introduction Mouvements ouvriers et crise industrielle

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Introduction
Une histoire en renouveau ?
Regard historiographique autour
« des mouvements ouvriers »
depuis la fin des années 1960
[« Mouvements ouvriers et crise industrielle », Laurent Jalabert et Christophe Patillon (dir.)]
[Presses universitaires de Rennes, 2010, www.pur-editions.fr]
Laurent Jalabert
L’histoire des conflits sociaux s’intègre dans l’historiographie française
dans une dynamique qui s’est développée autour de l’histoire sociale
depuis la fin des années 1950 essentiellement. Introduite par des approches
« marxistes » de l’histoire 1, la notion de conflits sociaux s’est longtemps
conjuguée avec l’analyse des classes sociales. Une telle vision est calquée
sur les réalités politiques, sociales et culturelles de l’époque : la notion
de « conflit de classes » était notamment revendiquée par le parti le plus
important dans la vie politique française, le PCF, fort de ses 25 % dans
les scrutins de l’immédiat après-guerre. De même, la période est riche
en conflits sociaux : les grèves ouvrières de 1947, emblématiques dans
cette période délicate de reconstruction, ravivent les souvenirs d’un Front
populaire qui, dix ans plus tôt, avait considérablement marqué la société
française. Bref, l’époque est propice pour analyser des conflits sociaux,
même si l’historiographie est peu tournée alors vers l’histoire du temps
proche. En outre, les intellectuels des années froides n’hésitaient pas à
recourir à un vocabulaire marxisant, certes parfois entaché d’un aveuglement philosoviétique, minoritaire d’ailleurs, mais communément usité
dans les sciences humaines et sociales. Dès lors, l’histoire contemporaine,
dans ses approches sociales, recourait bien sûr à des analyses par l’étude des
classes, « bourgeoises », « paysannes » ou « ouvrières ». Le vocabulaire marxisant a été depuis abandonné 2, mais l’identification aux mondes « socio1. Le terme ici employé renvoie essentiellement aux approches telles qu’elles ont été envisagées dans
les années 1950 autour d’Ernest Labrousse.
2. On passe du « travailleur » au « salarié » avec une césure dans les années 1980, cf. Antoine Prost,
« Identités syndicales et vocabulaire », in Hetzel A.-M. et alii (dir.), Le Syndicalisme à mots
découverts. Dictionnaire des fréquences (1971-1990), Paris, Syllepse, 1998.
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professionnels », terme désormais plus souvent retenu, perdure : « conflit
des infirmières », « conflits étudiants », « conflit des aiguilleurs du ciel »…,
l’énumération pourrait être longue. Si pour de rares secteurs les approches
par grandes classes sociales se maintiennent (notamment pour « les conflits
paysans »), ceux propres à la classe ouvrière ont eu tendance à se dissocier
les uns des autres. Certains ont conservé une dynamique emblématique,
notamment les conflits des « cheminots », mais ils recouvrent plus une
identification à une entreprise qu’à une classe. D’ailleurs, les salariés de la
SNCF sont loin d’être tous des ouvriers… Cette identification « au groupe
professionnel », au corps (les fonctionnaires 3), à « l’employeur » même, est
particulièrement visible dans le vocabulaire médiatique d’aujourd’hui. Les
mouvements sociaux issus de la crise de l’automne et de l’hiver 2008-2009
sont à ce titre frappants. Ils renvoient à des noms de sociétés, souvent
multinationales, qui annoncent des fermetures de sites : « les Caterpillar »,
« les Continental »… ; ou à des noms de lieux comme lors de la grève sur
le site sidérurgique de Gandrange en Lorraine. Dans cet ensemble, l’identification à une classe s’est disloquée au profit de l’identification à un état,
celui de « salariés 4 », membres d’un corps, d’un groupe, d’une société,
d’un site de production… Dès lors, la notion même de « mouvements
ouvriers », comme objet se référant à une classe proprement dite, pourrait
être soumise au débat dans ces temps proches, où elle semble de moins en
moins opérante…
Pour autant, les historiens sont restés attachés à la notion d’histoire du
« monde ouvrier ». Celle-ci recouvre un sens dans une approche de l’histoire
par la longue durée. L’un des faits majeurs de la période contemporaine est
le développement du monde industriel, générateur d’une main-d’œuvre
propre, identifiée par les courants socialistes du xixe siècle à une classe, celle
des « ouvriers », plus largement compris dans le prolétariat. Les historiens
ont bien sûr commencé par étudier ce temps plus éloigné, intégrant des
dynamiques diverses 5. Mais surtout, ils ont pu mettre en valeur l’existence
même d’une « culture ouvrière », terme qui inclut entre autre une approche
par l’histoire des « cultures politiques 6 ». Cette imprégnation est, nous
semble-t-il, durable dans le temps long, tout particulièrement dans l’éla3. Sans que ne soient distingués dans la fonction publique les divers degrés du contractuel aux divers
« cadres » (classés de la lettre A à D), sans parler des hiérarchies internes (notamment la distinction entre administration centrale parisienne et administrations décentralisées), ou entre ministères
(certains corps ayant ses « avantages en primes », l’Aviation civile, les Impôts, le Trésor… étant
considérés plus avantagés que d’autres)…
4. La diversification de l’emploi dans les entreprises industrielles notamment, depuis un demi-siècle,
avait déjà quelque peu effacé l’utilisation du mot « ouvriers » (de moins en moins nombreux sur les
sites de production), pour celle de « travailleurs », plus large.
5. Voir ci-dessous.
6. Cf. Berstein S. (dir.), Les Cultures politiques en France, Paris, Le Seuil, 1999. Une donnée qui
conduit souvent à rapprocher l’histoire des ouvriers et celles de certains groupements politiques qui
les défendent, notamment le PCF.
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INTRODUCTION
boration d’une « mémoire » des conflits ouvriers dans la société française,
objet d’une histoire qui reste à construire. Dès lors, et même si l’existence
d’un « mouvement ouvrier » depuis les années 1960, plus encore sans doute
les années 1980 et même 2000, mérite d’être discutée, c’est bien parce que
des conflits interviennent de façon récurrente dans le secteur industriel des
régions de l’ouest Atlantique qu’il est apparu opératoire de situer les travaux
de ces journées d’études dans le champ historiographique de l’histoire du
monde ouvrier.
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Brefs rappels historiographiques sur l’histoire
du monde ouvrier
L’histoire des ouvriers en France se place dans une tradition historiographique récente, particulièrement vivante au cœur des années 1960-1970 7,
Cette histoire, fortement connotée d’imprégnation idéologique jusqu’à la
fin des années 1980 8, s’est structurée autour d’objets de recherche auscultés par le biais de la longue durée, qui ont cherché à comprendre par une
histoire globale, non seulement les formes spécifiques de ce que l’on considère alors comme « une classe sociale 9 » (conditions de travail, de vie, luttes
sociales, appartenances politiques, etc.), mais au-delà, les éléments même
qui fondent les caractères de celle-ci dans une approche plus culturelle de
l’objet 10. Une approche historiographique s’est ainsi forgée depuis le début
des années 1960 portant notamment sur la fin du xixe siècle, en raison de
l’accessibilité à des archives écrites qui restait très limitée avant la loi Favier
de 1979. L’ouvrage le plus accompli dans la recherche universitaire est alors
certainement la thèse de Rolande Trempé sur Les mineurs de Carmaux 11.
Dans ce cadre, l’approche des mouvements ouvriers a pu faire l’objet
d’études spécifiques dont certaines mettaient en avant les conflits sociaux,
comme l’illustre la thèse de Michèle Perrot 12. La revue Le Mouvement social,
dont la figure est alors Jean Maitron, grand initiateur des études sur le
7. Pour un regard complet, cf. Prost A., « L’histoire ouvrière en France aujourd’hui », Historiens et
géographes, n° 350, octobre 1995.
8. Nous ne développons pas ces traits, voir notamment, Bron J. (dir.), Histoire du mouvement ouvrier,
Paris, Les Éditions ouvrières, 1968 à 1973 (3 vol.) ; Kesselman M. (dir.), 1968-1982 : le mouvement
ouvrier français, crise économique et changement politique, Paris, Les Éditions ouvrières, 1984 ; et la
synthèse dirigée par Willard C., La France ouvrière, Paris, Éditions de l’Atelier, 3 tomes, 1995. Sur
les liens entre histoire et militantisme dans le domaine de l’histoire sociale, cf. les ouvrages consacrés
à deux historiennes, Rolande Trempé (Demélas M.-D. [dir.], Militantisme et histoire, Toulouse,
PUM, 2000) et Madeleine Rebérioux (Duclert V., Fabre R. et Fridenson P. [dir.], Avenirs et
avant-gardes en France, XIXe et XXe siècles, hommages à Madeleine Rebérioux, Paris, La Découverte,
1999).
9. L’influence marxiste est bien évidemment marquée.
10. Sur ce point cf. la synthèse de Gérard Noiriel, Les Ouvriers dans la société française, Paris, Le Seuil,
1986.
11. Trempé R., Les Mineurs de Carmaux (1848-1914), Paris, Les Éditions ouvrières, 1971.
12. Perrot M., Les Ouvriers en grève en France (1871-1890), Paris, Mouton, 2 vol., 1973.
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mouvement ouvrier, créée en 1960, a contribué à faciliter le développement
d’analyses dans cette optique, au travers de monographies plus restreintes
et a permis de diffuser de nombreux articles dans le domaine, aujourd’hui
partiellement accessibles en ligne sur le réseau Internet 13.
Cette histoire du mouvement ouvrier s’est enrichie dans les années 1970
et 1980 de l’apport des sciences voisines, notamment de la sociologie et
de la science politique, qui ont pour vocation de travailler sur des temps
chronologiques plus proches. Les historiens, s’ils se sont surtout consacrés
à poursuivre leurs études sur le xixe siècle, puis progressivement sur le
début du xxe siècle, ont intégré des approches pluridisciplinaires, ce qui a
donné un nouveau souffle à l’objet 14. Dans l’état des lieux qu’ils dressent
en 1995 dans la revue Historiens et Géographes (« Histoire ouvrière »,
n° 350, octobre 1995), les coordonnateurs du numéro, Michel Pigenet
et Jean-Louis Robert se sont félicités d’une histoire qui faisait preuve de
« vitalité, mais aussi de diversité, voire d’éclatement 15 ».
À partir de cette époque, les historiens se sont en effet efforcés de
développer de nouveaux angles de recherche, notamment autour de
« formes de mobilisations ouvrières », portant sur la longue durée, ce qui
a donné lieu à quelques synthèses dont l’apport historiographique fut
important, non seulement d’un point de vue de l’histoire sociale, mais aussi
dans le domaine des cultures politiques. En ce sens, les travaux de Danièle
Tartakowsky sur la manifestation sont considérables, même si l’historienne
n’aborde que de façon rapide la période terminale et propose un champ
très large dans lequel le cas des manifestations ouvrières n’est qu’un élément
parmi d’autres 16. Dans une optique parallèle, Stéphane Sirot 17 s’est attaché
à proposer une interprétation sur le sens de la « grève » par la longue durée.
Pour autant, dix ans après la publication du numéro collectif d’Historiens
13. Elle est accessible en ligne sur les sites, [www.jstor.org] et [www.cairn.info/revue].
14. Antoine Prost, article cité, p. 205.
15. P. 199. Sans pouvoir citer tous les travaux, on renverra par exemple à l’ouvrage d’Annie Fourcaut,
Femmes à l’usine en France dans l’entre-deux-guerres, Paris, Maspero, 1982 – qui a ensuite travaillé
sur la ville de Bobigny ; voir aussi la monographie de Patrick Fridenson sur Renault qui fait le pont
entre l’histoire des entreprises prise dans un sens économique et celle du monde ouvrier, Histoire
des usines Renault, naissance d’une grande entreprise (1890-1939), Paris, Le Seuil, 1972. De façon
complémentaire, Sylvie Schweitzer a étudié le cas de Citroën (Des engrenages à la chaîne. Les usines
Citroën, 1915-1935), Lyon, PUL, 1982. L’Ouest a été étudié par Claude Geslin, Le Syndicalisme
ouvrier en Bretagne jusqu’à la Première Guerre mondiale, Saint-Hyppolite du port, Espace-Écrits,
3 vol., 1990. Gérard Funffrock a, lui, étudié les conflits dans le Nord, Les Grèves ouvrières dans le
Nord, Roubaix, Edires, 1988. Yves Lequin a mené de longues enquêtes autour des ouvriers à Lyon
avant de se tourner vers l’histoire urbaine (Lequin Y., Les Ouvriers de la région lyonnaise de 1848
à 1914, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 1977), alors que plus tardivement, Jean-Louis Robert
analysait le cas parisien par des approches plus culturelles (Robert J.-L., Ouvriers et mouvement
ouvrier parisien pendant la grande guerre et l’immédiat après-guerre, histoire et anthropologie, thèse de
doctorat d’histoire, Paris I, 1989).
16. Parmi ses dernières publications, cf. La Manif en éclat, Paris, La Dispute, 2004 ; Le Pouvoir est dans
la rue. Crises et manifestations en France, Paris, Aubier, 2005 ; La Manifestation, Paris, Presses de
Sciences po., 2008 (avec Olivier Filleule).
17. Sirot S., La Grève en France. Une histoire sociale (XIXe et XXe siècles), Paris, Odile Jacob, 2002.
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INTRODUCTION
et géographes, Antoine Prost relève que l’enthousiasme pour l’histoire du
monde ouvrier a quelque peu fléchi, oscillant depuis une vingtaine d’années
entre histoire sociale et culturelle 18. Centralisant dans une publication
quarante années de travaux sur le mouvement social, il évoquait dans son
avant-propos « la centralité perdue de l’histoire ouvrière ».
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Les conflits sociaux ouvriers depuis le début des années 1960
Un sujet d’histoire proche abordé
par le champ pluridisciplinaire
Cette historiographie « éclatée », dense, se mesure à une échelle du
temps qui se place surtout dans la longue durée. Car, si quelques terrains,
notamment la fin du xixe siècle, ou encore le Front populaire 19, voire
même les grèves de l’immédiat après-guerre (1947) restent l’objet d’études
systématiques, la période la plus contemporaine (des années 1960 à nos
jours) n’est abordée par les historiens que depuis peu. Si les approches sociologiques ont été multiples dans les années 1970 et 1980 20, tout comme
les études de sciences politiques sur les syndicats ouvriers 21, voire l’analyse
de quelques conflits emblématiques 22, les historiens n’ont entrepris des
18. Prost A., Autour du Front populaire, aspects du mouvement social au XXe siècle, Paris, Le Seuil, coll.
« UH », 2006.
19. Cf. Lefeuvre D., Margairaz M., Tartakowsky D., Le Front populaire, Paris, Larousse, 2009.
20. Sans entrer dans le détail bibliographique, très vaste, on renverra ici aux synthèses de Michel
Verret (L’espace ouvrier, Paris, A. Colin, 1979 ; Le Travail ouvrier, Paris, A. Colin, 1982 ; La Culture
ouvrière, Paris, ACL, 1988 ; Chevilles ouvrières, Paris, Éditions de l’Atelier, 1995) ; à la présentation
de Pierre Dubois et Claude Durand, La Grève, Paris, A. Colin/FNSP, 1975 ; au livre emblématique de Jean-Pierre Dumont, La Fin des OS, Paris, Mercure de France, 1973 ; ou même à
Danièle Kergoat qui livre une approche par le genre, Les Ouvrières, Paris, Le Sycomore, 1982 ;
sans oublier François Dubet, Alain Touraine et Michel Wieviorka, Le Mouvement ouvrier, Paris,
Fayard, 1984 et l’ouvrage collectif, Ouvriers, ouvrières. Un continent morcelé et silencieux, Paris,
Autrement, n° 126, janvier 1992. Sur la sociologie, cf. l’analyse d’Antoine Prost, « Fin de la sociologie du travail ou fin des ouvriers ? », in Autour du…, op. cit.
21. Voir notamment les travaux d’Alain Bergounioux, Force ouvrière, Paris, Le Seuil, 1975 ;
Hélène Hatzfeld, La CFDT et le mouvement social 1971-1981, thèse d’État, IEP de Paris, 1987 ;
René Mouriaux, La CGT, Paris, Le Seuil, 1982 ; Guy Groux et René Mouriaux, La CFDT,
Paris, Économica, 1989 et La CGT, crises et alternatives, Paris, Économica, 1992. À la même
époque, Michel Launay étudie en historien le premier syndicalisme chrétien jusqu’en 1940, Le
Syndicalisme chrétien en France (1885-1940), thèse d’État, Paris I, 1981 (5 vol.), dont une partie a
été publiée (La CFTC, origines et développement de 1919 à 1940, Publications de la Sorbonne, 1987).
Un colloque a réuni récemment des historiens sur la période du régime de Vichy, cf. Margairaz M.
et Tartakowsky D. (dir.), Le Syndicalisme dans la France occupée, Rennes, PUR, 2008. Sur les
récentes réflexions des historiens, on renverra aux remarques fournies par Michel Pigenet dans cet
ouvrage (cf. supra).
22. Cf. par exemple : Capdevielle J. et alii, La Grève du Joint Français, les incidences politiques d’un
conflit social, Paris, A. Colin, 1975 ; Deniot J., Usine et coopération ouvrière. Métiers, syndicalisation,
conflits aux Batignolles, Paris, Anthropos, 1983 ; Dréau Y., Grève de Péchiney-Noguères, Fontenay-leFleury, 1974 ; Dubost N., Flins, sans fin, Paris, Maspero, 1979 ; Durand C., Chômage et violence
à Longwy, Paris, Galilée, 1981 ; Kergoat D., Bulledor ou l’histoire d’une mobilisation ouvrière, Paris,
Le Seuil, 1973 ; Le Madec F., L’Aubépine de mai. Chronique d’une usine occupée. Sud Aviation,
Nantes, 1968, Nantes, CDMOT, 1988 ; et les travaux de Gérard Noiriel, historien, qui s’aventure
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recherches régulières sur ces champs immédiats que depuis une dizaine
d’années, selon deux angles d’approche.
Le premier a pour point de départ les études autour de mai 1968,
envisagé comme « le temps de la contestation 23 ». Au-delà de l’événement
en lui-même 24, les historiens constatent pour les années 1970 25 notamment, une recrudescence des conflits sociaux de tout genre, y compris en
milieu ouvrier. La période devient un objet plus systématique d’études
essentiellement par le biais de monographies centrées autour de quelques
conflits précis, en général consacrés aux années 1970 26, plus que sur les
décennies suivantes 27. D’autres approches tentent d’élargir leurs analyses
à des domaines géographiques élargis, à des échelles départementale 28 ou
régionale 29. De là, émergent plusieurs synthèses, qui peuvent se replacer dans la longue durée, notamment celle de Christian Chevandier sur
un corps particulier, les cheminots 30, ou celle de Xavier Vigna qui, après
avoir surtout travaillé sur la Bourgogne, essaie d’élargir son champ de
recherche à d’autres espaces du territoire pour comprendre la nature des
mouvements ouvriers des années 1970 31.
vers le temps proche, sur Longwy (Longwy, immigrés et prolétaires, Paris, PUF, 1984 ; Vivre et lutter
à Longwy, Paris, Maspero, 1980).
23. Nous paraphrasons ici l’ouvrage collectif dirigé par Geneviève Armand-Dreyfus et alii (dir.), Les
années 68, le temps de la contestation, Bruxelles, Complexe/IHTP, 2000.
24. Particulièrement décortiqué, cf. Zancarini-Fournel M., Le Moment 68, une histoire contestée, Paris,
Le Seuil, 2008 ; ou notre propre regard, « Mai 68, bilan d’une commémoration (bis) », Cahiers
d’histoire immédiate, Toulouse, n° 34, automne 2008.
25. Ce que Michelle Zancarini-Fournel appelle « la longue décennie des mouvements sociaux »,
Les Années 68, op. cit., p. 275. Il est intéressant de voir que la décennie précédente est moins
envisagée, l’ouvrage de Philippe Artière et Michelle Zancarini-Fournel (dir.), 68, une histoire
collective, Paris, La Découverte, 2008, ne consacre aucune entrée à un mouvement ouvrier dans la
période 1962-1968, contre plusieurs à la suivante (Lip, Longwy, Overney notamment), même si
ceux-ci restent les parents pauvres de la publication.
26. Benoît V., Le Conflit de la CIP, Haisnes-la Bassée (1975-1977), IEP de Grenoble, 1997 ; « Le conflit
chez Paris SA (1972) », Bulletin du CHT, Nantes, n° 21, 2002, p. 9-24.
27. Cf. l’article de Nicolas Hatzfeld et Jean-Louis Loubet, « Le conflit Talbot du printemps syndical au
tournant de la rigueur (1982-1984) », Vingtième siècle revue d’histoire, n° 84, octobre-décembre 2004.
28. Leroy C., 1968-1979. La décennie de grèves ouvrières. Contribution à l’étude du mouvement social
dans le Calvados, mémoire de maîtrise, université de Caen, 2001.
29. De Montlibert Ch., Crise économique et conflits sociaux dans la Lorraine sidérurgique, Paris,
L’Harmattan, 2000 (travail de sociologue plus que d’historien) ; Porhel V., Ouvriers bretons, conflits
d’usines, conflits identitaires en Bretagne dans les années 1968, Rennes, PUR, 2008. La tradition par
des approches monographiques régionales est souvent dépendante des sources disponibles. Quelques
monographies existent pour la fin du xixe siècle, outre Rolande Trempé, op. cit., cf. Besse J.-P.,
Le Mouvement ouvrier dans l’Oise de 1890 à 1914, thèse de 3e cycle, université de Paris I, 1983 ;
Burdy J.-P., Le Soleil-noir. Un quartier de Saint-Etienne (1840-1940), Lyon, PUL, 1993.
30. Cheminots en grève ou la construction d’une identité (1848-2001), Paris, Maisonneuve et Larose, 2001.
Ce livre succède à plusieurs publications de l’auteur que nous ne citons pas ici. Dans une approche
collective, cf. sur les mineurs du sud-est, Xavier Daumalin, Jean Domenichino, Philippe Mioche
et Olivier Raveux, Gueules noires de Provence. Le bassin minier des Bouches-du-Rhône (1744-2003),
Marseille, éditions Jeanne Laffitte, 2005.
31. L’Insubordination ouvrière dans les années 68, Rennes, PUR, 2007.
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INTRODUCTION
Le second axe tente de réfléchir sur les transformations de la condition ouvrière, tant par le biais de l’étude des syndicats 32 que des cultures
ouvrières 33, essentiellement par des analyses reprises au champ politique 34.
Les travaux de Frank Georgi sur la CFDT 35 ou sur l’autogestion 36 sont
en ce sens particulièrement évocateurs. De telles approches évoquent bien
sûr elles aussi les conflits sociaux comme éléments constitutifs de la vie de
l’entreprise, ou encore comme marque de la condition des ouvriers.
Le temps proche, tant par les approches pluridisciplinaires que par
quelques travaux récents, n’est donc plus un champ ignoré des historiens.
À l’appui de recherches reposant sur une pluralité de sources, mêlant sources
syndicales 37, archives publiques 38, archives des entreprises 39, médias,
histoire orale…, ils parviennent à recomposer au-delà du champ mémoriel,
des études comparables à celles menées pour des périodes plus distantes.
Pour autant, dans cet ensemble, les années 1970, approchées dans la continuité du « moment 68 », sont surtout privilégiées. Les années 1960 demeurent moins traitées, même si elles ont été abordées par le biais politique,
notamment autour d’un colloque sur Georges Pompidou 40 ou par quelques
lectures monographiques locales ou régionales 41. Les années 1980 et 1990
sont plus rarement évoquées par la recherche historique.
Les deux temps sont-ils à distinguer les uns des autres ? Existe-t-il une
différenciation si forte entre des années 1960-1970 qui relèveraient de luttes
ouvrières traditionnelles, autour de l’amélioration du niveau de vie, des
revendications salariales, de la transformation des conditions de travail ? Et
32. Outre les travaux déjà cités, cf. Branciard M., Histoire de la CFDT, 70 ans d’action syndicale, Paris,
La Découverte, 1990.
33. Cf. l’étude collective autour d’André Gueslin, Les Hommes du pneu. Les ouvriers Michelin (19401980), Paris, L’Atelier, 1999 ; Hatzfeld N., Les Gens d’usine. 50 ans d’histoire à Peugeot – Sochaux,
Paris, L’Atelier, 2002 ; Massera B. et Grason D., Chausson, une dignité ouvrière, Paris, Syllepse,
2004 ; Marty N., Perrier c’est nous ! Histoire de la source Perrier et de son personnel, Paris, L’Atelier,
2005 (même si l’ouvrage se rapproche d’une histoire d’entreprise) ; Pitti L., Ouvriers algériens à
Boulogne-Billancourt de la guerre d’Algérie aux grèves d’OS des années 1970, thèse de doctorat d’histoire, Paris VIII, 2002 ; Vindt G., Histoire sociale d’une entreprise : la compagnie Péchiney (19211973), thèse de doctorat d’histoire, Paris X-Nanterre, 1999.
34. Nous ne citons pas la bibliographie abondante sur les maoïstes ou sur les liens entre le Parti communiste et le monde ouvrier. Sur ces points, cf. Lazar M., Le Communisme, une passion française,
Perrin, 2002.
35. Georgi F., L’Invention de la CFDT (1857-1970), Paris, Éditions de l’Atelier/CNRS, 1995.
36. Georgi F. (dir.), L’Autogestion. La dernière utopie ?, Paris, Publications de la Sorbonne, 2003.
37. Archives associatives, notamment des Unions départementales, parfois léguées à des centres indépendants, parfois à des Centres d’archives départementales.
38. Archives du ministère de l’Intérieur, notamment rapports des préfets ou des renseignements
généraux, accessibles à Fontainebleau au Centre des archives contemporaines, ou dans la série W
des archives départementales.
39. Dont le statut d’archives privées est très inégal. Les Archives nationales du monde du travail à
Roubaix est un bel outil, insuffisamment utilisé par les historiens.
40. Beltran A. et Le Béguec G. (dir.), en collaboration avec Williot J.-P., Action et pensée sociale
chez Georges Pompidou, Actes du colloque des 21 et 22 mars 2003 au Sénat, Paris, Association
Georges Pompidou – PUF, 2004, particulièrement la deuxième partie.
41. Il est impossible de se livrer à des recensements exhaustifs dans le cadre de cet article.
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des années 1980-1990, qui renverraient à la « liquidation » d’un mouvement ouvrier soumis à la désindustrialisation brutale provoquée par la
crise des années 1970-1980 autour de nouveaux phénomènes : fermetures
des industries traditionnelles, délocalisations etc. ? Si le contexte diligente
souvent la réaction du mouvement ouvrier, les césures chronologiques sont
fluctuantes selon les secteurs d’activité notamment. Les années 1980 sont
cependant plus marquantes pour le mouvement social, dans le sens où
les logiques de liquidation du secteur industriel traditionnel se déroulent
dans un climat économique peu propice au salariat : le plein-emploi des
années 1960 est bel et bien révoqué, et les nouveaux emplois industriels,
notamment dans les secteurs de pointe ou les nouvelles technologies, ne
sont guère des portes de sortie pour les mineurs, les ouvriers de la métallurgie ou du textile particulièrement éprouvés. Les luttes apparaissent désespérées et ce d’autant plus qu’à partir de 1981, l’arrivée d’un gouvernement
de gauche, s’appuyant sur un programme marqué par un discours axé sur
la relance et l’aide à la classe ouvrière (nationalisations, etc.), conduit à des
réactions résignées du monde ouvrier.
Existe-t-il une césure dans l’évolution du mouvement ouvrier entre les
années 1960 et les années 2000 ? Les actes de ces journées d’études, qui se
positionnent dans la continuité des approches pluridisciplinaires autour
de la notion de « conflit social » évoquées ci-dessus, ont essayé, par le biais
de monographies variées (la manifestation, le conflit d’usine surtout) de
déterminer la nature même de ces conflits. Plusieurs questions émergent :
a-t-on une décroissance des mobilisations ouvrières, dans un environnement industriel sans cesse fragilisé par la crise et les redéploiements macroéconomiques ? Les formes de mobilisation évoluent-elles ? Quel est le sens
donné à la grève ? Comment se déroulent les manifestations ? Les solidarités
ouvrières s’expriment-elles ? Quels sont les résultats des luttes engagées ?
Comment le pouvoir politique local réagit-il ?
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