VOCABULAIRE DE L'ÊTRE ET ARCHÉOLOGIE DU DISCOURS ONTOLOGIQUE Christophe Erismann Editions de Minuit | Critique Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 01/12/2013 10h11. © Editions de Minuit ISSN 0011-1600 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-critique-2004-5-page-402.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Erismann Christophe, « Vocabulaire de l'être et archéologie du discours ontologique », Critique, 2004/5 n° 684, p. 402-414. -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Editions de Minuit. © Editions de Minuit. 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Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 01/12/2013 10h11. © Editions de Minuit 2004/5 - n° 684 pages 402 à 414 8/04/04 10:00 Page 402 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 01/12/2013 10h11. © Editions de Minuit Vocabulaire de l’être et archéologie du discours ontologique Jean-François Courtine Les Catégories de l’être. Études de philosophie ancienne et médiévale } Paris, PUF, coll. « Épiméthée », 2003, 305 p. Jusqu’à la fin du XIIe siècle et à la redécouverte de l’ensemble du corpus aristotélicien gréco-arabe, les Catégories d’Aristote ont rempli dans le monde latin l’espace laissé vacant par l’absence de la Métaphysique d’Aristote. Durant plus de sept siècles, de Boèce à Pierre Abélard, le travail en ontologie a donc été – littéralement – catégorial. L’opuscule reste au cœur de la recherche philosophique : une nouvelle édition du texte grec vient d’être proposée, deux traductions françaises sont parues 1 ; dans un volume collectif récent 2, ce sont les Catégories/catégories qui sont invoquées pour répondre à la question : quelle philosophie pour le XXIe siècle ? La tradition analytique n’est pas en reste : Jorge Gracia (à qui l’on doit de précieuses recherches historiques et systématiques sur le pro- 1. La nouvelle édition du texte et sa traduction, dues à Richard Bodéus, sont parues en 2001 aux Belles Lettres ; l’autre traduction française, dotée d’un riche et précieux apparat (glossaire, anthologie des textes afférents), a été publiée aux Éditions du Seuil en 2002 par Frédérique Ildefonse et Jean Lallot. 2. Quelle philosophie pour le XXIe siècle ? : l’organon du nouveau siècle, Paris, Gallimard, Folio, 2001. Ce collectif comprend notamment des textes de Jules Vuillemin, Jacques Bouveresse et Vincent Descombes. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 01/12/2013 10h11. © Editions de Minuit 402/414 8/04/04 10:00 Page 403 VOCABULAIRE DE L’ÊTRE 403 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 01/12/2013 10h11. © Editions de Minuit blème de l’individuation) leur confie le soin d’asseoir le fondement unitaire de la métaphysique 3. Jouant de l’ambiguïté du titre – les « catégories » : l’œuvre ou la doctrine –, JeanFrançois Courtine a toute latitude pour passer de l’histoire de la Métaphysique à celle des Catégories ; pratiquant de la sorte, il contribue à ancrer solidement les deux textes dans une destinée commune, mais non dénuée de discontinuités. Cette lecture croisée tend à rattacher les Catégories non seulement à l’histoire de la logique, mais bien aussi – ou plutôt – à celle de la métaphysique. S’il est, de fait, une thèse qui se dégage irrésistiblement des diverses analyses séquentielles du livre de Courtine, c’est bien le lien indéfectible des catégories à la philosophie première. Sensibilisé à la Seinsfrage (question de l’être) par une longue fréquentation de la philosophie allemande de Schelling à Heidegger, l’auteur œuvre, à l’heure d’un nominalisme dominant, pour ne pas laisser les catégories se voir dépouiller de toute implication métaphysique. Une lecture du texte aristotélicien se profile en filigrane : catégories du discours, elles sont aussi, on serait presque tenté de dire surtout, catégories ontologiques. Concevoir les catégories uniquement comme des noms, comme des catégories du langage, reviendrait à passer à côté de l’enjeu véritable de celles qui sont, comme le titre du recueil le proclame, des catégories de l’être. C’est donc à la fois en historien de la métaphysique et de la Métaphysique, que Courtine aborde les catégories, avec pour objectif de débusquer dans leurs lieux d’expression les thèses qui ont contribué à l’histoire de la philosophie première, sans y être textuellement liées. De par la variété de la matière, il est amené à englober des courants de pensée souvent sous-estimés. Pour rendre possible leur intégration, il lui faut comprendre la métaphysique selon une acception souple, non déterminée d’avance par une certaine vulgate heideggérienne. Histoire et philologie sont dès lors associées à l’enquête proprement philosophique pour prendre en regard l’ensemble d’une histoire, bien au-delà de la prétendue « unité destinale-historiale » de la métaphysique constituée comme onto-théologie. Si l’un des 3. Metaphysics and Its Task. The Search for the Categorical Foundation of Knowledge, New York, SUNY, 1999. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 01/12/2013 10h11. © Editions de Minuit 402/414 8/04/04 404 10:00 Page 404 CRITIQUE Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 01/12/2013 10h11. © Editions de Minuit livres précédents de Courtine, Suárez et le système de la métaphysique, avait notamment pour but de réhabiliter l’interprétation médiévale d’Aristote, c’est le néoplatonisme que ce volume veut revaloriser. En somme, l’auteur veut élargir le concept de métaphysique au-delà de l’onto-théologie pour faire toute sa place à la tradition néoplatonicienne 4. Le néoplatonisme – grec, celui des Ammonius, David et Simplicius ou latin d’Érigène – peut alors s’insérer dans une histoire dont la linéarité n’est plus exigée. Cette revalorisation du principal courant de la philosophie grecque tardive par une plus juste appréciation de son rôle dans l’histoire de la métaphysique occidentale était nécessaire. Grand oublié de la réflexion heideggérienne, comme l’a montré Werner Beierwaltes 5, dont certaines conclusions sont prolongées dans le récent livre de Jean-Marc Narbonne 6, le néoplatonisme a pâti du privilège accordé à la soi-disant métaphysique aristotélico-thomiste. Le cas des Catégories est sur ce point exemplaire. Il s’est en effet développé dans l’école néoplatonicienne une tradition de commentaire du traité aristotélicien dont la richesse, grâce aux travaux de Philippe Hoffmann, commence à peine d’être évaluée. Les recherches de Courtine, dont certains résultats sont intégrés dans ce livre, soulignent le rôle primordial joué par les néoplatoniciens dans l’invention de l’analogie de l’être – cette même analogie qui fut longtemps présentée comme aristotélico-thomiste, mais dont l’esprit et la lettre sont pseudo-aristotéliciens. C’est dans l’exégèse néoplatonicienne des Catégories, particulièrement dans l’interprétation du chapitre des paronymes, et non dans la Métaphysique, que la problématique de l’analogie prend racine. L’étude des origines de cette doctrine révèle l’objectif ultime du travail de Courtine quant aux Catégories ; la problématique de l’analogie de l’être est, en effet, intimement liée à la question de la détermination de la métaphysique dans 4. Pour une réflexion complémentaire sur ce point, voir J.-F. Courtine, « Métaphysique et onto-théologie », in J.-M. Narbonne et L. Langlois, La Métaphysique. Son histoire, sa critique, ses enjeux, Paris-Laval, Vrin, 1999, p. 137-157. 5. Cf., particulièrement, Identität und Differenz, Francfort, Klostermann, 1980. 6. Hénologie, ontologie et Ereignis : Plotin, Proclus, Heidegger, Paris, Belles Lettres, 2001. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 01/12/2013 10h11. © Editions de Minuit 402/414 8/04/04 10:00 Page 405 VOCABULAIRE DE L’ÊTRE 405 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 01/12/2013 10h11. © Editions de Minuit sa constitution unitaire 7. Courtine peut donc clore en ces termes l’un de ses parcours sur la différence ontologique et l’analogie : « ce qui nous importait donc, c’était plutôt d’établir, hors de son lieu obligé d’exposition doctrinale, l’enjeu véritable du débat, à savoir la constitution possible de la métaphysique dans son unité constitutionnelle et/ou son articulation systématique » (p. 211). Pour Courtine, la métaphysique forme un « système », elle connaît des transformations et répond à une logique que l’on ne peut déceler qu’en procédant à une enquête portant sur la longue durée. La perception des problématiques selon une approche globale de cette histoire fait apparaître certes l’élaboration, mais surtout le sens et la portée des doctrines ontologiques. Car la métaphysique est un domaine où les nouveautés et les décisions sont rares et souvent masquées, généralement inapparentes. Seules la comparaison et la confrontation des diverses architectoniques permettent de mettre au jour les évolutions, les reprises, autant que les ruptures. L’auteur, dans son bref avant-propos, décrit ainsi la visée du projet, commune aux neuf études, enrichies et actualisées 8, qui composent le recueil : Contribuer, soit en procédant par coups de sonde, sur un corpus limité, soit en pratiquant des coupes beaucoup plus larges, à une 7. La parution prochaine, aux Éditions Vrin, d’un livre de Courtine consacré exclusivement à la question des origines néoplatoniciennes de l’analogie (L’Invention de l’analogie. Aristote et les commentateurs grecs) sera sans doute l’occasion de revenir sur l’élaboration conjointe de l’onto-théologie et de l’analogie de l’être. 8. Il s’agit de : I. Les traductions latines d’ousia et la compréhension romano-stoïcienne de l’être ; II. Substance – sujet ; III. Schelling lecteur d’Aristote ; IV. Les catégories dans le De divisione naturae de Jean Scot Érigène : espace et temps ; V. Aux origines néoplatoniciennes de la doctrine de l’analogie de l’être ; VI. Différence ontologique et analogie de l’être ; VII. La critique heideggérienne de l’Analogia entis ; VIII. La doctrine cartésienne de l’idée et ses sources scolastiques ; IX. Leibniz et la langue adamique. On notera que Courtine a ajouté la traduction française de la plupart des citations latines. Les références bibliographiques ont été considérablement enrichies ; un dialogue stimulant avec les recherches les plus récentes de nombreux médiévistes (Boulnois, Libera, Perler…) s’ajoute à une discussion soutenue d’auteurs plus « classiques » (Gilson, Hadot, Aubenque…). Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 01/12/2013 10h11. © Editions de Minuit 402/414 8/04/04 406 10:00 Page 406 CRITIQUE Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 01/12/2013 10h11. © Editions de Minuit autre écriture de l’histoire de la philosophie, ni simplement érudite ou positiviste, ni non plus pour le coup, historiale ou épochale, aussi attentive que possible aux langues en lesquelles s’élabore ladite question de l’être, aux séquences longues de sa traditionalité et de sa traductibilité ; attentive aussi, de manière plus ou moins nette au fil des différents essais, à l’histoire des problématiques – histoire lente, longue, pas toujours linéaire, dont la découpe et les traits saillants ne ressortent précisément qu’à télescoper l’histoire des concepts, des domaines, des compétences régionales, réelles ou prétendues (p. 7-8). Deux exemples suffiront à illustrer la pertinence de la démarche et la justesse de la thèse. Le premier est fourni par le magistral article qui inaugure le volume, consacré aux traductions latines d’ousia et à la conception romano-stoïcienne de l’être. Dans ce texte, Courtine montre que les choix lexicaux, bien loin d’une fortuité peu philosophique, sont le résultat de choix ontologiques. Le second exemple, médiéval, sera tiré de l’analyse que donne l’auteur d’une partie du travail d’ontologie catégoriale que propose Jean Scot Érigène. Consacrée à la question des traductions latines de la première des catégories, l’ousia, l’étude initiale montre comment l’évolution de la conception de cette catégorie reflète une évolution lente, profonde, de la conception même de l’être. L’étude lexicographique témoigne ici de l’élaboration conceptuelle. La question centrale est, quant à sa formulation du moins, relativement simple : pourquoi et comment, sur quel fond et dans quel horizon, la traduction latine d’ousia par substantia a-t-elle pu s’imposer historiquement, au point de n’être pratiquement plus jamais remise en cause, à travers le commentarisme médiéval, la scolastique tardive et l’exégèse moderne ? De l’ensemble de l’étude, nous ne retiendrons qu’une alternative fondamentale, celle entre deux traductions, entre deux hommes, Boèce et Augustin, afin d’illustrer comment ce qui ne semble qu’une question technique et ponctuelle peut se révéler être un prisme grossissant, une pierre de touche capable de mettre au jour les longues évolutions des paradigmes ontologiques. Boèce, traducteur des Catégories, défend substantia, en héritier d’une tradition antérieure et d’une conception de l’être appelée romanostoïcienne ; en face, Augustin opte pour ce qu’il présente comme un néologisme, essentia ; dans les deux cas, le choix Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 01/12/2013 10h11. © Editions de Minuit 402/414 8/04/04 10:00 Page 407 VOCABULAIRE DE L’ÊTRE 407 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 01/12/2013 10h11. © Editions de Minuit du terme est déterminé par une position métaphysique que la décision terminologique rend plus explicite. Le choix de Boèce dans sa versio latina des Catégories d’opter pour substantia reflète une conception métaphysique, une perspective que Courtine qualifie d’empirico-nominaliste 9. Ainsi, c’est parce que l’ousia est fondamentalement appréhendée comme subjectité qu’elle peut être adéquatement nommée substance. Elle est substance parce qu’elle est d’abord sujet, comme le précise Boèce dans son commentaire aux Catégories : C’est à bon droit que l’on appelle principalement substance ce qui est le plus et premièrement sujet. La substance première est donc dite le plus substance, parce que peut principalement être dit substance ce qui est le plus sujet pour les autres choses ; or c’est la substance première qui est le plus sujet (182d). La primauté du sujet fonde la prééminence de la substance première en raison de sa subjectité. Cette subjectité devient le trait fondamental qui convient pour définir aussi bien le sujet logique pris dans une proposition prédicative (dici de subiecto) que l’individu empiriquement appréhendé et auquel revient tel ou tel accident (in subiecto inesse). Courtine insiste sur cette double nature de la subjectité de la substance, ontologique et prédicative : C’est parce qu’elle est d’abord et avant tout « sujet », sous-jacente aux accidents à qui elle procure de par sa sub-sistance propre une certaine con-sistance, et parce qu’elle est du même coup soumise ou sujette à la prédication des substances secondes, que l’ousia doit être appréhendée et désignée principalement comme substance. La « dénomination » s’impose absolument, puisqu’elle est rigoureusement appropriée à ce que Boèce lit dans le traité aristotélicien ; substantia est en effet le terme qui dit en propre la sous-jacence et la subjectité présupposées par l’optique catégoriale. (p. 26) Le texte de Boèce est alors explicite : 9. Cette appellation est cependant problématique, car la position de Boèce sur la question des universaux est complexe. Sur cette question, cf. A. de Libera, L’Art des généralités. Théories de l’abstraction, Paris, Aubier, 1999, spécialement « Le « nominalisme » de Boèce : essai de synthèse », p. 267-280. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 01/12/2013 10h11. © Editions de Minuit 402/414 8/04/04 408 10:00 Page 408 CRITIQUE Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 01/12/2013 10h11. © Editions de Minuit Les premières substances sont donc dites surtout et principalement substances, parce qu’elles sont à ce point subjectées à tout le reste que toutes les autres choses sont en elles à titre d’accidents, ou sont prédiquées d’elles, à titre de substances secondes […] les individus à leur tour sont dits substances premières parce que eux aussi gisent au fond de tout le reste. (183 CD) C’est sur la base d’une précompréhension empirique ou sensible de l’étant-présent que le lexique de la subjectité ou de la substantialité vient au premier plan avec Boèce. Fixant le vocabulaire latin de l’être, Boèce engage toute la tradition médiévale de l’interprétation d’Aristote : des conséquences de ce choix sont perceptibles jusque dans l’œuvre de Leibniz. Courtine conclut : « l’entente de l’être qui commande ces différentes traductions culmine dans la détermination unilatéralement subjective de la substance ». Augustin défend, lui, la traduction d’ousia par essentia, bien plus naturelle, puisqu’elle est forgée sur le verbe être (esse). L’évêque d’Hippone, à la fin du IVe siècle, impose définitivement dans la langue latine le terme essentia, dont on relève quelques autres occurrences chez des auteurs influencés par le néoplatonisme (Macrobe, Calcidius). Le renversement que représente l’œuvre d’Augustin ne peut être compris que si l’on prend en compte la modification du concept d’esse qui l’accompagne. Essentia est intégrée dans une métaphysique néoplatonicienne que Courtine, à la suite des travaux de Pierre Hadot, présente comme porphyrienne. Rien n’est, rien n’est étant que par l’être même. L’essence se comprend à partir de l’acte d’être. Augustin peut alors développer sa deuxième « révolution » : la théologisation de l’essence. En effet, cet être même qui cause les étants, ce pur acte d’être, n’est autre que Dieu compris comme l’essence par excellence. L’essence devient l’Essence, Dieu est la causa essendi. L’ousia première aristotélicienne est, dans un geste théorique décisif, par une superposition de textes et de doctrines, assimilée à l’Essence suprême, l’essentia quae summe maxime est, c’est-àdire Dieu. Se déploie alors ce que la critique appellera la métaphysique augustinienne de l’essence. Au-delà d’une simple substitution terminologique, Augustin, en remplaçant substantia par essentia, ouvre une compréhension neuve de l’être. L’étude des choix de traduction, des options de lexique, se révèle être alors l’un des plus fidèles instruments à la dispo- Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 01/12/2013 10h11. © Editions de Minuit 402/414 8/04/04 10:00 Page 409 VOCABULAIRE DE L’ÊTRE 409 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 01/12/2013 10h11. © Editions de Minuit sition de l’historien de la philosophie pour mesurer les changements et les ruptures de paradigmes. La mise en réseau d’une série de textes qui, pris individuellement, sembleraient presque anodins, permet d’exhumer une conception sous-jacente qui, abstraite et reconstruite, forme une véritable compréhension de l’être. Courtine le montre bien avec l’étude des usages préboéciens du terme substantia. Il souligne que la notion de substantialité est, pour des auteurs comme Cicéron, indissociable de la corporéité. Ainsi ne sont vraiment que les corps : une substance véritable est corporelle. Être doit donc se comprendre selon la double mais identique acception d’« avoir un corps » et d’« avoir substance ». Par exemple, pour Cicéron, ne pas avoir de corps équivaut à n’être pas. Courtine l’explicite bien : Tout se passe comme si le terme de substantia, qui trouve la plénitude de son sens dans des expressions composées du type substantiam habere, avait pour objet d’élaborer thématiquement une entente immédiate de l’être comme corporéité, solidité, fond(s). La substantia est donc proprement ce qui est à la base – id quod substat –, la réalité qui se tient en dessous et sur laquelle on peut faire fond, le fondement qui assure à l’étant qui est vraiment sa subsistance en le soutenant ontologiquement. (p. 59) Le texte cicéronien prend alors une autre ampleur : Je dis que sont [vraiment] les choses que l’on peut voir ou toucher, comme fonds de terre, mur d’enceinte, réservoir d’eau, esclave, bétail, mobilier, provisions, etc. Je dis au contraire que ne sont pas [vraiment] les choses qui ne peuvent pas être touchées ou montrées du doigt, mais peuvent pourtant être distinguées et comprises par l’esprit, comme quand on doit définir l’usucapion, la tutelle, la gens, l’agnation, toutes choses qui n’ont aucun corps à la base [i.e. aucune substance], mais dont il y a cependant une certaine configuration innée, une certaine connaissance empreinte dans l’esprit, et que j’appelle notion. (Topiques, VI, 27) L’être réel se définit comme l’être substantiel en opposition à tout ce qui est dépourvu d’un tel substrat corporel, c’està-dire du subesse propre au corps. L’étude de la postérité de cette thèse est captivante, notamment par les pertinentes critiques qui lui seront adressées. Un effort de dissocier corporéité et substantialité va s’amorcer dès Marius Victorinus. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 01/12/2013 10h11. © Editions de Minuit 402/414 8/04/04 410 10:00 Page 410 CRITIQUE Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 01/12/2013 10h11. © Editions de Minuit Même s’il reste fidèle à la thèse de la relation « fondative » de la substantialité, il va critiquer, dans son Liber de Definitionibus, la thèse cicéronienne : [Cicéron] veut distinguer entre les choses qu’il dit être, et celle qu’il dit n’être pas. Il pose que les choses auxquelles un corps est sousjacent sont ; quand nous définissons par exemple ce qu’est l’eau ou ce qu’est le feu ; il veut au contraire que l’on considère comme n’étant pas les choses qui paraissent n’avoir aucune substance corporelle comme la piété, la vertu, la liberté. Nous disons au contraire que toutes ces choses, qu’elles soient avec ou sans corps, sont à ranger sous un seul chef générique [celui de l’être, c’est-àdire de la substantialité], si seulement on les appréhende en ceci qu’elles apparaissent être par soi ou être dans un autre. Il faut donc comprendre que sont toutes ces choses qui peuvent toujours avoir une substance propre, soit parce que ces choses sont corporelles, soit parce qu’elles sont des qualités, comme cela est certainement déterminé, autorisant pleinement cette dénomination. (p. 12 : 7-20) Le flambeau de la critique sera repris avec vigueur au siècle par Jean Scot Érigène. Par ailleurs partisan d’essentia, le néoplatonicien latin s’inscrit en rupture avec cette compréhension de l’être. Pour lui, la substance d’un individu et son corps sont deux choses qu’il faut impérativement distinguer sous peine de tomber dans ce qu’il nomme les « erreurs communes ». Érigène, par l’entremise de l’un des deux interlocuteurs du Periphyseon – le disciple – s’étonne de l’oubli de l’intelligible, de ce « que l’on en soit arrivé dans l’usage courant de la vie quotidienne humaine […] à croire que l’ousia n’est rien d’autre que ce corps visible et tangible » (480 A) 10. Ce n’est pas ce point de la pensée érigénienne que Courtine aborde, mais une part du travail d’ontologie catégoriale que transmet le premier livre du Periphyseon. Il montre comment les catégories de lieu et de temps ne sont pas seulement des déterminations de l’être, mais bien des conditions a priori de possibilité de l’être créé lui-même. L’étant ne peut être que localement et temporellement, c’est là l’empreinte de son IXe 10. Sur ce point, voir notre article : « Érigène et la subsistance du corps », Studia philosophica, 62 (2003), p. 91-105. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 01/12/2013 10h11. © Editions de Minuit 402/414 8/04/04 10:00 Page 411 VOCABULAIRE DE L’ÊTRE 411 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 01/12/2013 10h11. © Editions de Minuit essentielle finitude. Le texte de Courtine, comme les travaux de Marta Cristiani ou de John Marenbon, prouve que la problématique catégoriale chez Jean Scot n’est pas une question annexe, mais qu’elle est bien le cœur métaphysique de son système philosophique. En effet, la question catégoriale a pour enjeu véritable de « délimiter en sa spécificité la sphère de l’être, ou de l’étant fini, c’est-à-dire arrêter les déterminations accidentelles qui rendent possible l’apparition de l’étant, au premier rang desquelles figurent les coordonnées spatiotemporelles » (p. 136). Le lieu et le temps sont à comprendre comme les déterminations ontologiques de l’étant créé, des déterminations préalables et transcatégorielles qui définissent le créé dans son statut créaturel. Ou comme le dit Courtine : « avant d’être des données ontiques, l’ubi et le quando représentent donc des déterminations ontologiques, constitutives de l’être de l’étant créé dans la mesure où il est toujours aliquo modo esse » (p. 159). Ainsi, loin d’apparaître comme des éléments extrinsèques venus s’ajouter après coup à la définition de l’étant fini, ils décident d’avance de son mode d’être. Si la créature est déterminée dans son être par le lieu et le temps, ces deux catégories sont aussi les conditions d’intelligibilité de tout étant créé. Selon Jean Scot, l’étant créé accède à l’être et se donne à connaître non en ce qu’il est, mais en ses principales déterminations, les catégories. Jean Scot défend le postulat de l’incognoscibilité radicale de l’essence. Qu’elle soit celle de Dieu ou de n’importe quel être créé, l’essence est inconnaissable ; il est possible de savoir d’une chose qu’elle est (quia est), mais non ce qu’elle est (quid est). Seules les propriétés circonstancielles qui entourent l’essence (lieu, temps, quantité, situation) la rendent connaissable (471B). Sa quiddité est insaisissable par les sens ou l’entendement, elle ne peut être appréhendée que dans son existence phénoménale. Reconnaissant ce privilège absolu accordé à l’espace et au temps, Jean Scot suit deux de ses principales sources, Grégoire de Nysse et Maxime le Confesseur. Le lieu et le temps cessent, pour ces penseurs, d’être des catégories comme les autres, puisqu’ils désignent un trait fondamental de l’être et ne peuvent se réduire à la détermination accidentelle de quelque substance dont la subsistance se laisserait penser dans sa Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 01/12/2013 10h11. © Editions de Minuit 402/414 8/04/04 10:00 Page 412 412 CRITIQUE Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 01/12/2013 10h11. © Editions de Minuit spécificité indépendamment de la spatialité et de la temporalité. L’exemple d’Érigène sert à merveille la thèse que défend Courtine, de l’implication métaphysique des catégories ; on voit bien que pour Jean Scot les catégories ne sont pas de l’ordre du nom ou du concept, mais bien plus fondamentalement des déterminations ontologiques du monde sensible. Cette thèse générale trouve une justification supplémentaire quand on examine la catégorie d’ousia. Si le lieu et le temps sont les déterminations a priori de l’être créé, l’ousia est la structure ontologique de la réalité. Érigène défend en effet une conception du monde sensible comme vaste réalisation de l’arbre de Porphyre, c’est-à-dire de la division de l’ousia en genres, espèces et individus. L’ousia que Jean Scot, dans ce sens, traduit par essentia est le principe d’être de la réalité. Dans le cas de l’ousia, comme pour les deux catégories d’espace et de temps étudiées par Courtine, on peut aisément constater que le rôle dévolu par Jean Scot à ces catégories transcende l’ordre du langage. Ces catégories sont les principes ontologiques qui déterminent le monde sensible dans son être même (l’ousia) et dans son existence créaturelle (le lieu et le temps). L’ontologie du monde sensible que propose Jean Scot dans le Periphyseon ne se comprend que comme catégoriale. Résultat de la conception de la dialectique comme enquête ontologique plus que discursive, les catégories sont, pour Érigène, les déterminations véritables de l’être créé. * Couvrant plus de vingt-cinq siècles de pratique philosophique, ce livre foisonnant instaure un véritable dialogue entre textes antiques et médiévaux et penseurs modernes ou contemporains, comme pour témoigner de l’importance qu’ont gardée les problématiques aristotéliciennes liées aux Catégories ou à la Métaphysique, tout au long de l’histoire intellectuelle occidentale. À titre d’exemple, la définition que Schelling donne de l’ousia, dans un mouvement d’identification de l’être à la substance, témoigne de l’étendue de l’appropriation de la métaphysique aristotélicienne : « l’ousia n’est pas l’étant, mais ce dont il y a étant et qui est pour lui la cause de l’être. Elle est de manière générale, ce dont tout est dit et qui lui-même n’est dit Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 01/12/2013 10h11. © Editions de Minuit 402/414 8/04/04 10:00 Page 413 VOCABULAIRE DE L’ÊTRE 413 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 01/12/2013 10h11. © Editions de Minuit de rien. Or, puisque tout ce qui est dit exprime un être, il apparaît clairement que l’ousia aristotélicienne n’est pas l’étant, mais cela qui est l’étant » (Introduction à la philosophie de la mythologie, p. 341). Dans la même perspective, l’analogie de l’être est aussi présentée dans sa permanence historique. Courtine analyse notamment la tentative de systématisation proposée par Franz Brentano et sa lecture critique par Martin Heidegger. Dans l’œuvre de Brentano, les deux problématiques des catégories et de l’analogie, qui ont pu sembler ailleurs disjointes, se retrouvent exemplairement unifiées. Brentano concentre, en effet, la question de l’être et de ses multiples significations dans l’analyse catégoriale. Son projet est de découvrir le principe de la subdivision des catégories – comprises comme les plus hauts concepts communs synonymes, c’est-à-dire les genres suprêmes de l’être – en reconstituant ce qu’il nomme leur « arbre généalogique », afin de démontrer leur inébranlable unité. Recherchant l’un par-delà le multiple, Brentano, dans Aristote, les significations de l’être, tente de systématiser la pluralité des sens de l’être selon une double doctrine de l’analogie – de proportionnalité et d’attribution –, afin de rendre possible la déduction de toutes les acceptions différenciées à partir d’une acception unitaire. On voit ici ce que peut signifier la « longue durée » philosophique. Bien plus qu’une succession d’études, ce volume est la défense par l’exemple d’une certaine conception du travail en histoire de la philosophie. L’auteur ne propose pas une théorisation réflexive de sa méthode, mais bien plutôt, et il ose le terme dans l’avant-propos, des « leçons de méthode ». Sensible à la contribution des philosophes modernes, tout en préservant la spécificité des problématiques historiques, Courtine montre l’interaction des philosophies et la nécessité d’une approche holistique. Plaidoyer pour la rigueur philologique, pour l’importance de l’étude du lexique et de la juste appréciation des traductions et des traditions, ce livre est aussi une réponse aux critiques dont la philosophie dite « continentale » est la proie. S’il y a réellement une culture de l’argument propre à la philosophie analytique et une culture du commentaire dont la philosophie européenne serait l’avatar 11, ce livre, 11. Cette thèse, soutenue par Barry Smith (« Textual Deference », American Philosophical Quarterly, 28, 1991, p. 1-24), est régulièrement Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 01/12/2013 10h11. © Editions de Minuit 402/414 8/04/04 414 10:00 Page 414 CRITIQUE Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 01/12/2013 10h11. © Editions de Minuit c’est le moins qu’on puisse dire, témoigne de l’apport considérable de la culture du commentaire. Il montre, par l’étude de réseaux de problèmes, comment les textes s’éclairent entre eux, comment des problématiques apparemment éloignées peuvent se clarifier en étant étudiées en parallèle. Rejetant les chapelles et les chasses gardées, Courtine opte délibérément pour une approche au long cours de l’histoire de la métaphysique, dans sa permanence et ses discontinuités. Ce choix, loin d’ôter de la rigueur à l’étude, ne fait que renforcer la pertinence de l’analyse. Au-delà des questions historiques, l’auteur réussit, par une archéologie du vocabulaire de l’être, à faire ressortir l’enjeu philosophique majeur des questions traitées. Dans son austérité même, pareil recueil nous donne l’une des plus belles démonstrations que, bien faite, l’histoire de la philosophie peut être aussi philosophie. Christophe ERISMANN reprise et affirmée sur nouveaux frais, de façon souvent polémique, par Kevin Mulligan. Voir par exemple « C’était quoi la philosophie dite “continentale ?” », in AAVV, Un siècle de philosophie 1900-2000, Paris, Gallimard, 2000, p. 332-363. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 01/12/2013 10h11. © Editions de Minuit 402/414