LIN3710 : Théorie syntaxique
Le déplacement
Brandon J. Fry
28 janvier 2016
1 Le déplacement
Le déplacement est le phénomène syntaxique par excellence : un seul syntagme est interprété
dans deux positions diérentes dans une structure syntaxique. 1
(1) Les garçons ont tous les garçons mangé de la poutine.
(2) Le diner était servi le diner à 18 h 30.
(3) Johniwonders which photos of himselfiBillisaw which photos of himselfj.
(4) Qui as-tu vu qui au restaurant ?
Une opération syntaxique, Déplacer (en anglais Move), a donc été proposée : le syntagme
en question se déplace d’une position syntaxique pour en occuper une autre et sa position
d’origine est désormais occupée par une trace (t) qui porte le même indice que le syntagme
déplacé.
(5)
Jeani
a
souvent
ti
vvisité sa mère
Cette opération ne respecte pas le Principe contre la modication, qui veut que toute unité
(lexicale ou syntaxique) à laquelle la Fusion s’est appliquée ne peut ensuite être modiée.
Selon le Déplacement, un syntagme qui a déjà été fusionné est ensuite remplacé par une
trace.
2 La Fusion : externe et interne
Le programme minimaliste vise à réduire le nombre d’opérations et mécanismes théoriques
tout en améliorant l’explication des phénomènes linguistiques. 2Les linguistes cherchent alors
1. Le texte barré ici représente un syntagme interprété, mais non prononcé.
2. Cette section emprunte beaucoup à la source suivante : Nunes, Jairo. 2011. The Copy Theory. In The Oxford
handbook of linguistic minimalism, sous la direction de Cedric Boeckx, 143-172. Oxford : Oxford University Press.
1
LIN3710 Déplacement 28 janvier 2016
à éliminer l’opération Déplacer tout en tenant quand même compte des phénomènes de
déplacement qui ont lieu dans les langues naturelles.
Le déplacement peut alors être analysé comme une opération complexe, composée des opé-
rations Copier et la Fusion.
An d’illustrer, considérons encore la phrase Jean a souvent visité sa mère. En (5), le syn-
tagme [Jean] se déplace et sa position de base est remplacée par une trace.
Ce phénomène peut également être analysé comme suit. La structure suivante est générée
par des applications successives de la Fusion.
(6)
a
souvent
Jean
vvisité sa mère
Ensuite, l’opération Copier s’applique au syntagme [Jean]. Deux copies de ce syntagme sont
alors présentes.
(7) Jean
a
souvent
Jean
vvisité sa mère
Finalement, la Fusion s’applique à la nouvelle copie de Jean et au syntagme
{a,{souvent,{Jean,{v,{visité,{sa,mère}}}}}}.
(8)
Jean
a
souvent
Jean
vvisité sa mère
Une application de la Fusion qui s’applique à deux unités indépendantes (par exemple une
unité lexicale ou un syntagme généré par des applications précédentes de la Fusion) est dite
Fusion externe (en anglais external Merge). Une application de la Fusion qui est accom-
pagnée d’une application de Copier est dite Fusion interne (en anglais internal Merge).
D’habitude, une seule copie d’un syntagme est prononcé (par exemple la copie plus haute en
(8)).
2
LIN3710 Déplacement 28 janvier 2016
2.1 Quelques avantages conceptuels
Une analyse du déplacement comme Copier et la Fusion l’emporte sur une analyse qui fait
appel à l’opération Déplacer depuis une perspective conceptuelle. En particulier, les deux
opérations Fusion et Copier sont indépendamment nécessaires dans la syntaxe et une théorie
avec deux opérations syntaxiques (Fusion et Copier) est préférable à une théorie qui en inclut
trois (Fusion, Copier, et Déplacer).
La Fusion est nécessaire à la génération de structures hiérarchiques.
Copier est également nécessaire : lorsqu’une unité lexicale est employée dans une déri-
vation syntaxique, cette unité n’est pas retirée du lexique (c.-à-d. le lexique ne perd pas
cette unité) mais c’est une copie de cette unité qui est employée dans la dérivation.
L’opération complexe de la Fusion interne respecte le Principe contre la modication : la
position de base du syntagme en question reste occupée par une copie du syntagme (au lieu
d’être remplacé par un autre élément).
2.2 Quelques avantages empiriques
D’habitude, c’est la copie la plus haute dans une structure syntaxique qui est prononcée
(comme pour le cas du sujet en français ci-haut). Cependant, il existe des cas où d’autres co-
pies sont prononcées. Ce fait ore un argument très fort à l’appui de l’analyse du déplacement
comme l’opération complexe Copier+Fusion.
La trace est un élément nul, qui ne porte jamais de contenu phonologique. Il est donc tout
à fait surprenant qu’un élément prononcé puisse se trouver à la position d’une trace.
Puisque chaque copie d’un syntagme peut, en principe, s’associer à du contenu phonologique,
nous nous attendons à ce qu’une copie autre que la plus haute soit parfois prononcée ou
même que plus d’une copie puisse être prononcée. Nous présentons maintenant quelques cas
qui conrment que c’est bien le cas.
2.2.1 L’interrogation en roumain
L’interrogation en roumain illustre bien la possibilité de prononcer la copie plus basse d’un
syntagme.
En roumain, toutes les expressions interrogatives (mots-qu) doivent se déplacer au début de
la phrase, comme le montre le contraste suivant.
(9) a. Cine
qui
ce
quoi
precede ?
précède
‘Qui précède quoi ?’
b. *Cine
qui
precede
précède
ce ?
quoi
‘Qui précède quoi ?’
Cependant, lorsque deux expressions interrogatives sont phonologiquement identiques, seule-
ment une expression peut paraitre en début de phrase. Le constraste suivant fournit un
exemple.
(10) a. *Ce
quoi
ce
quoi
precede ?
précède
‘Quoi précède quoi ?’
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b. Ce
quoi
precede
précède
ce ?
quoi
‘Quoi précède quoi ?’
Il y a cependant des raisons sémantiques de croire que les deux expressions interrogatives en
(10-b) ont chacune une copie en début de phrase.
Toutefois, beaucoup de langues sont caractérisées par une contrainte qui interdit une séquence
de deux ou plusieurs éléments identiques. La copie plus haute d’une expression interrogative
(ici, le sujet) est prononcée, mais la copie plus basse de l’autre doit être prononcée an
d’éviter la violation de cette contrainte. Ceci est montré dans le schéma suivant.
(11) [ cesujet [ ceobjet [ cesujet [ precede ceobjet ] ] ] ] (= (10-b))
2.2.2 L’accord à distance en algonquin
Un phénomène d’accord en algonquin (une langue algonquienne) montre aussi la prononcia-
tion de la copie basse d’un syntagme.
Dans l’exemple suivant, le verbe principal s’accorde avec son sujet (je) et avec Paul. Nous
savons qu’il s’accorde avec Paul parce que le morphème -aa (en caractères gras dans l’exemple
suivant) marque la troisième personne et le syntagme Paul est le seul syntagme de troisième
personne dans cette phrase.
(12) [ Ni-gikenim-aa
1-savoir-1sujet.3objet
[ gii-bashkizw-aa-d
passé-tirer.sur-2sujet.3objet-3
Paul ] ]
Paul
‘Je sais que tu as tiré sur Paul.
Le problème réside dans le fait qu’un verbe ne peut s’accorder qu’avec un élément qui se
trouve dans la même phrase que lui mais en (12), le syntagme Paul se trouve dans la phrase
enchâssée, pas dans la phrase principale (avec le verbe principal). Pour résoudre ce problème,
il a été proposé que le syntagme Paul est Copié et Fusionné dans la phrase principale. Il y a
donc deux copies de Paul dans la phrase, comme suit.
(13) [ Ni-gikenim-aa Paul [ gii-bashkizw-aa-d Paul ] ]
Étant donné qu’il y a une copie de Paul dans la phrase principale, l’accord du verbe principal
avec Paul n’est plus problématique.
Dans cette construction, c’est la copie plus basse (dans la phrase enchâssée) de Paul qui est
prononcée.
2.2.3 Le déplacement du verbe en vata
Nous trouvons aussi des cas où plus d’une copie d’une unité syntaxique est prononcée.
En vata, le verbe se déplace vers la exion (en ce cas, un morphème temporel) et plusieurs
copies du verbe sont prononcées. Considérons l’exemple suivant.
(14) li
manger
à
nous
li-da
manger-passé
zué
hier
saká
riz
‘Nous avons mangé du riz hier.
Le verbe li dans cet exemple se déplace (comme en français) pour s’attacher au morphème
temporel. Il y a donc deux copies du verbe. Dans cette langue, les deux copies du verbe sont
4
LIN3710 Déplacement 28 janvier 2016
prononcées.
2.2.4 Le déplacement-qu en allemand
Le déplacement des mots interrogatifs en allemand représente un autre cas où plusieurs copies
d’un syntagme sont prononcées. Considérons l’exemple suivant.
(15) Wen
qui
denkst
penses
Du
tu
wen
qui
sie
elle
meint
croit
wen
qui
Harald
Harald
liebt ?
aime
‘Qui penses-tu qu’elle croit que Harold aime ?’
— Cet exemple est composé de plusieurs phrases enchâssées. Voici une représentation plus
éclairante.
(16) [ wen denkst Du [ wen sie meint [ wen Harald liebt ] ] ]
Le mot interrogatif wen ‘qui’ débute sa vie syntaxique dans la phrase la plus enchâssée, où
il est interprété comme l’objet du verbe liebt ‘aime’. Pour se déplacer jusqu’au début de la
phrase globale, le mot interrogatif doit passer par chaque phrase intermédiaire. 3
Autrement dit, le mot interrogatif est Copié et Fusionné dans chaque phrase enchâssée. Il
est évident que dans cette construction, chacune de ces copies (en caractères gras en (16))
est prononcée.
3 Architecture de la grammaire
Il est important de considérer comment les informations sont communiquées entre les dié-
rentes composantes de la grammaire (par exemple la phonologie, la morphologie, la syntaxe,
la sémantique).
— La syntaxe est considérée comme étant principale. Les structures sont ensuite interpré-
tées/traitées par la phonologie et la sémantique.
Nous croyons que la phonologie suit la syntaxe parce qu’il n’y a aucune règle syntaxique qui
fait appel à des traits phonologiques (par exemple, appliquer la Fusion interne si et seulement
s’il y a une voyelle [+haut] au début du syntagme en question). Si la phonologie précédait
la syntaxe, ce fait serait dicile à expliquer.
Nous croyons que la sémantique suit la syntaxe parce que certaines expressions tout à fait
sémantiques sont agrammaticales. Par exemple, l’expression en (18) est agrammaticale même
si son sens est tout à fait clair.
(17) Jean a vu qui avant que Pierre ne soit arrivé
Qui Jean a-t-il vu avant que Pierre ne soit arrivé ?
Sens : Quel x [Jean a vu x avant que Pierre ne soit arrivé]
(18) Jean a vu Marie avant que qui ne soit arrivé
* Qui Jean a-t-il vu Marie avant que ne soit arrivé ?
Sens : Quel x [Jean a vu Marie avant que x ne soit arrivé]
La sémantique ne peut qu’interpréter ce que la syntaxe rend possible.
3. Nous verrons plus tard dans ce cours pourquoi ceci est le cas.
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