vocabulaire de l`être et archéologie du discours

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VOCABULAIRE DE L'ÊTRE ET ARCHÉOLOGIE DU DISCOURS
ONTOLOGIQUE
Christophe Erismann
Editions de Minuit | Critique
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Pour citer cet article :
-------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Erismann Christophe, « Vocabulaire de l'être et archéologie du discours ontologique »,
Critique, 2004/5 n° 684, p. 402-414.
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Vocabulaire de l’être
et archéologie du discours
ontologique
Jean-François Courtine
Les Catégories de l’être.
Études de philosophie ancienne
et médiévale
}
Paris, PUF, coll. « Épiméthée »,
2003, 305 p.
Jusqu’à la fin du XIIe siècle et à la redécouverte de
l’ensemble du corpus aristotélicien gréco-arabe, les Catégories
d’Aristote ont rempli dans le monde latin l’espace laissé vacant
par l’absence de la Métaphysique d’Aristote. Durant plus de
sept siècles, de Boèce à Pierre Abélard, le travail en ontologie
a donc été – littéralement – catégorial. L’opuscule reste au
cœur de la recherche philosophique : une nouvelle édition du
texte grec vient d’être proposée, deux traductions françaises
sont parues 1 ; dans un volume collectif récent 2, ce sont les
Catégories/catégories qui sont invoquées pour répondre à la
question : quelle philosophie pour le XXIe siècle ? La tradition
analytique n’est pas en reste : Jorge Gracia (à qui l’on doit de
précieuses recherches historiques et systématiques sur le pro-
1. La nouvelle édition du texte et sa traduction, dues à Richard
Bodéus, sont parues en 2001 aux Belles Lettres ; l’autre traduction
française, dotée d’un riche et précieux apparat (glossaire, anthologie
des textes afférents), a été publiée aux Éditions du Seuil en 2002 par
Frédérique Ildefonse et Jean Lallot.
2. Quelle philosophie pour le XXIe siècle ? : l’organon du nouveau
siècle, Paris, Gallimard, Folio, 2001. Ce collectif comprend notamment
des textes de Jules Vuillemin, Jacques Bouveresse et Vincent Descombes.
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blème de l’individuation) leur confie le soin d’asseoir le fondement unitaire de la métaphysique 3. Jouant de l’ambiguïté du
titre – les « catégories » : l’œuvre ou la doctrine –, JeanFrançois Courtine a toute latitude pour passer de l’histoire de
la Métaphysique à celle des Catégories ; pratiquant de la sorte,
il contribue à ancrer solidement les deux textes dans une destinée commune, mais non dénuée de discontinuités. Cette lecture croisée tend à rattacher les Catégories non seulement à
l’histoire de la logique, mais bien aussi – ou plutôt – à celle de
la métaphysique. S’il est, de fait, une thèse qui se dégage irrésistiblement des diverses analyses séquentielles du livre de
Courtine, c’est bien le lien indéfectible des catégories à la philosophie première. Sensibilisé à la Seinsfrage (question de
l’être) par une longue fréquentation de la philosophie allemande de Schelling à Heidegger, l’auteur œuvre, à l’heure d’un
nominalisme dominant, pour ne pas laisser les catégories se
voir dépouiller de toute implication métaphysique. Une lecture
du texte aristotélicien se profile en filigrane : catégories du
discours, elles sont aussi, on serait presque tenté de dire surtout, catégories ontologiques. Concevoir les catégories uniquement comme des noms, comme des catégories du langage,
reviendrait à passer à côté de l’enjeu véritable de celles qui
sont, comme le titre du recueil le proclame, des catégories de
l’être.
C’est donc à la fois en historien de la métaphysique et de la
Métaphysique, que Courtine aborde les catégories, avec pour
objectif de débusquer dans leurs lieux d’expression les thèses
qui ont contribué à l’histoire de la philosophie première, sans y
être textuellement liées. De par la variété de la matière, il est
amené à englober des courants de pensée souvent sous-estimés.
Pour rendre possible leur intégration, il lui faut comprendre la
métaphysique selon une acception souple, non déterminée
d’avance par une certaine vulgate heideggérienne. Histoire et
philologie sont dès lors associées à l’enquête proprement philosophique pour prendre en regard l’ensemble d’une histoire,
bien au-delà de la prétendue « unité destinale-historiale » de la
métaphysique constituée comme onto-théologie. Si l’un des
3. Metaphysics and Its Task. The Search for the Categorical Foundation of Knowledge, New York, SUNY, 1999.
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livres précédents de Courtine, Suárez et le système de la métaphysique, avait notamment pour but de réhabiliter l’interprétation médiévale d’Aristote, c’est le néoplatonisme que ce volume
veut revaloriser. En somme, l’auteur veut élargir le concept de
métaphysique au-delà de l’onto-théologie pour faire toute sa
place à la tradition néoplatonicienne 4. Le néoplatonisme
– grec, celui des Ammonius, David et Simplicius ou latin d’Érigène – peut alors s’insérer dans une histoire dont la linéarité
n’est plus exigée. Cette revalorisation du principal courant de
la philosophie grecque tardive par une plus juste appréciation
de son rôle dans l’histoire de la métaphysique occidentale était
nécessaire. Grand oublié de la réflexion heideggérienne,
comme l’a montré Werner Beierwaltes 5, dont certaines conclusions sont prolongées dans le récent livre de Jean-Marc
Narbonne 6, le néoplatonisme a pâti du privilège accordé à la
soi-disant métaphysique aristotélico-thomiste. Le cas des Catégories est sur ce point exemplaire. Il s’est en effet développé
dans l’école néoplatonicienne une tradition de commentaire du
traité aristotélicien dont la richesse, grâce aux travaux de
Philippe Hoffmann, commence à peine d’être évaluée. Les
recherches de Courtine, dont certains résultats sont intégrés
dans ce livre, soulignent le rôle primordial joué par les néoplatoniciens dans l’invention de l’analogie de l’être – cette même
analogie qui fut longtemps présentée comme aristotélico-thomiste, mais dont l’esprit et la lettre sont pseudo-aristotéliciens.
C’est dans l’exégèse néoplatonicienne des Catégories, particulièrement dans l’interprétation du chapitre des paronymes,
et non dans la Métaphysique, que la problématique de l’analogie prend racine. L’étude des origines de cette doctrine révèle
l’objectif ultime du travail de Courtine quant aux Catégories ;
la problématique de l’analogie de l’être est, en effet, intimement
liée à la question de la détermination de la métaphysique dans
4. Pour une réflexion complémentaire sur ce point, voir J.-F. Courtine, « Métaphysique et onto-théologie », in J.-M. Narbonne et L. Langlois, La Métaphysique. Son histoire, sa critique, ses enjeux, Paris-Laval,
Vrin, 1999, p. 137-157.
5. Cf., particulièrement, Identität und Differenz, Francfort, Klostermann, 1980.
6. Hénologie, ontologie et Ereignis : Plotin, Proclus, Heidegger,
Paris, Belles Lettres, 2001.
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sa constitution unitaire 7. Courtine peut donc clore en ces
termes l’un de ses parcours sur la différence ontologique et
l’analogie : « ce qui nous importait donc, c’était plutôt d’établir,
hors de son lieu obligé d’exposition doctrinale, l’enjeu véritable
du débat, à savoir la constitution possible de la métaphysique
dans son unité constitutionnelle et/ou son articulation systématique » (p. 211).
Pour Courtine, la métaphysique forme un « système », elle
connaît des transformations et répond à une logique que l’on ne
peut déceler qu’en procédant à une enquête portant sur la
longue durée. La perception des problématiques selon une
approche globale de cette histoire fait apparaître certes l’élaboration, mais surtout le sens et la portée des doctrines ontologiques. Car la métaphysique est un domaine où les nouveautés
et les décisions sont rares et souvent masquées, généralement
inapparentes. Seules la comparaison et la confrontation des
diverses architectoniques permettent de mettre au jour les évolutions, les reprises, autant que les ruptures. L’auteur, dans son
bref avant-propos, décrit ainsi la visée du projet, commune aux
neuf études, enrichies et actualisées 8, qui composent le recueil :
Contribuer, soit en procédant par coups de sonde, sur un corpus
limité, soit en pratiquant des coupes beaucoup plus larges, à une
7. La parution prochaine, aux Éditions Vrin, d’un livre de Courtine
consacré exclusivement à la question des origines néoplatoniciennes de
l’analogie (L’Invention de l’analogie. Aristote et les commentateurs grecs)
sera sans doute l’occasion de revenir sur l’élaboration conjointe de
l’onto-théologie et de l’analogie de l’être.
8. Il s’agit de : I. Les traductions latines d’ousia et la compréhension romano-stoïcienne de l’être ; II. Substance – sujet ; III. Schelling
lecteur d’Aristote ; IV. Les catégories dans le De divisione naturae de
Jean Scot Érigène : espace et temps ; V. Aux origines néoplatoniciennes
de la doctrine de l’analogie de l’être ; VI. Différence ontologique et analogie de l’être ; VII. La critique heideggérienne de l’Analogia entis ; VIII. La
doctrine cartésienne de l’idée et ses sources scolastiques ; IX. Leibniz et
la langue adamique. On notera que Courtine a ajouté la traduction
française de la plupart des citations latines. Les références bibliographiques ont été considérablement enrichies ; un dialogue stimulant
avec les recherches les plus récentes de nombreux médiévistes (Boulnois, Libera, Perler…) s’ajoute à une discussion soutenue d’auteurs
plus « classiques » (Gilson, Hadot, Aubenque…).
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autre écriture de l’histoire de la philosophie, ni simplement érudite
ou positiviste, ni non plus pour le coup, historiale ou épochale,
aussi attentive que possible aux langues en lesquelles s’élabore
ladite question de l’être, aux séquences longues de sa traditionalité
et de sa traductibilité ; attentive aussi, de manière plus ou moins
nette au fil des différents essais, à l’histoire des problématiques
– histoire lente, longue, pas toujours linéaire, dont la découpe et
les traits saillants ne ressortent précisément qu’à télescoper l’histoire des concepts, des domaines, des compétences régionales,
réelles ou prétendues (p. 7-8).
Deux exemples suffiront à illustrer la pertinence de la
démarche et la justesse de la thèse. Le premier est fourni par
le magistral article qui inaugure le volume, consacré aux traductions latines d’ousia et à la conception romano-stoïcienne
de l’être. Dans ce texte, Courtine montre que les choix lexicaux, bien loin d’une fortuité peu philosophique, sont le résultat de choix ontologiques. Le second exemple, médiéval, sera
tiré de l’analyse que donne l’auteur d’une partie du travail
d’ontologie catégoriale que propose Jean Scot Érigène.
Consacrée à la question des traductions latines de la première des catégories, l’ousia, l’étude initiale montre comment
l’évolution de la conception de cette catégorie reflète une évolution lente, profonde, de la conception même de l’être.
L’étude lexicographique témoigne ici de l’élaboration conceptuelle. La question centrale est, quant à sa formulation du
moins, relativement simple : pourquoi et comment, sur quel
fond et dans quel horizon, la traduction latine d’ousia par substantia a-t-elle pu s’imposer historiquement, au point de
n’être pratiquement plus jamais remise en cause, à travers le
commentarisme médiéval, la scolastique tardive et l’exégèse
moderne ? De l’ensemble de l’étude, nous ne retiendrons
qu’une alternative fondamentale, celle entre deux traductions,
entre deux hommes, Boèce et Augustin, afin d’illustrer comment ce qui ne semble qu’une question technique et ponctuelle peut se révéler être un prisme grossissant, une pierre
de touche capable de mettre au jour les longues évolutions
des paradigmes ontologiques. Boèce, traducteur des Catégories, défend substantia, en héritier d’une tradition antérieure et d’une conception de l’être appelée romanostoïcienne ; en face, Augustin opte pour ce qu’il présente
comme un néologisme, essentia ; dans les deux cas, le choix
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du terme est déterminé par une position métaphysique que la
décision terminologique rend plus explicite.
Le choix de Boèce dans sa versio latina des Catégories
d’opter pour substantia reflète une conception métaphysique,
une perspective que Courtine qualifie d’empirico-nominaliste 9.
Ainsi, c’est parce que l’ousia est fondamentalement appréhendée comme subjectité qu’elle peut être adéquatement nommée
substance. Elle est substance parce qu’elle est d’abord sujet,
comme le précise Boèce dans son commentaire aux Catégories :
C’est à bon droit que l’on appelle principalement substance ce qui
est le plus et premièrement sujet. La substance première est donc
dite le plus substance, parce que peut principalement être dit substance ce qui est le plus sujet pour les autres choses ; or c’est la
substance première qui est le plus sujet (182d).
La primauté du sujet fonde la prééminence de la substance première en raison de sa subjectité. Cette subjectité
devient le trait fondamental qui convient pour définir aussi
bien le sujet logique pris dans une proposition prédicative (dici
de subiecto) que l’individu empiriquement appréhendé et
auquel revient tel ou tel accident (in subiecto inesse). Courtine
insiste sur cette double nature de la subjectité de la substance,
ontologique et prédicative :
C’est parce qu’elle est d’abord et avant tout « sujet », sous-jacente
aux accidents à qui elle procure de par sa sub-sistance propre une
certaine con-sistance, et parce qu’elle est du même coup soumise
ou sujette à la prédication des substances secondes, que l’ousia doit
être appréhendée et désignée principalement comme substance. La
« dénomination » s’impose absolument, puisqu’elle est rigoureusement appropriée à ce que Boèce lit dans le traité aristotélicien ; substantia est en effet le terme qui dit en propre la sous-jacence et la
subjectité présupposées par l’optique catégoriale. (p. 26)
Le texte de Boèce est alors explicite :
9. Cette appellation est cependant problématique, car la position
de Boèce sur la question des universaux est complexe. Sur cette question, cf. A. de Libera, L’Art des généralités. Théories de l’abstraction,
Paris, Aubier, 1999, spécialement « Le « nominalisme » de Boèce : essai
de synthèse », p. 267-280.
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Les premières substances sont donc dites surtout et principalement substances, parce qu’elles sont à ce point subjectées à tout
le reste que toutes les autres choses sont en elles à titre d’accidents, ou sont prédiquées d’elles, à titre de substances secondes
[…] les individus à leur tour sont dits substances premières parce
que eux aussi gisent au fond de tout le reste. (183 CD)
C’est sur la base d’une précompréhension empirique ou
sensible de l’étant-présent que le lexique de la subjectité ou de
la substantialité vient au premier plan avec Boèce. Fixant le
vocabulaire latin de l’être, Boèce engage toute la tradition
médiévale de l’interprétation d’Aristote : des conséquences de
ce choix sont perceptibles jusque dans l’œuvre de Leibniz.
Courtine conclut : « l’entente de l’être qui commande ces différentes traductions culmine dans la détermination unilatéralement subjective de la substance ».
Augustin défend, lui, la traduction d’ousia par essentia, bien
plus naturelle, puisqu’elle est forgée sur le verbe être (esse).
L’évêque d’Hippone, à la fin du IVe siècle, impose définitivement
dans la langue latine le terme essentia, dont on relève quelques
autres occurrences chez des auteurs influencés par le néoplatonisme (Macrobe, Calcidius). Le renversement que représente
l’œuvre d’Augustin ne peut être compris que si l’on prend en
compte la modification du concept d’esse qui l’accompagne.
Essentia est intégrée dans une métaphysique néoplatonicienne
que Courtine, à la suite des travaux de Pierre Hadot, présente
comme porphyrienne. Rien n’est, rien n’est étant que par l’être
même. L’essence se comprend à partir de l’acte d’être. Augustin
peut alors développer sa deuxième « révolution » : la théologisation
de l’essence. En effet, cet être même qui cause les étants, ce pur
acte d’être, n’est autre que Dieu compris comme l’essence par
excellence. L’essence devient l’Essence, Dieu est la causa essendi.
L’ousia première aristotélicienne est, dans un geste théorique
décisif, par une superposition de textes et de doctrines, assimilée
à l’Essence suprême, l’essentia quae summe maxime est, c’est-àdire Dieu. Se déploie alors ce que la critique appellera la métaphysique augustinienne de l’essence. Au-delà d’une simple substitution terminologique, Augustin, en remplaçant substantia par
essentia, ouvre une compréhension neuve de l’être.
L’étude des choix de traduction, des options de lexique, se
révèle être alors l’un des plus fidèles instruments à la dispo-
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sition de l’historien de la philosophie pour mesurer les changements et les ruptures de paradigmes. La mise en réseau d’une
série de textes qui, pris individuellement, sembleraient presque
anodins, permet d’exhumer une conception sous-jacente qui,
abstraite et reconstruite, forme une véritable compréhension
de l’être. Courtine le montre bien avec l’étude des usages préboéciens du terme substantia. Il souligne que la notion de
substantialité est, pour des auteurs comme Cicéron, indissociable de la corporéité. Ainsi ne sont vraiment que les corps :
une substance véritable est corporelle. Être doit donc se
comprendre selon la double mais identique acception d’« avoir
un corps » et d’« avoir substance ».
Par exemple, pour Cicéron, ne pas avoir de corps équivaut
à n’être pas. Courtine l’explicite bien :
Tout se passe comme si le terme de substantia, qui trouve la plénitude de son sens dans des expressions composées du type substantiam habere, avait pour objet d’élaborer thématiquement une
entente immédiate de l’être comme corporéité, solidité, fond(s). La
substantia est donc proprement ce qui est à la base – id quod substat –, la réalité qui se tient en dessous et sur laquelle on peut
faire fond, le fondement qui assure à l’étant qui est vraiment sa
subsistance en le soutenant ontologiquement. (p. 59)
Le texte cicéronien prend alors une autre ampleur :
Je dis que sont [vraiment] les choses que l’on peut voir ou toucher,
comme fonds de terre, mur d’enceinte, réservoir d’eau, esclave,
bétail, mobilier, provisions, etc. Je dis au contraire que ne sont
pas [vraiment] les choses qui ne peuvent pas être touchées ou
montrées du doigt, mais peuvent pourtant être distinguées et comprises par l’esprit, comme quand on doit définir l’usucapion, la
tutelle, la gens, l’agnation, toutes choses qui n’ont aucun corps à
la base [i.e. aucune substance], mais dont il y a cependant une
certaine configuration innée, une certaine connaissance empreinte
dans l’esprit, et que j’appelle notion. (Topiques, VI, 27)
L’être réel se définit comme l’être substantiel en opposition
à tout ce qui est dépourvu d’un tel substrat corporel, c’està-dire du subesse propre au corps. L’étude de la postérité de
cette thèse est captivante, notamment par les pertinentes critiques qui lui seront adressées. Un effort de dissocier corporéité et substantialité va s’amorcer dès Marius Victorinus.
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Même s’il reste fidèle à la thèse de la relation « fondative » de la
substantialité, il va critiquer, dans son Liber de Definitionibus,
la thèse cicéronienne :
[Cicéron] veut distinguer entre les choses qu’il dit être, et celle qu’il
dit n’être pas. Il pose que les choses auxquelles un corps est sousjacent sont ; quand nous définissons par exemple ce qu’est l’eau
ou ce qu’est le feu ; il veut au contraire que l’on considère comme
n’étant pas les choses qui paraissent n’avoir aucune substance
corporelle comme la piété, la vertu, la liberté. Nous disons au
contraire que toutes ces choses, qu’elles soient avec ou sans corps,
sont à ranger sous un seul chef générique [celui de l’être, c’est-àdire de la substantialité], si seulement on les appréhende en ceci
qu’elles apparaissent être par soi ou être dans un autre. Il faut
donc comprendre que sont toutes ces choses qui peuvent toujours
avoir une substance propre, soit parce que ces choses sont corporelles, soit parce qu’elles sont des qualités, comme cela est certainement déterminé, autorisant pleinement cette dénomination.
(p. 12 : 7-20)
Le flambeau de la critique sera repris avec vigueur au
siècle par Jean Scot Érigène. Par ailleurs partisan d’essentia,
le néoplatonicien latin s’inscrit en rupture avec cette compréhension de l’être. Pour lui, la substance d’un individu et son
corps sont deux choses qu’il faut impérativement distinguer
sous peine de tomber dans ce qu’il nomme les « erreurs
communes ». Érigène, par l’entremise de l’un des deux interlocuteurs du Periphyseon – le disciple – s’étonne de l’oubli de
l’intelligible, de ce « que l’on en soit arrivé dans l’usage courant
de la vie quotidienne humaine […] à croire que l’ousia n’est
rien d’autre que ce corps visible et tangible » (480 A) 10.
Ce n’est pas ce point de la pensée érigénienne que
Courtine aborde, mais une part du travail d’ontologie catégoriale que transmet le premier livre du Periphyseon. Il montre
comment les catégories de lieu et de temps ne sont pas seulement des déterminations de l’être, mais bien des conditions a
priori de possibilité de l’être créé lui-même. L’étant ne peut être
que localement et temporellement, c’est là l’empreinte de son
IXe
10. Sur ce point, voir notre article : « Érigène et la subsistance du
corps », Studia philosophica, 62 (2003), p. 91-105.
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essentielle finitude. Le texte de Courtine, comme les travaux de
Marta Cristiani ou de John Marenbon, prouve que la problématique catégoriale chez Jean Scot n’est pas une question
annexe, mais qu’elle est bien le cœur métaphysique de son
système philosophique. En effet, la question catégoriale a pour
enjeu véritable de « délimiter en sa spécificité la sphère de
l’être, ou de l’étant fini, c’est-à-dire arrêter les déterminations
accidentelles qui rendent possible l’apparition de l’étant, au
premier rang desquelles figurent les coordonnées spatiotemporelles » (p. 136).
Le lieu et le temps sont à comprendre comme les déterminations ontologiques de l’étant créé, des déterminations préalables et transcatégorielles qui définissent le créé dans son statut créaturel. Ou comme le dit Courtine : « avant d’être des
données ontiques, l’ubi et le quando représentent donc des
déterminations ontologiques, constitutives de l’être de l’étant
créé dans la mesure où il est toujours aliquo modo esse »
(p. 159). Ainsi, loin d’apparaître comme des éléments extrinsèques venus s’ajouter après coup à la définition de l’étant fini,
ils décident d’avance de son mode d’être. Si la créature est
déterminée dans son être par le lieu et le temps, ces deux catégories sont aussi les conditions d’intelligibilité de tout étant
créé.
Selon Jean Scot, l’étant créé accède à l’être et se donne à
connaître non en ce qu’il est, mais en ses principales déterminations, les catégories. Jean Scot défend le postulat de l’incognoscibilité radicale de l’essence. Qu’elle soit celle de Dieu ou de
n’importe quel être créé, l’essence est inconnaissable ; il est
possible de savoir d’une chose qu’elle est (quia est), mais non ce
qu’elle est (quid est). Seules les propriétés circonstancielles qui
entourent l’essence (lieu, temps, quantité, situation) la rendent
connaissable (471B). Sa quiddité est insaisissable par les sens
ou l’entendement, elle ne peut être appréhendée que dans son
existence phénoménale.
Reconnaissant ce privilège absolu accordé à l’espace et au
temps, Jean Scot suit deux de ses principales sources,
Grégoire de Nysse et Maxime le Confesseur. Le lieu et le temps
cessent, pour ces penseurs, d’être des catégories comme les
autres, puisqu’ils désignent un trait fondamental de l’être et ne
peuvent se réduire à la détermination accidentelle de quelque
substance dont la subsistance se laisserait penser dans sa
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CRITIQUE
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spécificité indépendamment de la spatialité et de la temporalité.
L’exemple d’Érigène sert à merveille la thèse que défend
Courtine, de l’implication métaphysique des catégories ; on voit
bien que pour Jean Scot les catégories ne sont pas de l’ordre
du nom ou du concept, mais bien plus fondamentalement des
déterminations ontologiques du monde sensible. Cette thèse
générale trouve une justification supplémentaire quand on
examine la catégorie d’ousia. Si le lieu et le temps sont les
déterminations a priori de l’être créé, l’ousia est la structure
ontologique de la réalité. Érigène défend en effet une conception du monde sensible comme vaste réalisation de l’arbre de
Porphyre, c’est-à-dire de la division de l’ousia en genres,
espèces et individus. L’ousia que Jean Scot, dans ce sens, traduit par essentia est le principe d’être de la réalité. Dans le cas
de l’ousia, comme pour les deux catégories d’espace et de
temps étudiées par Courtine, on peut aisément constater que
le rôle dévolu par Jean Scot à ces catégories transcende l’ordre
du langage. Ces catégories sont les principes ontologiques qui
déterminent le monde sensible dans son être même (l’ousia) et
dans son existence créaturelle (le lieu et le temps). L’ontologie
du monde sensible que propose Jean Scot dans le Periphyseon
ne se comprend que comme catégoriale. Résultat de la conception de la dialectique comme enquête ontologique plus que discursive, les catégories sont, pour Érigène, les déterminations
véritables de l’être créé.
*
Couvrant plus de vingt-cinq siècles de pratique philosophique, ce livre foisonnant instaure un véritable dialogue entre
textes antiques et médiévaux et penseurs modernes ou contemporains, comme pour témoigner de l’importance qu’ont gardée
les problématiques aristotéliciennes liées aux Catégories ou à la
Métaphysique, tout au long de l’histoire intellectuelle occidentale. À titre d’exemple, la définition que Schelling donne de
l’ousia, dans un mouvement d’identification de l’être à la substance, témoigne de l’étendue de l’appropriation de la métaphysique aristotélicienne : « l’ousia n’est pas l’étant, mais ce dont il
y a étant et qui est pour lui la cause de l’être. Elle est de
manière générale, ce dont tout est dit et qui lui-même n’est dit
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de rien. Or, puisque tout ce qui est dit exprime un être, il apparaît clairement que l’ousia aristotélicienne n’est pas l’étant, mais
cela qui est l’étant » (Introduction à la philosophie de la mythologie, p. 341). Dans la même perspective, l’analogie de l’être est
aussi présentée dans sa permanence historique. Courtine analyse notamment la tentative de systématisation proposée par
Franz Brentano et sa lecture critique par Martin Heidegger.
Dans l’œuvre de Brentano, les deux problématiques des catégories et de l’analogie, qui ont pu sembler ailleurs disjointes,
se retrouvent exemplairement unifiées. Brentano concentre, en
effet, la question de l’être et de ses multiples significations dans
l’analyse catégoriale. Son projet est de découvrir le principe
de la subdivision des catégories – comprises comme les plus
hauts concepts communs synonymes, c’est-à-dire les genres
suprêmes de l’être – en reconstituant ce qu’il nomme leur
« arbre généalogique », afin de démontrer leur inébranlable
unité. Recherchant l’un par-delà le multiple, Brentano, dans
Aristote, les significations de l’être, tente de systématiser la pluralité des sens de l’être selon une double doctrine de l’analogie
– de proportionnalité et d’attribution –, afin de rendre possible
la déduction de toutes les acceptions différenciées à partir
d’une acception unitaire. On voit ici ce que peut signifier la
« longue durée » philosophique.
Bien plus qu’une succession d’études, ce volume est
la défense par l’exemple d’une certaine conception du travail
en histoire de la philosophie. L’auteur ne propose pas une
théorisation réflexive de sa méthode, mais bien plutôt, et il ose
le terme dans l’avant-propos, des « leçons de méthode ».
Sensible à la contribution des philosophes modernes, tout en
préservant la spécificité des problématiques historiques,
Courtine montre l’interaction des philosophies et la nécessité
d’une approche holistique. Plaidoyer pour la rigueur philologique, pour l’importance de l’étude du lexique et de la juste
appréciation des traductions et des traditions, ce livre est aussi
une réponse aux critiques dont la philosophie dite « continentale » est la proie. S’il y a réellement une culture de l’argument
propre à la philosophie analytique et une culture du commentaire dont la philosophie européenne serait l’avatar 11, ce livre,
11. Cette thèse, soutenue par Barry Smith (« Textual Deference »,
American Philosophical Quarterly, 28, 1991, p. 1-24), est régulièrement
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c’est le moins qu’on puisse dire, témoigne de l’apport considérable de la culture du commentaire. Il montre, par l’étude de
réseaux de problèmes, comment les textes s’éclairent entre
eux, comment des problématiques apparemment éloignées
peuvent se clarifier en étant étudiées en parallèle. Rejetant les
chapelles et les chasses gardées, Courtine opte délibérément
pour une approche au long cours de l’histoire de la métaphysique, dans sa permanence et ses discontinuités. Ce choix,
loin d’ôter de la rigueur à l’étude, ne fait que renforcer la pertinence de l’analyse. Au-delà des questions historiques,
l’auteur réussit, par une archéologie du vocabulaire de l’être,
à faire ressortir l’enjeu philosophique majeur des questions
traitées. Dans son austérité même, pareil recueil nous donne
l’une des plus belles démonstrations que, bien faite, l’histoire
de la philosophie peut être aussi philosophie.
Christophe ERISMANN
reprise et affirmée sur nouveaux frais, de façon souvent polémique, par
Kevin Mulligan. Voir par exemple « C’était quoi la philosophie dite
“continentale ?” », in AAVV, Un siècle de philosophie 1900-2000, Paris,
Gallimard, 2000, p. 332-363.
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