifié au complexe de la Mère dévirilisante qui met à mal
toute « épreuve de réalité », les faisant facilement s’évanouir et qui refoule ses souvenirs
traumatiques. Le complexe maternel s’il est tout autant dévrilisant pour l’homme que pour la
femme ne s’applique pas chez elle à son insertion sur la scène sociale puisque les imagos de
l’épouse et de la mère sont féminines alors que les imagos du mari et du père sont virils. Par
contre, ce complexe maternel négatif s’oppose chez elle à son désir libertaire d’indépendance et
à l’accession à la technique et à la science qui implique une certaine virilisation (animus). Il est
indéniable que l’horizon primitif avec ses techniques extatiques ainsi que les mystiques orientales
restées en contact avec cet horizon primitif, sont associés à des formes magiques mais s’il est
vrai que dans l’horizon archaïque, l’extase est concomitante avec la conception d’une divinité
ambivalente, l’extase mystique avec ses aspects magiques ne doit pas être obligatoirement liée
avec cette conception archaïque de la divinité. Telle mystique chrétienne qui « lévite » en état de
transe extatique possède un amour pour un Dieu uniquement de Bonté. La position de CG Jung
d’associer la « coincidentia oppositorum » de la Docte Ignorance avec la « coïncidencia
oppositorum » de bien et de mal est illégitime car le bien et le mal sont déjà une qualification de la
divinité en contradiction avec le principe de l’indicibilité. Le seul paradoxe de la « divinité ultime »
est son rapport paradoxal au temps et à l’éternité qui, chez l’humain s’exprime dans son rapport
entre le libre arbitre et la prédestination. Dans son Livre des contemplations, Raymond Lulle
montre qu’il était conscient de l’incompréhension totale de cette question pour l’intelligence
humaine :
" Grande est, Seigneur, votre sagesse, car il n’y a aucun homme qui puisse imaginer ni
comprendre comme c’est grand de créer l’homme et de lui faire advenir avec son libre arbitre
aux choses qui lui sont prédestinées selon ce qui est prévu dans votre science du devenir ..."
Cette question est d’ailleurs toujours d’actualité car si nous ne croyons plus à cette échelle des
êtres qui part des minéraux et des végétaux et qui remonte passant pas les astres, les anges et
les idées platoniciennes jusqu’à l’Un indicible, nous avons également une certaine échelle qui va
vers un infiniment petit qui coïncide avec l’origine de l’Univers. Or s’il faut en croire
l’astrophysicien Stephen W. Hawking ( Une brève histoire du temps p. 180 ) même s’il y a une
création à partir d’un Big Bang, un devenir en expansion de l’Univers et un hypothétique Big
Crunch final, le monde serait néanmoins éternel. L’originalité de cette position, très
parménidienne, provient du fait que si elle est incompréhensible pour la raison humaine, elle est
formulable mathématiquement mais l’on sait que les mathématiques modernes, particulièrement
les nombres complexes avec leur composante imaginaire et leur nombre au carré égal à une
négativité (i ²= -1) n’ont aucun sens pour l’appréhension concrète :
« … l’univers se contiendrait entièrement lui-même, sans bord et sans singularité et ne serait
affecté par rien d’extérieur à lui. Il ne pourrait être ni créé ni détruit (sans début ni fin). Il ne
pourrait qu’être. Dans un certain état quantique, il n’y a pas de singularité (début et fin) sur le
chemin de l’univers dans le temps imaginaire (au sens mathématique du terme)....
53
ce que nous nommons temps imaginaire pourrait être en réalité le temps réel, et ce que nous
nommons temps réel ne serait qu’une figure de notre imagination ».
Tout au long de l’histoire et depuis les spéculations présocratiques grecques, on ne peut qu’être
étonné devant cette aspiration à la perfection qui, du moment où elle s’opposait à la génération et
la corruption présente dans le monde sublunaire, fut repris particulièrement par le christianisme
anti-sexuel. Néanmoins, associée à un ordre symbolique harmonieux qui souhaite éradiquer
l’impureté diabolique, cette perfection morale a toujours fait courir le risque de déboucher sur un
ordre moral social. C’est un paradoxe au regard des Evangiles qui, du coté du faible et de l’exclu
de l’ordre social, dénoncent sa persécution dans l’odieux lynchage du tous contre un. Lorsqu’on
la situe sur le schéma de la tragédie dont le mot signifierait selon Jean-Pierre Vernant « le chant
déclamé à l’occasion du sacrifice du bouc (tragos) », la passion du Christ manifeste un premier
temps où, au moment des rameaux, le héros acclamé de tous et en état d’hybris, se prend pour
une divinité puis un second temps où il se retrouve dans la position du pharmakos contre lequel
tous s’acharnent. La notion d’hybris, la démesure, est fondamentale pour la Grèce antique et là où
il y a excès, il y a injustice qui est un déséquilibre entre les contraires. Pourtant ce déséquilibre est
le propre du monde sublunaire, celui du changement car « ce qui est en équilibre entre les
extrêmes ne saurait se mouvoir ». Pour Héraclite d’Ephèse, la « Justice règne dans les affaires
cosmiques comme dans les affaires humaines « (DK 94) et le déséquilibre est une transgression
de cette loi, la Diké. Le philosophe pense le monde comme le lieu de l’iniquité subissant
légitimement les coups de la colère vengeresse de la divinité :
« Je contemple le devenir et personne n’a scruté si attentivement ce ressac et ce rythme
éternel des choses. Et qu’ai-je vu ? Des processus réglés, les voies toujours identiques de la
justice punitive, le jugement des Erinnyes derrière chaque infraction aux lois, le monde entier
comme le spectacle d’une justice souveraine et des forces naturelles présentes en tous lieux
comme des démons …. Où règne l’iniquité apparaissent alors l’arbitraire, le désordre, le
dérèglement et la contradiction ; mais ce monde où seules la loi et Diké, fille de Zeus, règnent,
comment pourrait-il être autre chose que la sphère de la culpabilité, de l’expiation, de la
condamnation, et en quelque sorte un lieu de supplice pour tous les damnés ? ».
C’est cette même hybris qui explique l’Ethique à Nicomaque d’Aristote où, par exemple, la vertu
du courage sera le moyen terme entre la témérité et la lâcheté et pareillement pour la vertu de la
générosité qui sera le moyen terme entre la prodigalité et l’avarice, etc… La morale est en fait une
sagesse du « juste milieu » que l’on trouve aussi en Extrême-Orient et elle est un prudent équilibre
entre les extrêmes pour éviter les excès. Héraclite écrit : « il faut éteindre la démesure plus
encore qu’un incendie ». L’homme doit resté dans ce « juste milieu », ente le monde supérieur
des dieux et celui inférieur de la bête. Bien plus, s’il advient qu’il a la démesure de se diviniser, la
justice vengeresse s’acharnera contre lui pour en faire, un pharmacos, un déchet social à
l’identique des bêtes. On comprend la difficulté qu’a eu la mentalité païenne grecque pour
accepter le message chrétien de l’homme en voie de déification et la valorisation du Christ
crucifié. C’était une inversion totale de valeur du personnage du pharmacos qui objet d’une
légitime punition par les divinités vengeresses devenait la divinité elle-même se trouvant derrière
tous les faibles et les exclus de l’ordre social. De là, le leitmotiv vétéro-testamentaire et
évangélique de la « pierre qu’ont rejetée ceux qui bâtissent est devenue la principale de l’angle »
(Psaumes 118 -22). La Bonne Nouvelle des Evangiles, c’était cela l’inversion de cette conception
archaïque païenne qui déprimait tout autant Anaximandre qu’Héraclite mais qu‘ils pensaient
inéluctable. Dans l’épisode de la Tour de Siloé écroulée sur des personnes, le Christ refuse d’y
voir, comme les gens de son époque, une punition divine et nombre de passages des Evangiles
refusent toute colère vengeresse à ce Dieu d’Amour du faible et de l’exclu qui « fait lever le soleil
tout autant sur les justes que sur les injustes » :
54
« Les disciples se mirent en route et entrèrent dans un bourg des samaritains. Mais on ne les
reçut pas parce qu’ils se dirigeaient sur Jérusalem. Jacques et Jean, voyant cela, dirent :
Seigneur veux-tu que nous demandions que le feu descende du ciel et les consume ? Jésus
se tourna vers eux, et les réprimanda, disant : Vous ne savez de quel esprit vous êtes animés
car le Fils de l’homme est venu, non pour perdre les vies des hommes mais pour les sauver ».
Evangile de st Luc 9 - 51
Dans l’horizon ancien, lorsque le groupe social était en disharmonie pour cause d’épidémie, de
défaite militaire ou de non-prolificité des femmes et des champs, on réglait l’affaire en sacrifiant ou
en expulsant (ostracisme) un individu, fut-il le roi lui-même ou un sous-groupe minoritaire. A
Athènes, on prenait une fois l’an un pauvre bougre de la plèbe que l’on dénommait pharmacos et
qui, sacrifié, devenait le remède (pharmacon) contre les maux de la cité. Jean-Pierre Vernant et, à
sa suite, René Girard analysent le mythe d’Œdipe-Roi dans ce même sens. De même, l’histoire
des plaies et de la sortie d’Égypte des Hébreux relèvent de ce mécanisme du bouc émissaire
même si la tradition biblique l’a ré-interprété dans un sens héroïque lié au ressentiment des
exclus. Le balancement entre la prospérité et la récession économique des sociétés humaines
montre, encore de nos jours, que les immigrés accueillis lors de la période prospère sont le même
groupe lynché ou expulsé lors de la période de crise. Dans l’Ancien Testament, la revendication
moïque fait que le Psaume 118 y est interprété comme une « revanche » de celui qu’on a fait un
moins que rien mais ce n’est pas dans ce sens que l’interprète le Nouveau Testament comme le
montre la parabole des vignerons assassins :
“ [...] les principaux sacrificateurs et les scribes, avec les anciens, survinrent, et lui dirent : Disnous, par quelle autorité fais-tu ces choses, ou qui est celui qui t'a donné cette autorité ? [...] Il
se mit ensuite à dire au peuple cette parabole : Un homme planta une vigne, l'afferma à des
vignerons, et quitta pour longtemps le pays. Au temps de la récolte, il envoya un serviteur vers
les vignerons, pour qu'ils lui donnassent une part du produit de la vigne. Les vignerons le
battirent, et le renvoyèrent à vide. Il envoya de nouveau un autre serviteur ; ils le battirent,
l'outragèrent, et le renvoyèrent à vide. Il en envoya encore un troisième ; ils le blessèrent, et le
chassèrent. Le Maître de la vigne dit : Que ferai-je ? J'enverrai mon fils bien-aimé ; peut-être
auront-ils pour lui du respect. Mais, quand les vignerons le virent, ils raisonnèrent entre eux, et
dirent : voici l'héritier ; tuons-le, afin que l'héritage soit à nous. Et ils le jetèrent hors de la vigne
et le tuèrent. [...] Jésus dit : Que signifie donc ce qui est écrit ( Psaumes 118 - 22 ) : La pierre
qu'ont rejetée ceux qui bâtissaient est devenue la principale de l'angle. […] C’est pourquoi
j’envoie vers vous des prophètes, des sages et des scribes. Vous en tuerez et mettrez en croix,
vous en flagellerez dans vos synagogues et vous les pourchasserez de ville en ville, pour
retombe sur vous le sang des justes répandu sur la terre, depuis le sang d’Abel le juste
jusqu’au sang de Zacharie que vous avez assassiné entre le sanctuaire et l’autel. (Matthieu 23
– 34).
Les Evangiles énoncent un renversement de responsabilité concernant la persécution et ce n’est
plus celui qui est le souffre-douleur du groupe ou de la divinité vengeresse qui est injuste et qui
« pue comme le bouc » mais bien tous les persécuteurs humains, fils des « puissances et les
dominations » et de l’accusateur public (satan), qui s’acharnent contre la brebis innocente. C’est
cela le fondement du message évangélique mais l’incompréhension séculaire de ce message
réside dans l’accusation des juifs car, à coté de la résurrection du Christ qui est une revanche
contre eux, on interpréta la parabole des vignerons assassins comme parlant des juifs en
particulier et non de la spécificité meurtrière propre à l’humanité entière. Hélas, beaucoup de
passages des textes du Nouveau Testament insistent sur ce fait. Dans les Actes des Apôtres (4 –
11), lors du passage de Pierre et de Jean devant le Sanhédrin, Pierre reprend à son compte le
verset du Psaume (118 –22) pour s’adressant à Caïphe et à Hanne leur dire que c’est eux, les
bâtisseurs qui ont mis au rebut Jésus.
55
Et la chrétienté, les nouveaux bâtisseurs, n’a plus cessé jusqu’à Vatican II pour les catholiques, de
parler des juifs comme d’un peuple déicide oubliant cette mise en garde du Christ lui-même :
« Malheur à nous, scribes et pharisiens hypocrites, vous qui bâtissez les sépulcres des
prophètes et décorez les tombeaux des justes, et vous dites : « si nous avions vécu du temps
de nos pères, nous n’aurions pas été leurs complices pour verser le sang des prophètes.
Ainsi vous témoignez contre vous-mêmes : vous êtes les fils de ceux qui ont assassiné les
prophètes ». (Matthieu 23 - 29).
C’est cette projection sur autrui de la problématique persécutrice alliée à la dimension de la
volonté de puissance qui fait qu’un persécuté, lorsqu’il prend le pouvoir, est souvent pire que ses
persécuteurs qui a rendu inaudible le message christique durant des siècles. Du moment où la
mère de Constantin a fait bâtir l’église sur le tombeau du Christ, l’histoire de la chrétienté ne fut
qu’une histoire de bûchers, de pogroms et de chasses aux sorcières. Le refus de concevoir le
« Rendez à César, ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu » a fait confondre la « Justice de
Dieu » christique qui est du coté des persécutés à la Justice sociale des « puissances et des
dominations » qui est du coté des bâtisseurs. L’idéal de perfection religieuse et son obsession de
nettoyer la souillure n’a fait que renforcer l’acharnement violent contre ce qui « pue comme le
bouc ». Par contre, la focalisation contre la sexualité associée au diable lubrique a empêché de
trouver une harmonie des pôles antagonistes sexuel et anti-sexuel qui explique, peut-être, les
erreurs de CG Jung sur l’alchimie comme tentative de réunion du bien et du mal. Partant, à tort,
de la conception gnostique qui associe le mal à la matière et à la sexualité et le bien à la
spiritualité anti-sexuelle, le maître de Kûsnacht voit bien que l’alchimie tend à la réunion du corps
et de l’esprit et à la spiritualisation de la matière. Il en déduit que c’est une tentative de réunion du
bien et du mal. Dans l’histoire de la psychanalyse, nous trouvons un personnage du nom de W.
Stekel qui fut le premier disciple de S. Freud et que nous avons déjà rencontré lorsque nous
avons parlé de H. Silberer qui fut son disciple et qui fut le premier qui fit un lien entre les
processus alchimiques et ceux de l’inconscient . Wilhelm Stekel rentra vite en dissidence contre le
maître viennois mais il resta assez méconnu contrairement à Alfred Adler et à CG Jung.
L’originalité de ce psychanalyste est qu’il était médecin sexologue et c’est peut-être pour cette
raison qu’il fut le premier disciple de S. Freud qui n’était que neurologue. Paradoxalement, il fut le
premier à soutenir contre son maître la bipolarité de la psyché en ce qui concerne la sexualité et
l’anti-sexualité. Il n’avait pas peur de dire que le pervers sexuel fétichiste était un mystique refoulé.
Plus qu’A. Adler, W. Stekel et son disciple H. Silberer ont eu une grande influence sur la pensée
de CG Jung. On sait que pour le maître viennois, la problématique névrotique dévoile des forces
inconscientes empêchant au sujet d’accéder à sa fonction génitale adulte tout comme, d’ailleurs,
pour son premier dissident A. Adler qui écrivait que les problématiques des névrosés étaient liées
à l’insertion dans l’ordre social avec ses rôles matrimonial, parental et professionnel. Pour S.
Freud, la religion est un produit infantile de la névrose et les moines des personnes qui fuient la
dure réalité et leur responsabilité sociale en se réfugiant dans leur monastère. Il ne s’agit pas de
décrier cette forme de la psychanalyse que nous appelons « réductrice » sauf à lui ajouter un
aspect « historique » car le social est toujours social-historique. Nous l’avons déjà abordé en
écrivant que la grande hystérie féminine de la fin du XIXe siècle était liée à des tendances
psychiques d’émancipation historique des femmes qui « travaillaient » beaucoup d’entre elles.
Dans ces deux dimensions, nous sommes sur le lieu de l’extraversion positive opposée à
l’introversion négative. Pour la psychanalyse freudienne réductrice, la potentialisation de
l’inconscient avec ses symptômes fait obstacle et doit être réduite pour que le sujet
« reconstruise » sa « persona » d’insertion sociale et de saine adaptation à la réalité. Aussi
lorsque CG Jung repris, à la suite de W. Stekel et de H. Silberer, le chemin des antiques
oniromanciens en interprétant les images du rêve comme symboliques du monde intérieur et qu’il
peupla l’inconscient de personnages archétypiques et de processus de transformation, S. Freud
le traita à juste titre de mystique puisque, comme on l’a vu, sa théorie de la persona et de l’âme,
de l’extraversion et de l’introversion recoupait à l’identique celle des mystiques.
56
Or, la polarité de CG Jung, à la suite de celle de W. Stekel, ne nie pas la psychanalyse
freudienne, elle lui ajoute une dimension dite « anagogique » selon l’expression de H. Silberer.
Wilhelm Stekel a particulièrement bien étudié la négativité de la « familitis » avec ses figures
aliénantes de la Mère et du Père pour l’accession à l’âge adulte et à la fonction génitale ;
néanmoins, reprenant le symbole du soleil qui le matin s’arrache à la mer pour y retourner le soir,
CG Jung pour qui la mer était le symbole de l’inconscient proposa cette conception, soutenue
dans son livre métamorphoses et symboles de la libido qui causa sa rupture avec S. Freud, que
lorsque l’insertion sociale extravertie était réalisée, un retour vers la Mère était légitime. Aux
complexes négatifs du Père et de la Mère lors du premier temps ascendant de la vie succédait
une potentialisation légitime de ces mêmes figures du Père et de la Mère que l’on trouve dans
toutes les religions sous formes de personnages divins. Dans le livre en question, il fit référence
au passage évangélique où en réponse à Nicodème, le Christ dit qu’il faut « retourner dans le
ventre de la mère pour renaître en esprit » tout comme il dit également qu’il faut « se faire
eunuque et redevenir comme un enfant pour rentrer dans le royaume du Père » et qu’il posait
cette interrogation « que sert à l’homme de gagner l’univers s’il vient à perdre son âme ? ». Tout
comme il y a dans la psychogenèse un dépassement des stades oraux, anal, urétral, il y a un
dépassement du stade génital pubertaire mais cela le freudisme orthodoxe n’a jamais voulu
l’admettre. Le dépassement signifie le rajout d’une autre dimension et non la destruction de
l’acquis et c’est pour cela que la spiritualité ne doit pas être une fuite dans l’imaginaire et une fuite
de ses responsabilités professionnelles, matrimoniales et parentales. Bien au contraire puisque le
refus du désir adultère du « démon du midi » confirme les rôles collectifs matrimonial et parental.
La topique junguienne correspondant à la topique mystique rhénane de la persona masculine et
de l’âme féminine est duelle et se retrouve symbolisée dans l’alchimie par la réunion du masculin
et du féminin dans le « rebis hermaphrodite », la vierge masculine de Jacob Boehme. Néanmoins,
si cette dualité extérieur/ intérieur est bien réelle, en fait, on a affaire à une quaternité. Comme on
l’a vu, l’extériorité sociale est double tout autant sociale qu’historiquement « progressiste » et,
dans le schéma masculin, si c’est la Mère infantilisante qui s’oppose aux rôles virils du mari et du
père, c’est le Père moral religieux et conservateur qui s’oppose au désir libertaire progressiste.
Certes, cette dimension est le propre des sociétés entrées dans l’histoire où il y a une lutte entre
les anciens et les modernes et cette lutte est particulièrement marquée dans notre société
occidentale, tournée vers le futur et où existe un groupe social adolescent. Or le propre de
l’adolescent consiste dans l’accession à un désir propre opposé aux coutumes traditionnelles,
particulièrement en ce qui concerne le désir amoureux et le choix personnel de l’être aimé qui se
refuse à être celui du clan. Les sociétés archaïques sont misonéistes et sous la tutelle des
« anciens ». Sous sa forme du social-historique, l’ordre social n’étant plus un ordre moral
conservateur est un ordre symbolique qui distribue synchroniquement des places mais qui
possède aussi une béance qui l’entraîne dans la diachronie. Or cette béance est, sur la scène
extérieure, l’objet du désir amoureux mais c’est cette même béance dont parle la mystique
rhénane lorsqu’elle décrit l’âme. Dans la théorie junguienne, c’est la différence entre l’anima et
l’âme. Lorsque cette béance est projetée dans l’extériorité, elle est l’objet du désir amoureux mais
c’est cette béance qui est aussi notre âme, fonction de relation au Soi intérieur. Cette expérience
concernant l’objet du désir amoureux et l’âme intérieure renvoie à la divine comédie du Dante
Alighieri où Béatrice devient son âme qui le guide dans son aventure intérieure. On la retrouve
également chez d’auteurs auteurs, la Teresa du poète valencien Ausias March, l’Ambrosia de
Raymond Lulle, la Régine de Soren Kierkegaard ou la Laure de Pétrarque. Chez Pétrarque, le
passage de l’objet du désir amoureux à Dieu est particulièrement bien vu :
« Aimer une chose mortelle avec une foi
qui à Dieu seul est due et à lui seul convient »
Dans la formulation lacanienne, la béance est le « phallus » car le phallus c’est le pénis qui
manque à la Mère. Paradoxalement, à la suite de M. Fenichel, le phallus = girl mais surtout ce
phallus est, soit positivé comme « objet du désir », soit négativé dans son rapport à la Mère.
57
Concevoir la quaternité implique que le problème de l’hermaphrodisme ne symbolise pas
uniquement cette structuration externe/interne car, avec l’accession au désir progressiste dégagé
de l’emprise surmoïque conservatrice, le sujet se trouve être pris dans une problématique
androgyne mais cela uniquement sur la scène extérieure. C’est important de le dire pour ne pas
qu’il y ait une confusion entre l’hermaphrodisme alchimique et la configuration moderne du sujet.
Dans son livre l'Un est l'Autre (p. 307), Elisabeth Badinter a très bien théorisé l’accession à cette
composante hermaphrodite par l’être moderne :
L'émergence de notre nature androgynale multiplie nos exigences et nos désirs.
Nous voulons tout parce que nous nous éprouvons nous-mêmes comme une totalité en soi .
Nous avons le sentiment plus ou moins prononcé d'être un exemplaire représentatif de toute
l'humanité . Un succédané de la totalité divine .... L'aspiration sans précédent à la totalité
rend plus douloureuse que jamais la conscience du manque ....
En vérité, la position du désir amoureux et du désir progressiste si elle est positive, possède aussi
un aspect négatif dans son refus de concevoir la réalité d’une loi morale intérieure associé à la
figure du Père qui soit autre chose que l’introjection du code des mœurs par l’éducation. Tout
comme la persona d’identité sexuelle est le personnage d’insertion sociale, l’anima féminine chez
l’homme (et l’animus masculin chez la femme) est le personnage existentiel d’insertion dans
l’historique. Jacques Lacan écrit que « c’est en tant qu’autre sexe que l’humain désire ». Tout
comme l’identification du moi à la persona est aliénante pour le sujet et doit être objectivé, il en est
de même pour l’anima et l’animus qui sont également des personnages de la scène de l’externe.
Or, un des couples d’opposés structurant les deux scènes externe et interne est le couple
fétichisme-narcissisme dont les deux termes doivent également co-exister. Si on connaît la
dialectique de Feuerbach qui parle de la réapropriation du moi se dégageant de l’adoration
religieuse divine, il faut également concevoir que le moi puisse être en état d’inflation psychique,
tout autant de puissance et de désirs, qui correspond à un sur-investissement dirigé sur le sujet
de puissance et le sujet du désir alors qu’il doit être dirigé sur l’Autre. Le surhomme nietzschéen
ou l'homme libre sartrien "sans appui et sans aucun secours, condamné à chaque instant à
inventer l'homme, vers un avenir vierge, non inscrit dans le ciel " sont unes des formulations
modernes de cet état d’inflation. En réalité, l’homme moderne est trop extraverti et complètement
unilatéral et comme sujet du désir, il est « une partie qui croit représenter la totalité » (métonymie).
Contrairement à l’horizon primitif obsédé par la « répétition du même », celle des gestes
archétypiques des ancêtres mythiques au moment de la cosmogonie, la modernité se fonde sur le
manque pour inventer du « toujours nouveau ». La problématique de l’homme moderne ne réside
pas tant dans la peur de la perte d’un objet (le pénis) comme le signale J. Lacan mais bien dans
l’angoisse que le « manque » ne lui manque car c’est ce « manque » qui est tout autant l’objet et
le sujet du désir et lorsque la potentialité morale castratrice se met en acte dans l’inconscient tel le
commandeur de pierre dans la pièce du Don Juan, l’angoisse castratrice est cette peur que le
« manque » ne lui manque et qu’il disparaisse comme sujet du désir, être historique construit pour
le regard de l’autre et supporté par un idéal du moi, de la simple mode (le look) aux idéologies les
plus avant-gardistes (qui est « in » et qui est « out ») :
" Cet être n'a jamais été que son oeuvre dans [l'idéalité] et que cette oeuvre déçoit en lui toute
certitude. Car dans le travail qu'il fait de la reconstruire pour un autre, il retrouve l'aliénation
fondamentale qui la lui a fait construire comme une autre et qui l'a toujours destiné à lui être
dérobée par un autre " (Jacques Lacan Ecrits I p. 125).
Le sujet du désir s’inscrit chez les lacaniens sur le lieu de la syntaxe, le lieu de l’articulation
grammaticale de la phrase avec le pronom personnel « je ». Nous citons Françoise Dolto :
" Un enfant qui accède au langage parle de lui à la 3ème personne ; il est la 3ème personne
du trio Père, Mère, enfant.
58
Quand l'enfant dit "Moi", il signifie toujours "Moi (ma Maman)" ou "Moi (mon Papa)" . [...] Le
sujet du désir advient peu à peu à la notion de son existence autonome et consciente. Il n'y
advient consciemment qu'avec le pronom personnel "je", qui apparaît tardivement dans le
langage, bien après le "tu" et le "il" ou "elle" ... » (Le cas Dominique p. 223)..
Ces deux temps sont celui de la castration anale anti-sexuelle et celui de l’entrée dans l’érotisme
urétral que Françoise Dolto appelle, de manière peu heuristique, la « castration primaire ». De fait,
chez les lacaniens, il y a une bipolarité avec, d’un coté, le besoin et la demande sur une scène
asexuelle et, de l’autre, le désir sur une scène pro-sexuelle. L’accession à la parole et au langagesignifiant s’inscrit, dans un premier temps, sur le lieu de l’émission de la demande à l’Autre avec
entrée dans la représentation de soi (le miroir) mais aussi la représentation métaphorique du sujet
psychique. Dans un second temps, se réalise l’articulation du langage selon un « ordre
symbolique » possédant une « béance » que J. Lacan, de manière également peu heuristique,
associe à la « métonymie ». Concernant cette métonymie et l’organisation de la chaîne des
signifiants comme lieu de résistance à la signification, il écrit que : « la connexion de signifiant à
signifiant permet l’élision par quoi le signifiant installe le « manque » de l‘être dans la relation
d’objet (Ecrits I p. 274). L’opposition entre être et manque d’être est fondamentale dans la théorie
lacanienne qui « lie la métaphore à la question de l’être et la métonymie à son manque » (Ecrits I
p. 289). Cette opposition entre l’être et le manque d’être est notre bipolarité dans la mesure où le
manque d’être est lié à la sexualité : « Freud nous met sur la voie de ce que l’ab-sens (manque
de sens, manque d’être) désigne le sexe ». (Autres écrits - l’étourdit p. 452). Le psychanalyste
parisien reconnaît également que la signification et l’être relèvent du religieux, il écrit : « La
stabilité de la religion vient de ce que le sens est toujours religieux » (Autres écrits p. 318) et dans
son livre Télévision, il énonce que c’est ce « versant du sens que CG Jung exploita » (p.22). A
l’opposé de la démarche de la psychanalyse « anagogique », toute la recherche lacanienne
réside dans cet autre versant, celui de la sexualité, de l’ab-sens et du manque d’être :
« C’est ainsi que le dit (de la parole) ne va pas sans dire. Mais si le dit se pose toujours en
vérité, fût-ce à ne jamais dépasser un mi-dit, le dire ne s’y couple que d’y ex-sister (hors de
l’être), soit de n’être pas de la dit-mension de la vérité ». (Autres écrits - l’étourdit p. 452).
Mais cette bipolarité est en balance et le « manque » projeté dans « l’obscur objet du désir »
correspond à l’âme dans sa relation à la figure de la Mère. Nous avons vu que, autant chez
l’homme que chez la femme, le complexe maternel est dévirilisant mais chez la femme, il prend
une forme particulière que CG Jung dénomme « identité à la Mère » où la femme est le « rien » :
«... Elles sont si vides qu'un homme peut supposer en elles absolument tout. En outre,
elles sont si inconscientes que l'Inconscient étend à partir d'elles d'innombrables antennes,
pour ne pas dire d'invisibles tentacules et aspire toutes les projections masculines ...».
CG Jung - Des racines de la conscience p.106.
Il écrit également que ce type de femmes est très désiré sur le marché du mariage jusqu’au jour
où le mari découvre qu’il a en réalité épousé la belle-mère. Jacques Lacan, a tort, généralisera ce
fait en théorisant que « La femme n’existe pas ». Ainsi, avec la structuration quaternaire plutôt que
duelle, nous avons sur cette opposition entre extérieur et intérieur une double opposition qui se
répartit différemment chez l’homme et chez la femme. Dans le schéma masculin, le complexe
maternel négatif dévirilisant s’oppose aux imagos viriles du mari et du père sur la scène de la
volonté de puissance de l’ordre social tandis que la figure moralisante du Père castrateur négatif
s’oppose à son désir romantique et libertaire (anima ). Dans le schéma féminin, c’est le complexe
maternel dévirilisant négatif qui s’oppose à son désir d’indépendance (animus) tandis que c’est le
complexe du Père castrateur négatif qui la bloque dans son accès aux figures féminines d’épouse
et de mère.
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Cette structuration quaternaire permet de positionner des positions doubles d’identité sexuelle et
contrasexuelle, tout autant sur la scène externe que sur la scène interne. Il n’y a donc rien de
commun entre l’androgynie moderne décrite par Elisabeth Badinter et l’hermaphrodite mystique
de la « Vierge masculine » et des symbolismes alchimiques. Bien entendu, ce que nous venons
d’écrire sur les complexes de la Mère et du Père négatifs relève de la psychanalyse
« catagogique » et il faut, tout de suite, ajouter que ces figures de la Mère et du Père antisexuels
sont positives dans l’expérience spirituelle intérieure que nous disons relever de la psychanalyse
« anagogique ». Les deux dimensions de la polarité ne doivent en rien s’opposer car toutes les
deux ont leur légitimité dans leur aspect positif mais pas dans leur aspect négatif qui nie
l’antagoniste. La réunion des contraires consiste dans une structuration synergétique de deux
scènes, externe et interne où chaque dimension dans son aspect positif peut se réaliser tout en
respectant l’aspect positif de l’autre dimension antagoniste. La réunion des contraires sur ces
deux scènes, celle de César et celle de Dieu permet ainsi une libération du mal qui est toujours
une négation de l’antagoniste. Bien sûr, cette réunion de la bipolarité est une réunion de
dimensions pro-sexuelle et anti-sexuelle et CG Jung avait l’intuition que c’était là le problème de la
spiritualité chrétienne mais sa formulation d’une soi-disant réunion du bien et du mal n’était pas
pertinente. Le fait du non-respect de cette dimension prosexuelle par la spiritualité chrétienne
pourrait expliquer que beaucoup de mystiques, féminines surtout et en particulier sainte Thérèse
d’Avila, développèrent à coté de manifestation mystique légitime, toute une série de symptômes
hystériques véritablement psychopathologiques. Cette structuration en scènes complémentaires,
celle externe et sociale de César et celle intérieure de Dieu, se repère bien dans l’épisode du
lynchage de la femme adultère de l’Evangile de st Jean. Face aux zélateurs de l’ordre moral qui
s’acharnent sur la femme pécheresse dans la mesure où la morale extériorisée renforce l’aspect
négatif de tout ordre social qu’est le sacrifice du pharmakos, le Christ s’oppose à ce lynchage
mais dit à la femme : va ! et ne pèche plus en référence au « Père qui est dans le secret ». Ce qui
reste de valable du religieux passé, c’est la psychologie religieuse car l’échelle des êtres qui allait
du minéral aux Idées divines en passant par les astres divinisés et les royaumes angéliques ne
sont plus de mises avec la connaissance scientifique moderne. Déjà, nous l’avons vu, au XVIe et
XVIIe siècle, cette croyance à l’échelle des êtres avait pâli et avec la dualité de la métaphysique
cartésienne, l’infini pascalien et la théorie de l’attraction newtonnienne, l’expérience mystique se
réfugia dans la « transcendance divine » dégagée de tout panthéisme et de toute théologie
naturelle. Pourtant, déjà à cette époque, certaines critiques de la théorie newtonienne de
l’attraction des planètes se demandaient comment chacun des astres connaissaient la masse des
autres. Faut-il s’en tenir au déisme voltairien, celui d’un dieu qui créé l’horloge du monde selon
des lois que découvre la science mais qui n’intervient pas dans le monde le laissant fonctionner
selon les lois scientifiques ou à un dieu qui intervient exceptionnellement dans le monde par le
biais de miracles qui dérogent aux lois de la science sans croire à la providence ? Notre
approche est toute autre car il faut s’interroger, en premier lieu, sur la réalité de l’expérience
religieuse qui, de toujours, s’est faite selon des phénomènes relevant de la psychologie de
l’inconscient. Avant d’accéder à la réflexion métaphysique qui est bien postérieure, l’humanité a
d’abord vécu de manière spontanée le fait religieux (transes, visions, pythies, etc..).
L’anthropologue Paul Radin écrivait que, dans l’horizon primitif, la « religion, ça se danse » et cela
implique une schize chez l’humain primitif entre son « moi crépusculaire » et son inconscient
fortement potentialisé avec son centre de la parole attribué à autrui. L’analyse lacanienne de
l’accession à la parole et au langage-signifiant est incontournable pour comprendre l’hominisation
sachant qu’il est admis, maintenant, que les grottes où furent inscrits les premiers dessins
rupestres furent le lieu de transes chamaniques (cf. les travaux de Jean Clottes). La
communication non médiatisée entre le dieu transcendant et l’âme humaine que proposent les
diverses confessions autant catholiques que protestantes pose de gros problèmes et on sait que
même la théorie newtonienne si elle a été confirmée par la science quantique moderne, a été
améliorée dans la mesure où les particules quantiques sont de deux sortes, les unes subissant les
forces et les autres les transmettant.
60
Il n’y a pas de connaissance immédiate entre deux planètes mais un champ gravitationnel mettant
en acte une « ondicule », le « graviton », passant de l’un à l’autre sans aller plus vite que la
vitesse de la lumière. Alors qu’en France, l’influence des philosophes empiristes (Locke, Hume,
Condillac, etc..) déboucha sur la philosophie des Lumières et un durcissement de la
transcendance chez les religieux, un auteur comme Baruch Spinoza posa comme incontournable
la non-dissociation entre « la pensée et l’étendue » cartésiennes et initia toute une tradition
allemande que l’on peut appeler « pan-en-théiste » dont le philosophe FWJ von Schelling sera le
représentant principal. La prise en compte de la psychogenèse montre qu’on a affaire à des
stades alternant des lieux d’émission et des lieux de réception dont les nouveaux acquis de la
communication s’intègre aux lieux précédents formant une unique communication entre un
émetteur et un récepteur. Ainsi, ce n’est pas l’homme qui aurait été fait à l’image de Dieu mais
Dieu qui aurait profité des structurations spécifiques nouvelles tout au long de la psychogenèse,
surtout depuis l’hominisation. Néanmoins, comme nous l’avons vu avec le mystère du rapport
paradoxal entre le Temps et l’Eternité, l’être à la fin se trouve être un dévoilement de ce qui était
depuis toujours. C’est le célèbre adage du « deviens ce que tu es », l’entéléchie aristotélicienne :
" .... car l'Histoire ne peut pas être Raison si elle n'a pas une raison d'être, qui est sa fin
(telos), qui lui est aussi nécessairement fixée (donc depuis toujours) que les voies de sa
progression. Ce n'est là qu'une autre manière de dire que le temps est aboli comme il l'est
dans toute véritable téléologie; car, pour toute téléologie achevée et nécessaire, tout est
commandé depuis la fin, laquelle est posée et déterminée dès l'origine du procès, posant et
déterminant les moyens qui la feront apparaître comme accomplie. Le temps n'est dès lors
qu'un pseudonyme de l'ordre de position et d'engendrement réciproque des termes du
procès, ou, comme temps effectif, simple condition extérieure qui n'a rien à faire avec le
procès comme tel.
Cornélius Castoriadis - L'institution imaginaire de la société p. 241
Pour GWF Hegel, cette raison d’être finale s’inscrit dans la réalité tragique des conflits de
l‘Histoire ; d’où son slogan : « le réel est rationnel et le rationnel est réel ». L’entéléchie
aristotélicienne de l’être qui se dévoile à la fin se recoupe avec celui du Bien puisque, tout autant
pour la philosophie grecque que pour le christianisme, l’être est identifié au Bien.
Ce qu’oublie de dire Cornélius Castoriadis et qu’a bien vu GWF Hegel, c’est que si l’Être-Bien se
révèle à la fin, il y a toujours au début de tout processus un mixte d’être et de non-être, de Bien et
de mal. La présence du mal implique une transformation vers le Bien puisque lui-même désire sa
propre disparition (négation de la négation). Les Evangiles font dire au Christ : « le scandalon est
nécessaire mais malheur par qui le scandalon arrive ». Un Jean-Didier Vincent avec son
implacable logique qui, dans son livre La chair et le diable, reprend les trois attributs de Dieu, la
bonté, la puissance et l’omniscience dont « toute union entre deux exclut le troisième »,
méconnaît, comme tout bon scientifique, la réalité du monde intérieur. Celui-ci avec ses
processus psychiques quaternaires nécessite le mal comme d’un aiguillon même s’il disparaît à la
fin. Dans les Evangiles, le personnage de Judas est indispensable pour la réalisation du « mourir
et renaître » du Christ ressuscité et on sait que cette figure du mal se suicide à la fin. Eliane
Amado Levy-Valensi écrit, tout comme récemment la TOB, que le Tetragramme divin hébraïque
signifie le présent avec, en plus, le yod du futur. La réponse que Dieu aurait faite à Moïse sur le
Sinaï serait ainsi un « Je suis qui je serai ». De fait, l’image de Dieu change au fil de l’Histoire et
d’être un mixte de bien et de mal dans l’horizon primitif, elle se transforme en une unité
quaternaire hermaphrodite purifiée de sa gangue négative comme le formulait le savoir
alchimique. Dans son livre Réponse à Jung, la psychanalyste juive écrit : « L'unité divine n'est pas
un donné mais une oeuvre. A la question est-elle l’œuvre de Dieu et de l'homme, on ne peut
répondre qu'elle est, comme tout acte d'amour, un processus d'unification qui exige les deux
partenaires et leur entière adhésion ». Mais tout processus dialectique implique la présence du
mal même si celui-ci disparaît à la fin.
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C’est ce processus et cette présence nécessaire du mal que ne peut comprendre le neurologue
Jean Didier Vincent avec sa logique du tiers exclu que nous avons cité au début de notre essai.
Or ce processus de libération du mal, du péché et de la mort était cela même qu’étudiaient les
anciens alchimistes qui ne différenciaient pas l’objet externe et le sujet interne car la science
n’était pas dissociée de la religion. Le but de ce processus était le « corps glorieux » fait de
quintessence, harmonie entre les quatre éléments et ses qualités. Or dans l’histoire de cette
théorie naturaliste élémentale du « corps glorieux », tout au long des siècles, nous y repérons une
place centrale, celle de Raymond Lulle situé entre l’alchimiste musulman Jâbir ibn Hayyân et le
théosophe allemand Jacob Boehme. Reste que le personnage le plus ancien concernant cette
théorie du « corps de résurrection » demeure l’apôtre Paul tandis que les spéculations ultrashi’ites de Jâbir ibn Hayyân s’inscrivent dans celles de la Perse ancienne. Henri Corbin et Pierre
Lory écrivent que tout le « corpus scientifique » des penseurs musulmans qui apparaît
rapidement après la conquête musulmane du Moyen Orient découle de savoirs pré-existants.
Jean Botero a montré l'importance de la culture suméro-babylonienne dans les problématiques
religieuses des Hébreux, particulièrement en ce qui concerne la Genèse biblique que l’on
retrouve dans l’épopée de Gilgamesh et le poème du super-sage. Le mazdéisme fut également la
religion de la Perse pré-islamique, celle des Sassanides, après avoir était celle des Achéménides
et des Parthes. Henry Corbin montre également dans ses écrits le lien existant entre la religion
mazdéenne, le judaisme et l’islam iranien. Pour la religion zoroastrienne, dans le « paradis » avant
qu’Ahriman ait fait pénétrer la mort dans l’Homme primordial dénommé Gayômart, celui-ci était un
être total androgyne à la fois masculin, Mahryag et féminin, Mahryânag. C’est par la scission de la
dualité interne que cet être primordial donne naissance à sa postérité, l’humanité historique dont
la condition est la seule dont nous ayons l’expérience et dont l’éclosion est par conséquent
postérieur à la grande catastrophe, au « lendemain » de l’invasion du mal . (Corps spirituel et
Terre céleste : De l’Iran mazdéen à l’Iran shî’ite p. 67). L’état matériel terrestre dénommé gêtîk
était avant – comme il le sera après – un état glorieux de lumières, de paix et d’incorruptibilité
avant l’invasion destructrice des puissances démoniaques ahrimaniennes (ibidem p. 37).
L’énergie mystique de « lumière de gloire » désignée par le terme Xvarnah dans l’Avesta assure
aux êtres de lumière, les Saoshyants ou Sauveurs issus de la race de Zarathoustra, la victoire
contre la corruption et la mort introduites dans la création ohrmazdienne par les puissances
démoniaques des Ténèbres ( ibidem p. 39). Dans le Zat- spram (XXI, 13), il est écrit que le
reformateur cessa de « voir la projection de sa propre ombre sur le sol » car ne pas faire d’ombre,
c’est la propriété du corps glorieux de résurrection, pure incandescence diaphane aux lumières
archangéliques (ibidem p. 56). Pour le mazdéisme, le Saoshyant comme sauveur final devait
naître d’une Vierge-Mère et c’est cette naissance virginale qui permet d’abolir les lois biologiques
en surmontant la dualité et l’opposition entre le masculin et le féminin (ibidem p. 68). Il n’y a nul
compromis avec le mal dans le mazdéisme et le rétablissement, la restauration finale
(apokatastasis) mettra fin au mélange (ibidem p. 34). Ces conceptions archétypiques étaient
sous-jacentes à la pensée religieuse de l’époque de saint Paul, surtout chez les pharisiens et les
disciples de Gamaliel, particulièrement attentif à la résurrection, tout à l’opposé des Sadducéens.
On sait aussi que pour la tradition juive l’Adam originel était androgyne contrairement aux
traductions bibliques chrétiennes qui s’obstinent à écrire « homme et femme il les créa » (Genèse
1, 27) au lieu de « homme et femme, il le créa » car après quel sens cela a-t-il de tirer Eve de la
cote d’Adam (Genèse 2, 21) si la femme est déjà créée précédemment ?A vouloir démythologiser
le texte biblique, on y enlève toute sa cohérence symbolique. Au III° siècle av J-C, Bérose, le
transcripteur des plus anciennes traditions chaldéennes écrivait : « Dans la création première,
née au sein du chaos, avant la production des êtres qui peuplent actuellement la terre, il y avait
des humains ailés à deux têtes, l’une d’homme, l’autre de femme, chacun portant des organes
sexuels doubles, mâle et femelle ». Tout autant l’Apôtre Paul que l’alchimiste Jâbir ibn Hayyân
s’inscrivent à la suite de ces spéculations anciennes du croissant fertile. Pour le mazdéisme, le
monde du mélange dans lequel nous vivons possède un état mênôk extérieur et un état gêtîk
intérieur et c’est dans celui-ci « que se corporalisent les esprits et se spiritualisent les corps »
(ibidem p. 109).
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De là le fait que dans l’Epître aux Romains (8,19), l’Apôtre des Gentils écrive que la création, qui
tout en souffrant des douleurs de l’enfantement, attende son affranchissement de la servitude de
la corruption .... et nous, la rédemption de notre corps. ». Et dans l’Epître aux Galates (4,19)
lorsqu’il parle du « Christ qui se forme en nous », c’est toujours de cet Adam d’avant la chute et
du corps glorieux dont il est question. Coincidencia oppositorum de matière et d’esprit comme le
sera la « pierre philosophale » des alchimistes musulmans et chrétiens focalisés sur la
résurrection. Pour l’Islam shî’ite, après le cycle de la prophétie clos par Mohammad vient le cycle
de l’initiation, le cycle actuel placé sous le règne spirituel du XIIe Imâm « caché mais présent dans
les cœurs mais invisible au sens ». Henry Corbin signale que l’imâmologie assume en théologie
shî’ite le rôle de la christologie en théologie chrétienne (ibidem p. 88). Il écrit également que, dans
la théosophie de l’école shaykhie située à la suite de la philosophie de Sohavardî au XIIe siècle qui
tout en restant dans l’Islam spirituel reprennait à son compte la théosophie de l’ancienne Perse, il
y a une identité entre « le héros eschatologique zoroastrien, le dernier Saoshyant, et la personne
de l’Imâm caché dont la parousie éclate comme l’annonce de la Résurrection » (ibidem p. 97). S’il
est étonnant de retrouver une symbolique identique chez un Jacob Boheme, c’est certes parce
qu’il y a toute une histoire de cette théorie naturaliste du « corps glorieux » développée en termes
de symbolisme alchimique mais aussi parce que cette symbolique est auto-représentative d’une
structuration et d’un processus psychique communs à l’humaine condition et de ce fait
archétypique et répandue dans nombre de cultures de la planète. La compréhension du thème de
l’hermaphrodite est capitale et nous avons vu qu’il avait été éffacé des diverses traductions de la
Génèse dans l’Ancien Testament. La « côte » et le « coté » sont un même mot en hébreu. La Bible
œcuménique (TOB) écrit à ce sujet une note en bas de page : « Seul cas où l’on traduit ce terme
par côte. Il signifie normalement « flanc » ou « coté » ( p.69 note s). En fait, l’hermaphrodite et la
« Mère phallique » sont similaires et le « phallus » peut même être représenté par le prépuce
comme en parle très bien la psychanalyste Eliane Amado Levy-Valensi dans l'institution de la
circoncision dans l’Ancien testament :
“ A Abram est ôté le prépuce - reconnu comme reste “anthropologique” du féminin et à Saraï
on ôte le yod ( la lettre i ) connu comme signe phallique. A tous deux est ajouté le hé, lettre
hautement symbolique, lettre de la détermination (qui est celui de l'article défini) et lettre qui
désigne le nom du Divin dans lequel elle apparaît deux fois. Abraham et Sarah sont
respectivement virilisés et féminisés et en même temps déterminés dans leur essence et, par la
même, relier à Dieu ».
Cette conception de la circoncision rejoint celle de C. Desroches Noblecourt, spécialiste de
l'Egypte qui écrit que la “circoncision rappelle la coutume qui, en Afrique, se perd dans la nuit
des temps, ayant pour but de confirmer les sexes et de bien différencier l'homme et la femme de
la nature divine qui était androgyne ... ”. (La femme au temps des Pharaons p. 271). On la
retrouve aussi dans la conception de la circoncision et de l’excision chez les Dogons africains
comme l’a particulièrement bien vu l’ethnologue Marcel Griaule : « Muni de deux âmes, l’enfant
poursuit sa destinée. Mais ses premières années sont marquées par l’instabilité de sa personne.
Tant qu’il conserve son prépuce ou son clitoris, supports du principe de sexe contraire au sexe
apparent, masculinité et féminité sont de même force. Il n’est donc pas juste de comparer
l’incirconcis à une femme : il est, comme la fille non excisée, à la fois mâle et femelle. Si cette
indécision où il est quant à son sexe devait durer, l’être n’aurait jamais aucun penchant pour la
procréation » (Dieu d’Eau p. 159). Cette séparation de l’hermaphrodite dont parle également
Platon dans le Banquet se retrouve aussi dans la symbolique des signes zodiacaux que même les
astrologues ne voient pas :
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Ces douze signes s’interprètent en liens avec les douze pulsions partielles qui structurent
l’appareil psychique. Outre les douze apôtres, on retrouve aussi ce chiffre symbolique dans de
nombreuses cultures de la planète. On sait que la castration de l’hermaphrodite est le signifiant
central de la théorisation lacanienne pour comprendre le psychisme inconscient,. Dans son livre
intitulé Ecrits II , il écrit : « De ce pourquoi plus primordialement, dans les deux sexes, la Mère est
considérée comme pourvu de phallus, comme Mère phallique. De ce pourquoi, corrélativement,
la signification de la castration ne prend de fait ... qu'à partir de sa découverte comme castration
de la Mère » (La signification du phallus p. 104 ). De fait, l’hermaphrodite et les motifs
astrologiques sont des motifs du code symbolique fondamentaux de l’inconscient. Un ethnologue
comme Marcel Griaule, non susceptible d’être accusé d’ésotérisme, les a trouvé à sa grande
surprise aux fondements de la conception du monde des Dogons africains que lui a dévoilé en
1946 le vieux chasseur dogon aveugle, Ogotemmêli :
« Au cours de ces journées remplies par les entretiens avec l’aveugle et par cent autres
travaux, au cours des nuits de réflexion et de mises au point, il (l’auteur) avait songé,
obscurément d’abord, et de plus en plus nettement dans la suite, à certains détails de la
cosmologie dont l’ensemble lui paraissait surprenant. […] Jumeaux, bélier, taureau, scorpion.
Il pensa au Zodiaque. Mais il garda cette idée à part lui : il voulait que le système apparût
sans heurt, de lui-même, dans les entretiens du seuil où le maître s’asseyait. Les noirs
avaient-ils leur explication cohérente du symbole du Zodiaque alors que les Méditerranéens
ne tenaient sur son compte que des propos enfantins ? Car on ne peut admettre
sérieusement que les Anciens aient reconnu dans le ciel un scorpion, des jumeaux, des
poissons et que la position des étoiles ait dicté douze signes abracadabrants où une vierge
voisine avec une balance, un crabe avec un lion. (p. 210) Il lui semblait donc bien que, sans
présenter un système constitué du Zodiaque, la cosmologie et la métaphysique des Dogon
offraient du moins une place de choix à la plupart de ses signes. (p. 212). […] Le signe de la
vierge, sorte de m dont le dernier jambage est sectionné, pourrait être rapproché de celui du
scorpion, dont le dernier jambage est au contraire terminé par une pointe. Le premier
représenterait la vierge excisée …(p.215)
Les signes du Zodiaque in Dieu d’Eau Marcel Griaule
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Dans une lettre adressée à S. Freud, CG Jung avait eu l’intuition que le zodiaque n’était pas sans
liens avec la structuration de l’inconscient :
« Je dois dire que l'on pourrait fort bien découvrir un jour dans l'astrologie, un bon morceau
de connaissance des voies de l'intuition qui s'est égaré au ciel ...»
Lettre de Jung à Freud du 12.06.1911
Sans s’engager dans l’interprétation des trois processus quaternaire à l’oeuvre dans l’inconscient,
il s’agit de comprendre ce que signifie cette séparation de l’hermaphrodite et son contraire sa
réunion, fondamentale dans l’alchimie. Le savoir ancestral comme on peut le voir avec celui des
Dogons montre bien qu’à l’adolescence lorsque le jeune homme accède à sa fonction génitale et
à ses fonctions matrimoniale et parentale propres à l’ordre social (et à sa figure du maître), il y a
une « séparation de l’hermaphrodite » comme l’analyse si bien Eliane Amado Levy-Valensi pour la
circoncision d’Abraham. L’opposition lacanienne entre « être le phallus de la mère ou avoir le
pénis » relève de l’opposition entre la Mère-Amour et la volonté de puissance de l’ordre social
(avec sa fonction génitale et ses fonctions matrimoniale et parentale). C’est une tout autre dualité
que celle qui oppose le désir et la loi morale castratrice prédominante dans le freudisme. Ce sont
ces deux couples d’opposés qui forment la quaternité des dimensions fondamentales de la
psyché et s’il y a un lien entre ces deux dualités, c’est que le « phallus (-phi) de la Mère » devient
le « vide », le « manque (+ phi) » que l’on projette dans le réel et qui est tout à la fois objet et sujet
du désir. Il ne faut pas confondre le « pénis » et le « phallus » lié au désir, l’un est à l’ordre social
(fonction matrimoniale), ce que l’autre est à l’historique dans le binôme du social-historique (tout
ordre symbolique avec son organisation synchronique contient une « béance » qui l’entraîne dans
la diachronie). Que ce soit pour les sociétés archaïques misonéistes ou pour les sociétés d’ordre
moral, le désir est un fait subversif propre au progressisme historique et à l’individualisation qui
refuse la soumission à la coutume et les mariages forcés et arrangés (Roméo et Juliette). Ce qui
s’oppose à ce désir, c’est la figure castratrice du Père négatif conservateur. Dans son livre « Le
sacrifice interdit », la psychanalyste Mary Balmary, participante des courants modernes féministes
et d’idéologie de libération du désir, écrit que Dieu ne supporte pas que les hommes réalisent leur
désir : « Ce Dieu là est l’ennemi du psychanalyste qui ne cesse de rencontrer la souffrance de
ceux qui croient défendu de désirer, de réaliser, d’inventer l’avenir ... (p.84). Ce Dieu est le dieu
moral castrateur du « phallus » et non la figure du maître. Cette différenciation est importante car
peu de penseurs la font, ni S. Freud ni J. Lacan également. Pourtant elle est capitale et elle est au
fondement des Evangiles (« Rendez à César (maître), ce qui est à César et à Dieu (Père), ce qui
est à Dieu). En cela, la « séparation de l’hermaphrodite » n’a rien à voir avec la castration du Père
moral car l’une est pro-sexuelle tandis que l’autre est anti-sexuelle (les figures du Père et de la
Mère comme figures de l’Autre sont toutes deux sexuellement castratrices). Le Dieu de l’Ancien
Testament est une figure du maître qui est, lui, pro-sexuel ( le « croissez et multipliez-vous ») et
qui sépare l’hermaphrodite (« tu quiteras ton père et ta mère … »). Dans la configuration
psychique des sociétés d’ordre moral, il y a une association entre la figure du Père et celle du
maître mais là n’est pas la bonne structuration psychique car la place du Père est d’être, dans
l’intériorité, à coté de celle de la Mère alors que la figure du maître se doit d’être, sur la scène
externe, associé à la « béance » et au progressisme (le social-historique cher à Cornélius
Castoriadis). Même si elle se doit d’être associée au « manque », la figure du maître oblige
toujours de devenir adulte et d’accéder à la fonction génitale. Mais avec le Christ, c’est l’inverse, il
faut « redevenir comme un enfant et se faire eunuque pour entrer dans le royaume du Père ». Or,
l’infantilisation et la castration du pénis est, chez l’humain masculin, le fait du complexe maternel
(négativement dans la première partie de la vie où il faut s’opposer à la régression et accéder à
sa fonction génitale, au rôle professionnel et aux rôles matrimonial et parental mais positivement
avec l’expérience intérieure dans la deuxième partie de la vie). Le psychanalyste CG Jung donne
l’image du soleil qui s’arrache de la mer dans un premier temps pour y revenir dans un second
temps.
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En fait, il y a deux lieux concernés par cette problématique de « castration » par le complexe
maternel positif et de retour à l’hermaphrodite, l’un lié à l’urétralité, lieu de la « différenciation des
sexes » à l’âge de 3 ans et l’autre, lié à la génitalité et à la puberté, lieu de l’opposition entre la
position adulte et la position infantile. Dans son dialogue avec Nicodème, le Christ lui dit qu’il faut
régresser et retourner dans la mère pour renaître en esprit et retrouver son âme, lieu de la parole
métaphorique de l’Autre. A l’opposé de la « séparation de l’hermaphrodite » qui fait accéder à la
sexualité, c’est à dire à la chute et à l’expulsion hors du paradis (ex-sistence), toute la symbolique
que nous avons rencontré, depuis le zoroastrisme jusqu’aux fantasmagories de l’alchimie et ceux
des textes de Jacob Boehme, montre un retour à l’hermaphrodite originel, une ré-union du
masculin et du féminin, celle du moi conscient et de l’âme inconsciente, l’un tourné vers l’extérieur
et l’autre, messagère du monde intérieur. Mais cette réunion n’est que le début du cheminement
intérieur car si, avec la phase pubertaire, le sujet s’insère dans le groupe social-historique, le but
de ce cheminement intérieur est l’accession à un « royaume du Père » pour lequel il faut
« redevenir comme un enfant » sans pour autant perdre l’acquis de l’être adulte responsable.
Nous l’avons déjà indiqué, chez Dante Alighieri, l’objet de son désir amoureux, Béatrice à laquelle
il renonça, devint son âme, sa guide pour son cheminement intérieur (cf. la Divine comédie). A
l’heure de la techno-science et de la totale extraversion de l’être moderne qui a ainsi perdu son
âme, toute cette symbolique pourrait paraître d’un autre âge si le génie de CG Jung ne l’avait
remis à l’ordre du jour renouant ainsi avec les intuitions spirituelles les plus profondes :
" ... Pourquoi lever la main au ciel ou demander au gardien du temple de nous laisser
approcher de la statue du Dieu, comme pour nous mieux faire entendre ? Le Dieu est près de
toi, il est avec toi, il est en toi. [...] Ainsi une âme grande et sainte placée dans notre corps
pour nous faire connaître de plus près la divinité, vit sans doute avec nous; mais elle reste
attachée à son origine; elle lui est unie; elle la contemple; elle fait effort pour la rejoindre; c'est
quelque chose de meilleur que nous et qui vit avec nous ".
Sénèque 41ème lettre à Lucilius.
Py , décembre 2009.
Gérard RABAT.
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