Histoire de la philosophie

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ENCYCLOPÉDIE
DE
LA
PLÉIADE
HISTOIRE DE LA
PHILOSOPHIE
i
ORIENT
ANTIQUITÉ
MOYEN AGE
VOLUME PUBLIÉ SOUS LA DIRECTION
DE
BRICE PARAIN
Tous droits de tradullion, de reprodullion et d'adaptation
réservés pour tour les pays.
© if if, Éditions Gallimard.
NOTE DE L'ÉDITEUR
Selon l'usage adopté dans l'Encyclopédie de la Pléiade, le
lecteur trouvera dans ce volume, à la fin de chaque chapitre,
une bibliographie sommaire destinée à l'orienter dans ses
recherches.
On pourra consulter également, à la suite du texte
i°) Des tableaux synchroniques retraçant les principales
étapes de l'histoire de la philosophie jusqu'à la fin du Moyen
âge.
2°) Un index des noms de personnes.
3°) Un index des titres cités.
4°) Une table analytique des chapitres.
5°) Une table générale.
LA PENSÉE PRÉPHILOSOPHIQUE
EN ÉGYPTE
IEN
que égyptienne
certains n'hésitent
pas à parler
sophie
», on définira
bon gréde «malla philogré la
pensée de l'Egypte ancienne comme « préphilosophique »,
dans la mesure au moins où les conceptions élaborées par
ses prêtres concernant l'univers visible et le divin et les
normes morales raisonnées prêchées par ses sages
lettrés ne paraissent pas avoir été l'objet de sciences
spéculatives, indépendantes des rites et pratiques quoti-
diennes. En Égypte, il n'y eut pas de philosophes comme
en Grèce, mais des hiérogrammates et des fonctionnaires
philosophant parfois sur les fondements théoriques de
leur métier. Tout uniment physique et métaphysique, la
pensée religieuse égyptienne, si poussées qu'aient été
certaines spéculations, est rarement un exercice de
connaissance pure c'est la théorie sur laquelle se fondent
les formidables techniques rituelles pratiquées dans les
temples pour assurer la bonne marche du cosmos. Si
raffinés que soient à l'occasion leurs sous-entendus
théoriques, les « Instructions» laïques fournissent avant
tout un corps de doctrine destiné à garantir la bonne
marche de la société.
Le fait même que maintes propositions de la « philosophie égyptienne » nous soient seulement révélées par
des textes rituels (formules funéraires, hymnes, etc.) et
par des écrits d'éducation ou de propagande (instructions,
prophéties, apologies du roi, etc.) est assez révélateur des
démarches spontanément « engagées» de la pensée pharaonique. Le peu que nous sachions jusqu'à présent des
méthodes de l'arithmétique et de la géométrie égyptiennes
nous a été transmis par quelques manuels de calcul
pratique. Des théories physiologiques ou étiologiques
se dégagent implicitement des allusions contenues dans
les recueils de recettes curatives (la « théorie des oukhedou »)
voire dans les textes religieux (l'identification du sperme
HISTOIRE
DE
LA
PHILOSOPHIE
et de la moelle). Tout ceci ne veut point dire que l'Égypte
ancienne ait ignoré toute formulation générale de ses
conceptions cosmologiques ou scientifiques. Faute de
posséder ces « lois»
allusion
auxquelles il est
fait souvent
les rares « décrets» connus traitant de cas
d'espèce
on ne saurait étudier ce que fut la logique
égyptienne dans le domaine du droit. Il ne semble pas,
dans l'état actuel de la documentation, que des traités de
mathématique abstraite aient existé. Mais en médecine,
on trouve, incorporé au recueil du Papyrus Ebers, un
véritable traité d'anatomie et de physiologie (la « théorie
des vaisseaux »). Et, bien qu'il serve d'attendu à un rituel
d'investiture, le développement cosmogonique du Document de théologie memphite a toute l'allure d'un exposé
méthodique du système du monde.
Il demeure que l'enseignement égyptien procédait plus
par la présentation d'exemples concrets (des problèmes
de partage aux lettres modèles) que par l'exposition de
théories générales. L'éducation visait à modeler des
techniciens connaissant les règles canoniques de leur
profession et des fonctionnaires se soumettant et soumettant
leurs
administrés
aux
normes
traditionnelles
définies par les ancêtres. On n'encourageait donc guère
la réflexion personnelle, mais on ne la réprouvait pas
non plus. Les raffinements de forme et de fond qu'une
élite de prêtres, de lettrés et de savants apporte dans
le cadre des traditions entrent dans cette tradition.
Non seulement les idées sur lesquelles se fondent le
culte, le régime, les arts de chaque période s'organisent
en des systèmes implicites ou explicites, mais les textes
qui nous les font connaître laissent transparaître une
réflexion qui est déjà de la philosophie. Certes, les mythes
où l'expérience des ancêtres s'était jadis traduite en
« analogies poétiques» sont conservés comme s'ils
étaient des données positives, mais les penseurs qui
méditent ces « paradigmes» de toute connaissance, à force
de vouloir les coordonner entre eux, à force d'en approfondir le contenu descriptif et l'efficacité magique, en
sont venus fort tôt à poser explicitement et discursivement
des problèmes
problèmes des origines du monde, de
l'unité et de la nature du divin, du rôle de l'esprit qui
connaît et de la parole qui crée en définissant, de l'ordre
idéal et du désordre, etc. Certes l'institution monarchique
ÉGYPTE
et la hiérarchie furent quasiment tenues pour des nécessités positives, mais, dans ce cadre, les lettrés s'appliquèrent à définir les règles générales qui devaient diriger
le comportement politique et social de l'homme, à fixer
un type idéal de l'homme, et le cours même de l'histoire
les amena à méditer sur l'ordre et sur le désordre du
monde, sur la destinée, la mort et la survie. Au hasard des
textes pharaoniques, on entrevoit bien des démarches qui
préfigurent peu ou prou les premiers pas de la philosophie grecque.
Dans l'état présent des recherches, l'histoire de la
pensée préphilosophique en Égypte reste encore très
incertaine, sauf dans ses lignes générales. Traités et
gloses explicites étant exceptionnels, on doit souvent
reconstruire des propositions à partir d'allusions et les
coordonner hypothétiquement en systèmes. On se
heurte d'autre part au mur du vocabulaire. De racines
telles que kheper « devenir », oun « être », tem « ne pas
être» et « être fini », nefer « bon, beau, bien » ou maâ
« vrai, juste », de vocables tels que sekher « dessein» et
« manière d'être» ou heh et djet, tous deux traduisibles
par « éternité », le sens fondamental et les implications
logiques sont loin d'être rigoureusement compris. La
redoutable série des mots qui servent à parler des
attributs du divin déconcerte kaou et baou qui sont des
« âmes », des « forces », irou et seshemou qui sont des
manifestations visibles, sekhemou, « forces » et « idoles » à
la fois, shetaou qui est « mystère ». On ne saisit vraiment
bien, ni les différences entre ked, biat, et autres termes
qu'on rend par « nature », « qualité », « caraftère », ni les
nuances spécifiques des innombrables expressions composées sur les deux mots, ib et haty, voulant dire « coeur»
et sur khet, « ventre ». En outre, l'étude des premières
démarches philosophiques est entravée par l'ignorance
où nous sommes de la plus ancienne mentalité égyptienne.
LA MENTALITÉ ÉGYPTIENNE
Le panthéon et la mythologie officielle de l'Ancien
Empire (- 28oo/~ 2300), entrevus dans les Textes des
Pyramides et les documents figurés, sont déjà visiblement
HISTOIRE
le
fruit
d'une
DE
savante
LA
PHILOSOPHIE
élaboration
où
la nécessité
de
coordonner les traditions et de fonder en dogme les
rites d'inveStiture royale et les pratiques funéraires a
déjà provoqué d'exubérantes combinaisons. Mais les
origines premières de la religion égyptienne ne peuvent
être l'objet que de reconstitutions hypothétiques et en
disserter reviendrait à traiter, non de la pensée égyptienne,
mais des idées admises par les divers égyptologues au
sujet de la genèse des religions primitives en général,
et des croyances pharaoniques en particulier. On notera
seulement que la théorie, fort à la mode aujourd'hui,
postulant que l'Égyptien primitif appréhendait l'univers
et l'institution monarchique comme la résultante de
deux principes adversaires et complémentaires (Horus-
Seth, Sud-Nord), devrait pour le moins être fortement
nuancée.
Cependant, le foisonnement confus des mythes
racontant une même genèse ou décrivant un même
phénomène sous des images diverses ne va pas sans
poser d'emblée un sérieux problème de logique. Comment
le soleil peut-il être décrit pêle-mêle comme un disque
de feu, comme un lion, comme un navigateur ? Pourquoi
ce même dieu est-il simultanément appelé Rê, Atoum et
Horakhti? La vieille école égyptologique expliquait ces
incohérences apparentes comme le résultat de la juxta-
position passive ou de la combinaison mécanique de
différentes mythologies locales. Une jeune école rétorque
alors que l'Égyptien primitif cherche à saisir l'apparence
et le dynamisme d'un même phénomène par le biais de
plusieurs analogies mythopoétiques; les images variées
par lesquelles il le traduit ne sont pas contradictoires
mais sont autant d'approches différentes. À vrai dire,
il n'y a pas incompatibilité entre la théorie syncrétiste
et la théorie de la diversité des approches. L'existence
aux temps archaïques et la coexistence à l'époque histo-
rique
de religions
locales
vivantdes
sursynthèses
un fonds élaborées
propre sont
difficilement
niables.
La réalité
en
pleine époque historique
depuis l'identification des
dieux dynastiques du Moyen Empire au soleil jusqu'aux
riches systèmes des temples de Basse Époque
est
manifesïe. La « diversité des approches» n'en est pas
moins effectivement le vieux trait de mentalité qui aura
permis que le syncrétisme s'élabore sans que l'Égyptien
ÉGYPTE
soit gêné par ce qui nous paraît des contradictions
absurdes. Réconciliant tant bien que mal plusieurs
traditions sacro-saintes et la logique, elle débouche sur
un mode de pensée « magiquedans lequel les données
connaissables ne sont pas analysées en concepts radicalement isolés, mais en forces susceptibles de se
manifester sous des formes différentes. Ainsi pouvons-
nous comprendre le polymorphisme croissant des
divinités, la zoolâtrie fondée sur l'identité dynamique
d'une espèce et d'un dieu, le rôle essentiel de la magie
par participation dans le culte officiel, les genèses par
calembour, etc., sans devoir considérer la Fable et l'ico-
nographie comme un corps de symboles transcrivant par
allégorie une analyse intuitive ou rationnelle du monde.
LA NAISSANCE DU MONDE ET
L'UNITÉ DU DIVIN
L'étude des traditions relatives à la création illustre
la manière dont les démarches syncrétistes aboutirent à
poser des problèmes que nous appellerons métaphysiques.
Imaginant la naissance du monde à la semblance de la
formation du sol égyptien par le Nil, les trois grandes
cosmogonies d'Héliopolis, de Memphis et d'Hermopolis
supposaient que la genèse avait commencé par la naissance
d'une île au sein d'un océan préexistant, le Noun. Toutes
supposaient que le démiurge s'y était « manifesté à
l'existence (kheper)de lui-même, étant seul, sans père
ni mère. Les prêtres inventèrent quantité de combinaisons
pour unifier des mythologies qui décrivaient de manières
fort divergentes l'apparition du dieu et les procédés dont
il s'était servi pour créer le monde actuel. Sauf exception
(Memphis), les clergés locaux, dès le IIe millénaire,
s'alignèrent plus ou moins sur la doctrine des Héliopolitains, en identifiant leur dieu majeur au soleil, Rê,
source de chaleur et de lumière, et en faisant des autres
dieux primordiaux des enfants ou des émanations de ce
maître universel. On ne s'en interrogea pas moins sur la
nature de ce qui avait été au commencement de toute
chose
« Le grand dieu qui est venu de lui-même, à
l'existence, qui est-il ? » dit une glose. « C'eSt l'eau, c'est
HISTOIRE
DE
LA
PHILOSOPHIE
Noun, père des dieux! » Autre tradition « C'est Rê!»»
Il semble que le verbe kheper (« venir à l'existence »,
« devenir », « se produire », « exister », « se transformer
en» selon les contextes), ait finalement décrit la réalisation
sous une forme donnée d'une entité préexistante.
L'apparition du démiurge autogène ne serait pas une
genèse ex nihilo, mais la transformation d'un état antérieur,
la manifestation dynamique d'un dieu qui somnolait,
inerte, dans les eaux incréées, principe de tout. Toutes
les créatures se seront successivement réalisées à partir
du Maître Universel. Les dieux cosmiques (Shou, l'air
lumineux, Geb, la terre, et leurs épouses) et les autres
membres de l'Ennéade héliopolitaine sont des mani-
festations de lui-même et constituent « son corps ».
Comme le dira un traité de Basse Époque, ces dieux
ont, à leur tour, suscité la naissance d'une foule de
manifestations (kheperou), autrement dit de créatures
particulières.
Dès la fin de l'Ancien Empire (Textes des sarcophages),
divers mythes d'origine affirment que tel astre, telle
plante, tel animal est mécaniquement issu d'une partie
d'un dieu ou, le plus souvent, d'un propos tenu par un
dieu. Le postulat, selon lequel le langage est et fait la
réalité, s'exprime en effet souvent dans les conceptions
égyptiennes. Dire le nom eSt créer pleinement la chose
que l'on nomme (d'où l'importance pratique des formules
mettant en ceuvre ce pouvoir générateur de la parole
dans l'entretien des dieux et des défunts). Une identité
essentielle existe entre deux réalités désignées par des
mots homophones et la genèse de bien des créatures eSt
gravement expliquée par des calembours
Rê ayant
pleuré (rem), les hommes (romé) ou les poissons (ramou)
sont venus à l'existence; le dieu ayant lâché le mot hab
«envoyer»en parlant à Thot, l'ibis (hib), animal de
Thot, est né, etc.
Des penseurs memphites allaient tirer un parti
véritablement philosophique de cette doctrine du verbe
créateur. Remontant probablement au milieu de l'Ancien
Empire (environ 2 5 00/ 2400), le Document de théologie
memphite ne se contente pas de faire des dieux héliopolitains des hypostases du grand dieu local, Ptah.
Combinant la mythologie, la magie du verbe, les observations relevant des sciences naturelles et des considé-
ÉGYPTE
rations morales, cette synthèse constitue sans doute
le plus vieil essai philosophique de l'histoire humaine.
Or, il se trouve que le cœur et la langue ont pouvoir sur
tous les autres membres, en raison du fait que l'un est dans le
corps, l'autre dans la bouche de tous les dieux, de tous les
hommes, de tous les animaux, de tous les reptiles, de tout ce
qui est animé, l'un concevant, l'autre décrétant ce que veut
(le premier). L'Ennéade esï en fait les dents et les lèvres de
cette bouche qui prononça le nom de toute chose. Les yeux
voient, les oreilles entendent, le nez respire. Ils informent
le cœur. C'est lui qui donne toute connaissance, c'est la
langue qui répète ce que le cceur a pensé. Ainsi sont créés
tous travaux et tout art, l'aftivité des mains, la marche des
jambes, le fonctionnement de tous les membres, selon l'ordre
qu'a conçu le cœur et qui s'est exprimé par la langue et qui est
exécuté en toutes choses.
Par son cceur qui a conçu et par sa langue qui a ordonné,
Ptah a de la sorte mis en place et mis en marche le cosmos.
Or le cœur est pour les Égyptiens le siège de la pensée
(conscience, sentiment et volonté), les mots traduisant
alors un plan du monde entièrement formé dans l'esprit
du créateur. On retrouve d'ailleurs les mêmes spéculations
égyptiennes sur le nous et le logos actif dans le fait que
deux attributs majeurs de Rê sont Sia « la connaissance»
et Hou « le pouvoir de donner des ordres ». Parmi les
autres attributs du dieu, il en est un qui prolonge en
quelque sorte le pouvoir ordonnateur, c'est Heka « la
magie verbale» qui a servi à créer l'univers et qui, mise
à la disposition des humains, garde un pouvoir contraignant sur la marche de cet univers.
Dans les synthèses théologiques qui prévalent à
partir du Nouvel Empire, les fonctions intellectuelles
et ordonnatrices de Rê seront souvent assurées par son
premier ministre, Thot, qui sera appelé Hermès par les
Grecs. Dieu lunaire, Thot eSt le maître du calendrier et
l'inventeur du calcul. Identifié au « cœur de Rê », il est
le savant par excellence; étant sa « langue », il ordonne le
monde créé, d'une part comme grand magicien, d'autre
part comme patron de la justice et de l'administration.
Son rôle de logos est prolongé par l'invention qu'on lui
attribue des « paroles du Dieu », c'est-à-dire de l'écriture
HISTOIRE
DE
LA
PHILOSOPHIE
hiéroglyphique, laquelle fixe les noms, c'eSt- à-dire la
réalité même des choses. Les noms étant précisément
écrits au moyen d'images, certains prêtres, à partir du
Nouvel Empire, greffèrent sur la doctrine du verbe une
« philosophie de l'écriture ». On inventa des artifices
cryptographiques pour que les signes employés à écrire
le nom d'un dieu évoquent par une image les attributs
de ce dieu (l'inondation, Hâpy, étant, selon la doctrine
osirienne, la lymphe du corps divin, on note le mot au
moyen des idéogrammes signifiant la chair (hâ), le
crachat (pj), suivis du déterminatif de l'eau). Cette
théorie de la correspondance entre la valeur phonétique
des signes et la réalité mise en image par l'écriture ne se
développa vraiment qu'à l'époque hellénistique (Chaeremon, Horapollon, hymnes d'Esna).
Cependant, en même temps que la notion d'un
pouvoir créateur unique, s'exprima de manière de plus
en plus nette le sentiment connexe de l'unité du divin.
S'il est improbable qu'un monothéisme préhistorique
ait existé autour de la figure d'un « grand dieu » céleSte,
on constate que les mentions d'un dieu non nommé,
« Dieu », faites par les instructions du roi Khéty (vers
zioo) et peut-être déjà par Ptahhotep (vers 2450),
impliquent la reconnaissance d'une entité divine supérieure, unique. Cette conception précoce de Dieu, d'un
divin transcendant la personnalité des grandes divinités
locales est d'importance, non seulement par l'effort
d'abstraction qu'elle implique, mais par l'influence qu'elle
exerça avec le temps d'une part sur l'éthique égyptienne,
d'autre part sur la religion officielle.
LE PROBLÈME DE L'ÉNERGIE SOLAIRE
Aux débuts de la civilisation pharaonique, le dieu
majeur de chaque ville était, dans son domaine, le
créateur universel, le garant du bon état du cosmos
local, le génie entretenant la vie des plantes et des
animaux. Commencée dès
2700 environ, achevée vers
i 800, la « solarisation » générale des théologies consacra
dans la pensée nationale une doctrine de l'éternel
recommencement. La genèse eSt dite « la Première Fois »,
ÉGYPTR
car chaque jour est une autre fois. La nuit est la plongée
du soleil sénile dans l'obscur océan primordial. Chaque
matin le voit revenir rajeuni, non sans que l'astre ait
combattu contre les forces rebelles qui s'étaient levées
dès les premiers temps du monde. L'ordonnance du
monde et notre sécurité étant précaires, la structure
architecturale et le rituel des temples tendent à assurer
par magie le repos réparateur, le réveil triomphant, la
défense et l'alimentation de Dieu.
Les mystères inquiétants des phases de la lune prêtèrent
certes à maintes précautions rituelles et à d'intéressantes
réflexions sur le substitut nocturne de Rê et sur cet
« cEil d'Horus », personnification d'une fécondité universelle qui s'amoindrit et se reconstitue périodiquement.
Vite subordonnée au cycle solaire, la tradition relative
à l'Œuf primordial d'où le souffle créateur, air et lumière
à la fois, serait issu, tint sa place dans la physique confuse
des Égyptiens. Mais c'est autour de l'énergie solaire,
principe de toute vie et de toute survie, que se développa
le meilleur de la théologie pharaonique.
Au cours du Nouvel Empire seront reproduits dans
les hypogées royaux de Thèbes (- i5 }o/~ 1 100) un certain
nombre de compositions racontant en images commentées
le voyage nocturne de la barque de Rê ou le renouvellement de l'énergie qui fait briller le disque solaire. Dans
le Livre de la Salle Cachée, par exemple, on voit le « corps
charnel » de l'astre mort se régénérer au contact du
serpent d'éternité et être entraîné vers une nouvelle
existence par le scarabée qui exprime la notion de kheper.
Faute de pouvoir en comprendre chaque détail, nous ne
saurions dire si ces héliographies bizarres sont des
visions mystiques masquant une impuissance à constituer
une physique cohérente ou des « symboles» exprimant
ésotériquement des physiques mûrement élaborées. Au
moins la prolifération de ces compositions
qui
permettaient l'identification du roi mort au soleil et
donnaient aux initiés la puissance absolue
traduisent-
elles un désir angoissé de pénétrer la nature du soleil,
énergie du monde, et il se peut que les divers livres
reflètent les hésitations des théologiens devant le problème du moteur universel..
Par le biais des synthèses théologiques, les approches
diverses du dieu suprême avaient harmonieusement
HISTOIRE
DE
LA
PHILOSOPHIE
coexisté et elles allaient coexister, de plus en plus intégrées les unes aux autres, tant que dura la religion
pharaonique. Cela ne veut point dire que des divergences
de doctrine ne se soient pas dessinées. Un extraordinaire
accident, l'avènement d'un roi mystique et intolérant,
mit un jour ces divergences en pleine lumière. Le
syncrétisme officiel conciliait pratiquement les données
de l'expérience, la spiritualité monothéiste, les particularismes dévots. Le soleil était le disque visible (aton),
il était Dieu, il était Atoum-Rê-Horakhti, à Héliopolis,
mais Soukhos à Crocodilopolis, l'Absolu pour les clercs
et un bon père pour les pauvres. De toutes ses manifestations, Amon-Rê était au Nouvel Empire la plus
prestigieuse et la plus opulente. Pour ses prêtres, Amon
était le souffle invisible, l'énergie inconnaissable, son
nom signifiant d'ailleurs « le Caché ». Cependant, certains
milieux héliopolitains réagirent et contre l'appareil
temporel du culte amonien, et contre une mystique qui
s'avouait impuissante à nommer la personne qui animait
l'aStre visible. Pour eux, il n'y avait d'autre dieu que le
disque, d'autre énergie que la lumière elle-même.
Aménophis III voua en privé un culte au Disque luimême
Aton. Rompant avec les compromis antiques,
son fils imposa à l'État la dévotion exclusive envers
« Rê-Horakhti qui frémit joyeusement dans l'horizon en
son nom de Lumière qui est dans le Disque », puis
éliminant tout veStige de l'anthropomorphisme, il n'adora
plus que « le Soleil, souverain de l'horizon qui frémit
joyeusement dans l'Horizon en son nom de Soleil, père
qui revient en tant que Disque ». L'enthousiasme atonifte
traduisait, d'une manière outrancière, un penchant pour
la dévotion intime, qui avait commencé à se développer
peu auparavant. Mais il ne doit pas faire oublier que,
théologiquement parlant, la mystique atoniSte est en
quelque sorte une négation « matérialiste », si l'on peut
dire, du mystère divin.
Conservant quelque chose des effusions romantiques
d'Akhenaton, l'orthodoxie rétablie insistera dans les
hymnes et au Livre des Portes sur le caractère inconnaissable
et sur l'invisibilité de celui qui fait briller le Disque. Une
autre voie, plus satisfaisante que le positivisme iconoclaste,
restait d'ailleurs ouverte à la spéculation monothéiste
identification des grands dieux entre eux, amalgame total
ÉGYPTE
du panthéon par le biais des filiations et des hypostases,
confusion du dieu et de ses manifestations cosmiques.
Le syncrétisme aboutit à un panthéisme conscient. Le
soleil, ou « maître universel », forme active du Noun,
s'entend dire
« tu es le ciel, tu es la terre, tu es le monde
inférieur, tu es l'eau, tu es l'air qui est entre eux ».
Infini, sans limite temporelle ni spatiale, Dieu est l'âme
totale de l'univers.
DE L'ORDRE DU MONDE
Moralistes, prêtres et littérateurs se réfèrent souvent
à Maât, notion transcrite dans l'écriture et symbolisée
dans l'iconographie, soit par une plume, soit par un
socle, et personnifiée sous la figure d'une déesse qui est
généralement la « fille de Rê », mais est parfois sa mère.
Associé à l'idée d' « exactitude », le vocable maât englobe
nos
idées
de « vérité»
ou
mieux
de « véracité »
s'opposant .au « mensonge »
et de « justice ». Maât
est avant tout le Droit dont procèdent les règles qui
assurent la bonne marche de la société pharaonique.
Mais ce n'est pas une norme abstraite, c'est une force
« physique » Maât est une harmonie que Rê a introduite
dans la création et un principe actif qui « détruit ses
ennemis ».
U 'Apocalypse de Néferty décrivait pêle-mêle anarchie
sociale, invasions barbares, dérèglement des astres, des
vents, des eaux. Ce texte, et quelques autres, identifiaient
l'avènement du roi à une remise en ordre du cosmos,
liée au triomphe de Maât. On a pu se demander si Maât
ne recouvrait pas à la fois les rythmes naturels et les
normes sociales. « Aimer », « faire» et « dire Maât»
aurait été alors dépasser une simple adhésion au Droit
divin et royal cela aurait été adhérer à l'ordre cosmique!
Un lien analogique fut incontestablement établi entre
toute restauration politique et la création. Un lien de
participation magique fut volontiers mis en œuvre par
les liturgistes pour accabler sous une même force divine
les adversaires mythiques de Rê et les ennemis intérieurs
et extérieurs des Égyptiens. Au Nouvel Empire, les
litanies de Rê, « seigneur de Maât» et les formules de
HISTOIRE
DE
LA
PHILOSOPHIE
l'offrande de Maât font entendre que celle-ci est la force
vitale du soleil, son assise, son aliment. Mais on ne
sait jusqu'à quel point les théologiens égyptiens assimilèrent, sous le nom de Maât, le Droit et les lois
naturelles.
La question de Maât méritera d'être éclaircie, dans
toutes ses incidences, par une étude Statistique des
sources, en tenant compte des époques et des contextes.
Les écrits sapientiaux, en tout cas, ne paraissent guère
postuler de solidarité entre le bon équilibre du cosmos
et le juste comportement des hommes. Le sacerdoce
de Maât est l'apanage du seul « vizir» (chef de la justice
et de l'administration). Dans la grande majorité des
textes
« sagesses », biographies, éloges du roi, et même
formules rituelles
on constate qu'être maâtj, c'eSt
juger selon le Droit, ne pas léser autrui, ne pas introduire
de désordre dans le corps social. L'aspect juridique et
moral de Maât prima clairement tous les autres dans
la pensée égyptienne.
En tout cas, l'harmonie physique de l'univers et
l'harmonie morale et politique de la société
qu'elles
aient été ou non contenues dans la notion de Maât
étaient clairement attribuées l'une et l'autre à la volonté
du créateur. Si prolixes à propos de l'ordre, les Égyptiens,
peut-être retenus par une sorte d'horreur sacrée, ont
surtout parlé par allusion des fadeurs qui dérèglent la
marche parfaite du monde; leurs conceptions concernant
l'origine de la souffrance, de la mort et du péché se
dégagent donc assez mal des textes. Avant que fût
amorcée l'organisation de l'univers actuel, ni la mort,
ni le désordre n'existaient encore. Cependant, à peine
sa genèse commencée, Rê avait dû engager le combat
contre de mystérieux ennemis, qui seront relayés, dans la
mythologie récente, par Apophis, l'éternel serpent rebelle.
On admettait d'autre part qu'il fut un Age d'or, un
temps où Rê et les dieux primordiaux résidaient ici-bas
Maât régnait sur la terre. La famine, l'effondrement des
maisons, la rapacité des sauriens, la morsure des serpents
étaient choses inconnues (même les épines ne piquaient
pas 1). On racontait comment un complot des dieux
contre le soleil vieillissant avait amené celui-ci
à se
retirer sur le corps de la vache céleste et à flotter désormais
autour de notre terre. Cet exil de Dieu fut sans doute la
TABLE GÉNÉRALE
La philosophie juive médiévale, par André Neher
1006
La philosophie islamique des origines à la mort
d'Averroës, par Hf~' Corbin
1048
La philosophie médiévale en Occident, par Jeatt
yo//M/
11988
TABLEAUX SYNCHRONIQUES
1565
INDEX DES NOMS
1629
INDEX DES TITRES
1669
TABLE ANALYTIQUE
1685
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