L`intervention sémiotique dans le projet : du concept à l`objet1

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Lintervention sémiotique
dans le projet : du concept à lobjet1
Michela DENI2
Créativité ne signifie pas improvisation sans méthode [...]
La série d’opérations de la méthode du projet est faite de valeurs objectives qui
deviennent instruments opératoires dans les mains de designers
créatifs. (Munari 1981 : 17, notre traduction).
Le but de cet article est de montrer comment le sémioticien peut accompa-
gner le concepteur depuis le début de son parcours jusqu’aux phases de réa-
lisation, de présentation, de communication et de planification de son projet.
Il sagit de réfléchir sur les moyens susceptibles de traduire lapport conceptuel que la
sémiotique peut offrir aux designers. De son côté, le designer réalise le projet d’un ob-
jet (matériel ou immatériel) qui doit en même temps accomplir la fonction pour laquelle
il a été prévu, mais aussi communiquer cette fonction ainsi que les valeurs établies.
Dans ce contexte la dimension communicative qui est le champ d’étude privilégié par
la sémiotique est fondamentale.
Mots-clés : design, projet, sémiotique
The purpose of this paper is to show how the semiotician can accompany the designer
from the beginning of his work until the phases of its achivements, presentation, com-
munication and planning of his project. It is a question of thinking about the means
susceptible to translate the conceptual contribution which semiotics can offer to the
designers. From his part, the designer carries out the project of an object (material
or immaterial) which has to achieve at the same time the function for which it was
planned, but also to communicate this function as well as the established values. In
this context the communicative dimension, which is theeld of study privileged by
semiotics, is fundamental.
Keywords : design, project, semiotics
1 Cet article reprend certains thèmes abordés dans “ La semiotica nel progetto ” (Deni 2008).
2 Michela DENI enseigne la Sémiotique et la Communication à l’Isia de Florence (Industrial and Com-
munication Design) et collabore avec le CPST de Toulouse. Elle a soutenu son Doctorat sous la direction
d’U. Eco à Bologne et a poursuivi ses recherches en post-doctorat avec J. Fontanille à Limoges. Sur la
sémiotique du design, elle a publié, entre autres, Oggetti in azione (2002), La semiotica degli oggetti,
Versus, 91/92, (2002), La semiotica e il progetto (avec G. Proni, 2008).
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La sémiotique pour le projet
Cet article est fondé sur notre expérience de sémioticien enseignant dans les fa-
cultés darchitecture et de design. Dans ce contexte, la sémiotique est une métho-
dologie nécessaire à l’interprétation des phénomènes communicatifs complexes,
tels que les objets qui sont destis à fonctionner et à signifier par l’intermédiaire
des difrents canaux de la perception. Dans le même temps, la sémiotique se
propose d’être un outil d’aide à la production du sens, c’est ainsi que fonctions,
valeurs et signifiés doivent être traduits et concrétisés en objets capables de com-
muniquer d’une façon efficace.
Dans ce cadre de formation, le sémioticien suit les étudiants qui travaillent dans
les cours de projet ; il participe aux thèses dirigées en collaboration avec des en-
treprises ; il collabore avec des designers, des ingénieurs, des architectes, et des
informaticiens afin de mettre en place des projets pour des institutions (mairies,
universités, etc.) ou des clients privés ; il coordonne des projets nationaux et in-
ternationaux qui peuvent réclamer une collaboration de plusieurs années entre
les premières phases de conception (articulation de thématiques) et la production
finale d’un prototype aboutissant au produit.
La première phase est interdisciplinaire, elle se déroule avec des sémioticiens, des
anthropologues, des sociologues et des historiens et laisse momentanément en
périphérie les designers et les concepteurs qui se contentent d’écouter et d’obser-
ver. Dans la dernière phase, c’est plutôt le contraire, car ce sont les concepteurs
qui font le point à partir de l’articulation conceptuelle à laquelle ils ont assisté.
Si dans la première phase il y a volonté de bien comprendre et de décortiquer un
thème en oubliant parfois de devoir réaliser un projet, ensuite on peut commencer
le travail avec des matériaux concrets. Le sémioticien devient alors celui que lon
questionne sur lefficacité communicative et fonctionnelle du projet par rapport à
ce qui est son but initial. La formation et l’expérience du sémioticien lui permet-
tent de déceler les courts-circuits” communicatifs qui nuisent à la bonne réussite
du produit, mais aussi de repérer ce qui ne fonctionne pas. Il identifie des critères
pour procéder à des choix difrents susceptibles de rendre le produit plus efficace
au niveau communicatif et plus pertinent par rapport aux objectifs conceptuels
du projet. Le sémioticien et le designer ont des les complémentaires : d’un
côté il y a la systématisation, la capacité de prévoir des actions stratégiques et de
contrôler les effets de sens fonctionnels et communicatifs ; de l’autre côté, il y a
la synthèse intuitive, le flair et la créativité qui caractérisent ceux qui réalisent les
projets. Durant la phase concrète, le sémioticien est celui qui rectifie le ciblage,
qui montre les points faibles et qui suggère des pistes destinées à améliorer les
solutions proposées entre la phase du métaprojet et du projet concret.
Lapport sémiotique ne consiste pas à indiquer une couleur, un matériau, ou un
caractère typographique, en revanche, il est utile pour montrer au concepteur
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que, par rapport à l’ensemble du projet, il est préférable d’utiliser une couleur
saturée, une texture discontinue ou un caractère typographique plus simple. En
d’autres termes, à ce point du travail, la compétence du mioticien, consiste
à donner des indications sur la forme du contenu, laquelle sera concrètement
identifiée par le concepteur au niveau communicatif et très précisément sur le
plan de l’expression3.
Opérativité sémiotique
La sémiotique s’occupe de chaque phénomène de signification et/ou de com-
munication” (Eco 1975 : 13, notre traduction), dont font partie les objets. Comme
l’écrivait Umberto Eco (1968), la fonction des objets n’est pas un problème -
miotique, le problème pertinent pour la sémiotique concerne plutôt la façon dont
les objets communiquent leur fonction et, ajoutons encore, les valeurs qu’ils
prennent en charge. En conséquence, le sémioticien accompagne le travail du
designer dans lorganisation de la signification (du concept) et dans l’efficacité de
sa communication.
Grâce à sa compétence analytique, le sémioticien possède une certaine expérience
dans le calcul des possibilités, c’est-à-dire dans la description prédictive d’un
scénario d’usage4. Il suggère les stratégies d’optimisation de la communication
et de la signification par rapport aux objectifs établis en fonction du destinataire
prévu. En ce qui concerne précisément cette capacité prédictive de la sémiotique,
“les sémioticiens n’interviennent pas seulement dans la description, mais aussi
dans la production des objets du sens” car cette compétence peut se transformer
en une compétence à la production [] Le problème n’est pas de crire, mais
plutôt de produire du sens et de le faire d’une façon efcace” (Zinna 2004 : 12,
notre traduction). En accord avec Zinna, nous pensons que la description, la com-
paraison et la projection sont les procédures principales qui permettent de définir
le faire sémiotique.
Il n’existe pas de grilles méthodologiques infaillibles quand on travaille sur des
constructions communicatives telles que celles des objets du sens, tant qu’elles
ne sont pas concrétisées en objets matériels. Dans la mesure où il ne s’agit que
de production et de succès du marché, on ne travaille que sur la récurrence des
phénomènes obsers, on analyse des exemplaires à un moment donné, dans
un lieu spécifique, dans un contexte et dans une catégorie de marchandise. En
sémiotique, La question nest pas la prévision du futur, mais plutôt de parvenir à
le diriger” en organisant des simulations stratégiques (Ceriani 2007 : 19, notre
traduction).
3 Cf. Hjelmslev 1943.
4 Cf. Zinna 2004 et Ceriani 2007.
l’INTErvENTION SéMIOTIqUE dANS lE prOJET :
dU CONCEpT À l’OBJET
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Quand on parle de projet, on réfléchit à des solutions innovantes, fonctionnelles
et communicatives. Ainsi, décider que la carte de crédit sera refusée par le dis-
tributeur automatique si on l’introduit dans le mauvais sens quand on retire de
l’argent, c’est à la fois adopter une solution créative et une solution sémiotique.
Ceux qui ont conçu le dispositif ont utilisé une stratégie communicative complexe
(perceptive) pour l’interface an de communiquer des instructions correctes à
l’usager tout en décidant de lui communiquer son erreur. Tout comme les cogniti-
vistes, nous pourrions appeler affordances (invitations à lusage) ces instructions 5:
mais dans le cas de la carte de crédit, cette invitation à l’usage ne sufrait pas.
C’est à cette fin quune solution créative doit prévoir une sémiose perceptive6 qui
enlève tout doute à l’usager.
La créatividu concepteur est la qualité professionnelle qui lui permet de trouver
des solutions efficaces à des problèmes qui concernent la fonctionnalité opératoire
et la fonctionnalicommunicative (des fonctions ou des valeurs) dun projet, quel
qu’il soit7. Aussi, quand il sagit d’identifier des stratégies communicatives sur des
dimensions sensorielles auxquelles on ne s’attend pas, l’apport dun sémioticien
devient très utile. À ce sujet, Bruno Latour (1994), évoque le cas du dos-d’âne
artificiel, et il explique qu’il sagit d’un processus de déplacement dune injonction
(ralentir) à un objet (béton et pierre). Cette réification est le passage d’un univers
signifiant (le langage) à un autre univers signifiant (le matériau). Cette opération
se produit en choisissant une solution dans une rie de possibilités toujours
disponibles à l’intérieur du signifié. En d’autres termes, les designers travaillent
chaque jour autour de la signification avec la nécessité d’opérer entre des sémio-
tiques différentes. De son côté, la sémiotique développe des instruments danalyse
et d’évaluation de ces différentes modalités et stratégies de communication plus
ou moins efficaces.
Projet et métaprojet
Chaque professionnel a besoin de construire une méthode de
projet : c’est ainsi que pendant un projet nous parcourons les
différents niveaux de concrétisations qui vont du métaprojet, au
projet, et enfin au produit.
5 Cf. Gibson 1979 ; Norman 1988 et 1998. Pour une réflexion sémiotique sur l’affordance cf. Deni
2002a.
6 La sémiose perceptive concerne les procès de signification et de communication qui fonctionnent à
travers la perception ou l’interprétation sensible. Cf. Eco 1997 et Deni 2002a, § 1.1.2 “ Semiosi percettiva
e affordance ”.
7 Au sujet de la fonctionnalité opératoire et de la fonctionnalité communicative, voir Deni 2002a.
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Le métaprojet
Le métaprojet, concerne le moment de recherche qui précède chaque projet, il est
littéralement le projet du projet et sur le projet.
Les concepteurs qui nient l’importance de cette étape travaillent de telle sorte
que l’on pourrait définir cette étape comme une attente de l’intuition : bien sûr,
ces designers réfléchissent mais ils suivent d’autres parcours, ils fondent leurs
intuitions sur l’expérience, sur des pensées rapides procédant par courts-circuits
productifs et necessitant pas une formalisation ni une explicitation du par-
cours cognitif de recherche car leur projet mûrit quelque part. D’ailleurs, tôt ou
tard, tout designer cherche, élabore et explicite des outils rationnels car, à long
terme, l’enthousiasme et la facilité créative peuvent diminuer, sauf à de rares et
heureuses exceptions. Dans les autres cas, la sémiotique peut vraiment aider.
Le métaprojet est le parcours qui précède le moment du projet opératoire ; c’est le
moment où l’on observe ce qui existe, où l’on explicite les buts et les moyens du
projet : on s’interroge sur notre propre rôle d’énonciateur (d’entreprise, de desi-
gner) et à propos de l’énonciataire (à construire avec le projet) ; on imagine des
scénarios, des pratiques d’usages ainsi que leurs conséquences, mais aussi des
variations possibles. Dans le métaprojet, l’observation du concepteur commence
à devenir critique et la sélection dun corpus déléments pertinents devient néces-
saire. Le choix du corpus est une étape fondamentale8 parce que “le premier geste
d’identification coïncide avec la sélection des bons points de repère, c’est-à-dire,
des points représentatifs.” (Ceriani 2007 : 42, notre traduction).
Le projet
Le terme projet inclut un champ mantique aussi large que néral : cest le
moment préparatoire qui précède la réalisation dun produit – qu’il soit matériel
comme un objet ou immatériel comme un service ou d’un support de com-
munication, mais aussi tout cela enme temps. La mise en acte d’un projet
est un procès stratégique finalisé : il s’agit d’un procès dynamique et changeant,
composé de diverses étapes, de diverses figures professionnelles mais aussi de la
convocation de diverses disciplines.
Le concepteur a conscience de travailler autour des procès communicatifs qui
concernent tantôt la fonctionnalité opératoire du projet, tantôt la fonctionnalité
communicative9. Seul ou en équipe, le designer propose la solution au problème
8 Cf. Zinna 2004.
9 Cf. chapitre 1 dans Deni 2002a.
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dU CONCEpT À l’OBJET
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