L`historiographie et l`épistémologie : une ressource pour enseigner l

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L’historiographie et l’épistémologie : une ressource pour enseigner l’histoire ?1
Patrick Garcia
Université de Cergy-Pontoise – IUFM de Versailles
Chercheur associé à l’Institut d’histoire du temps présent (IUFM de Versailles)
En quoi la connaissance de l’épistémologie de l’histoire et de l’historiographie peut-elle aider
à enseigner l’histoire ?
Ainsi formulée la question est somme toute assez nouvelle. Jusqu’à présent la “maîtrise des
contenus” qu’évoque l’argumentaire de ce colloque renvoyait essentiellement à une
dimension purement cognitive et non à un positionnement de type réflexif. En même temps,
pour nouvelle qu’elle soit, cette problématique n’est pas totalement fortuite puisque depuis
1992 une épreuve orale du CAPES d’histoire et géographie – l’épreuve sur dossier – mesure
la culture et la réflexion épistémologique et historiographique des candidats et que le terme
“épistémologie” a même fait son entrée dans le document d’accompagnement des
programmes de cinquième et de quatrième publiés en 1997 quand, à propos de l’usage du
document en classe, il est question de “mise en conformité épistémologique minimale”.
Certes l’histoire accuse encore un certain retard vis-à-vis de la géographie dont l’agrégation
comprend, depuis quelques années déjà, une épreuve écrite faisant place à l’épistémologie
(“concepts et méthodes de la géographie”) mais il n’en s’agit pas moins, si on se replace dans
la longue durée de l’histoire de la discipline, d’une inflexion notable2. L’évolution singulière
de l’épreuve orale sur dossier du CAPES instituée en 1992 qui, en histoire–géographie et
contrairement aux autres disciplines, a rapidement privilégié la réflexion épistémologique et
Texte publié in Cécile de Hosson et Aline Robert (dir.). “Intelligence des contenus et méthodes d’enseignement”, Revue
de l’UFR de l’école doctorale ED 400, Université Paris Diderot–Paris 7, 2009, p. 73-86.
1
2
Sans comporter une épreuve similaire l’agrégation interne d’histoire-géographie traduit aussi une prise en
compte nouvelle du pluralisme interprétatif par l’institution puisqu’elle invite le candidat, lors de la leçon orale, à faire
l’état de l’historiographie de la question dont il doit traiter et à se positionner vis-à-vis de celle-ci avant d’envisager la
façon dont il organiserait un cours à un niveau donné.
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historiographique aux questions didactiques ou à l’évaluation de la “connaissance du système
éducatif” en témoigne amplement3. Cette orientation délibérément réflexive a induit “en
amont”, à l’université, et pas seulement au cours de l’année de préparation aux concours de
recrutement, la mise en place de modules invitant les étudiants à s’initier à ce questionnement
en donnant, notamment, un tour plus historiographique et épistémologique aux
enseignements dits préprofessionnalisation4.
Mais l’essor de ces enseignements n’est pas seulement un effet de commande aval, elle
correspond aussi à une inflexion majeure de la discipline historique dans les trente dernières
années qui a pu être qualifiée de “tournant réflexif” (François Dosse).
Avant d’aller plus loin qu’entendre par épistémologie de l’histoire et historiographie ? Des
définitions larges me semblent, à ce stade suffisantes :
− La démarche épistémologique, en histoire, n’est pas théorique et essentialiste comme elle
peut l’être en philosophie : elle ne consiste pas, par exemple, à se demander si l’histoire
est ou non une science (Cela n’empêche pas de se poser des questions générales comme,
par exemple, celle du rapport de l’historien au temps ou celle du recours à la
conceptualisation). Elle est une réflexion sur l’histoire en action qui prend en compte
aussi bien les spécificités de cette action par rapport à d’autres domaines de connaissance
que la manière dont a évolué le rapport de l’historien au passé et à son objet d’étude. Elle
consiste à se demander, par exemple, à partir de quelles sources est construit le savoir
historique, quels sont les champs couverts par la recherche, comment s’écrit l’histoire,
quelles sont les attentes de la société à son égard. Pour reprendre une formulation de
Gilles-Gaston Granger l’épistémologie ne joue pas un rôle normatif “[elle] se contente de
3
À l’heure où je rédige ce texte cette épreuve est malheureusement menacée dans le cadre de la refonte générale
du Capes ce qui constituerait une très importante régression (juillet 2008).
4
Une enquête sur l’état des enseignements universitaires en historiographie et en épistémologie de l’histoire est
en cours dans le cadre du Réseau historiographie et épistémologie de l’histoire constitué autour de l’Institut d’histoire du
temps présent (IHTP – CNRS) avec le concours de l’Inspection générale d’histoire-géographie et de l’École supérieure de
l’éducation nationale (ESEN).
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décrire et de reconnaître l’organisation structurale et le fonctionnement d’une pensée
cognitive dans un domaine déterminé d’objets5”. C’est un travail d’“élucidation” (Certeau)
et de mise à distance.
-
L’historiographie consiste plutôt à faire l’histoire des lieux où se construit et se transmet
le savoir historique (institutions savantes, établissements d’enseignement, édition, etc.) et
celle des interprétations successives, controverses et débats sur tel ou tel sujet.
Dans les deux cas, cette attitude est pleinement “réflexive” au sens où l’histoire, sans
négliger pour autant les regards venus d’ailleurs, s’interroge sur ses démarches en prenant en
compte leur historicité.
Pour tâcher de répondre à l’interrogation qui nous préoccupe ici il me semble nécessaire de
revenir en premier lieu sur quelques caractéristiques de l’épistémologie de l’histoire, puis
d’essayer de dresser un état des pratiques avant d’envisager l’historiographie et l’épistémologie
comme ressources.
I)
Une épistémologie du mixte
a) Une longue défiance
Il faut, tout d’abord, rappeler que, pendant longtemps, la réflexion épistémologique n’a guère
été prisée par les historiens. Pierre Chaunu parlait, pour désigner l’épistémologie, de la
“morbide Capoue6”, celle en somme qui détourne de la route de Clio. Aujourd’hui encore les
dénonciations contre les “historiens épistémologues” se font régulièrement entendre au sein
5
Gilles-Gaston Granger, “La spécificité des actes humains”, entretien, EspacesTemps, “L’opération
épistémologique. Réfléchir les sciences sociales”, n°84/85/86, 2004, cit. p. 55.
6
“L’épistémologie est une tentation qu’il faut résolument savoir écarter [...] Tout au plus est-il opportun que
quelques chefs de file s’y consacrent – ce qu’en aucun cas nous ne sommes ni ne prétendons être – afin de mieux
préserver les robustes artisans d’une connaissance en construction – le seul titre auquel nous prétendions – des tentations
dangereuses de cette morbide Capoue.” Pierre Chaunu, Histoire quantitative, histoire sérielle, Armand Colin, 1978, p. 10.
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de la communauté historienne (donner des exemples d'historiens) comme si le fait de
s’adonner à une réflexion théorique était une contre-indication à la pratique d’une “bonne”
histoire. Cette méfiance est ancienne et provient de la volonté des historiens professionnels
de se démarquer de la philosophie (Humboldt par exemple), et notamment de la philosophie
de l’histoire, lorsque s’affirme le processus de professionnalisation des historiens – pour la
France dans le dernier tiers du XIXème siècle7.
De fait les historiens français qui se sont risqués à une réflexion de type épistémologique et
l’ont revendiquée sont peu nombreux tant et si bien qu’on peut citer les principaux : Charles
Seignobos, Marc Bloch, Paul Veyne, Henri-Irénée Marrou, Michel de Certeau, Roger
Chartier, Antoine Prost, François Dosse ou encore François Hartog. Si on peut noter une
plus grande densité de travaux depuis les années 1980, la réflexion épistémologique a
longtemps été comme externalisée ou plutôt ce sont des philosophes voire des sociologues
qui se sont emparés du chantier (Raymond Aron, Paul Ricœur, Jacques Rancière, Jean-Claude
Passeron…).
Parler épistémologie pour un historien ne va donc pas de soi. Se pensant comme un artisan
voire un chiffonnier du passé, l’historien parle plus volontiers de méthode que
d’épistémologie, son empirisme est même un élément de distinction revendiqué. Dans le
débat qui l’oppose à François Simiand en 1907, Charles Seignobos, qui s’est pourtant efforcé
de théoriser sa pratique dit au sociologue : “Avec des pierres, je peux construire une maison,
je ne puis pas construire la Tour Eiffel8”. Puis il confesse, faussement affecté “Oh ! c’est un
sale travail que celui d’historien !9”, pour mieux soutenir ensuite que les productions
historiennes ne peuvent correspondre à l’idéal de perfection des “philosophes” (i.e. les
sociologues durkheimiens) et que “ce ne sont pas les auteurs des grandes spéculations, les
philosophes, qui ont créé la science moderne ; ce sont les empiriques10”. La faiblesse
7
Cf. Gérard Noiriel, La ‘crise’ de l’histoire, Belin, 1996 ou Christian Delacroix, François Dosse et Patrick Garcia, Les
courants historiques en France XIXe/XXe siècles, coll. “U”, Armand Colin, 1999, réédition revue et augmentée : Gallimard,
Folio histoire, 2007.
8
Charles Seignobos, “Intervention lors de la séance du 30 mai 1907”, Bulletin de la société française de Philosophie,
Armand Colin, cit. p. 268.
9
10
Ibid., p. 305.
Ibid., p. 289.
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théorique de l’histoire serait ainsi le gage de sa fécondité comme de son adaptation à son
objet. Lucien Febvre le remarque malicieusement dans sa leçon inaugurale au Collège de
France en 1933 : “Je me le suis souvent laissé dire d’ailleurs, les historiens n’ont pas de
grands besoins philosophiques”.
Le poids de la tradition est tel qu’Henri-Irénée Marrou doit, en dépit de sa position
académique, se justifier d’avoir ce type de préoccupations quand il publie en 1954 De la
connaissance historique :
“Il faut […] s’arracher à l’engourdissement dans lequel le positivisme a trop longtemps
maintenu les historiens. […] Notre métier est lourd, accablant de servitudes
techniques ; il tend à la longue à développer chez le praticien une mentalité d’insecte
spécialisé. […] Parodiant la maxime platonicienne nous inscrirons au fronton de nos
Propylées : ‘Que nul n’entre ici s’il n’est philosophe’ – s’il n’a d’abord réfléchi sur la
nature de l’histoire et la condition de l’historien : la santé d’une discipline scientifique
exige, de la part du savant, une certaine inquiétude méthodologique, le souci de
prendre conscience du mécanisme de son comportement, un certain effort de réflexion
sur les problèmes relevant de la ‘théorie de la connaissance’ impliqués par celui-ci11.”
Si le statut de l’historiographie est meilleur, le genre historiographique est tout aussi
marginal, du moins sur le plan institutionnel. Une seule université – Paul Valéry à
Montpellier – possède une chaire d’historiographie (qui détient cette chaire actuellement???
Quid de Didaxis?? bref historique de cela en bas de page).
L’historiographie et l’épistémologie ont donc trouvé refuge dans des institutions
périphériques par rapport à l’université : l’EHESS tout d’abord les IUFM en raison de la
commande aval par l’épreuve sur dossier du Capes en second (et bien moindre) lieu12.
J’ajoute que la question n’est pas seulement une question interne à la communauté
historienne puisque les historiens sont constamment confrontés à une image sociale forte et
normative de ce qu’est leur discipline de la part des politiques ou pour l’enseignement des
élèves et/ou de leurs parents. Rappelons-nous Michel Debré interpellant en 1980 le
ministre de l’éducation nationale de Valéry Giscard d’Estaing, René Monory!!!!(en 1980 le
ministre de l'éducation est Christian Beullac), et lui disant, sur un ton péremptoire :
11
12
Henri-Irénée Marrou, De la connaissance historique, (1954), Points Seuil, 1975, cit. p. 8-9.
Cf. L’histoire entre épistémologie et demande sociale, Actes de l’Université d’été tenue à Blois en septembre 1993,
IUFM de Créteil, de Toulouse et de Versailles, 1993.
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“L’histoire, c’est d’abord la chronologie : la chronologie a disparu. L’histoire, ce sont ensuite
des récits : il n’y a plus de récits13.” Peut-on imaginer une telle définition normative énoncée
par un homme politique concernant l’enseignement de la chimie, des sciences naturelles ou
encore des mathématiques ?(peut-être à recontectualiser en note de bas de page : polémique
autour de l'enseignement de l'histoire)
Enfin force est de remarquer que le recours à l’épistémologie correspond généralement à
des situations de “crise” soit qu’il y ait confrontation avec une autre discipline soit encore
qu’il y ait une crise d’identité disciplinaire14. Il me semble que c’est bien à cette catégorie
qu’appartient le moment que nous vivons et j’aurais, pour ma part, tendance à penser qu’en
ce qui concerne l’enseignement de l’histoire cette crise est ouverte depuis les années
196015.voir même dès les années 1950
b) Une connaissance indirecte par traces, par raisonnement
Le premier élément à mettre en évidence est celui de la distinction du modèle issu des
sciences dites dures. La différenciation est ancienne et s’opère par rapport au modèle de
connaissance qui sous tendait les sciences expérimentales. Contre ceux qui, comme Fustel
de Coulanges, voulaient indexer la méthode historique sur celle des sciences
expérimentales, dès 1898 Charles Seignobos et Charles-Victor Langlois affirment que
l’histoire résulte d’une connaissance indirecte, par traces, par raisonnement.
Les trois éléments sont importants. Le fait que l’histoire procède d’une connaissance
indirecte, d’une étude des traces (“En histoire, on ne voit rien de réel que du papier16” écrit
Seignobos tout en laissant place à d’autres type de vestiges que les documents écrits)
interdit le recours à l’expérimentation. On ne peut reproduire une situation historique en
laboratoire. Le fait que ces traces soient forcément lacunaires, qu’elles soient, selon les
13
Cité par Historiens-Géographes, n° 279, juin-juillet 1980, p. 756-759.
14
L’éditorial d’EspacesTemps, op. cit., rappelle justement que “l’épistémologie en sciences sociales ça sert d’abord à
faire la guerre” tout en ayant soin de préciser qu’en “temps de paix” ça sert aussi à s’orienter.
15
Cf. Patrick Garcia et Jean Leduc, L’enseignement de l’histoire en France de l’Ancien Régime à nos jours, coll. “U”,
Armand Colin, 2003 (rééd. 2004).
16
“En histoire, on ne voit rien de réel que du papier écrit, et quelquefois des monuments ou des produits de
fabrication” Charles-Victor Langlois et Charles Seignobos, Introduction aux études historiques, (1898) réédition Kimé avec
une préface de Madeleine Rebérioux, 1992, p. 178.
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termes de Seignobos, majoritairement “psychologiques” – c’est-à-dire produites par des
individus, (ou des institutions) et donc porteuses d’appréciations, d’intentions ou de
jugements – oblige l’historien à raisonner, à tâcher de comprendre ce qui s’est passé en
usant de l’analogie, de son imagination, imagination que la critique externe et interne de ces
traces encadre.
Aux yeux des maîtres de la méthode “l’histoire n’est pas une science, elle n’est qu’un procédé
de connaissance17”. Ce qui est central, ce qui permet le débat entre les historiens et la
possibilité d’un savoir cumulatif, c’est la méthode – d’où le nom d’historiens
“méthodiques” qui leur est actuellement le plus communément donné et qui est beaucoup
plus pertinent que celui de “positivistes” dont les a affublés le courant des Annales par un
contresens manifeste qui, hélas, traîne encore ici ou là18.
Je ne veux pas ici trop insister sur cette réflexion sinon pour dire qu’elle est précoce et que
la notion de “connaissance par traces” et ce qui en découle continue d’être au cœur de
l’épistémologie de l’histoire puisqu’elle a été reprise jusqu’à nos jours quitte à oublier ceux
qui l’ont formulée en premier lieu.
c) Un champ d’interprétation irréductible
La nature de la connaissance historique induit une autre caractéristique sur laquelle je
voudrais mettre ici l’accent c’est le fait que l’histoire produit des interprétations. Certes il
existe une dimension probatoire de l’histoire. Celle-ci – c’est l’objet même de la méthode
critique – peut valider ou invalider des traces, débusquer le faux, attester des faits à partir
des traces (qu’il s’agisse de documents, de vestiges ou de témoignages). Lorenzo Valla en
démontrant le caractère apocryphe de la donation de Constantin au XVème siècle peut être
tenu pour l’un des ancêtres de cette méthode19. Faire l’histoire ne se résume toutefois pas à
sa phase documentaire : non seulement la prise en considération des traces dépend du
questionnement de l’historien – on ne mobilisera pas les mêmes sources selon que l’on veut
17
Charles Seignobos, La méthode historique appliquée aux sciences sociales, , Félix Alcan, 1901, p. 3.
18
Pour une réévaluation des méthodiques lire Antoine Prost, “Seignobos revisité”, Vingtième Siècle, revue
d’histoire, n° 43, 140, 1994, p. 106-111.
19
Lorenzo Valla, La donation de Constantin (1442), réédition avec une préface de Carlo Ginzburg, Les Belles
Lettres, 1993.
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faire l’histoire des tranchées ou celle de la grippe espagnole pour reprendre un exemple
utilisé par Antoine Prost20 – mais l’histoire n’est pas un simple coupé/collé des traces, des
documents, c’est la construction d’une interprétation. Sans entrer dans le débat sur ces deux
termes, on dira qu’il s’agit de comprendre voire d’expliquer le passé. Pour le dire comme
Lucien Febvre, faire de l’histoire “c’est répondre à une question”. De ce fait l’histoire n’est
jamais finie. Le présent renouvelle le lot de questions posées au stock de traces disponibles,
fût-il limité. Les historiens promeuvent constamment de nouvelles traces (i.e. transforment
des traces non exploitées en sources pour l’historien21). Enfin pas plus que pour
l’interprétation du monde
contemporain aucune interprétation ne s’impose jamais
absolument.
Prenons un exemple pour être concret. On peut absolument, indéniablement, établir l’existence
de la Shoah à partir de l’ensemble des traces disponibles. En revanche le débat sur le fait
que la Shoah soit la mise en œuvre d’un plan mûri de longue date qui découlerait
inéluctablement de l’idéologie nazie – position des historiens intentionnalistes – ou qu’elle
prenne forme par paliers au cours de la guerre dans le cadre de cette idéologie – position
des historiens fonctionnalistes – constitue un champ interprétatif ouvert et légitime, c’est-àdire respectueux des traces existantes comme de la méthode22.
D’une certaine manière à partir des traces, l’historien construit des scénarios – des scénarios
sérieux certes, des scénarios soumis au “droit de veto” des faits qu’il établit (Reinhart
Koselleck parle de “droit de veto des sources”), mais des scénarios néanmoins. D’où les
formules récurrentes depuis Seignobos et son invocation de l’imagination nécessaire à
l’historien, sur le fait que celui-ci doit “rêver sérieusement23” (Duby) ou que tel le clochard
qui fouille des poubelles il “imagine à partir des restes des festins qu’il ne fera pas24”
(Certeau) – soit pour le dire comme Michel de Certeau une épistémologie du mixte, une
20
21
22
Antoine Prost, Douze leçons sur l’histoire, Point Seuil, 1996.
Ainsi l’exploitation des mercuriales puis des registres paroissiaux.
Cf. François Bédarida, Le Nazisme et le génocide. Histoire et enjeux, Nathan, 1991.
23
“Qu’est-ce que le discours historique, sinon l’expression d’une réaction personnelle de l’historien devant les
vestiges éparpillés de son émotion, je dirais de son rêve ? Car, inéluctablement, il doit rêver. Sérieusement, mais rêver”,
Georges Duby, entretien au Monde, 26 janvier 1993.
24
Michel de Certeau, “Histoire et Structure : débat entre Michel de Certeau, Pierre Nora et Raoul Girardet” in
Censure et liberté d’expression, Recherches et Débats, Desclée de Brouwer, 1970, p. 165-195.
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“science-fiction25” ou comme Paul Veyne “un roman vrai”(réf? Comment on écrit
l'histoire).
II L’état des pratiques
La prise en compte des réflexions que je viens très rapidement d’esquisser est somme toute
récente. Elle prend à contre-pied la conception trop répandue de l’histoire comme récit vrai,
incontestable, de faits “donnés” qu’il suffirait de “retrouver” et de raconter pour restituer le
passé “tel qu’il fut”. (tout à fait d'accord : à mettre en parallèle avec les évolutions d'autres
sciences sociales comme la socio ou la science politique : on historicise depuis peu les
concepts, en montrant l'évolution des contenus, des limites de ces concepts ou catégories,
voir : Thévenot sur les catégories socio-prof, les travaux de sociohistoire de Noiriel mais aussi
de Déloye, Buton...) Cette conception, souvent explicite dans le discours politique, comme le
rappelle l’intervention précédemment évoquée de Michel Debré, comme dans l’opinion, est
implicite dans la culture et la pratique de certains enseignants qui ont souvent connu des
apprentissages
universitaires
proposant
un
questionnement
épistémologique
ou
historiographique limité.
a) L’épistémologie “spontanée” des professeurs
Encouragé jusqu’à une date récente (1995) par l’Inspection générale comme remède à
l’inactivité de l’élève, l’étude des documents est un bon terrain pour analyser les conceptions
épistémologiques dominantes.
La très large diffusion de l’étude du document repose sur un schéma inductif. À partir
d’éléments collectés par le professeur ou proposés par le manuel l’élève peut, partant de ce
particulier, arriver au général. Outre qu’il permet de réduire la passivité des élèves, ce travail
est, des années 1950 aux années 1990, paré de toutes les vertus. Il apparaît même alors
comme un apprentissage de la critique documentaire jusqu’à être parfois présenté comme une
véritable initiation au travail de l’historien. “Le professeur, désormais, aura pour souci
primordial, non plus de tout dire, mais d’amener ses élèves à découvrir et à redécouvrir, par
eux-mêmes, tout ce qu’il les aura mis en état de trouver raisonnablement” (Instructions de
25
“L’histoire, une passion nouvelle”. Table ronde, Le Magazine Littéraire, n° 123, avril 1977, p. 19-20.
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1954). Dans le second cycle, cela peut aller jusqu’à “des leçons présentées suivant ‘la méthode
historique’, de manière à révéler à l’auditoire comment l’interprétation de certains faits ou
l’étude de certains personnages a évolué au fur et à mesure que l’apport de nouveaux
documents venait préciser, compléter ou infirmer ce qu’on savait auparavant” (Instructions
de 1954). Étant entendu, et l’on retrouve ici une réserve habituelle de la part de l’inspection :
“Nous ne préparons pas de futurs professeurs d’histoire” (Instructions complémentaires de
1957).
Dès 1907 Charles Seignobos soutenait d’ailleurs que l’étude du document permet, en
définitive, à l’enseignement d’imiter au plus près la méthode historique et proposait à cette fin
un manuel largement composé de documents. Il expose précisément sa conception de
l’enseignement de l’histoire dans un texte qui accompagne ce manuel26.
Multipliant les travaux sur documents, comme le prescrivaient les recommandations des
programmes et les modèles pédagogiques, les enseignants ont souvent eu le double sentiment
de permettre la participation des élèves et d’être les artisans d’une conscience critique
véritable propédeutique à la citoyenneté.
Or si l’histoire se construit, si les documents sont questionnés, la phase documentaire du
travail de l’historien ne peut en aucun cas être réduite à l’extraction d’informations d’un
document, d’autant que celui-ci a été au préalable sélectionné, découpé voire “scolarisé”,
adapté. Il s’agit en fait d’une sorte de jeu de piste qui doit conduire au lieu décidé par
l’enseignant, d’une technique d’animation de la classe qui peut stimuler la curiosité et même
l’esprit critique des élèves mais ne les met pas en situation de construire l’histoire. C’est ce
qu’affirment avec force les textes officiels publiés à partir de 1995 : “Le travail sur documents
ne peut avoir pour objet de redécouvrir ou de reproduire en classe la démarche de l’historien
ou du géographe […] Le document dans ses divers états est constitutif de l’enseignement. Il
serait cependant illusoire de prétendre reproduire au lycée les démarches scientifiques dans
leur totalité27”.
En second lieu l’histoire enseignée a peu – c’est un euphémisme – l’habitude de se mettre en
abîme. On touche là, à mon sens, à ce qui est la question centrale : celle des finalités assignées
26
27
28.
Charles Seignobos, L’Histoire dans l’enseignement secondaire, Armand Colin, 1906.
Note de service du 19 juin 1995 : Histoire et géographie au lycée. Bulletin Officiel spécial n° 12 du 29 juin 1995, p.
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à cet enseignement. En effet dès les années 1880 et la rénovation de l’école par les
républicains – mais reprenant une tradition qui précède celle-ci – l’histoire scolaire se donne
pour vraie. Elle n’est pas le lieu des notes de bas de page et des remords, elle est
essentiellement affirmative28. Elle décrit le passé de “plain-pied29”. Elle le fait d’autant plus
qu’on attend d’elle qu’elle donne aux élèves des repères, qu’elle intègre, qu’elle enracine.
Étrange alchimie au demeurant que celle qui fait équivaloir la connaissance de dates et de
noms à des racines et dont on trouve constamment trace dans la prose officielle. Ainsi le
rapport Girault soutient-il : “En un moment où les racines des individus sont si difficiles à
retrouver, ne convient-il pas d’insister, dès le plus jeune âge, sur les fondements de la culture,
par une étude solide, avec un ‘ancrage’ chronologique faisant appel à l’utilisation manifeste de
la mémoire ?30” Racines, héritages, repères sont les traces de la fonction nationale de l’histoire
enseignée et demeurent, en dépit de son européanisation, ce qu’on pourrait appeler son
économie discrète. La fonction de transmission – la fonction “patrimoniale” pour reprendre un
adjectif de plus en plus martelé dans les textes officiels – surdétermine l’histoire en tant que
discipline scolaire. Affronter le pluralisme interprétatif est donc d’une grande difficulté
puisque celui-ci ne s’intègre ni à l’épistémologie scolaire ni à la culture enseignante. Le faire
suscite toujours la crainte de céder à un relativisme négateur des valeurs pouvant déboucher
sur le négationnisme. Le chemin de la Capoue épistémologique mènerait ainsi, pour rester
dans le registre de la métaphore de Pierre Chaunu, à la roche tarpéienne.
b) Les “pages débats” : une approche réduite des débats historiographiques
Dès les années trente, les auteurs de manuels se sont pourtant risqués à confronter les textes
des historiens. Le premier d’entre eux est, sous réserve d’un inventaire complet, Jules Isaac
qui expose en vis-à-vis une analyse allemande des causes de la guerre de 1870 et de la
28
On peut noter la même chose pour l’écriture la grande Histoire de France dirigée par Ernest Lavisse. Cf. Pierre
Nora, “L’Histoire de France de Lavisse”, Les lieux de mémoire, Pierre Nora (dir.). Tome II, “La nation”, vol. 1, Gallimard,
1986.
29
Selon l’expression d’Olivier Orain appliquée à la géographie vidalienne. Olivier Orain, Le plain pied du monde :
postures épistémologiques et pratiques d’écriture dans la géographie française au XXème siècle, Thèse de doctorat de géographie,
Université Paris I Panthéon-Sorbonne, 2003.
30
René Girault, L’histoire et la géographie en question. Rapport au Ministre de l’Éducation nationale, MEN, 1983.
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Première Guerre mondiale et une analyse française31. Dans les années 1970 ces pages débats
ont été systématisées souvent autour de la notion de “causes” (Révolution française, Terreur,
Première Guerre mondiale, révolution russe…). En tant que tels ces espaces de réflexion ne
sont pas négligeables. Mais comment les intégrer dans un cours quand leur économie
intellectuelle se distingue autant de ce qui est habituellement enseigné ? Comment les utiliser
sans engager un débat vide de sens puisque trop peu informé ? Cela dit, pour nuancer mon
propos et émettre une hypothèse optimiste, leur maintien dans la plupart des manuels
tendrait à prouver que leur présence ne semble pas absolument contre-productive aux
éditeurs, et que ceux-ci ont, sans doute, le sentiment que ces pages débats participent de
l’attrait de l’ouvrage. Ces dernières constituent, en tout état de cause, la plus ancienne et la
plus fréquente apparition de la notion même de débat historiographique, de controverse
savante dans les manuels même si, notamment en collège, elle prend parfois l’aspect d’un
“pour ou contre” quelque peu sommaire.
De fait, comme la rupture avec le “foisonnement” et la “juxtaposition” documentaires, la
véritable entrée dans ce qu’est une démarche historiographique vient des programmes
élaborés depuis 1995. À propos, par exemple, de la Première Guerre mondiale ou de la Shoah
ceux-ci invitent désormais, non seulement à faire l’histoire de l’histoire de ces épisodes mais
encore à étudier comment la perception sociale d’un phénomène évolue et donc à faire aussi
l’histoire de la mémoire. De cette façon, les élèves devraient mieux différencier ces deux
manières d’appréhender le passé. L’idée en elle-même n’est pas neuve puisqu’on pouvait la
trouver précédemment appliquée dans les manuels à la légende napoléonienne ou à Jeanne
d’Arc mais, intégrée dans le texte même du programme comme leçon es qualités, elle est
naturellement d’un tout autre poids et suppose un déplacement effectif du point de vue de
l’enseignant.
Numérotation : III??? Une ressource ?
Réticence traditionnelle sinon prévention, pratiques limitées et introduites récemment, en
quoi l’épistémologie et l’historiographie peuvent-elles aider à (mieux) enseigner, le peuventelles ? Je verrais, pour ma part, plusieurs enjeux majeurs
31
D’après Charles-Olivier Carbonnel cité par André Kaspi, Jules Isaac, Plon, 2002, p. 95-96.
Patrick Garcia
L’historiographie et l’épistémologie de l’histoire comme ressource pour l’enseignement
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a) La lutte contre la “présentification”
Je l’ai souligné, l’enseignement de l’histoire obéit à des finalités politiques et sociales fortes.
Celles-ci sont anciennes et s’accumulent au fil des textes produits par l’institution scolaire.
Histoire, géographie et éducation civique doivent contribuer, ensemble, à doter les futurs
citoyens d’un patrimoine, d’une “culture commune” maintenant baptisée “humaniste32”,
permettant le “vivre ensemble” dans un espace européen en mouvement. Dans le même
temps, des groupes de plus en plus nombreux revendiquent la prise en considération de leurs
mémoires particulières. Ces deux phénomènes s’inscrivent dans un régime d’historicité
marqué par le présentisme33. (à expliquer peut-être davantage, car cela modifie aussi, me
semble-t-il, les rapports entre le politique, le social et l'éducation)
Face à cela l’enseignant ne peut plus se contenter de tenir le cap habituel. Il doit intégrer et
expliciter ce qui se joue et se rejoue dans l’évocation des épisodes du passé. En particulier,
face à l’histoire réparatrice et commémorative, il doit être capable d’articuler le fait que
l’histoire est un questionnement porté du présent au passé et à ses traces et qu’en même
temps elle est la découverte d’une altérité radicale de ce passé. Ainsi, parler de l’esclavage sans
devenir captif de la notion de crime contre l’humanité consacrée par la loi implique de
montrer comment une société finit par requalifier le passé et pour quelles raisons. De même
un travail avec les élèves sur la violence – par exemple celle de la période révolutionnaire ou
de la Grande Guerre – requiert, au préalable, de montrer que la sensibilité à la violence est
elle-même historique, sauf à ne plus rien voir d’autre qu’une multitude indistincte de victimes.
Restituer l’historicité des phénomènes, ce qui me semble être l’un des buts premiers de
l’enseignement de l’histoire, passe donc par un travail sur la mémoire, sur ses rythmes, ses
modalités et ses enjeux. Ce travail amène l’enseignant, sinon à s’inscrire en faux face à des
32
Décret du 11 juillet 2006 relatif au socle commun de connaissances et de compétences et modifiant le code de
l’éducation [http://media.education.gouv.fr/file/51/3/3513.pdf].
33
François Hartog, Régimes d’historicité. Présentisme et expériences de l’histoire, Seuil, 2003.
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notions qui semblent aussi évidentes que légitimes que celle de “devoir de mémoire”, du
moins à montrer que cette approche morale ne saurait être confondue avec ce que Certeau
appelle “l’opération historique”.
De ce point de vue faire l’histoire de la mémoire, faire l’histoire de la façon dont des
événements ont été perçus est une porte de sortie par le haut – c’est-à-dire par la
connaissance – des polémiques mémorielles. J’ajoute que c’est sans doute la seule façon de
construire un espace différent de celui de la controverse politique.
Pour aller dans le même sens d’une vigilance épistémologique nécessaire quant aux questions
liées à la mémoire on pourrait aussi interroger le statut des témoignages (des personnes
invitées dans les classes ou des élèves eux-mêmes) ou le sens à donner à la visite des sites
commémoratifs, spécialement quand ceux-ci sont des lieux de souffrance et de tragédie…
b) Faire des choix interprétatifs
Le second élément que je voudrais mettre en relief est celui du choix des interprétations. Là
encore une perception correcte de la nature du discours historique est non seulement utile
mais nécessaire à l’enseignant. Trop souvent en effet le sens commun conduit à présenter aux
élèves un discours médian, hétéroclite, neutralisé voire tout simplement dénué
d’interprétation explicitée dont le “texte auteur” des manuels fournit aussi un fréquent
exemple.
Si je prends l’exemple de la Révolution française plusieurs thèses, plusieurs lectures
s’opposent et continueront sans aucun doute de le faire. Pour rester à un niveau élémentaire
on peut ainsi faire de la Révolution le produit d’un mouvement long et distinguer comme le
faisait Ernest Labrousse, les causes lointaines, les causes proches et les causes immédiates34.
Selon ce modèle le principe moteur de la Révolution relève de la thermodynamique, comme
une cocotte minute obturée la société explose. C’est ce schéma, repris des historiens libéraux
34
Camille-Ernest Labrousse, “Comment naissent les révolutions”, Actes du Congrès historique du Centenaire de la
Révolution de 1848, 1948.
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L’historiographie et l’épistémologie de l’histoire comme ressource pour l’enseignement
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du premier XIXème siècle, qui a servi de base à l’enseignement scolaire dans les années 60 et
qui a été formalisé par les didacticiens des années 7035. La Révolution formait alors une sorte
de système. Cette interprétation a été remise en cause depuis plus de vingt ans. Aujourd’hui
les historiens ne parlent plus guère de crise de l’Ancien régime. Essayant de se départir d’une
lecture téléologique qui inscrit la Révolution comme un débouché inévitable, ils préfèrent se
concentrer sur l’événement lui-même, sur la façon dont les députés réunis aux États généraux
accomplissent de l’inédit et en ont, comme l’atteste leur correspondance, le souffle coupé. En
d’autres termes comment la Révolution invente la révolution plus qu’elle n’accomplit le
mouvement de l’histoire36. Or ces deux lectures ne sont pas compatibles, elles ne s’articulent
pas, on ne peut pas en faire la moyenne. Elles s’excluent. Connaître l’historiographie et ses
enjeux permet la cohérence, quitte à expliquer dans un deuxième temps qu’il y a plusieurs
lectures et à en analyser les enjeux. Pour reprendre un adage lavissien, qui servait de mot
d’ordre contre la dérive encyclopédique, “enseigner c’est choisir”, mais ce choix ne se limite
pas à la seule sélection des faits ce doit être aussi un choix interprétatif réfléchi et assumé. Ce
choix de la cohérence dépend des enseignants, de leur lecture des programmes, du repérage
des thèses implicites et quelques fois des incohérences qu’ils recèlent.
c) Une ressource contre le relativisme
Ne risque-t-on pas si l’on suit cette voie de faire le lit du relativisme – laissons de côté la
question du négationnisme qui n’est pas un relativisme radical mais une sortie de la
rationalité scientifique ou, pour le dire autrement, une simple forme d’antisémitisme – ?
La question mérite d’être posée d’autant qu’elle l’est dans l’espace public. L’intervention à
35
Sur le hiatus entre les renouvellements historiographiques et la formalisation didactique en histoire lire :
François Dosse, “Questions posées par la pluralité des modèles interprétatifs en sciences sociales”, in François Audigier
(dir.), Concepts-Modèles-Raisonnements, Actes du 8e colloque de l’INRP, mars 1996, p. 293-314. Texte disponible sur le site de
l’IHTP, [http://www.ihtp.cnrs.fr/historiographie/spip.php?article7&lang=fr]
36
cf Thimothy Tackett, Par la volonté du peuple. Comment les députés de 1789 sont devenus révolutionnaires, Albin Michel,
1997 pour la traduction française.
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L’historiographie et l’épistémologie de l’histoire comme ressource pour l’enseignement
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l’Assemblée nationale de Christian Vanneste lors du débat sur la proposition d’abrogation
de l’article 4 de la loi du 23 février 2005 en témoigne. “L’histoire n’enseigne pas des faits,
elle en donne une interprétation, et la distance historique ou le privilège accordé à tel ou
tel type de causalité donneront des mêmes faits une interprétation différente. J’emprunte
cette réflexion à Paul Ricœur qui souligne ainsi la limite de l’objectivité historique37.”
On peut répondre à cette question au moins de deux façons.
La première est que le passé n’est pas essentiellement différent du présent. Pourquoi faudrait-il
qu’une seule interprétation réponde du passé quand le contemporain est traversé de thèses et
de paris interprétatifs différents. Si un seul sens doit demeurer lequel choisir ? Celui des
vainqueurs ? Celui des vaincus ? Celui de l’avenir ? La pente qui conduit à favoriser ce qui est
advenu est forte. La tentation téléologique fait partie de l’héritage de l’enseignement de
l’histoire. Mais faire de l’histoire n’est-ce pas tenter de retrouver l’indécision, l’incertitude, les
futurs inaccomplis du passé comme le proposait Paul Ricœur38 ? Le présent du passé a
toujours été objectivement aussi opaque que celui que nous vivons : cette expérience ne doitelle pas être au centre de l’apprentissage de l’histoire ?
La seconde réponse à l’objection de favoriser le relativisme est plus radicale. Accepter un
certain pluralisme interprétatif ne revient pas à valider, contrairement à la proposition du
député Vanneste, n’importe quelle interprétation. D’une part, il existe une certaine
“cumulativité” de la connaissance historique et des interprétations, un temps défendues, sont
devenues caduques. Ainsi l’étude des enquêtes préfectorales sur l’état d’esprit des Français en
août 1914 interdit de soutenir que les soldats sont partis la fleur au fusil heureux d’en
découdre39. D’autre part, pour être admises, les interprétations doivent répondre à des
critères, prendre en compte ce qui a été établi. Tout ne se vaut donc pas. Ouvrir l’espace de
l’interprétation revient par conséquent à en exclure ce qui n’y a pas sa place sauf au titre de
trace d’un regard un moment porté sur un phénomène. N’est-ce pas la meilleure école contre
le relativisme que cette école de rigueur ?
37
Assemblée nationale, séance du mardi 29 novembre 2005.
38
Paul Ricœur, “Remarques d’un philosophe”, in Écrire l’histoire du temps présent, CNRS Éditions, 1993, p. 35-41.
Sur le dialogue que Paul Ricœur conduit avec l’histoire du temps présent voir François Dosse, “Le moment Ricœur”,
Vingtième siècle, Revue d’histoire, n° 69, janv.-mars 2001, p. 137-152.
39
Jean-Jacques Becker, 1914, comment les Français sont entrés dans la guerre,
des sciences politiques, 1977.
Presses de la Fondation nationale
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Conclusion :
Pour conclure il me semble que l’une des réponses aux questions qu’on se pose depuis
maintenant près de quarante ans sur l’enseignement de l’histoire est que celui-ci assume
pleinement la nature de la connaissance historique. Seule une histoire réflexive c’est-à-dire
une histoire qui se pense à la fois de manière diachronique, dans l’histoire (c’est
l’historiographie) et de manière synchronique, par rapport a d’autres modes de connaissance
et à la mémoire (c’est l’épistémologie) peut offrir une alternative au modèle du roman
national.
Évidemment les quelques réflexions que je viens de présenter ne valent pas programme et
encore moins conseil pour (mieux) enseigner. Il n’en reste pas moins que, j’en suis convaincu,
pour améliorer l’enseignement de l’histoire, subvertir son économie discrète, il ne faut pas
plus de bonnes intentions ou de meilleures intentions mais plus d’histoire. Enseigner la
complexité est certes un défi difficile à relever mais y renoncer est abdiquer.
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