2001] P. N OREAU – COMMENT LA LÉGISLATION EST-ELLE POSSIBLE ?199
trouvant sa valeur en soi, elle prend pour le sociologue la forme d’un constant travail
de clôture (de protection) du champ juridique. Cette clôture est assurée soit par
l’affirmation de la valeur morale du droit (projet des tenants du droit naturel ou des
contractualistes libéraux), soit par l’affirmation de son essence spécifique, différente
en tant que science normative de la morale. Cette distinction s’opère par la définition
de sa fonction en tant que discours, c’est-à-dire en tant que forme énonciative et ex-
pression du débat (du discours) de la société avec (et sur) elle-même et, partant, en
tant que condition d’existence de la société : rationalité fondatrice du lien social. Dé-
finir ce qu’est et ce que n’est pas le droit a, par conséquent, constitué le principal pro-
cédé intellectuel des juristes et des théoriciens du droit moderne.
1. La contrainte et l’autoréférence
Parmi les théoriciens les plus souvent cités, Kelsen est sans doute l’auteur le plus
connu à l’extérieur du champ de la théorie du droit, peut-être parce que son œuvre
rend compte de la démarche la plus exigeante eu égard aux conditions d’autonomie
du droit3. En tant que sphère spécifique de l’activité humaine, le droit ne pouvait, pour
Kelsen, dépendre ni de références transcendantes fondées téléologiquement en nature
ou inscrites dans la Révélation, ni de spéculations théoriques sur la spécificité de la
condition humaine telle qu’elle se trouve exprimée chez les premiers libéraux4. Par
ailleurs, distinct des sciences sociales, le droit n’est pas tenu aux contraintes de la cau-
salité telle qu’elle est définie par la sociologie. Le droit se distingue par le recours à
l’imputation que Kelsen présente comme le procédé le plus apte à rendre compte
d’une science des normes5.
Isolé (par le haut) des références morales et (par le bas) de l’influence des autres
connaissances qu’on peut tirer de l’observation empirique des comportements
(l’imputation plutôt que la causalité), le droit trouvait dans l’enfermement de la sphère
juridique la condition première de son intégrité. Le principe de non-contradiction et la
hiérarchie des normes et des instances législatives et judiciaires n’offrent pas seulement
une description des principes mobilisés par les juristes, mais un programme susceptible
d’assurer l’étanchéité du droit, abordé ici comme essence distincte. Le droit étant
3 H. Kelsen, Théorie pure du droit, trad. par C. Eisenmann, Paris, Dalloz, 1962 [ci-après Kelsen,
Théorie pure du droit]. Nous n’élaborerons pas sur le projet kelsenien, qui mérite un traitement plus
fin que celui que l’on peut lui réserver ici. Nous rappellerons seulement qu’il s’inscrit dans une pers-
pective résolument moderne et rationaliste trouvant sa cohérence intellectuelle dans une réaction à la
confusion longtemps entretenue entre la morale et le droit : voir H. Kelsen, «Positivisme juridique et
doctrine du droit naturel» dans Mélanges en l’honneur de Jean Dabin, Paris, Sirey, 1963, 141 [ci-
après Kelsen, «Positivisme juridique»].
4 Voir Kelsen, «Positivisme juridique», ibid.
5 Voir Noreau, «La norme», supra note 1 ; H. Kelsen, «Qu’est-ce que la théorie pure du droit ?»
(1992) 22 Droit et société 551 [ci-après Kelsen, «Qu’est-ce que la théorie»].