QUESTIONS POSEES PAR LA PLURALITE DES MODELES

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QUESTIONS POSEES PAR LA PLURALITE DES MODELES
INTERPRETATIFS EN SCIENCES SOCIALES.
François Dosse
Texte publié dans François Audigier dir, Actes du 8e colloque de l’INRP, Concepts-ModèlesRaisonnements, mars 1996, p. 293-314.
Les sciences humaines redécouvrant la part humaine qui les caractérisent commencent à sortir
du causalisme propre aux sciences expérimentales. La construction d’une physique sociale sur le
modèle de la physique mécanique ne semble plus de saison. Cela se traduit, entre autres, par la
quête de définition d’un nouvel espace, propre aux sciences humaines, celui de la sociologie, de
l’histoire et de l’anthropologie. C’est le cas par exemple du laboratoire de l’EHESS de Marseille
dirigé par Jean-Claude Passeron qui se réclame de ces trois disciplines et défend une
épistémologie commune à celles-ci. Le Raisonnement sociologique1 fait ainsi figure de manifeste de
délimitation de cet espace commun malgré son titre faussement limitatif qui rappelle simplement
la spécialité académique de son auteur, Jean-Claude Passeron. Ces trois disciplines relèvent des
catégories wébériennes selon lesquelles les objets qu’elles étudient se caractérisent par la
singularité de la configuration historique dans laquelle ils sont impliqués. Cette phénoménalité
rend impossible l’entreprise de normalisation nomologique qui visait à désindexer les contextes.
Les déictiques sont considérés comme indissociables de leur contextualité historique. Weber
avait opposé ses idéal-types aux illusions propres à l’objectivisme et au naturalisme
épistémologique. Ces trois disciplines ne peuvent produire que des semi-noms propres au statut
mixte entre leur fonction heuristique généralisante et leur capacité de traduire une situation
singulière. Jean-Claude Passeron met justement en garde contre les illusions expérimentalistes qui
ont nourri le rêve nomologique. Cette perspective semble féconde, mais Jean-Claude Passeron,
pour faire bonne mesure, dénonce aussi ce qu’il qualifie de “divagation herméneutique2“ qu’il
assigne à un vulgaire délire interprétatif, en méconnaissance totale de la tradition de pensée
marquée par la rigueur de pensée, comme Paul Ricoeur l’exemplifie en tous domaines. L’espace
webérien revendiqué par Passeron est d’ailleurs tout entier dans une filiation herméneutique. Il
correspond à une autonomie épistémologique des sciences sociales qui ont en commun avec les
sciences de la nature de postuler l’existence du réel, avec l’ambition empirique d’en rendre
compte. Mais cette épistémologie s’autonomise par rapport aux sciences de la nature comptetenu de son impossibilité à traiter les faits sociaux comme des choses. Le socle de l’historicité a
été défini par Weber comme non-reproductible, car marqué par des coordonnées spatiotemporelles singulières. Il s’ouvre sur des paris interprétatifs qui situent les sciences sociales sous
le registre de la plausibilité.
On se retrouve confronté pour ces trois sciences humaines que sont l’histoire, la sociologie et
l’anthropologie à ce que Antony Giddens appelle une double herméneutique 3, soit le double
processus de traduction et d’interprétation. En premier lieu les sciences humaines doivent
prendre en considération que les représentations des actions par les acteurs sont porteuses d’une
connaissance pertinente. En second lieu les sciences humaines sont elles-mêmes des disciplines
interprétatives. Ce double cercle herméneutique a un effet retour dans l’appropriation par les
acteurs et institutions des connaissances produites par les sciences humaines, grâce à la capacité
active et réactive des acteurs, ce que Giddens qualifie par “agencéité”. Cette compétence à la
transformation ouvre un horizon pragmatique, propre à l’humain, commun à l’histoire à la
sociologie et à l’anthropologie pour lesquels “la performativité des représentations est
1
- J.-Cl. Passeron, Le raisonnement sociologique, Nathan, 1991.
- Ibid., p. 358.
3
- A. Giddens, Social Theory and Modern Sociology, Stanford, 1987.
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indissociable de l’agencéité des acteurs4.” Si l’horizon épistémologique est pragmatique, on ne
peut préjuger de ce qui va arriver. La prévision n’est qu’une rétrodiction. Les sciences humaines
sont conduites à une oscillation entre le pourquoi et le comment.
I- LE BASCULEMENT DE PARADIGME.
Le paradigme qui a dominé sans partage dans les années 1950-75 est le paradigme
structuraliste. Il se caractérisait comme paradigme critique à partir d’un attelage constitué par
une discipline modèle, la linguistique, deux disciplines-reines, la sociologie et l’ethnologie et deux
doctrines de référence, le marxisme et le psychanalysme. Cette configuration des sciences sociales
avait son expression philosophique dans les pensées du soupçon, les stratégies de dévoilement
avec l’idée que la vérité scientifique est accessible mais cachée, voilée. Ce qui caractérisait alors
ce paradigme était de déployer une pensée du décentrement. Les sciences humaines exaltées
durant cette période étaient celles qui avaient la plus grande capacité à exproprier la présence,
l’attestation de soi, et en premier lieu tout ce qui relevait de l’action, de l’acte de langage, toutes
occasions de conduire des opérations signifiantes. Le structuralisme permettait dans ce cadre de
conjuguer les effets du dessein théorique de destitution du sujet et l’ambition d’une saisie
objectivante à ambition scientifique.
Autour des années quatre-vingt, on a manifestement basculé dans un nouveau paradigme
marqué par une toute autre organisation intellectuelle dans laquelle le thème de l’historicité s’est
substitué à celui de la structure. Cette nouvelle période est surtout marquée par “la réhabilitation
de la part explicite et réfléchie de l’action5.” Il ne s’agit pas pour autant d’un simple retour du
sujet tel qu’il était envisagé autrefois dans la plénitude de sa souveraineté postulée et d’une
transparence possible. Il est question d’un déplacement de la recherche vers l’étude de la
conscience, mais d’une conscience problématisée grâce à toute une série de travaux comme ceux
de la pragmatique, du cognitivisme ou encore ceux des modèles du choix rationnel. La démarche
consiste à sauver les phénomènes, les actions, ce qui apparaît comme signifiant pour expliquer la
conscience des acteurs. Il s’agit de retrouver des contemporanéités qui donnent sens par leur
caractère connexe, sans pour autant procéder à des réductions. Cette part explicite et réfléchie de
l’action revenue au premier plan a pour effet de placer l’identité historique au centre des
interrogations dans le cadre d’un triple objet privilégié pour l’historien : une histoire politique,
conceptuelle et symbolique renouvelée.
Ce déplacement vers la part explicite et réfléchie de l’action est particulièrement sensible dans
la nouvelle sociologie. La nouvelle sociologie considère que nombre des postulats de l’ancien
modèle sont à remettre en cause dans la mesure où il échoue à rendre compte de l’agir social. En
premier lieu, la coupure radicale que porte le paradigme critique entre compétence scientifique et
compétence commune a pour effet de ne pas prendre au sérieux les prétentions et compétences
des gens ordinaires dont on renvoyait les propos à l’expression d’une illusion idéologique. En
second lieu, le paradigme critique était animé par une anthropologie pessimiste implicite qui
faisait de l’intérêt le seul et unique motif de l’action. L’intérêt a notamment joué le rôle de levier
dans toutes les entreprises de dévoilement, de dénonciation des prétentions des acteurs. En
troisième lieu, le paradigme critique se donnait comme grille de lecture globale du social capable
de rendre intelligible les conduites de tous les individus en toute situation. En quatrième lieu, le
paradigme fonctionnait de manière peu cohérente puisqu’il se prétendait critique, dénonçant le
caractère normatif des positions des acteurs, leurs illusions, leurs croyances, sans pour autant
dévoiler ses propres fondements normatifs. Enfin, l’élément unificateur des sciences humaines
4
5
- J.-P. Olivier de Sardan, “L’espace webérien des sciences sociales”, dans Genèses, N°10, janv. 1993, p. 160.
- M. Gauchet, Le Débat, N° 50, mai-août 1988, p. 166.
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dans les années soixante autour du paradigme critique fut l’inconscient : “Il constitue, en des sens
d’ailleurs différents, la pierre angulaire de la linguistique, de l’ethnologie, de la sociologie et,
d’une certaine façon, de l’histoire, telle qu’elle s’est développée dans l’école des Annales6.”
Le basculement de paradigme en cours prend appui sur ces critiques pour reformuler un
programme de recherche qui soit davantage capable de rendre compte des éléments constitutifs
de l’action. Lorsque Luc Boltanski et Laurent Thévenot ont mené leur enquête sur les litiges, les
“affaires”, ils ont rassemblé un important corpus hétéroclite. Le problème, d’un point de vue
sociologique, était de comprendre quelles conditions une dénonciation publique devait remplir
pour être recevable. Ce travail nécessitait de remettre en cause un des grands partages du
paradigme critique, celui qui oppose l’ordre du singulier à celui du général. Saisir le processus de
généralisation en train de se réaliser présuppose de prendre au sérieux le dire des acteurs, de leur
reconnaître une compétence propre à analyser leur situation. Cela a été déterminant dans la
rupture avec le paradigme critique car il fallait renoncer à la posture dénonciatrice et se mettre à
l’écoute des acteurs. La nouvelle sociologie a été conduite ainsi à remettre en cause, comme
l’avaient fait Bruno Latour et Michel Callon, le grand partage entre la connaissance scientifique
et la normativité7, entre le jugement de fait et le jugement de valeur. La connaissance ordinaire,
le sens commun est alors reconnu comme gisement de savoirs et de savoir-faire.
L’ethnométhodologie a utilement contribué à ce déplacement consistant à rechercher les
similitudes entre explications scientifiques et celles fournies par les acteurs eux-mêmes. Cette
approche a permis un renversement décisif qui a consisté à faire de la critique elle-même un objet
de la sociologie. L’ancien paradigme ne pouvait pas prendre les opérations critiques pour objet
dans la mesure où, s’appuyant sur une coupure radicale entre faits et valeurs, il maintenait le
sociologue à l’abri de toute entreprise critique.
L’épreuve du nouveau paradigme se situe dans l’enquête de terrain, au plan empirique. Mais
la remise en cause des grandes coupures permet aussi de renouer des liens pacifiés entre
philosophie et sciences humaines. Ce qui est postulé, c’est la complémentarité entre ces deux
niveaux : les sciences humaines sont envisagées comme la continuation de la philosophie par
d’autres moyens, et contribuant à la réalisation du travail philosophique de constitution d’une
grammaire des ordres de justification des acteurs sociaux. Cette nouvelle orientation implique de
prendre au sérieux le “tournant linguistique” et d’attacher une grande attention aux discours sur
l’action, à la narration, à la “mise en intrigue” des actions, sans pour cela s’enfermer dans la
discursivité. Le chercheur doit alors s’astreindre “à suivre les acteurs au plus près de leur travail
interprétatif... Il prend au sérieux leurs arguments et les preuves qu’ils apportent, sans chercher à
les réduire ou à les disqualifier en leur opposant une interprétation plus forte8.” Pour réaliser ce
travail, pour éviter toute forme stabilisée d’interprétation, la nouvelle sociologie doit réaliser un
certain nombre de détours, d’investissements du côté de la philosophie analytique, de la
pragmatique, du cognitivisme, de la philosophie politique, autant de domaines connexes, de
cheminements croisés qui contribuent à faire émerger un sentiment d’unité autour du
renversement en cours vers un nouveau paradigme. Celui-ci peut être qualifié de paradigme
interprétatif dans la mesure où il vise à mettre en évidence la place de l’interprétation dans la
structuration de l’action en revisitant tout le réseau conceptuel, toutes les catégories sémantiques
propres à l’action : intentions, volontés, désirs, motifs, sentiments... L’objet de la sociologie passe
ainsi de l’institué à l’instituant et réinvestit les objets du quotidien ainsi que les formes éparses et
variées de la socialité.
L’herméneutique telle que la conçoit Paul Ricoeur, consistant à se situer à l’intérieur de la
tension en général présentée comme alternative entre explication et compréhension, offre un
cadre de problématisation particulièrement fécond pour les sciences humaines. Dans un souci
dialogique, cette démarche permet d’explorer toutes les potentialités de ces deux pôles en évitant
de les présenter comme l’expression d’une dichotomie non surmontable entre ce qui serait du
ressort des sciences de la nature (explication) et ce qui conviendrait aux sciences de l’esprit
6
- L. Boltanski, L’Amour et la Justice comme compétences, Métailié, 1990, p. 49-50.
- B. Latour, Nous n’avons jamais été modernes, La Découverte, 1991.
8
- L. Boltanski, op.cit., p. 57.
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(compréhension). Si ce grand partage est récusé par Ricoeur, il n’en reprend pas moins à Dilthey
et à Husserl l’orientation initiale qui doit partir du vécu subjectif, de sa mise en discours et de
son déploiement horizontal dans l’univers intersubjectif propre à la communication. Le monde
de la vie ou le monde vécu et les diverses procédures de subjectivation et de socialisation
possibles sont donc à la base d’un travail qui ne pouvait que retrouver les sciences humaines
lorsque celles-ci s’interrogent sur l’agir, soit sur le sens à donner à la pratique sociale.
Ricoeur se situe dans un entre-deux, entre le vécu et le concept. Expliquer plus pour
comprendre mieux, aime-t-il répéter à ceux qui l’enjoignent de choisir. L’agir humain est alors
envisagé à partir des interprétants internes, des porte-parole comme les appelle Jacques
Guilhaumou9, avant de subir une reprise au nom d’une interprétation externe. Dans ce cas,
l’interprétation est elle-même constitutive de l’action. Ricoeur évite ainsi de céder aux
réductions du concept, aux illusions des systèmes, des pensées du dehors et en même temps il
peut opposer les détours nécessaires pour éviter l’exaltation sans médiations de l’ego
transcendantal. Cet entre-deux correspond très bien à la troisième voie que recherchent
désespérément, mais aujourd’hui avec plus de succès, des sciences humaines en quête de ce qui
fonde le lien social. Ricoeur se situe bien dans un espace intermédiaire entre le sens commun
dont les compétences sont réévaluées alors qu’elles étaient hier rejetées dans l’illusio propre à la
doxa, et une dimension épistémologique qui a perdu sa position de surplomb. Le concept ne
s’oppose plus alors au vécu pour le disqualifier, et Paul Ricoeur entreprend une quête du sens à
partir de “médiations imparfaites” dans une “dialectique inachevée” toujours ouverte à une
donation nouvelle du sens. Cette ouverture sur la temporalité, sur la chaîne générationnelle
inscrite dans la trame de l’historicité s’oppose à l’absolutisation de la notion de coupure
épistémologique propre au paradigme structuraliste animé par une prétention scientiste.
A la position de surplomb qu’implique la philosophie du soupçon, Paul Ricoeur oppose la
voie longue sur les conditions de validation du discours explicatif dans les sciences sociales,
“celui de l’herméneutique de la compréhension historique10.” La greffe herméneutique sur le
projet phénoménologique présuppose un triple détour, une triple médiation qui fait passer la
quête eidétique par les signes, les symboles et les textes : “Médiation par les signes : par là est
affirmée la condition originairement langagière de toute expérience humaine11.” L’attention aux
formations discursives ne signifie aucunement de s’enfermer, à la manière structuraliste, dans la
clôture du texte. Elle s’accompagne chez Ricoeur du dépassement de l’alternative saussurienne
entre langue et parole en s’appuyant sur la théorie de l’énonciation de Benveniste et sur la prise
en compte de la référence dans les termes de Frege, afin de reformuler la question du sens. La
triple autonomie qu’acquiert le discours grâce à l’écriture, vis-à-vis de l’intention du locuteur, de
la réception et du contexte de sa production a pour effet sur le projet herméneutique de mettre
“définitivement fin à l’idéal cartésien, fichtéen, et pour une part aussi, husserlien, d’une
transparence du sujet à lui-même12.”
D’un autre côté, la référence n’est plus celle des positivistes, elle est l’effet de multiples
réidentifications, désignations, à la croisée de ces élaborations successives, la référence est
produit par le travail de la question. A l’approche physicaliste longtemps en usage dans les
sciences humaines, Ricoeur oppose une théorie tensive, celle du Conflit des interprétations qui
ouvre sur une pluralité constitutive de la démarche herméneutique. La conception de la vérité
qui en résulte est une conception en tension. L’herméneutique se déploie selon une double ligne :
d’une part le dévoilement du double sens, du sens caché dans une perspective de
démythologisation, de réduction des illusions, et d’autre part elle participe à une recollection du
sens donné, attesté, à la restauration d’un sens communiqué. Cette dualité ne permet pas ni
concordisme ni éclectisme. L’unification du conflit interprétatif relève d’une violence qui ne
peut que déboucher sur quelque réductionnisme appauvrissant. Cette conception de la vérité
9
- J. Guilhaumou, « Décrire la Révolution française. Les porte-parole et le moment républicain (1790-1793) »,
Annales, E.S.C., n°4, 1991.
10
- P. Ricoeur, Du texte à l’action, Le Seuil, 1986, p. 328.
11
- Ibid., p. 29.
12
- P. Ricoeur, Du texte à l’action, op. cit., p. 31.
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comme tension principielle consiste à tenir ensemble la vérité épistémologique et la volonté
éthique de la vie bonne.
Le premier geste de l’herméneutique est de rétablir la communication perdue de par la
distance temporelle, spatiale ou linguistique, de permettre de renouer avec une compréhension
brouillée : c’est le pôle critique de cette démarche qui nécessite tout un travail d’historicisation,
d’authentification qui n’est pas sans rappeler la critique interne et externe des sources telle que
l’entendaient Langlois et Seignobos en 1898 dans leur Introduction aux études historiques. Il s’agit
alors d’un moment, celui de la méthode, qui permet de jeter les ponts de la communication avec
l’autre par-delà la distance qui nous le rend étranger. A ce premier niveau, c’est la distance qui
met au travail l’herméneute. A un second niveau, c’est au contraire l’appartenance qui est
décisive dans la définition de ce que l’on appelle le cercle herméneutique. Le sujet est toujoursdéjà impliqué par sa relation au monde dans lequel il se trouve. C’est le second niveau de
l’herméneutique, celui de l’ontologie dans la mesure où l’interprétation est partie intégrante de
l’Etre lui-même. La conscience herméneutique se tient donc à l’intérieur de cette tension entre
ces deux pôles : celui d’un mouvement critique, kantien, de distanciation : c’est le stade de la
visée explicative ; et un mouvement de compréhension, d’appartenance qui vient en amont du
texte ou de l’action se les réapproprier dans une ouverture sur de nouveaux mondes possibles.
Ces trois temps de l’herméneutique : critique, ontologique et poétique correspondent aux trois
temps définis dans Temps et Récit par Ricoeur dans le rapport au texte : son amont avec mimésis 1
: le temps de la préfiguration, le texte lui-même avec mimésis 2 : celui de la configuration et enfin
l’aval du texte avec mimésis 3 : celui de la refiguration. Ce triple moment de l’interprétation
ouvre sur un horizon éthique qui offre un quatrième stade à une herméneutique ouverte sur
l’agir : «Interpréter c’est imaginer un ou des mondes possibles déployés par le texte, et c’est agir
ce monde... L’herméneutique se fait alors dans l’espace ouvert devant le texte, elle en déploie la
possibilité d’être. La vérité est en aval13.»
II- DE L’IRREDUCTION A LA PLURALITE.
La division entre le sujet et l’objet, avec la position de surplomb qu’elle impliquait, laissait
entendre que les sciences humaines pourraient parvenir à une situation de clôture de la
connaissance dans laquelle le sujet pourrait saturer l’objet par l’enveloppe de son savoir.
Aujourd’hui le principe de sous-détermination, issu de Duhem14, est devenu le fondement
philosophique d’un nombre croissant d’études des sciences humaines. Il fait rebondir le
questionnement et rend vaine toute tentative de réduction monocausale. Ce principe trouve un
prolongement chez Bruno Latour avec sa notion d’Irréductions15. En amont comme en aval la
fermeture causaliste renvoie à une aporie dans la mesure où il n’y a que des épreuves singulières,
non pas des équivalences, mais des traductions et d’autre part, à l’autre bout de la chaîne : “rien
n’est en soi dicible ou indicible, tout est interprété16.” Cela conduit à la prise en compte d’un réel
envisagé dans sa complexité, composé de plusieurs strates, sans priorité évidente, pris dans des
hiérarchies enchevêtrées, donnant lieu à de multiples descriptions possibles.
Le tournant interprétatif adopté par les travaux actuels permet de ne pas se laisser enfermer
dans la fausse alternative entre une scientificité qui renverrait à un schéma monocausal
13
- O. Abel, « Qu’est ce que s’orienter dans l’interprétation ? », dans L’exégèse comme expérience de décloisonnement, éd.
Thomas Römer, Heidelberg, 1991, p. 7.
14
- P. Duhem, La théorie physique, son objet, sa structure, textes présentés par P. Brouzeng, Vrin, 1981.
15
- B. Latour, “Irréductions”, dans Les microbes : Guerre et Paix, Métailié, 1984.
16
- Ibid., p. 202.
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organisateur et une dérive esthétisante. Le basculement est particulièrement spectaculaire dans la
discipline historique qui a été nourrie tout au long des années soixante et soixante-dix, sous
l’impulsion de l’école des Annales, d’un idéal scientiste, celui de trouver la vérité ultime au bout
des courbes statistiques et des grands équilibres immobiles et quantifiés17.
Or l’opération historiographique, pour reprendre l’expression de Michel de Certeau, est une
opération complexe, mixte qui rend caduque tout objectivisme, ce qui ne veut pas dire qu’elle
rompe pour autant avec l’horizon que constitue pour elle depuis toujours l’idée d’un contrat de
vérité à révéler : “C’est un mixte, science-fiction, dont le récit n’a que l’apparence du
raisonnement mais n’en est pas moins circonscrit par des contrôles et des possibilités de
falsifications18.”
Michel de Certeau, ressaisissant le discours historique dans sa tension entre science et fiction,
était particulièrement sensible au fait qu’il est relatif à un lieu particulier d’énonciation, et ainsi
médiatisé par la technique qui en fait une pratique institutionnalisée, référable à une
communauté de chercheurs : “Avant de savoir ce que l’histoire dit d’une société, il importe donc
d’analyser comment elle y fonctionne19.” La pratique historienne est donc toute entière
corrélative à la structure de la société qui dessine les conditions d’un dire qui ne soit ni légendaire
ni a-topique, ni dénué de pertinence. Michel de Certeau avait, dès 1975, mis l’accent sur le fait
que l’histoire est aussi écriture sur un double plan : performatif, ainsi que l’évoque le titre même
de la trilogie qui paraît en 1974 sous la direction de Pierre Nora et de Jacques Le Goff : Faire de
l’histoire, et écriture en miroir d’un réel.
L’écriture historienne joue le rôle de rite d’enterrement. Instrument d’exorcisme de la mort,
elle l’introduit au coeur même de son discours et permet symboliquement à une société de se
situer en se dotant d’un langage sur le passé. Le discours historien nous parle du passé pour
l’enterrer. Il a, selon Michel de Certeau, la fonction du tombeau dans le double sens d’honorer les
morts et de participer à leur élimination de la scène des vivants. La revisitation historique a donc
cette fonction d’ouvrir au présent un espace propre à marquer le passé pour redistribuer l’espace
des possibles. La pratique historienne est donc par principe ouverte à de nouvelles
interprétations, à un dialogue sur le passé ouvert vers le futur, au point que l’on parle de plus en
plus de “futur du passé”. Elle ne peut donc se laisser enfermer dans une objectivation close sur
elle-même.
Au milieu des années quatre-vingt Paul Ricoeur publie sa grande trilogie sur l’histoire20. Il
reprend, en l’élargissant, sa réflexion sur les régimes d’historicité conçus comme tiers-temps, tiers
discours pris en tension entre la conception purement cosmologique du mouvement temporel
telle qu’elle se déploie chez Aristote puis chez Kant, et une approche intime, intérieure du temps
que l’on retrouve chez Saint-Augustin puis Husserl. Entre le temps cosmique et le temps intime
se situe le temps raconté de l’historien. Il permet de reconfigurer le temps au moyen de
connecteurs spécifiques. Paul Ricoeur place donc le discours historique dans une tension qui lui
est propre entre identité narrative et ambition de vérité.
L’école des Annales,a insisté dés les années 30 pour dire que l’historien construit, problématise
et projette sa subjectivité sur son objet de recherche. Mais ce n’était pas pour adopter le point de
vue herméneutique de l’explication compréhensive. Les Annales avaient pour cible essentielle
l’école méthodique. Il était donc question au contraire de s’éloigner du sujet pour briser le récit
historisant et faire prévaloir la scientificité d’un discours historique rénové par les sciences
sociales. Pour mieux faire apparaître la coupure épistémologique opérée par les Annales, ses
initiateurs et disciples ont prétendu tordre le cou à ce qui était désigné sous la forme péjorative
d’histoire historisante : l’événement et son récit. Il y a bien eu des déplacements d’objets, une
réévaluation des phénomènes économiques dans les années trente, puis une valorisation des
logiques spatiales dans les années cinquante. Fernand Braudel a dénoncé le temps court renvoyé à
17
- Ch. Delacroix, « La falaise et le rivage. Histoire du tournant critique », EspacesTemps, n°59-60-61, 1995, p.86-111.
- M. de Certeau, “L’histoire, une passion nouvelle”, table ronde avec P. Veyne, E. Le Roy Ladurie, in Magazine
Littéraire, n° 123, avril 1977, p. 19-20.
19
- M. de Certeau, L’écriture de l’histoire, Gallimard, 1975, p. 78.
20
- P. Ricoeur, Temps et Récit, T.1, 2, 3, Le Seuil, 1983-1985.
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l’illusoire par rapport aux permanences des grands socles de la géo-histoire, à la longue durée.
Cependant, et Paul Ricoeur l’a bien montré, les règles de l’écriture historienne l’ont empêché de
basculer dans la sociologie car la longue durée reste durée. Braudel, en tant qu’historien, restait
tributaire de formes rhétoriques propres à la discipline historique. Contrairement à ses
proclamations tonitruantes, il poursuivait lui aussi dans sa thèse la réalisation d’un récit : “La
notion même d’histoire de longue durée dérive de l’événement dramatique...c’est à dire de
l’événement-mis-en intrigue21.” Certes, l’intrigue qui n’a plus pour sujet Philippe II, mais la mer
méditerranée, est d’un autre type, mais elle n’en reste pas moins une intrigue. La méditerranée
figure un quasi-personnage qui connaît sa dernière heure de gloire au XVIe siècle avant que l’on
assiste à un basculement vers l’Atlantique et l’Amérique, moment au cours duquel la
méditerranée en même temps sort de la grande histoire. La mise en intrigue s’impose donc à tout
historien, même à celui qui prend le plus de distance avec le récitatif classique de l’événementiel
politico-diplomatique.
La narration constitue donc la médiation indispensable pour faire oeuvre historique et lier
ainsi l’espace d’expérience et l’horizon d’attente dont parle Koselleck : “Notre hypothèse de
travail revient ainsi à tenir le récit pour le gardien du temps, dans la mesure où il ne serait de
temps pensé que raconté22.” La configuration du temps passe par la narration de l’historien. Ainsi
envisagée, elle se déplace entre un espace d’expérience qui évoque la multiplicité des parcours
possibles et un horizon d’attente qui définit un futur-rendu présent, non réductible à une simple
dérivée de l’expérience présente : “Ainsi espace d’expérience et horizon d’attente font mieux que
de s’opposer polairement, ils se conditionnent mutuellement23.” La construction de cette
herméneutique du temps historique offre un horizon qui n’est plus tissé par la seule finalité
scientifique, mais tendu vers un faire humain, un dialogue à instituer entre les générations, un
agir sur le présent. C’est dans cette perspective qu’il convient de rouvrir le passé, de revisiter ses
potentialités. En récusant le rapport purement antiquaire à l’histoire, l’herméneutique historique
vise à “rendre nos attentes plus déterminées et notre expérience plus indéterminée24.” Le présent
réinvestit le passé à partir d’un horizon historique détaché de lui. Il transforme la distance
temporelle morte en transmission génératrice de sens. Le vecteur de la reconstitution historique
se trouve alors au coeur de l’agir, du rendre-présent qui définit l’identité narrative sous sa double
forme de la mêmeté (Idem) et de soi-même (Ipséité). La centralité du récit relativise la capacité de
l’histoire à enfermer son discours dans une explication close sur des mécanismes de causalité.
L’événement requiert donc un nouveau regard qui s’apparente à la manière dont Paul Valéry
définissait au Collège de France en 1937 la science des conduites créatrices, la poïétique. C’est
cette approche poïétique de l’histoire que préconise René Passeron, soit l’attention particulière à
l’activité créatrice comme singularité individuelle ou collective : “Qui niera que les changements
de conception, dans les sciences (y compris dans l’histoire), les arts, les moeurs, les religions, les
philosophies sont dues à l’étincelle d’un événement imprévu25?” Si l’on en croit la Préface à son
Histoire de France, c’est en effet l’éclair de juillet 1830 qui a suscité en Jules Michelet sa passion
historique en un sens quasi-christique. L’étincelle requise est ici celle qui fait effraction ; elle se
situe du côté du risque, de la déchirure temporelle, du commencement d’une aventure nouvelle.
Cette événementialisation ré-ouvre l’horizon du futur à l’imprévisibilité. Elle introduit
l’incertitude dans les projections prévisionnelles : “L’ouverture aux surprises futures introduit
une béance dans la prospective26.”
Cette approche créationniste de l’histoire implique la remise en cause de la distance instituée
par la plupart des traditions historiographiques entre un passé mort et l’historien chargé de
l’objectiver. Au contraire l’histoire est à re-créer et l’historien est le médiateur, le passeur de
21
- P. Ricoeur,Temps et Récit, tome 1, Le Seuil, 1983, p. 289.
- P. Ricoeur, Temps et Récit, tome 3, 1985, rééd. points-Seuil, 1991, p. 435.
23
- Ibid., p. 377.
24
- Ibid., p. 390.
25
- R. Passeron, “Poïétique et Histoire”, Conférence prononcée au Colloque : Idées, Mentalités, Histoire, Université
de Sfax, Tunisie, 9 Mai 1992, publiée par EspacesTemps, N°55-56, 1994, p. 103.
26
- Ibid., p. 105.
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« Questions posées par la pluralité des modèles interprétatifs en sciences sociales »
8
cette re-création. Elle se réalise dans le travail de l’herméneute qui lit le réel comme une écriture
dont le sens se déplace au fil du temps en fonction de ses diverses phases d’actualisation. L’objet
de l’histoire est alors construction à jamais ré-ouverte par son écriture. L’histoire est donc
d’abord événementialité en tant qu’inscription dans un présent qui lui confère une actualité
toujours nouvelle car située dans une configuration singulière. Walter Benjamin opposait déjà à
l’historicisme la transposition d’un modèle emprunté à la causalité mécanique dans lequel la
cause d’un effet est recherchée dans la position d’antériorité immédiate sur la chaîne temporelle.
Benjamin opposait à ce modèle scientiste “un modèle herméneutique, tendant vers
l’interprétation des événements, c’est à dire vers la mise en lumière de leur sens27.”
L’événementialité qui fait retour n’est donc pas celle de l’école méthodique/positiviste du XIXe
siècle, de l’histoire-batailles qui a certes plus de vertus que l’image diabolisée qu’en ont laissée les
Annales, mais dont le travail de critique interne et externe des sources, tout à fait indispensable,
se limitait en fait à un établissement purement factuel des sources.
L’orientation actuelle est bien différente car elle privilégie la lecture de ces sources au plan de
leur signifiance, et à ce titre les sources nous parlent autrement. C’est dans la trace du sens que le
fait est interrogé, comme l’a exemplifié Georges Duby à propos de la fameuse bataille de
Bouvines28. Fernand Braudel avait donc tort de vouloir enfermer l’événement dans la courte
durée. Il en dénonçait la “fumée abusive” et affirmait que “la science sociale a presque horreur de
l’événement. Non sans raison. Le temps court est la plus capricieuse, la plus trompeuse des
durées29.” Au contraire, la longue durée, érigée en causalité structurale, s’offrait comme
infrastructure dont le noyau se situait dans une géohistoire au rythme géologique, évacuant
progressivement la dimension humaine de l’histoire. Cette tendance au refoulement de
l’événement s’était accentuée dans les années soixante-dix avec les héritiers directs de Braudel.
Le Roy Ladurie ne parlait plus alors d’histoire quasi-immobile, mais d’histoire immobile :
“L’Ecole (des Annales) est à l’image même des sociétés qu’elle étudie : lente. Elle définit sa
propre durée dans le long terme de notre siècle... elle témoigne d’une assez remarquable
indifférence aux phénomènes qui se passent à la surface30.”
Même s’il ne voyait pas de contradiction entre ces grands socles d’histoire froide et sa propre
conception épistémologique en faveur d’une conception discontinuiste de l’histoire des sciences
empruntée à Bachelard et Canguilhem, Michel Foucault a fortement contribué au retour de
l’événementialité. Sa critique radicale de toute temporalité continuiste, de toute absolutisation et
naturalisation des valeurs a permis de développer une attention aux césures propres à l’espace
discursif entre des épistémès séparés par des lignes de faille qui ne permettent plus de recoudre de
fausses constances ou des permanences illusoires : “Il faut mettre en morceaux ce qui permettait
le jeu constant des reconnaissances31.” Michel Foucault se disait être un positiviste “heureux”,
pratiquant l’évitement nietzschéen des recherches en termes de causalité ou d’origine et
s’attachant au contraire aux discontinuités, au descriptif des positivités matérielles, à la
singularité de l’événement : “L’histoire effective fait resurgir l’événement dans ce qu’il peut avoir
d’unique et d’aigu32.”
Parmi les historiens, et à contre-courant de la vogue pour la longue durée, Pierre Nora
annonce très tôt, dès 1972, “Le retour de l’événement33.” Il perçoit ce “retour”, qui a le parfum
désuet de l’ancienne génération d’historiens positivistes, par le biais des médias. Etre, c’est être
perçu, et pour ce faire les divers médias sont devenus maîtres jusqu’à détenir le monopole de la
27
- S. Mosès, L’ange de l’histoire, Le Seuil, 1992, p. 161.
- G. Duby, Le Dimanche de Bouvines, Gallimard, 1973.
29
- F. Braudel, “Histoire et sciences sociales : la longue durée”, dans Annales, E.S.C., N°4, oct.déc. 1958, p.725-753;
repris dans Ecrits sur l’histoire, Flammarion, 1969, p. 46.
30
- E. Le Roy Ladurie, “L’histoire immobile”, Leçon inaugurale au Collège de France, 30 nov. 1973 ; repris dans Le
Territoire de l’historien, tome 2, Gallimard, 1978, p. 14.
31
- M. Foucault, “Nietzsche, la généalogie, l’histoire” dans Hommage à Hyppolite, PUF, 1971, p. 160.
32
- Ibid., p. 161.
33
- P. Nora, Communications, N°18, 1972 ; repris et remanié dans Faire de l’histoire, dir. J. Le Goff et P. Nora, tome 1,
1974, p. 210-228.
28
François Dosse
« Questions posées par la pluralité des modèles interprétatifs en sciences sociales »
9
production des événements. L’immédiateté rend le déchiffrement de l’événement plus facile
puisqu’il frappe d’un coup, et plus difficile parce qu’il livre tout d’un coup. Cette situation
paradoxale nécessite, selon Pierre Nora, un travail de déconstruction de l’événement que doit
effectuer l’historien pour saisir comment les médias produisent l’événement.
Entre sa dissolution et son exaltation, l’événement, selon Ricoeur, subit une métamorphose
qui tient à sa reprise herméneutique. Réconciliant l’approche continuiste et discontinuiste, il
propose de distinguer trois niveaux d’approche de l’événement : “1. Evénement infra-significatif;
2. Ordre et règne du sens, à la limite non-événementiel; 3. Emergence d’événements suprasignificatifs, sursignifiants34.” Le premier emploi correspond simplement au descriptif de “ce qui
arrive” et évoque la surprise, le nouveau rapport à l’institué. Il correspond d’ailleurs aux
orientations de l’école méthodique de Langlois et Seignobos, celui de l’établissement critique des
sources. En second lieu, l’événement est pris à l’intérieur de schèmes explicatifs qui le mettent en
corrélation avec des régularités, des lois. Ce second moment tend à subsumer la singularité de
l’événement sous le registre de la loi dont il relève, au point d’être aux limites de la négation de
l’événement. On peut y reconnaître l’orientation de l’école des Annales. A ce second stade de
l’analyse, doit succéder un troisième moment, interprétatif, de reprise de l’événement comme
émergence, mais cette fois sursignifiée. L’événement est alors partie intégrante d’une
construction narrative constitutive d’identité fondatrice (la prise de la Bastille) ou négative
(Auschwitz). L’événement qui est de retour n’est donc pas le même que celui qui a été réduit par
le sens explicatif, ni celui infra-signifié qui était extérieur au discours. Il engendre lui-même le
sens.
Les événements ne sont décelables qu’à partir de leurs traces, discursives ou non. Sans réduire
le réel historique à sa dimension langagière, la fixation de l’événement, sa cristallisation s’effectue
à partir de sa nomination. C’est ce que montre, dans une perspective non essentialiste, les
recherches de Gérard Noiriel sur la construction de l’identité nationale. Il constate ainsi, à
propos de l’immigration, que des phénomènes sociaux peuvent exister sans qu’ils aient pour
autant atteint une visibilité. Il se constitue ainsi une relation tout à fait essentielle entre langage
et événement qui est aujourd’hui largement prise en compte et problématisée par les courants de
l’ethnométhodologie, de l’interactionnisme, et bien sûr par l’approche herméneutique. Tous ces
courants contribuent à jeter les bases d’une sémantique historique. Celle-ci prend en
considération la sphère de l’agir et rompt avec les conceptions physicalistes et causalistes. La
constitution de l’événement est largement tributaire de sa mise en intrigue. Elle est la médiation
qui assure la matérialisation du sens de l’expérience humaine du temps “au trois niveaux de sa
préfiguration pratique, de sa configuration épistémique, et de sa reconfiguration herméneutique35.” La mise
en intrigue joue le rôle d’opérateur, de mise en relation d’événements hétérogènes. Elle se
substitue à la relation causale de l’explication physicaliste.
L’herméneutique de la conscience historique situe l’événement dans une tension interne entre
deux catégories méta-historiques que repère Koselleck, celle d’espace d’expérience et celle
d’horizon d’attente : “Il s’agit là de catégories de la connaissance susceptibles d’aider à fonder la
possibilité d’une histoire36.” Ces deux catégories permettent une thématisation du temps
historique qui se donne à lire dans l’expérience concrète, avec des déplacements significatifs
comme celui de la dissociation progressive entre expérience et attente dans le monde moderne
occidental. Le sens de l’événement, selon Koselleck, est donc constitutif d’une structure
anthropologique de l’expérience temporelle et de formes symboliques historiquement instituées.
Koselleck développe donc “une problématique de l’individuation des événements qui place leur
identité sous les auspices de la temporalisation, de l’action et de l’individualité dynamique37.” Il
vise donc un niveau plus profond que celui de la simple description en s’attachant aux conditions
34
- P. Ricoeur, “Evénement et Sens” dans Raisons Pratiques, N°2, 1991, L’événement en perspective, p.51-52.
- J.-L. Petit, “La constitution de l’événement social”, dans L’événement en perspective, Raisons Pratiques, N°2, 1991, p.
15.
36
- R. Koselleck, Le Futur passé, EHESS, 1990, p. 308.
37
- L. Quéré, “Evénement et Temps de l’histoire”, dans L’événement en perspective, Raisons Pratiques, N°2, 1991, p.
267.
35
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« Questions posées par la pluralité des modèles interprétatifs en sciences sociales »
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de possibilité de l’événementialité. Son approche a le mérite de montrer l’opérativité des
concepts historiques, leur capacité structurante et tout à la fois structurée par des situations
singulières. Ces concepts, porteurs d’expérience et d’attente, ne sont pas de simples
épiphénomènes langagiers à opposer à l’histoire “vraie” ; ils ont “un rapport spécifique au langage
à partir duquel ils influent sur chaque situation et événement ou y réagissent38.” Les concepts ne
sont ni réductibles à quelque figure rhétorique, ni simple outillage propre à classer dans des
catégories. Ils sont ancrés dans le champ d’expérience d’où ils sont nés pour subsumer une
multiplicité de significations. Peut-on affirmer alors que ces concepts réussissent à saturer le sens
de l’histoire jusqu’à permettre une fusion totale entre histoire et langage ? Comme Paul Ricoeur,
R. Koselleck ne va pas jusque-là et considère au contraire que les processus historiques ne se
limitent pas à leur dimension discursive : “L’histoire ne coïncide jamais parfaitement avec la
façon dont le langage la saisit et l’expérience la formule39.” C’est, comme le pense Paul Ricoeur,
le champ pratique qui est l’enracinement dernier de l’activité de temporalisation.
Ce déplacement de l’événementialité vers sa trace et ses héritiers a suscité un véritable retour
de la discipline historique sur elle-même, à l’intérieur de ce que l’on pourrait qualifier de cercle
herméneutique ou de tournant historiographique. Ce nouveau moment invite à suivre les
métamorphoses du sens dans les mutations et glissements successifs de l’écriture historienne entre
l’événement lui-même et la position présente. L’historien s’interroge alors sur les diverses
modalités de la fabrication et de la perception de l’événement à partir de sa trame textuelle. Ce
mouvement de revisitation du passé par l’écriture historienne accompagne l’exhumation de la
mémoire nationale et conforte encore le moment mémoriel actuel. Par le renouveau
historiographique et mémoriel les historiens assument le travail de deuil d’un passé en soi et
apportent leur contribution à l’effort réflexif et interprétatif actuel dans les sciences humaines.
La tentative de sortie de la fausse alternative entre la valorisation des structures et la
valorisation des événements est en bonne voie grâce à la découverte de moyens intellectuels
permettant de dépasser ces faux clivages qui ont inspiré jusque-là les sciences sociales. C’est
notamment tout le sens des recherches en cours sur le sens de l’apparaître, lié au domaine de
l’agir. Une micro-sociologie de l’action explore ce domaine de l’historicité du quotidien. Cette
ouverture sur la question du temps dans la recherche sociologique a été favorisée lorsque l’on
s’est reposé la question de l’organisation de l’expérience quotidienne.
Une des sources d’inspiration de la nouvelle sociologie de l’action se situe dans son rapport à
la temporalité, à l’événementialité. Elle s’ouvre alors à une perspective herméneutique dans la
mesure où elle a mis l’accent sur le caractère éminemment historique de l’expérience humaine :
“Le temps n’est plus en premier lieu cet abîme qu’il faut franchir parce qu’il sépare et éloigne : il
est, en réalité, le fondement et le soutien du procès (Gerschehen) où le présent a ses racines. La
distance temporelle n’est donc pas un obstacle à surmonter... Il importe en réalité de voir dans la
distance temporelle une possibilité positive et productive donnée à la compréhension40.” Au
contraire de la conception objectiviste, c’est l’appartenance à une tradition qui rend possible la
compréhension et non la simple posture scientiste objectivante. Par ailleurs le travail
herméneutique n’envisage pas la distance historique comme un handicap, mais au contraire
comme un atout qui facilite la connaissance historique puisqu’il permet, grâce au travail de
déchiffrage et d’interprétation de ce qui s’est passé entre l’événement lui-même et le présent à
partir duquel on l’étudie, d’enrichir notre compréhension.
C’est à partir de cette source d’inspiration que Louis Quéré a envisagé l’étude concrète de
l’événement en tant que se constituant comme événement public. Attentif à la construction
sociale de l’événement, il part donc du présupposé que l’identité, la signification de l’événement
en train de se manifester n’est pas constitué a-priori, mais répond à un processus émergent qui se
construit dans la durée. Certes l’identité de l’événement finit par se stabiliser , mais sans jamais se
saturer, restant ouverte à des interprétations toujours renouvelées. C’est dans cette perspective
que Louis Quéré a travaillé sur l’événement qu’a constitué la profanation du cimetière de
38
- R. Koselleck, Le futur passé, op.cit., p. 264.
- Ibid., p. 195.
40
- H.-G. Gadamer, Vérité et Méthode, Le Seuil, 1976, p. 137.
39
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« Questions posées par la pluralité des modèles interprétatifs en sciences sociales »
11
Carpentras. Cet événement a particulièrement retenu son attention car selon la description que
l’on en fait, on l’inscrit dans des champs sémantiques absolument différents. Chaque champ
sémantique ouvre sur des explications différentes et sur des possibilités de mise en intrigue
complètement différentes.
La crise du fondationnisme dans la société moderne a été analysée par Max Weber dont le
diagnostic revient à constater la perte du sens commun fédérateur, le désenchantement d’un
monde aux valeurs plurielles qui a perdu la source religieuse qui fondait son autorité politique.
L’atomisation et l’individualisation progressent de pair avec une rationalisation qui démagifie,
désacralise les images religieuses du monde. Il en résulte une perte de substance et de
compréhension des représentations. Ce constat wébérien n’implique pas inéluctablement le
diagnostic qui a été fait de la conjoncture actuelle comme ère du vide41. On peut au contraire,
avec Jean-Marc Ferry, considérer que ce travail de dissolvant de la Raison conduit à une
élaboration réflexive qui formalise la Raison sans être pour autant synonyme de vacuité. Le sens
est certainement beaucoup moins visible, beaucoup moins substantiel, palpable et tangible, mais
cela ne veut pas dire qu’il soit vide. Le sens est à ressaisir, selon Jean-Marc Ferry42, grâce à une
remise en situation contextuelle. Il fait donc appel aux ressources de la pragmatique. La
formation du sens commun, des processus d’entente et d’intercompréhension définissent la
singularité des situations selon le processus communicationnel. C’est en reconnaissant la
contextualité des ressources de sens, les chaînes de pertinence qui permettent l’entente en
situation que l’on peut restituer le sens d’une action. Ce sont ces procédures qui, par-delà leur
caractère formel, sont porteuses d’un sens commun substantiel. Il y a quelque chose de
substantiel qui permet de partir d’une base contextuelle pour élaborer des formations de
compromis et de consensus.
Comme le disait Raymond Aron : “Il faut rendre au passé l’incertitude de l’avenir.” Cette
nécessaire défatalisation conduit l’historien à faire retour sur les situations singulières pour tenter
de les expliquer sans présupposer un déterminisme a-priori. C’est la démarche que préconise le
philosophe, membre du CREA, Alain Boyer. Il étaye sa critique radicale du positivisme à partir
des oeuvres de Weber et de Popper selon plusieurs axes. En premier lieu, et contrairement au
positivisme, il considère que ce qui n’est pas scientifique n’est pas pour autant dénué de sens, et
que la réalité observable ne recouvre pas tout le réel, tissé de zones d’ombres. Face au modèle
inductiviste du positisme, Alain Boyer oppose l’hypothèse poppérienne du primat de la théorie
sur l’expérience qui conserve cependant un rôle crucial consistant à mettre à l’épreuve les
hypothèses. Le seul point d’accord entre les positions de Popper et du positivisme, selon Alain
Boyer, se situent dans la défense d’une commune épistémologie des sciences, mais cette unité est
seulement considérée d’un point de vue méthodologique, et non d’un point de vue ontologique.
Ce qu’Alain Boyer retient surtout de l’analyse de Popper en matière d’étude de
l’événementialité, est son attention à la logique des situations. L’historien doit poser le problème
de la nature de l’environnement des problèmes des agents à un moment donné, ce qui permet de
faire des hypothèses explicatives des actions en fonction des tentatives de solution sous
contrainte : “L’analyse situationnelle se fixe comme objectif l’explication du comportement
humain comme ensemble de tentatives de solutions de problèmes43.” Cette analyse situationnelle
se présente comme une écologie généralisée ayant pour objectif de construire une théorie des
décisions. Elle présuppose de postuler que les agents se déterminent de manière rationnelle, non
pas que leur action renvoie à la Raison, mais plus simplement qu’elle est dirigée vers un but. La
notion de situation ne fonctionne pas comme déterminisme ; elle ne renvoie à aucune fixité.
Ainsi la même montagne sera perçue différemment et même contradictoirement par le touriste,
l’alpiniste, le militaire ou l’agriculteur. Par ailleurs les contraintes situationnelles sont plus ou
moins fortes sur l’action humaine. Plus la société est ouverte, comme l’a montré Popper, plus les
dispositions individuelles peuvent se déployer à l’intérieur d’un large champ de possibles. Cette
41
- G. Lipovetsky, L’ère du vide, Gallimard, 1983.
- J.-M. Ferry, Les Puissances de l’expérience, tome 1, Le Sujet et le Verbe ; tome 2, Les Ordres de la reconnaissance, Cerf,
1992.
43
- A. Boyer, L’explication historique, P.U.L., 1992, p. 171.
42
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« Questions posées par la pluralité des modèles interprétatifs en sciences sociales »
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indétermination est tout à fait essentielle pour penser plusieurs possibles dans le choix des agents
de l’histoire : “Expliquer une situation historique revient à en montrer les potentialités et à
expliquer pourquoi les dispositions des agents les ont conduits à agir d’une manière telle que
certaines conséquences de ces actions ont transformé la situation d’une façon qu’ils ne pouvaient
prévoir44.” Une telle approche implique donc de rompre avec les formes de déterminisme en
usage. L’approche poppérienne récuse toute théodicée ou sociodicée, donc toute forme
d’historicisme qui présupposerait le déploiement dans le temps de lois historiques. Popper vise ici
une conception essentialiste de l’explication historique selon laquelle l’historien pourrait
atteindre des descriptions auto-explicatives d’une essence. A ces lois qui prétendent subsumer les
situations historiques, Alain Boyer substitue une attention à la notion longtemps négligée
d’intentionnalité.
Les travaux de Jon Elster45 et de Philippe Van Parijs46 sur ce plan permettent de poser la
question complexe de la rationalité individuelle, de l’intentionnalité. C’est l’espace des possibles
qu’il convient de retrouver dans le passé afin d’éclairer les raisons qui ont conduit à telle ou telle
direction choisie. Les contraintes qui pèsent sur l’action tiennent d’abord à la situation qui la
rend possible ou non, c’est la contrainte structurale. En second lieu, les règles, les normes ou
conventions orientent le choix des acteurs. La sociologie d’Elster et de Van Parijs offrent
l’intérêt d’introduire un troisième filtre, celui du choix rationnel, de la motivation propre aux
acteurs. L’horizon intentionnel permet de prendre en compte la notion d’effet inattendu et
d’éviter ainsi l’écueil du psychologisme. On retrouve à ce niveau la fonction qu’accorde Popper à
la science sociale théorique qui aurait pour objectif premier “de déterminer les répercussions
sociales non-intentionnelles des actions humaines intentionnelles47.”
III- REPRESENTATIONS ET PLURALITE MEMORIELLE.
La centralité de la notion de représentation est significative du basculement en cours. Certes,
elle n’est pas vraiment nouvelle dans la pratique historienne. Elle fut largement utilisée dans les
années soixante-dix comme une notion connexe, adjuvante à une histoire des mentalités en plein
triomphe. Cependant, elle prend aujourd’hui une signification nouvelle à un moment où la
discipline historique semble bien, après son heure de gloire, la parente pauvre de l’attelage
cognitif. Certains la renvoient à sa dimension contingente, à son inaptitude à se transformer en
véritable science. D’autres entendent bien participer activement au changement de paradigme en
cours en démontrant qu’à côté des représentations mentales individuelles, les représentations
collectives doivent être nécessairement historicisées et constituent même le meilleur rempart
contre toute tentation réductionniste. Ce qui est en jeu aussi avec cette référence de plus en plus
insistante au monde des représentations, c’est une redéfinition et une certaine distance critique
avec la manière dont l’école des Annales a traité des mentalités dans les années soixante-dix. En
ce sens Alain Corbin a pu parler de “la subversion par l’histoire des représentations48.” Ce
déplacement a été défini par Roger Chartier dans un article programmatique dans un numéro des
Annales consacré au “Tournant critique”49. Il rappelle que le troisième niveau, celui des
mentalités, a été l’occasion d’ouvrir l’histoire à de nouveaux objets, mais selon des méthodes déjà
éprouvées en histoire démographique et économique. Cette conjonction de méthodes sérielles,
quantitatives efficaces appliquées à des objets jusque-là davantage visités par les anthropologues
44
- lbid., p. 182.
- J. Elster, Le laboureur et ses enfants, Minuit, 1987.
46
- Ph. Van Parijs, Le modèle économique et ses rivaux, Droz, 1990.
47
- K. Popper, Conjectures and Refutations, Routledge and Kegan Paul, Londres, 1972, p. 342 ; rééd. Conjectures et
Réfutations, Payot, 1985.
48
- A. Corbin, “Le vertige des foisonnements, esquisse panoramique d’une histoire sans nom”, dans Revue d’histoire
moderne et contemporaine, 36, janv.mars 1992, p. 117.
49
- R. Chartier, “Le monde comme représentation”, dans Annales E.S.C., N°6, nov.déc. 1989, p. 1505-1520.
45
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« Questions posées par la pluralité des modèles interprétatifs en sciences sociales »
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et les philosophes comme la peur, la sexualité, la mort... a assuré un beau succès à la discipline
historique. Cependant l’histoire des mentalités, se contentait en fait de transposer les méthodes
sérielles en usage dans un autre champ d’investigation autour d’une notion délibérément floue,
attrape-tout comme celle de mentalité. Il en résultait une vision qui accordait la priorité à la
longue durée, au découpage socioprofessionnel, à une dichotomie postulée entre culture du grand
nombre, populaire et une culture d’élite et à une confiance absolue au chiffre, à la série,
déconnectée des schèmes interprétatifs et source d’éclatement d’une histoire de plus en plus
émiettée50.
Roger Chartier prend acte de trois déplacements qui ont marqué récemment la pratique
historienne. En premier lieu il y a eu le renoncement progressif vis-à-vis d’un projet d’histoire
totale, articulé autour d’instances de déterminations. Cet abandon a multiplié les tentatives
d’entrée dans le passé à partir d’objets plus particularisés : événement ou récit de vie singuliers
“en considérant qu’il n’est pas de pratique ni de structure qui ne soit produite par les
représentations, contradictoires et affrontées, par lesquelles les individus et les groupes donnent
sens au monde qui est le leur51.” Le second déplacement vient du renoncement à considérer les
singularités territoriales comme seule partition possible de la recherche et à leur substituer la mise
en valeur des régularités. En troisième lieu la transposition des découpages socioprofessionnels au
plan des mentalités est remis en cause par les dernières recherches dans ce domaine qui montrent
“qu’il est impossible de qualifier les motifs, les objets ou les pratiques culturels en termes
immédiatement sociologiques52.” Ces déplacements invitent à accorder davantage d’attention au
processus de construction du sens avéré comme résultante d’un point de rencontre entre “monde
du texte” et “monde du lecteur”, notions que Roger Chartier reprend à Paul Ricoeur, mais dans
une perspective spécifiquement historienne de restitution des pratiques, des supports, des
modalités concrètes de l’acte d’écrire et de lire. Roger Chartier situe le nouvel espace de
recherche au croisement entre une histoire des pratiques socialement différenciées et une histoire
des représentations se donnant pour objectif de rendre compte des diverses formes
d’appropriation. Cette pluralisation des constructions culturelles met en cause un découpage
purement dualiste : dominants/dominés utilisé jusque-là comme mise en cohérence de
descriptions éclatées à l’intérieur de la hiérarchie socioprofessionnelle. La remise en cause de la
capacité organisatrice de cette grille de lecture donne à la question des formes d’appropriation
une position centrale. Cette histoire des appropriations a fortement contribué à la redécouverte
de Norbert Elias. La conception que donne Roger Chartier de cette histoire des appropriations
doit beaucoup à Michel de Certeau qui a étudié les pratiques quotidiennes d’appropriation qui
ont pour caractéristique d’être éphémères, instables, sans lieu53. Roger Chartier croise aussi les
interrogations de Michel Foucault, notamment celles de Surveiller et Punir lorsqu’il se pose la
question de savoir comment rendre compte par le discours de pratiques non discursives. Cette
notion d’appropriation et son autonomisation par rapport aux catégorisations sociales ne doit
pourtant pas aboutir à une sorte d’équivalence généralisée. Sortir du schéma du reflet en termes
de positions de dominations ne doit pas faire oublier que le pouvoir de produire, le pouvoir d
‘imposer et de nommer les représentations est inégalement réparti, ce qui implique de lier les
phénomènes d’appropriation aux pratiques. A cet égard l’histoire socioculturelle exclusivement
articulée sur les classements socioprofessionnels “a trop durablement vécu sur une conception
mutilée du social54.” Elle n’a pas fait place à d’autres distinctions tout aussi pertinentes comme
celle d’appartenance sexuelle, générationnelle, religieuse, territoriale... Il en résulte une attention
aux réseaux qui rejoint celle d’autres disciplines comme la sociologie ou l’anthropologie, et qui a
valeur paradigmatique : “D’où, la nécessité d’un second déplacement portant attention aux
réseaux de pratiques qui organisent les modes, historiquement et socialement différentiés, du
50
- F. Dosse, L’histoire en miettes, La Découverte, 1987.
- R. Chartier, Annales E.S.C., op.cit., p. 1508.
52
- Ibid. , p. 1509.
53
- M. de Certeau, L’invention du quotidien, I, Arts de faire, U.G.E., 10/18, 1980.
54
- R. Chartier, Annales, E.S.C., op.cit., p. 1511.
51
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14
rapport aux textes55“ afin de renverser l’histoire sociale de la culture en histoire culturelle du
social. Cette notion de réseaux permet notamment de ne pas oublier qu’il y a des variations
historiques sensibles, des hiérarchies sociales et des industries culturelles, sans pour autant réduire
le consommateur de culture à une sorte d’ectoplasme, totalement soumis à ces pouvoirs. Ainsi
pourrait être restituée la dynamique de la lutte des représentations, les enjeux des stratégies
symboliques en confrontation. C’est dans cet esprit que le concept de représentation peut être
fécond, à condition d’être conçu à partir de sa capacité à articuler l’espace des possibles à
l’intérieur duquel s’inscrivent les productions, les décisions, les intentions explicites. Il y a toute
une série de contraintes dont on disait en général qu’elles déterminaient, commandaient,
bridaient l’action en établissant entre eux un rapport mécanique de causalité, alors qu’il serait
préférable d’utiliser le terme d’inscriptions sociales méconnues des agents qui agissent pourtant
en eux autant qu’ils les agissent.
Au coeur du basculement de paradigme dans la discipline historienne tel que l’analyse Marcel
Gauchet se trouve la nécessité pour l’historien de comprendre comment le symbolisme agit dans
la société. Ce nouveau champ d’investigation doit être décrypté par l’historien à partir du partage
réalisé entre la part explicite et la part inconsciente des représentations. En rupture avec
l’historicisme radical de la période de l’histoire des mentalités, la réactivation des questions
classiques sous le nouvel angle de l’histoire des représentations conduit à postuler des
structurations très profondes de l’expérience qui font d’ailleurs que l’histoire est possible.
Considérer que l’on peut avoir accès au passé implique de penser qu’il y a, au-delà des variations,
des changements et ruptures entre la culture d’aujourd’hui et celle d’hier quelque chose qui en
permet la communication possible, donc une commune humanité, ce que Joëlle Proust appelle la
“topique comparative” qui permet de retrouver par exemple le sens du Beau chez Platon ou
toute autre valeur culturelle d’une société qui n’est plus la nôtre.
L’histoire des représentations a de grandes chances de renouveler l’histoire sociale, à
condition de ne pas être considérée comme un compartiment supplémentaire qui viendrait se
surajouter à un plan à tiroirs partant de l’économique pour se diriger vers le domaine des
sensibilités. Or c’est bien cette logique herméneutique qui doit guider, après le succès sans
partage de la tradition durkheimienne, quantitative, scientiste des années soixante, la pratique
historienne. Elle revient à situer l’histoire dans la dépendance de la question de la compréhension
du passé par rapport à l’intersubjectivité entre le Soi et l’Autre éloigné dans le temps, et dont
l’étrangeté communique avec nous grâce à la commune humanité. La réorientation de l’histoire
sociale vers une prise en compte du paradigme subjectiviste conduit à une attention à
l’intentionnalité, à une prise en compte de l’expérience vécue. Toute la dimension du ressenti
devient objet de l’historien. Celle-ci est apparue essentielle à Gérard Noiriel dans ses travaux
d’enquête historique sur l’immigration56. Il y montre notamment à quel point tout un univers de
signes symboliques peut fonctionner dans une communauté, mais à condition d’être en
adéquation avec l’expérience vécue des individus.
Devant le phénomène de croyances collectives, l’historien peut reprendre le concept
d’“irréduction”57 utilisé par Bruno Latour et celui de “compétence” des acteurs emprunté à Luc
Boltanski et Laurent Thévenot. Le croire devient acte dans les récents travaux historiens sur les
croyances. On se pose la question énigmatique de savoir ce que recouvre l’acte de croire. Cela
implique une toute nouvelle lecture des archives à partir de laquelle l’historien se demande
comment les rituels agissent et produisent donc des effets concrets dans la tête des gens. Selon
Marcel Gauchet, les historiens sont amenés à traduire au plan du passé le programme heuristique
défini par Claude Lévi-Strauss dans son article sur “l’efficacité symbolique58“. L’impératif
cognitif peut contribuer à donner quelques éclairages pour savoir en quoi consiste réellement
cette efficacité symbolique et d’aller ainsi au-delà du simple descriptivisme de l’école
55
- Ibid., p. 1512.
- G. Noiriel, Le creuset français, histoire de l’immigration XIXe-XXe siècle, Le Seuil, 1988.
57
- B. Latour, Les Microbes, guerre et paix, suivi d’Irréductions, A.-M. Métailié, 1984.
58
- Cl. Lévi-Strauss, “L’efficacité symbolique”, dans Revue d’histoire des religions, , N°1, 1949, p. 5-27, repris dans
Anthropologie structurale, Plon, 1958, p. 205-226.
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« Questions posées par la pluralité des modèles interprétatifs en sciences sociales »
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cérémonialiste américaine. La croyance est un chantier d’investigation tout à fait essentiel selon
Marcel Gauchet. Elle permet de poser un problème particulièrement difficile lorsque l’on ne se
contente pas de la renvoyer à une simple conscience mystifiée. L’historien essaie alors de ressaisir
la croyance comme creuset du lien social à partir de son articulation avec la cohérence des
collectivités concernées.
Dans ce domaine les historiens italiens de la micro-storia, Carlo Ginzburg, Edoardo Grendi,
Giovanni Levi, Carlo Poni jouent le rôle de précurseurs. S’attachant à des études de cas, à des
microcosmes, valorisant les situations-limites de crise, ils ont porté une attention renouvelée aux
stratégies individuelles, à l’interactivité, à la complexité des enjeux et au caractère imbriqué des
représentations collectives. Les cas de rupture dont ils ont retracé l’histoire ne sont pas conçus
comme une traque à la marginalité, à l’envers, au refoulé, mais une manière au ras du sol de
révéler la singularité comme entité problématique définie par cet oxymore : “l’exception
normale59.”
Une autre “sortie” des mentalités, très en vogue aujourd’hui, est celle préconisée par Pierre
Nora, une “sortie” par la mémoire. La raison majeure de cette éclosion mémorielle vient de la
dissociation récente de ce couple incestueux histoire/mémoire qui a toujours fonctionné, surtout
en France, dans une relation en miroir. La mémoire nationale était pleinement prise en charge
par un Etat-Nation porteur d’une histoire-mémoire dont l’âge d’or fût le moment lavissien de la
IIIe République. Décliné différemment selon le modèle romantique du transport métaphysique
et organiciste dans une France devenue une personne et exemplifiée par Michelet, ou selon le
modèle méthodique d’une critique méticuleuse des sources historiennes à la Langlois et
Seignobos, le schème national portait tout entier l’entreprise historienne et sa fonction
identitaire. Le temps des Annales s’est incontestablement inscrit en rupture par rapport à ce
schéma en coulant sa quête historienne à l’intérieur d’autres moules structurants, ceux des
sciences sociales. Mais l’émiettement du discours historien, outre sa fécondité et sa faculté à
déterrer de nouveaux objets aussitôt intronisés dans le “territoire de l’historien”, ne pouvait pas
être satisfaisant longtemps au regard de ce qui fonde la fonction historienne. Le temps était venu
par ailleurs des “rendements décroissants”, selon l’expression de Pierre Chaunu.
L’écriture historique induite par ce nouveau rapport à la mémoire nécessite de revisiter sous
un nouvel angle tout le passé. La notion centrale est celle de trace, tout à la fois idéelle et
matérielle, elle est le ressort essentiel de l’entreprise de Pierre Nora. Elle est ce lien indicible qui
relie le passé à un présent, devenu catégorie lourde, dans la reconfiguration du temps, par
l’intermédiaire de ses traces mémorielles. Pierre Nora y voit une nouvelle discontinuité dans
l’écriture de l’histoire “qu’on ne peut appeler autrement qu’historiographique60.” Cette rupture
infléchit le regard et engage la communauté des historiens à revisiter autrement les mêmes objets
à partir des traces laissées dans la mémoire collective par les faits, les hommes, les symboles, les
emblèmes du passé. Cette déprise/reprise de toute la tradition historique par ce moment
mémoriel que nous vivons ouvre la voie à une tout autre histoire : “non plus les déterminants,
mais leurs effets; non plus les actions mémorisées ni même commémorées, mais la trace de ces
actions et le jeu de ces commémorations; pas les événements pour eux-mêmes, mais leur
construction dans le temps, l’effacement et la résurgence de leurs significations; non le passé tel
qu’il s’est passé, mais ses réemplois permanents, ses usages et ses mésusages, sa prégnance sur les
présents successifs; pas la tradition, mais la manière dont elle s’est constituée et transmise61.” Ce
vaste chantier ouvert sur l’histoire des métamorphoses de la mémoire, sur une réalité symbolique
à la fois palpable et inassignable permet par sa double problématisation de la notion d’historicité
et de celle de la mémoire d’exemplifier ce temps intermédiaire entre temps vécu et temps
cosmique.
Le travail de démythologisation et d’historicisation de la mémoire avait été entrepris dès les
années soixante-dix par Georges Duby62. Dans une collection particulièrement traditionnelle,
59
- E. Grendi, “Micro-analisi e storia sociale”, Quaderni Storici, 35, 1972, p. 506-520.
- P. Nora Les Lieux de Mémoire, tome III, vol. 1, Gallimard, 1993, p. 26.
61
- Ibid., p. 24.
62
- G. Duby, Le Dimanche de Bouvines, Gallimard, 1973.
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“Trente journées qui ont fait la France”, Duby avait relativisé doublement l’événement
fondateur de Bouvines en montrant que la bataille elle-même se réduit à peu de choses, et en la
resituant dans une temporalité plus longue, celle des variations multiples de son souvenir. L’objet
n’est plus tant de savoir ce qui s’est vraiment passé le 27 juillet 1214 “nul ne percevra jamais
dans sa vérité totale, ce tourbillon de mille actes enchevêtrés qui, dans la plaine de Bouvines, se
mêlèrent inextricablement ce jour-là, entre midi et cinq heures du soir63.” Georges Duby
déplaçait alors le regard historien afin de mieux scruter les diverses manières de penser et d’agir.
Surtout, l’événement était considéré à la fois comme surgissement de l’inattendu et comme
inscription, trace dans la durée. Les limites de Bouvines ne sont plus alors celles d’un illustre
Dimanche, mais la suite de ses métamorphoses, de ses fortunes et omissions dans la mémoire
collective. . L’objet historique devient désormais “le destin d’un souvenir au sein d’un ensemble
mouvant de représentations mentales64.”
Dans les mêmes années soixante-dix Philippe Joutard avait été un des précurseurs d’une
investigation systématique de la mémoire collective lorsqu’ayant pour projet d’examiner les
fondements de la rancoeur persistante qui opposait les deux communautés cévenoles, il
constatait que ce clivage ne datait en fait que de la deuxième moitié du XIXe siècle. Joutard fait
l’hypothèse, qu’il teste auprès des paysans cévenols, d’une mémoire orale souterraine, et il
entreprend la première véritable enquête historico-ethnographique à partir de 1967. Elle établit
l’existence d’une tradition orale autour de l’événement traumatique de la révolte camisarde et de
sa répression, mémoire refoulée mais enracinée : “Cette étude espère avoir montré qu’une
recherche historiographique ne peut être séparée d’un examen des mentalités collectives65.”
La mémoire pluralisée, fragmentée déborde aujourd’hui de toutes parts le “territoire de
l’historien”. Outil majeur du lien social, de l’identité individuelle et collective, elle se trouve au
coeur d’un réel enjeu et attend souvent de l’historien qu’il en donne, dans l’après-coup, le sens, à
la manière du psychanalyste. Longtemps instrument de manipulation, elle peut être réinvestie
dans une perspective interprétative ouverte vers le futur, source de réappropriation collective et
non simple muséographie coupée du présent. La mémoire supposant la présence de l’absence
reste le point de couture essentiel entre passé et présent.
Les travaux se multiplient ainsi sur les zones d’ombre de l’histoire nationale. Lorsque Henry
Rousso s’occupe du régime de Vichy, ce n’est pas pour répertorier ce qui s’est passé de 1940 à
1944. Son objet historique commence lorsque Vichy n’est plus un régime politique en exercice. Il
s’avère comme survivance des fractures qu’il a engendrées dans la conscience nationale. C’est
alors qu’il peut évoquer “le futur du passé66.” Sa périodisation utilise explicitement les catégories
psychanalytiques, même si celles-ci sont maniées de manière purement analogique. Au travail de
deuil de 1944-54 suit le temps du refoulement, puis celui du retour du refoulé, avant que la
névrose traumatique, ne se transforme en phase obsessionnelle.
Le tournant mémoriel actuel permet de mieux comprendre les facteurs du comportement
humain. Il participe en ce sens pleinement au tournant pragmatique de l’ensemble des sciences
humaines, jusque dans l’objet plus indéfini dont il se dote, à la fois matériel et idéel, fluctuant,
toujours ouvert à de nouvelles métamorphoses et à de nouveaux retournements des sens. Son
objet “se dérobe constamment à toute définition simple et claire67.” Loin d’être confinée au
statut de résidu illusoire, mystifié, d’acteurs manipulés, la mémoire invite à prendre au sérieux les
acteurs, leurs compétences et nous rappelle qu’elle commande souvent l’histoire qui se fait.
Prise dans une autre dialectique, celle de l’arché et du télos, le régime d’historicité, lui, est tout
entier traversé par la tension entre espace d’expérience et horizon d’attente. Ricoeur récuse à cet
égard le renfermement du discours historien que l’on voit se déployer aujourd’hui dans un
rapport purement mémoriel de reprise du passé, coupé d’un avenir devenu soudainement forclos.
63
- Ibid. , p. 12.
- Ibid., p. 14.
65
- Ph. Joutard, La légende des camisards, une sensibilité au passé, Gallimard, 1977, p. 356.
66
- H. Rousso, Le syndrome de Vichy, Le Seuil, 1987; rééd. Points-Seuil, 1990,
67
- H. Rousso, “La mémoire n’est plus ce qu’elle était”, dans I.H.T.P., Ecrire l’histoire du temps présent, CNRS, 1993, p.
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Pierre Nora convient d’ailleurs que notre présent mémoriel n’est peut-être qu’un moment, une
conjoncture intellectuelle lorsque dans sa phrase conclusive des sept volumes des Lieux de
mémoire il précise que cette tyrannie de la mémoire ne durera peut-être qu’un temps, “mais c’était
le nôtre68.”
Au-delà de la conjoncture mémorielle actuelle, symptômatique de la crise d’une des deux
catégories méta-historiques, l’horizon d’attente, l’absence de projet de notre société moderne,
Ricoeur rappelle la fonction de l’agir, de la dette éthique de l’histoire vis-à-vis du passé. Le
régime d’historicité, toujours ouvert vers le devenir, n’est certes plus la projection d’un projet
pleinement pensé, fermé sur lui-même. La logique même de l’action maintient ouvert le champ
des possibles. A ce titre la notion d’utopie quand elle n’est plus le support de quelque logique
folle, peut encore revêtir une fonction libératrice qui “empêche l’horizon d’attente de fusionner
avec le champ d’expérience. C’est ce qui maintient l’écart entre l’espérance et la tradition69.”
Est-ce à dire que la perspective de l’histoire se limiterait à un simple éclectisme
d’interprétations plurielles, puzzle post-moderne purement éclectique ? Certes non, à condition
de tenir ensemble la fonction d’identité, de fidélité que détient la mémoire et la quête de vérité
propre à l’histoire. Cette histoire controversable, plurielle est aujourd’hui un impératif à l’heure
du dialogue à promouvoir entre des cultures différentes tant pour construire un espace commun
(l’Europe) que pour faire valoir des universaux face aux divers fondamentalismes. A cet égard
l’histoire comme lieu de controverses, comme lieu privilégié du conflit des interprétations peut
avoir une fonction thérapeutique. Elle peut s’appuyer sur cette prise de conscience récente qu’il
y a divers récits possibles des mêmes actions, des mêmes événements. En ce sens l’histoire peut
avoir des effets en retour positifs sur la mémoire en remettant la mémoire collective, nationale
en situation d’ouverture, de discussion, de controverse. Elle permet ainsi à la mémoire de ne pas
se replier dans la fossilisation de la compulsion de répétition et de s’ouvrir sur la mémoire de
l’autre.
Ce qui est en jeu dans ce basculement interprétatif, dans cette ouverture vers un nouvel
espace dialogique, c’est, au-delà de problèmes méthodologiques, le questionnement récent des
sciences humaines sur cette énigme jamais résolue de cet « être-ensemble », du lien social, sacrifié
jusqu’aujourd’hui au profit des diverses formes de réductionnismes, que ce soit au nom de la
détermination holiste de grandes causalités économiques ou étatiques ou au nom de la simple
maximisation de l’intérêt individuel et donc d’un utilitarisme généralisé. Il semble bien que l’on
comprenne mieux que les monocausalismes n’ont pu percer l’énigme du lien social et que le
pluralisme explicatif, la combinatoire de modèles, la controverse d’interprétations soient plus
appropriés aux objets des sciences humaines. L’accès n’est plus alors l’illusion d’une voie directe,
mais celui des détours par de multiples médiations grâce auxquelles les acteurs sont envisagés
comme des acteurs équipés, insubstituables et de ce fait plus explicites, plus réfléchis. C’est
pourquoi le trait commun aux recherches en cours est la prise en compte de ces multiples
médiations imparfaites qui font le lien social et permettent de dépasser le faux clivage entre
holisme et individualisme méthodologique : le texte avec ses règles discursives ainsi qu’avec les
divers mécanismes d’appropriation du côté des lecteurs, l’archive et son efficace, la mémoire
dans ses diverses procédures d’effectuation, les objets dans l’action, les conventions comme
processus réglés et fluctuants, la cognition locale et distribuée, l’enaction... autant de chantiers
qui engagent aussi bien la nouvelle anthropologie des sciences, la nouvelle sociologie de l’action,
les sciences cognitives vers l’exploration des formes d’événements auto-réflexifs. Cette
multiplication des interpréteurs, des médiations attestent qu’il n’est pas question d’un simple
retour à un sujet transparent à lui-même et maître du sens de son action.
68
69
- P. Nora, Les lieux de mémoire, Gallimard, 1993, tome III, vol.3, p. 1012.
- P. Ricoeur, Du texte à l’action, Le Seuil, op.cit., p. 391.
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