introduction Mouvements ouvriers et crise industrielle

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Introduction
Une histoire en renouveau ?
Regard historiographique autour
«des mouvements ouvriers»
depuis la  n des années1960
Laurent J
L’histoire des con its sociaux s’intègre dans l’historiographie française
dans une dynamique qui s’est développée autour de l’histoire sociale
depuis la  n des années 1950 essentiellement. Introduite par des approches
«marxistes» de l’histoire
1 , la notion de con its sociaux s’est longtemps
conjuguée avec l’analyse des classes sociales. Une telle vision est calquée
sur les réalités politiques, sociales et culturelles de l’époque: la notion
de «con it de classes» était notamment revendiquée par le parti le plus
important dans la vie politique française, le PCF, fort de ses 25% dans
les scrutins de l’immédiat après-guerre. De même, la période est riche
en con its sociaux: les grèves ouvrières de 1947, emblématiques dans
cette période délicate de reconstruction, ravivent les souvenirs d’un Front
populaire qui, dix ans plus tôt, avait considérablement marqué la société
française. Bref, l’époque est propice pour analyser des con its sociaux,
même si l’historiographie est peu tournée alors vers l’histoire du temps
proche. En outre, les intellectuels des années froides n’hésitaient pas à
recourir à un vocabulaire marxisant, certes parfois entaché d’un aveugle-
ment philosoviétique, minoritaire d’ailleurs, mais communément usité
dans les sciences humaines et sociales. Dès lors, l’histoire contemporaine,
dans ses approches sociales, recourait bien sûr à des analyses par l’étude des
classes, «bourgeoises», «paysannes» ou «ouvrières». Le vocabulaire marxi-
sant a été depuis abandonné
2 , mais l’identi cation aux mondes «socio-
1. Le terme ici employé renvoie essentiellement aux approches telles qu’elles ont été envisagées dans
les années1950 autour d’Ernest Labrousse.
2. On passe du «travailleur» au «salarié» avec une césure dans les années 1980, cf. Antoine P,
«Identités syndicales et vocabulaire», in H A.-M. et alii (dir.), Le Syndicalisme à mots
découverts. Dictionnaire des fréquences (1971-1990), Paris, Syllepse, 1998.
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professionnels», terme désormais plus souvent retenu, perdure: «con it
des in rmières», «con its étudiants», «con it des aiguilleurs du ciel»…,
l’énumération pourrait être longue. Si pour de rares secteurs les approches
par grandes classes sociales se maintiennent (notamment pour «les con its
paysans»), ceux propres à la classe ouvrière ont eu tendance à se dissocier
les uns des autres. Certains ont conservé une dynamique emblématique,
notamment les con its des «cheminots», mais ils recouvrent plus une
identi cation à une entreprise qu’à une classe. D’ailleurs, les salariés de la
SNCF sont loin d’être tous des ouvriers… Cette identi cation «au groupe
professionnel», au corps (les fonctionnaires 3 ), à «l’employeur» même, est
particulièrement visible dans le vocabulaire médiatique d’aujourd’hui. Les
mouvements sociaux issus de la crise de l’automne et de l’hiver 2008-2009
sont à ce titre frappants. Ils renvoient à des noms de sociétés, souvent
multinationales, qui annoncent des fermetures de sites: «les Caterpillar»,
«les Continental»…; ou à des noms de lieux comme lors de la grève sur
le site sidérurgique de Gandrange en Lorraine. Dans cet ensemble, l’iden-
ti cation à une classe s’est disloquée au pro t de l’identi cation à un état,
celui de «salariés
4 », membres d’un corps, d’un groupe, d’une société,
d’un site de production… Dès lors, la notion même de «mouvements
ouvriers», comme objet se référant à une classe proprement dite, pourrait
être soumise au débat dans ces temps proches, où elle semble de moins en
moins opérante…
Pour autant, les historiens sont restés attachés à la notion d’histoire du
«monde ouvrier». Celle-ci recouvre un sens dans une approche de l’histoire
par la longue durée. L’un des faits majeurs de la période contemporaine est
le développement du monde industriel, générateur d’une main-d’œuvre
propre, identi ée par les courants socialistes du esiècle à une classe, celle
des «ouvriers», plus largement compris dans le prolétariat. Les historiens
ont bien sûr commencé par étudier ce temps plus éloigné, intégrant des
dynamiques diverses 5 . Mais surtout, ils ont pu mettre en valeur l’existence
même d’une «culture ouvrière», terme qui inclut entre autre une approche
par l’histoire des «cultures politiques
6 ». Cette imprégnation est, nous
semble-t-il, durable dans le temps long, tout particulièrement dans l’éla-
3. Sans que ne soient distingués dans la fonction publique les divers degrés du contractuel aux divers
«cadres» (classés de la lettre A à D), sans parler des hiérarchies internes (notamment la distinc-
tion entre administration centrale parisienne et administrations décentralisées), ou entre ministères
(certains corps ayant ses «avantages en primes», l’Aviation civile, les Impôts, le Trésor… étant
considérés plus avantagés que d’autres)…
4. La diversi cation de l’emploi dans les entreprises industrielles notamment, depuis un demi-siècle,
avait déjà quelque peu e acé l’utilisation du mot «ouvriers» (de moins en moins nombreux sur les
sites de production), pour celle de «travailleurs», plus large.
5. Voir ci-dessous.
6. Cf. B S. (dir.), Les Cultures politiques en France, Paris, Le Seuil, 1999. Une donnée qui
conduit souvent à rapprocher l’histoire des ouvriers et celles de certains groupements politiques qui
les défendent, notamment le PCF.
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INTRODUCTION
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boration d’une «mémoire» des con its ouvriers dans la société française,
objet d’une histoire qui reste à construire. Dès lors, et même si l’existence
d’un «mouvement ouvrier» depuis les années 1960, plus encore sans doute
les années 1980 et même 2000, mérite d’être discutée, c’est bien parce que
des con its interviennent de façon récurrente dans le secteur industriel des
régions de l’ouest Atlantique qu’il est apparu opératoire de situer les travaux
de ces journées d’études dans le champ historiographique de l’histoire du
monde ouvrier.
Brefs rappels historiographiques sur l’histoire
du monde ouvrier
L’histoire des ouvriers en France se place dans une tradition historiogra-
phique récente, particulièrement vivante au cœur des années1960-1970 7 ,
Cette histoire, fortement connotée d’imprégnation idéologique jusqu’à la
n des années 1980 8 , s’est structurée autour d’objets de recherche auscul-
tés par le biais de la longue durée, qui ont cherché à comprendre par une
histoire globale, non seulement les formes spéci ques de ce que l’on consi-
dère alors comme «une classe sociale 9 » (conditions de travail, de vie, luttes
sociales, appartenances politiques, etc.), mais au-delà, les éléments même
qui fondent les caractères de celle-ci dans une approche plus culturelle de
l’objet 10. Une approche historiographique s’est ainsi forgée depuis le début
des années 1960 portant notamment sur la  n du esiècle, en raison de
l’accessibilité à des archives écrites qui restait très limitée avant la loi Favier
de 1979. L’ouvrage le plus accompli dans la recherche universitaire est alors
certainement la thèse de Rolande Trempé sur Les mineurs de Carmaux
11.
Dans ce cadre, l’approche des mouvements ouvriers a pu faire l’objet
d’études spéci ques dont certaines mettaient en avant les con its sociaux,
comme l’illustre la thèse de Michèle Perrot 12. La revue Le Mouvement social,
dont la  gure est alors Jean Maitron, grand initiateur des études sur le
7. Pour un regard complet, cf. P A., «L’histoire ouvrière en France aujourd’hui», Historiens et
géographes, n°350, octobre 1995.
8. Nous ne développons pas ces traits, voir notamment, B J. (dir.), Histoire du mouvement ouvrier,
Paris, Les Éditions ouvrières, 1968 à 1973 (3 vol.) ; K M. (dir.), 1968-1982: le mouvement
ouvrier français, crise économique et changement politique, Paris, Les Éditions ouvrières, 1984 ; et la
synthèse dirigée par W C., La France ouvrière, Paris, Éditions de l’Atelier, 3 tomes, 1995. Sur
les liens entre histoire et militantisme dans le domaine de l’histoire sociale, cf. les ouvrages consacrés
à deuxhistoriennes, Rolande Trempé (D M.-D. [dir.], Militantisme et histoire, Toulouse,
PUM, 2000) et Madeleine Rebérioux (D V., F R. et F P. [dir.], Avenirs et
avant-gardes en France, XIXe et XXesiècles, hommages à Madeleine Rebérioux, Paris, La Découverte,
1999).
9. L’in uence marxiste est bien évidemment marquée.
10. Sur ce point cf. la synthèse de Gérard N, Les Ouvriers dans la société française, Paris, Le Seuil,
1986.
11. T R., Les Mineurs de Carmaux (1848-1914), Paris, Les Éditions ouvrières, 1971.
12. P M., Les Ouvriers en grève en France (1871-1890), Paris, Mouton, 2 vol., 1973.
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mouvement ouvrier, créée en 1960, a contribué à faciliter le développement
d’analyses dans cette optique, au travers de monographies plus restreintes
et a permis de di user de nombreux articles dans le domaine, aujourd’hui
partiellement accessibles en ligne sur le réseau Internet 13.
Cette histoire du mouvement ouvrier s’est enrichie dans les années1970
et1980 de l’apport des sciences voisines, notamment de la sociologie et
de la science politique, qui ont pour vocation de travailler sur des temps
chronologiques plus proches. Les historiens, s’ils se sont surtout consacrés
à poursuivre leurs études sur le esiècle, puis progressivement sur le
début du esiècle, ont intégré des approches pluridisciplinaires, ce qui a
donné un nouveau sou e à l’objet 14. Dans l’état des lieux qu’ils dressent
en 1995 dans la revue Historiens et Géographes («Histoire ouvrière»,
n°350, octobre1995), les coordonnateurs du numéro, Michel Pigenet
et Jean-Louis Robert se sont félicités d’une histoire qui faisait preuve de
«vitalité, mais aussi de diversité, voire d’éclatement 15».
À partir de cette époque, les historiens se sont en e et e orcés de
développer de nouveaux angles de recherche, notamment autour de
«formes de mobilisationsouvrières», portant sur la longue durée, ce qui
a donné lieu à quelques synthèses dont l’apport historiographique fut
important, non seulement d’un point de vue de l’histoire sociale, mais aussi
dans le domaine des cultures politiques. En ce sens, les travaux de Danièle
Tartakowsky sur la manifestation sont considérables, même si l’historienne
n’aborde que de façon rapide la période terminale et propose un champ
très large dans lequel le cas des manifestations ouvrières n’est qu’un élément
parmi d’autres 16. Dans une optique parallèle, Stéphane Sirot 17 s’est attaché
à proposer uneinterprétation sur le sens de la «grève» par la longue durée.
Pour autant, dix ans après la publication du numéro collectif d’Historiens
13. Elle est accessible en ligne sur les sites, [www.jstor.org] et [www.cairn.info/revue].
14. Antoine P, article cité, p.205.
15. P.199. Sans pouvoir citer tous les travaux, on renverra par exemple à l’ouvrage d’Annie F,
Femmes à l’usine en France dans l’entre-deux-guerres, Paris, Maspero, 1982 – qui a ensuite travaillé
sur la ville de Bobigny ; voir aussi la monographie de Patrick F sur Renault qui fait le pont
entre l’histoire des entreprises prise dans un sens économique et celle du monde ouvrier, Histoire
des usines Renault, naissance d’une grande entreprise (1890-1939), Paris, Le Seuil, 1972. De façon
complémentaire, Sylvie S a étudié le cas de Citroën (Des engrenages à la chaîne. Les usines
Citroën, 1915-1935), Lyon, PUL, 1982. L’Ouest a été étudié par Claude G, Le Syndicalisme
ouvrier en Bretagne jusqu’à la Première Guerre mondiale, Saint-Hyppolite du port, Espace-Écrits,
3vol., 1990. Gérard F a, lui, étudié les con its dans le Nord, Les Grèves ouvrières dans le
Nord, Roubaix, Edires, 1988. Yves Lequin a mené de longues enquêtes autour des ouvriers à Lyon
avant de se tourner vers l’histoire urbaine (L Y., Les Ouvriers de la région lyonnaise de1848
à1914, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 1977), alors que plus tardivement, Jean-Louis Robert
analysait le cas parisien par des approches plus culturelles (R J.-L., Ouvriers et mouvement
ouvrier parisien pendant la grande guerre et l’immédiat après-guerre, histoire et anthropologie, thèse de
doctorat d’histoire, Paris I, 1989).
16. Parmi ses dernières publications, cf. La Manif en éclat, Paris, La Dispute, 2004 ; Le Pouvoir est dans
la rue. Crises et manifestations en France, Paris, Aubier, 2005 ; La Manifestation, Paris, Presses de
Sciences po., 2008 (avec Olivier F).
17. S S., La Grève en France. Une histoire sociale (XIXe et XXesiècles), Paris, Odile Jacob, 2002.
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INTRODUCTION
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et géographes, Antoine Prost relève que l’enthousiasme pour l’histoire du
monde ouvrier a quelque peu  échi, oscillant depuis une vingtaine d’années
entre histoire sociale et culturelle
18. Centralisant dans une publication
quarante années de travaux sur le mouvement social, il évoquait dans son
avant-propos «la centralité perdue de l’histoire ouvrière».
Les con its sociaux ouvriers depuis le début desannées1960
Un sujet d’histoire proche abordé
par le champ pluridisciplinaire
Cette historiographie «éclatée», dense, se mesure à une échelle du
temps qui se place surtout dans la longue durée. Car, si quelques terrains,
notamment la  n du esiècle, ou encore le Front populaire
19, voire
même les grèves de l’immédiat après-guerre (1947) restent l’objet d’études
systématiques, la période la plus contemporaine (des années 1960 à nos
jours) n’est abordée par les historiens que depuis peu. Si les approches socio-
logiques ont été multiples dans les années1970 et1980
20, tout comme
les études de sciences politiques sur les syndicats ouvriers 21, voire l’analyse
de quelques con its emblématiques 22, les historiens n’ont entrepris des
18. P A., Autour du Front populaire, aspects du mouvement social au XXesiècle, Paris, Le Seuil, coll.
«UH», 2006.
19. Cf. L D., M M., T D., Le Front populaire, Paris, Larousse, 2009.
20. Sans entrer dans le détail bibliographique, très vaste, on renverra ici aux synthèses de Michel
V (L’espace ouvrier, Paris, A.Colin, 1979 ; Le Travail ouvrier, Paris, A.Colin, 1982 ; La Culture
ouvrière, Paris, ACL, 1988 ; Chevilles ouvrières, Paris, Éditions de l’Atelier, 1995) ; à la présentation
de PierreD et Claude D, La Grève, Paris, A.Colin/FNSP, 1975 ; au livre emblé-
matique de Jean-Pierre D, La Fin des OS, Paris, Mercure de France, 1973 ; ou même à
DanièleK qui livre une approche par le genre, Les Ouvrières, Paris, Le Sycomore, 1982 ;
sans oublier François D, Alain T et Michel W, Le Mouvement ouvrier, Paris,
Fayard, 1984 et l’ouvrage collectif, Ouvriers, ouvrières. Un continent morcelé et silencieux, Paris,
Autrement, n°126, janvier1992. Sur la sociologie, cf. l’analyse d’Antoine P, «Fin de la socio-
logie du travail ou  n des ouvriers ?», in Autour du…, op. cit.
21. Voir notamment les travaux d’Alain B, Force ouvrière, Paris, Le Seuil, 1975 ;
HélèneH, La CFDT et le mouvement social 1971-1981, thèse d’État, IEP de Paris, 1987 ;
René M, La CGT, Paris, Le Seuil, 1982 ; Guy G et René M, La CFDT,
Paris, Économica, 1989 et La CGT, crises et alternatives, Paris, Économica, 1992. À la même
époque, Michel L étudie en historien le premier syndicalisme chrétien jusqu’en 1940, Le
Syndicalisme chrétien en France (1885-1940), thèse dÉtat, Paris I, 1981 (5 vol.), dont une partie a
été publiée (La CFTC, origines et développement de 1919 à 1940, Publications de la Sorbonne, 1987).
Uncolloque a réuni récemment des historiens sur la période du régime de Vichy, cf. MM.
et T D. (dir.), Le Syndicalisme dans la France occupée, Rennes, PUR, 2008. Sur les
récentes ré exions des historiens, on renverra aux remarques fournies par Michel Pigenet dans cet
ouvrage (cf. supra).
22. Cf. par exemple: C J. et alii, La Grève du Joint Français, les incidences politiques d’un
con it social, Paris, A.Colin, 1975 ; D J., Usine et coopération ouvrière. Métiers, syndicalisation,
con its aux Batignolles, Paris, Anthropos, 1983 ; D Y., Grève de Péchiney-Noguères, Fontenay-le-
Fleury, 1974 ; D N., Flins, sans  n, Paris, Maspero, 1979 ; D C., Chômage et violence
à Longwy, Paris, Galilée, 1981 ; K D., Bulledor ou l’histoire d’une mobilisation ouvrière, Paris,
LeSeuil, 1973 ; L M F., L’Aubépine de mai. Chronique d’une usine occupée. Sud Aviation,
Nantes, 1968, Nantes, CDMOT, 1988 ; et les travaux de Gérard N, historien, qui s’aventure
[« Mouvements ouvriers et crise industrielle », Laurent Jalabert et Christophe Patillon (dir.)]
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