QUESTIONS POSEES PAR LA PLURALITE DES MODELES
INTERPRETATIFS EN SCIENCES SOCIALES.
François Dosse
Texte publié dans François Audigier dir, Actes du 8e colloque de l’INRP, Concepts-Modèles-
Raisonnements, mars 1996, p. 293-314.
Les sciences humaines redécouvrant la part humaine qui les caractérisent commencent à sortir
du causalisme propre aux sciences expérimentales. La construction d’une physique sociale sur le
modèle de la physique mécanique ne semble plus de saison. Cela se traduit, entre autres, par la
quête de définition d’un nouvel espace, propre aux sciences humaines, celui de la sociologie, de
l’histoire et de l’anthropologie. C’est le cas par exemple du laboratoire de l’EHESS de Marseille
dirigé par Jean-Claude Passeron qui se réclame de ces trois disciplines et défend une
épistémologie commune à celles-ci. Le Raisonnement sociologique1 fait ainsi figure de manifeste de
délimitation de cet espace commun malgré son titre faussement limitatif qui rappelle simplement
la spécialité académique de son auteur, Jean-Claude Passeron. Ces trois disciplines relèvent des
catégories wébériennes selon lesquelles les objets qu’elles étudient se caractérisent par la
singularité de la configuration historique dans laquelle ils sont impliqués. Cette phénoménalité
rend impossible l’entreprise de normalisation nomologique qui visait à désindexer les contextes.
Les déictiques sont considérés comme indissociables de leur contextualité historique. Weber
avait opposé ses idéal-types aux illusions propres à l’objectivisme et au naturalisme
épistémologique. Ces trois disciplines ne peuvent produire que des semi-noms propres au statut
mixte entre leur fonction heuristique généralisante et leur capacité de traduire une situation
singulière. Jean-Claude Passeron met justement en garde contre les illusions expérimentalistes qui
ont nourri le rêve nomologique. Cette perspective semble féconde, mais Jean-Claude Passeron,
pour faire bonne mesure, dénonce aussi ce qu’il qualifie de “divagation herméneutique2 qu’il
assigne à un vulgaire délire interprétatif, en méconnaissance totale de la tradition de pensée
marquée par la rigueur de pensée, comme Paul Ricoeur l’exemplifie en tous domaines. L’espace
webérien revendiqué par Passeron est d’ailleurs tout entier dans une filiation herméneutique. Il
correspond à une autonomie épistémologique des sciences sociales qui ont en commun avec les
sciences de la nature de postuler l’existence du réel, avec l’ambition empirique d’en rendre
compte. Mais cette épistémologie s’autonomise par rapport aux sciences de la nature compte-
tenu de son impossibilité à traiter les faits sociaux comme des choses. Le socle de l’historicité a
été défini par Weber comme non-reproductible, car marqué par des coordonnées spatio-
temporelles singulières. Il s’ouvre sur des paris interprétatifs qui situent les sciences sociales sous
le registre de la plausibilité.
On se retrouve confronté pour ces trois sciences humaines que sont l’histoire, la sociologie et
l’anthropologie à ce que Antony Giddens appelle une double herméneutique 3, soit le double
processus de traduction et d’interprétation. En premier lieu les sciences humaines doivent
prendre en considération que les représentations des actions par les acteurs sont porteuses d’une
connaissance pertinente. En second lieu les sciences humaines sont elles-mêmes des disciplines
interprétatives. Ce double cercle herméneutique a un effet retour dans l’appropriation par les
acteurs et institutions des connaissances produites par les sciences humaines, grâce à la capacité
active et réactive des acteurs, ce que Giddens qualifie par “agencéité”. Cette compétence à la
transformation ouvre un horizon pragmatique, propre à l’humain, commun à l’histoire à la
sociologie et à l’anthropologie pour lesquels “la performativité des représentations est
1- J.-Cl. Passeron, Le raisonnement sociologique, Nathan, 1991.
2- Ibid., p. 358.
3- A. Giddens, Social Theory and Modern Sociology, Stanford, 1987.
François Dosse «!Questions posées par la pluralité des modèles interprétatifs en sciences sociales!»2
indissociable de l’agencéité des acteurs4.” Si l’horizon épistémologique est pragmatique, on ne
peut préjuger de ce qui va arriver. La prévision n’est qu’une rétrodiction. Les sciences humaines
sont conduites à une oscillation entre le pourquoi et le comment.
I- LE BASCULEMENT DE PARADIGME.
Le paradigme qui a dominé sans partage dans les années 1950-75 est le paradigme
structuraliste. Il se caractérisait comme paradigme critique à partir d’un attelage constitué par
une discipline modèle, la linguistique, deux disciplines-reines, la sociologie et l’ethnologie et deux
doctrines de référence, le marxisme et le psychanalysme. Cette configuration des sciences sociales
avait son expression philosophique dans les pensées du soupçon, les stratégies de dévoilement
avec l’idée que la vérité scientifique est accessible mais cachée, voilée. Ce qui caractérisait alors
ce paradigme était de déployer une pensée du décentrement. Les sciences humaines exaltées
durant cette période étaient celles qui avaient la plus grande capacité à exproprier la présence,
l’attestation de soi, et en premier lieu tout ce qui relevait de l’action, de l’acte de langage, toutes
occasions de conduire des opérations signifiantes. Le structuralisme permettait dans ce cadre de
conjuguer les effets du dessein théorique de destitution du sujet et l’ambition d’une saisie
objectivante à ambition scientifique.
Autour des années quatre-vingt, on a manifestement basculé dans un nouveau paradigme
marqué par une toute autre organisation intellectuelle dans laquelle le thème de l’historicité s’est
substitué à celui de la structure. Cette nouvelle période est surtout marquée par “la réhabilitation
de la part explicite et réfléchie de l’action5.” Il ne s’agit pas pour autant d’un simple retour du
sujet tel qu’il était envisagé autrefois dans la plénitude de sa souveraineté postulée et d’une
transparence possible. Il est question d’un déplacement de la recherche vers l’étude de la
conscience, mais d’une conscience problématisée grâce à toute une série de travaux comme ceux
de la pragmatique, du cognitivisme ou encore ceux des modèles du choix rationnel. La démarche
consiste à sauver les phénomènes, les actions, ce qui apparaît comme signifiant pour expliquer la
conscience des acteurs. Il s’agit de retrouver des contemporanéités qui donnent sens par leur
caractère connexe, sans pour autant procéder à des réductions. Cette part explicite et réfléchie de
l’action revenue au premier plan a pour effet de placer l’identité historique au centre des
interrogations dans le cadre d’un triple objet privilégié pour l’historien : une histoire politique,
conceptuelle et symbolique renouvelée.
Ce déplacement vers la part explicite et réfléchie de l’action est particulièrement sensible dans
la nouvelle sociologie. La nouvelle sociologie considère que nombre des postulats de l’ancien
modèle sont à remettre en cause dans la mesure où il échoue à rendre compte de l’agir social. En
premier lieu, la coupure radicale que porte le paradigme critique entre compétence scientifique et
compétence commune a pour effet de ne pas prendre au sérieux les prétentions et compétences
des gens ordinaires dont on renvoyait les propos à l’expression d’une illusion idéologique. En
second lieu, le paradigme critique était animé par une anthropologie pessimiste implicite qui
faisait de l’intérêt le seul et unique motif de l’action. L’intérêt a notamment joué le rôle de levier
dans toutes les entreprises de dévoilement, de dénonciation des prétentions des acteurs. En
troisième lieu, le paradigme critique se donnait comme grille de lecture globale du social capable
de rendre intelligible les conduites de tous les individus en toute situation. En quatrième lieu, le
paradigme fonctionnait de manière peu cohérente puisqu’il se prétendait critique, dénonçant le
caractère normatif des positions des acteurs, leurs illusions, leurs croyances, sans pour autant
dévoiler ses propres fondements normatifs. Enfin, l’élément unificateur des sciences humaines
4- J.-P. Olivier de Sardan, “L’espace webérien des sciences sociales”, dans Genèses, N°10, janv. 1993, p. 160.
5- M. Gauchet, Le Débat, N° 50, mai-août 1988, p. 166.
François Dosse «!Questions posées par la pluralité des modèles interprétatifs en sciences sociales!»3
dans les années soixante autour du paradigme critique fut l’inconscient : “Il constitue, en des sens
d’ailleurs différents, la pierre angulaire de la linguistique, de l’ethnologie, de la sociologie et,
d’une certaine façon, de l’histoire, telle qu’elle s’est développée dans l’école des Annales6.”
Le basculement de paradigme en cours prend appui sur ces critiques pour reformuler un
programme de recherche qui soit davantage capable de rendre compte des éléments constitutifs
de l’action. Lorsque Luc Boltanski et Laurent Thévenot ont mené leur enquête sur les litiges, les
“affaires”, ils ont rassemblé un important corpus hétéroclite. Le problème, d’un point de vue
sociologique, était de comprendre quelles conditions une dénonciation publique devait remplir
pour être recevable. Ce travail nécessitait de remettre en cause un des grands partages du
paradigme critique, celui qui oppose l’ordre du singulier à celui du général. Saisir le processus de
généralisation en train de se réaliser présuppose de prendre au sérieux le dire des acteurs, de leur
reconnaître une compétence propre à analyser leur situation. Cela a été déterminant dans la
rupture avec le paradigme critique car il fallait renoncer à la posture dénonciatrice et se mettre à
l’écoute des acteurs. La nouvelle sociologie a été conduite ainsi à remettre en cause, comme
l’avaient fait Bruno Latour et Michel Callon, le grand partage entre la connaissance scientifique
et la normativité7, entre le jugement de fait et le jugement de valeur. La connaissance ordinaire,
le sens commun est alors reconnu comme gisement de savoirs et de savoir-faire.
L’ethnométhodologie a utilement contribué à ce déplacement consistant à rechercher les
similitudes entre explications scientifiques et celles fournies par les acteurs eux-mêmes. Cette
approche a permis un renversement décisif qui a consisté à faire de la critique elle-même un objet
de la sociologie. L’ancien paradigme ne pouvait pas prendre les opérations critiques pour objet
dans la mesure où, s’appuyant sur une coupure radicale entre faits et valeurs, il maintenait le
sociologue à l’abri de toute entreprise critique.
L’épreuve du nouveau paradigme se situe dans l’enquête de terrain, au plan empirique. Mais
la remise en cause des grandes coupures permet aussi de renouer des liens pacifiés entre
philosophie et sciences humaines. Ce qui est postulé, c’est la complémentarité entre ces deux
niveaux : les sciences humaines sont envisagées comme la continuation de la philosophie par
d’autres moyens, et contribuant à la réalisation du travail philosophique de constitution d’une
grammaire des ordres de justification des acteurs sociaux. Cette nouvelle orientation implique de
prendre au sérieux le “tournant linguistique” et d’attacher une grande attention aux discours sur
l’action, à la narration, à la “mise en intrigue” des actions, sans pour cela s’enfermer dans la
discursivité. Le chercheur doit alors s’astreindre “à suivre les acteurs au plus près de leur travail
interprétatif... Il prend au sérieux leurs arguments et les preuves qu’ils apportent, sans chercher à
les réduire ou à les disqualifier en leur opposant une interprétation plus forte8.” Pour réaliser ce
travail, pour éviter toute forme stabilisée d’interprétation, la nouvelle sociologie doit réaliser un
certain nombre de détours, d’investissements du côté de la philosophie analytique, de la
pragmatique, du cognitivisme, de la philosophie politique, autant de domaines connexes, de
cheminements croisés qui contribuent à faire émerger un sentiment d’unité autour du
renversement en cours vers un nouveau paradigme. Celui-ci peut être qualifié de paradigme
interprétatif dans la mesure il vise à mettre en évidence la place de l’interprétation dans la
structuration de l’action en revisitant tout le réseau conceptuel, toutes les catégories sémantiques
propres à l’action : intentions, volontés, désirs, motifs, sentiments... L’objet de la sociologie passe
ainsi de l’institué à l’instituant et réinvestit les objets du quotidien ainsi que les formes éparses et
variées de la socialité.
L’herméneutique telle que la conçoit Paul Ricoeur, consistant à se situer à l’intérieur de la
tension en général présentée comme alternative entre explication et compréhension, offre un
cadre de problématisation particulièrement fécond pour les sciences humaines. Dans un souci
dialogique, cette démarche permet d’explorer toutes les potentialités de ces deux pôles en évitant
de les présenter comme l’expression d’une dichotomie non surmontable entre ce qui serait du
ressort des sciences de la nature (explication) et ce qui conviendrait aux sciences de l’esprit
6- L. Boltanski, L’Amour et la Justice comme compétences, Métailié, 1990, p. 49-50.
7- B. Latour, Nous n’avons jamais été modernes, La Découverte, 1991.
8- L. Boltanski, op.cit., p. 57.
François Dosse «!Questions posées par la pluralité des modèles interprétatifs en sciences sociales!»4
(compréhension). Si ce grand partage est récusé par Ricoeur, il n’en reprend pas moins à Dilthey
et à Husserl l’orientation initiale qui doit partir du vécu subjectif, de sa mise en discours et de
son déploiement horizontal dans l’univers intersubjectif propre à la communication. Le monde
de la vie ou le monde vécu et les diverses procédures de subjectivation et de socialisation
possibles sont donc à la base d’un travail qui ne pouvait que retrouver les sciences humaines
lorsque celles-ci s’interrogent sur l’agir, soit sur le sens à donner à la pratique sociale.
Ricoeur se situe dans un entre-deux, entre le vécu et le concept. Expliquer plus pour
comprendre mieux, aime-t-il répéter à ceux qui l’enjoignent de choisir. L’agir humain est alors
envisagé à partir des interprétants internes, des porte-parole comme les appelle Jacques
Guilhaumou9, avant de subir une reprise au nom d’une interprétation externe. Dans ce cas,
l’interprétation est elle-même constitutive de l’action. Ricoeur évite ainsi de céder aux
réductions du concept, aux illusions des systèmes, des pensées du dehors et en même temps il
peut opposer les détours nécessaires pour éviter l’exaltation sans médiations de l’ego
transcendantal. Cet entre-deux correspond très bien à la troisième voie que recherchent
désespérément, mais aujourd’hui avec plus de succès, des sciences humaines en quête de ce qui
fonde le lien social. Ricoeur se situe bien dans un espace intermédiaire entre le sens commun
dont les compétences sont réévaluées alors qu’elles étaient hier rejetées dans l’illusio propre à la
doxa, et une dimension épistémologique qui a perdu sa position de surplomb. Le concept ne
s’oppose plus alors au vécu pour le disqualifier, et Paul Ricoeur entreprend une quête du sens à
partir de “médiations imparfaites” dans une “dialectique inachevée” toujours ouverte à une
donation nouvelle du sens. Cette ouverture sur la temporalité, sur la chaîne générationnelle
inscrite dans la trame de l’historicité s’oppose à l’absolutisation de la notion de coupure
épistémologique propre au paradigme structuraliste animé par une prétention scientiste.
A la position de surplomb qu’implique la philosophie du soupçon, Paul Ricoeur oppose la
voie longue sur les conditions de validation du discours explicatif dans les sciences sociales,
“celui de l’herméneutique de la compréhension historique10. La greffe herméneutique sur le
projet phénoménologique présuppose un triple détour, une triple médiation qui fait passer la
quête eidétique par les signes, les symboles et les textes : “Médiation par les signes : par est
affirmée la condition originairement langagière de toute expérience humaine11.” L’attention aux
formations discursives ne signifie aucunement de s’enfermer, à la manière structuraliste, dans la
clôture du texte. Elle s’accompagne chez Ricoeur du dépassement de l’alternative saussurienne
entre langue et parole en s’appuyant sur la théorie de l’énonciation de Benveniste et sur la prise
en compte de la référence dans les termes de Frege, afin de reformuler la question du sens. La
triple autonomie qu’acquiert le discours grâce à l’écriture, vis-à-vis de l’intention du locuteur, de
la réception et du contexte de sa production a pour effet sur le projet herméneutique de mettre
“définitivement fin à l’idéal cartésien, fichtéen, et pour une part aussi, husserlien, d’une
transparence du sujet à lui-même12.”
D’un autre côté, la référence n’est plus celle des positivistes, elle est l’effet de multiples
réidentifications, désignations, à la croisée de ces élaborations successives, la référence est
produit par le travail de la question. A l’approche physicaliste longtemps en usage dans les
sciences humaines, Ricoeur oppose une théorie tensive, celle du Conflit des interprétations qui
ouvre sur une pluralité constitutive de la démarche herméneutique. La conception de la vérité
qui en résulte est une conception en tension. L’herméneutique se déploie selon une double ligne :
d’une part le dévoilement du double sens, du sens caché dans une perspective de
démythologisation, de réduction des illusions, et d’autre part elle participe à une recollection du
sens donné, attesté, à la restauration d’un sens communiqué. Cette dualité ne permet pas ni
concordisme ni éclectisme. L’unification du conflit interprétatif relève d’une violence qui ne
peut que déboucher sur quelque réductionnisme appauvrissant. Cette conception de la vérité
9- J. Guilhaumou, «!Décrire la Révolution française. Les porte-parole et le moment républicain (1790-1793)!»,
Annales, E.S.C., n°4, 1991.
10- P. Ricoeur, Du texte à l’action, Le Seuil, 1986, p. 328.
11- Ibid., p. 29.
12- P. Ricoeur, Du texte à l’action, op. cit., p. 31.
François Dosse «!Questions posées par la pluralité des modèles interprétatifs en sciences sociales!»5
comme tension principielle consiste à tenir ensemble la vérité épistémologique et la volonté
éthique de la vie bonne.
Le premier geste de l’herméneutique est de rétablir la communication perdue de par la
distance temporelle, spatiale ou linguistique, de permettre de renouer avec une compréhension
brouillée : c’est le pôle critique de cette démarche qui nécessite tout un travail d’historicisation,
d’authentification qui n’est pas sans rappeler la critique interne et externe des sources telle que
l’entendaient Langlois et Seignobos en 1898 dans leur Introduction aux études historiques. Il s’agit
alors d’un moment, celui de la méthode, qui permet de jeter les ponts de la communication avec
l’autre par-delà la distance qui nous le rend étranger. A ce premier niveau, c’est la distance qui
met au travail l’herméneute. A un second niveau, c’est au contraire l’appartenance qui est
décisive dans la définition de ce que l’on appelle le cercle herméneutique. Le sujet est toujours-
déjà impliqué par sa relation au monde dans lequel il se trouve. C’est le second niveau de
l’herméneutique, celui de l’ontologie dans la mesure l’interprétation est partie intégrante de
l’Etre lui-même. La conscience herméneutique se tient donc à l’intérieur de cette tension entre
ces deux pôles : celui d’un mouvement critique, kantien, de distanciation : c’est le stade de la
visée explicative ; et un mouvement de compréhension, d’appartenance qui vient en amont du
texte ou de l’action se les réapproprier dans une ouverture sur de nouveaux mondes possibles.
Ces trois temps de l’herméneutique : critique, ontologique et poétique correspondent aux trois
temps définis dans Temps et Récit par Ricoeur dans le rapport au texte : son amont avec mimésis 1
: le temps de la préfiguration, le texte lui-même avec mimésis 2 : celui de la configuration et enfin
l’aval du texte avec mimésis 3 : celui de la refiguration. Ce triple moment de l’interprétation
ouvre sur un horizon éthique qui offre un quatrième stade à une herméneutique ouverte sur
l’agir : «Interpréter c’est imaginer un ou des mondes possibles déployés par le texte, et c’est agir
ce monde... L’herméneutique se fait alors dans l’espace ouvert devant le texte, elle en déploie la
possibilité d’être. La vérité est en aval13
II- DE L’IRREDUCTION A LA PLURALITE.
La division entre le sujet et l’objet, avec la position de surplomb qu’elle impliquait, laissait
entendre que les sciences humaines pourraient parvenir à une situation de clôture de la
connaissance dans laquelle le sujet pourrait saturer l’objet par l’enveloppe de son savoir.
Aujourd’hui le principe de sous-détermination, issu de Duhem14, est devenu le fondement
philosophique d’un nombre croissant d’études des sciences humaines. Il fait rebondir le
questionnement et rend vaine toute tentative de réduction monocausale. Ce principe trouve un
prolongement chez Bruno Latour avec sa notion d’Irréductions15. En amont comme en aval la
fermeture causaliste renvoie à une aporie dans la mesure il n’y a que des épreuves singulières,
non pas des équivalences, mais des traductions et d’autre part, à l’autre bout de la chaîne : “rien
n’est en soi dicible ou indicible, tout est interprété16.” Cela conduit à la prise en compte d’un réel
envisagé dans sa complexité, composé de plusieurs strates, sans priorité évidente, pris dans des
hiérarchies enchevêtrées, donnant lieu à de multiples descriptions possibles.
Le tournant interprétatif adopté par les travaux actuels permet de ne pas se laisser enfermer
dans la fausse alternative entre une scientificité qui renverrait à un schéma monocausal
13- O. Abel, «!Qu’est ce que s’orienter dans l’interprétation ?!», dans L’exégèse comme expérience de décloisonnement, éd.
Thomas Römer, Heidelberg, 1991, p. 7.
14- P. Duhem, La théorie physique, son objet, sa structure, textes présentés par P. Brouzeng, Vrin, 1981.
15- B. Latour, “Irréductions”, dans Les microbes : Guerre et Paix, Métailié, 1984.
16- Ibid., p. 202.
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