Regarder le passé dans les yeux

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« Le Transcendentaliste »
Texte principal du livret en français
Regarder le passé dans les yeux
par Ivan Ilić
La relation entre la musique contemporaine et l'histoire de la musique a été
tellement chargée qu'elle pourrait être l'objet d'une analyse freudienne. Les
compositeurs voient souvent les œuvres de leurs aïeux comme un héritage
paralysant, dominant. Cet antagonisme a été particulièrement sensible au cours
des 70 dernières années. Pendant des décennies, après la seconde guerre
mondiale, les compositeurs ont fait tout ce qu'ils pouvaient pour rompre avec ce
qu'ils considéraient comme une esthétique corrompue.
Paradoxalement, de nombreux compositeurs se sont laissés influencer par ce
passé, précisément parce qu'ils se définissaient en opposition avec cette
antériorité. Les morceaux sur cet album sont la preuve d'une approche différente.
Chaque compositeur produit un style individuel tout en regardant le passé droit
dans les yeux.
Si l'on devait dessiner un arbre généalogique du répertoire pour piano solo, toutes
les œuvres de cet album se retrouveraient au bas de la branche de Frédéric
Chopin. Chopin était sans doute le compositeur le plus idiomatique pour le piano,
mais sa musique est l'incarnation d'un affect que de nombreux compositeurs du
vingtième siècle ont d'emblée rejeté.
Il est donc d'autant plus surprenant que l'un des compositeurs les plus
représentatifs du début du 20e siècle, Alexandre Scriabine, ait pris l’écriture de
Chopin comme point de départ. Peu de compositeurs ont développé leur langage
musical aussi rapidement et de façon aussi spectaculaire que Scriabine et sa
musique pour piano conserve de prime abord un lien palpable avec celle de
Chopin. Outre le caractère limpide qu'ils partagent, résultat d'une riche utilisation
des pédales, les deux compositeurs en un commun une connaissance intime des
différents registres du piano, et une douce mais toujours élégante mélancolie dans
leurs mélodies.
Toutes ces caractéristiques sont également partagées par les œuvres de John
Cage, Morton Feldman et Scott Wollschleger qui sont présentées ici. Dans ces
œuvres, chacun de ces compositeurs américains ne cherche pas tant à réinventer
l'utilisation du piano qu'à l'étendre vers un possible avenir. Bien que Cage ait dit
dans une interview qu'il « n'aimait pas l'idée d'influence », on pourrait répondre
par une citation de Feldman : « qu'il y a un écart, un désaccord, entre ce que
[Cage] dit, et ce qu'il fait ».
Cage n'y aurait vu aucune contradiction; son attitude était compulsivement
inclusive. Si on lui demandait de choisir entre deux choses, Cage était du genre à
répondre, un sourire aux lèvres, « pourquoi pas les deux » ? Il a composé « In a
Landscape » et « Dream » en 1948, soit l’année pendant laquelle il a également
terminé ses révolutionnaires « Sonates et Interludes » pour piano préparé. Pour de
nombreux compositeurs du 20e siècle, il aurait été impensable de composer
simultanément des pièces aussi différentes.
« In a Landscape », a été écrit pour s'adapter à une structure rythmique
préconçue, une technique inspirée par les carnets d'Erik Satie, tandis que « Dream
» est délibérément ambigu au niveau harmonique. Ses trois répétitions
consécutives de la même musique semblent mener à la conclusion que la musique
pourrait ainsi continuer, encore et encore, comme les « Vexations » de Satie
(1893).
Mais l'influence de Satie est principalement de nature structurelle : l'utilisation
abondante des pédales, les couleurs modales aliénantes et la qualité transparente
des deux œuvres rappellent un passé plus lointain. Elles prévoient également le
postmodernisme avant que la plupart des œuvres modernistes emblématiques
n'aient été écrites.
Bien que les deux œuvres offrent un regard distancié sur le passé, leur
atmosphère pianistique évoque des œuvres de répertoires proches de celui de
Scriabine, que Cage a entendu pour la première fois à l'âge de 18 ans.
L'expérience a conduit Cage à acheter une anthologie moderne de miniatures
pour piano, « Das neue Klavierbuch », cela l'a mené à appréhender Schoenberg et
Satie, et a eu une influence décisive sur son évolution en tant que compositeur.
Morton Feldman, l'un des protégés de Cage et de plus en plus fréquemment
considéré comme une figure majeure de la musique du 20e siècle, a également
été mis en contact avec la musique de Scriabine de façon précoce. Le premier
professeur de piano de Feldman était Vera Maurina-Press, une proche amie de la
famille de Scriabine. Sous sa tutelle, Feldman a étudié les œuvres de Scriabine, et
dira plus tard de ses premières compositions qu'elles étaient des miniatures «
Scriabinesques » pour piano. Bien qu'il crédite Cage en lui accordant « la
permission de faire confiance à [ses] instincts », l'éducation pré-Cage de Feldman
reste une importante part de son identité musicale.
Feldman est par la suite passé par des phases d'admiration pour d’autres maîtres
du vingième siècle, dont Webern, Stravinsky et Varèse. Toutefois, la texture et la
gestuelle du « style tardif » de Feldman, et en particulier son écriture pour le
piano, sont redevables à Scriabine, avec un jeu de pédales généreux, une
esthétique lyrique abstraite, et des accords dominants enrichis de 9ème, 11ème et
13ème qui tendent à centrer la tonalité tout en évitant la résolution tonale.
La caractéristique la plus frappante de la musique de Feldman est la constance du
faible volume : le pianissimo étant sa signature. Mais il y a aussi la répétition
obsessionnelle de fragments asymétriques. Feldman a révélé à plusieurs reprises
qu'il considérait le processus de composition comme « de regarder des insectes au
microscope ». La métaphore combine deux idées : celle de magnifier quelque
chose pour mieux en apprécier le mouvement, et l'idée d'observer et de regarder
les choses se dérouler plutôt que de les contrôler.
Peut-être encore plus révélatrice, mais différemment, est l’observation de
Feldman quinze ans plus tôt : « Ce que je veux, c'est écouter la musique à travers
un télescope ». Encore une fois, on y trouve l'idée d'agrandir le plus possible le
sujet précis de l'étude. Mais dans cette version antérieure, l'objet que nous
observons est loin dans l'espace, dans un lieu mystérieux, hors de portée.
L'étendue du paysage vide est au-delà de notre compréhension; nous sommes
subjugués par des objets qui se meuvent perpétuellement au ralenti.
« Palais de Mari » de Feldman (1986) a été rédigé à la demande de son élève et
confidente, Bunita Marcus, qui lui a demandé un morceau de 15 minutes. À
l'époque, de nombreuses œuvres de Feldman s'étendaient sur plus d'une heure;
certaines même duraient plusieurs heures. Il n'est donc pas surprenant que
Feldman ait dépassé la commande de 10 minutes. Pourtant, je me suis souvent
demandé s'il était possible d'écrire des pièces plus courtes dans le style tardif de
Feldman. La magie des œuvres tardives de Feldman ne dépend-t-elle pas quelque
part de la prodigieuse durée de sa musique ?
Pas nécessairement : l'œuvre de Scott Wollschleger « Music Without Metaphor »
(2013) prouve qu'il est possible d'extrapoler le style à une bien plus petite échelle.
Wollschleger, jeune compositeur new yorkais, est un étudiant de Nils Vigeland
que Feldman a qualifié de « l'un des étudiants les plus brillants que j'ai jamais eu
». Mais la musique de Vigeland ne sonne pas du tout comme celle de Feldman;
les gènes stylistiques semblent avoir sauté une génération. Wollschleger est à
Feldman ce que Scriabine est à Chopin: il y a un lien indubitable, mais il y a aussi
une voix communicative puissante et directe présente chez le plus jeune
compositeur, qui transcende le lien.
Cage a dit: « Je voudrais que nous pensions, comme on le peut dans le
bouddhisme zen, que « Je suis là où je dois être » ». Cette idée est l'une des
pierres angulaires de l'esthétique de « Music Without Metaphor » ; on y entend
une patience et une introspection indéniable. Bien que ces qualités soient
perceptibles dans toute la musique sur cet album, elles sont particulièrement
importantes dans la pièce de Wollschleger. Elles sont même prises en compte
dans le manuscrit, qui a été consciencieusement copié à l'encre noire par
Wollschleger. Le résultat est élégant et rappelle la calligraphie japonaise; la
partition communique le même sens poétique que la musique elle-même.
« Mon problème est que je ne veux pas changer », a avoué Feldman : « Mon
problème est que je voudrais me répéter, et que je ne peux pas. Je n'ai pas envie
de changer. Mais ma musique change continuellement. Elle se fait plus âgée. ».
Cette métaphore pourrait s'appliquer non seulement à l'expression d'un
compositeur particulier, mais à l'héritage commun de la musique au cours des
siècles. Certaines connexions intergénérationnelles sont bien documentées.
D'autres languissent, attendant d'être prises en considération.
En feuilletant les ouvrages relatifs à ces compositeurs, mes yeux sont tombés sur
ces mots: « Sa tonalité, intime, était charmante. Son pianissimo était
remarquable. Sa couleur était à la limite du fantastique ». [1] J'ai cligné des yeux
et j'ai réalisé que ce que je pensais n'être qu'une description remarquable de
Feldman en était en fait une de Scriabine.
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[1] Faubion Bowers, “Scriabin, A Biography” (Mineola, NY: Dover Publications,
1996), p. 170.
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