François Dosse «!Questions posées par la pluralité des modèles interprétatifs en sciences sociales!»3
dans les années soixante autour du paradigme critique fut l’inconscient : “Il constitue, en des sens
d’ailleurs différents, la pierre angulaire de la linguistique, de l’ethnologie, de la sociologie et,
d’une certaine façon, de l’histoire, telle qu’elle s’est développée dans l’école des Annales6.”
Le basculement de paradigme en cours prend appui sur ces critiques pour reformuler un
programme de recherche qui soit davantage capable de rendre compte des éléments constitutifs
de l’action. Lorsque Luc Boltanski et Laurent Thévenot ont mené leur enquête sur les litiges, les
“affaires”, ils ont rassemblé un important corpus hétéroclite. Le problème, d’un point de vue
sociologique, était de comprendre quelles conditions une dénonciation publique devait remplir
pour être recevable. Ce travail nécessitait de remettre en cause un des grands partages du
paradigme critique, celui qui oppose l’ordre du singulier à celui du général. Saisir le processus de
généralisation en train de se réaliser présuppose de prendre au sérieux le dire des acteurs, de leur
reconnaître une compétence propre à analyser leur situation. Cela a été déterminant dans la
rupture avec le paradigme critique car il fallait renoncer à la posture dénonciatrice et se mettre à
l’écoute des acteurs. La nouvelle sociologie a été conduite ainsi à remettre en cause, comme
l’avaient fait Bruno Latour et Michel Callon, le grand partage entre la connaissance scientifique
et la normativité7, entre le jugement de fait et le jugement de valeur. La connaissance ordinaire,
le sens commun est alors reconnu comme gisement de savoirs et de savoir-faire.
L’ethnométhodologie a utilement contribué à ce déplacement consistant à rechercher les
similitudes entre explications scientifiques et celles fournies par les acteurs eux-mêmes. Cette
approche a permis un renversement décisif qui a consisté à faire de la critique elle-même un objet
de la sociologie. L’ancien paradigme ne pouvait pas prendre les opérations critiques pour objet
dans la mesure où, s’appuyant sur une coupure radicale entre faits et valeurs, il maintenait le
sociologue à l’abri de toute entreprise critique.
L’épreuve du nouveau paradigme se situe dans l’enquête de terrain, au plan empirique. Mais
la remise en cause des grandes coupures permet aussi de renouer des liens pacifiés entre
philosophie et sciences humaines. Ce qui est postulé, c’est la complémentarité entre ces deux
niveaux : les sciences humaines sont envisagées comme la continuation de la philosophie par
d’autres moyens, et contribuant à la réalisation du travail philosophique de constitution d’une
grammaire des ordres de justification des acteurs sociaux. Cette nouvelle orientation implique de
prendre au sérieux le “tournant linguistique” et d’attacher une grande attention aux discours sur
l’action, à la narration, à la “mise en intrigue” des actions, sans pour cela s’enfermer dans la
discursivité. Le chercheur doit alors s’astreindre “à suivre les acteurs au plus près de leur travail
interprétatif... Il prend au sérieux leurs arguments et les preuves qu’ils apportent, sans chercher à
les réduire ou à les disqualifier en leur opposant une interprétation plus forte8.” Pour réaliser ce
travail, pour éviter toute forme stabilisée d’interprétation, la nouvelle sociologie doit réaliser un
certain nombre de détours, d’investissements du côté de la philosophie analytique, de la
pragmatique, du cognitivisme, de la philosophie politique, autant de domaines connexes, de
cheminements croisés qui contribuent à faire émerger un sentiment d’unité autour du
renversement en cours vers un nouveau paradigme. Celui-ci peut être qualifié de paradigme
interprétatif dans la mesure où il vise à mettre en évidence la place de l’interprétation dans la
structuration de l’action en revisitant tout le réseau conceptuel, toutes les catégories sémantiques
propres à l’action : intentions, volontés, désirs, motifs, sentiments... L’objet de la sociologie passe
ainsi de l’institué à l’instituant et réinvestit les objets du quotidien ainsi que les formes éparses et
variées de la socialité.
L’herméneutique telle que la conçoit Paul Ricoeur, consistant à se situer à l’intérieur de la
tension en général présentée comme alternative entre explication et compréhension, offre un
cadre de problématisation particulièrement fécond pour les sciences humaines. Dans un souci
dialogique, cette démarche permet d’explorer toutes les potentialités de ces deux pôles en évitant
de les présenter comme l’expression d’une dichotomie non surmontable entre ce qui serait du
ressort des sciences de la nature (explication) et ce qui conviendrait aux sciences de l’esprit
6- L. Boltanski, L’Amour et la Justice comme compétences, Métailié, 1990, p. 49-50.
7- B. Latour, Nous n’avons jamais été modernes, La Découverte, 1991.
8- L. Boltanski, op.cit., p. 57.