L’art dans sa relation au lieu Les auteurs : Max BELAISE, Dominique BERTHET, Jean-Georges CHALI, Dominique CHATEAU, Serge DOMI, Gisèle GRAMMARE, Hugues HENRI, Marion HOHLFELDT, Giovanni JOPPOLO, Jean-Louis LEBRUN, Alexandre CADET-PETIT, Pere SALABERT, Laurent VALERE. Cet ouvrage est publié avec le concours de l’IUFM de Martinique École interne de l’Université des Antilles et de la Guyane Il entre dans le cadre des travaux du C.E.R.E.A.P. (Centre d’Études et de Recherches en Esthétique et Arts Plastiques) © L’Harmattan, 2012 5-7, rue de l’École-polytechnique ; 75005 Paris http://www.librairieharmattan.com [email protected] [email protected] ISBN : 978-2-296-55972-1 EAN : 9782296559721 Sous la direction de Dominique BERTHET L’art dans sa relation au lieu Ouverture philosophique Collection dirigée par Aline Caillet, Dominique Chateau, et Bruno Péquignot Série Esthétique La série Esthétique publie des ouvrages qui traitent de l’art, de sa production et de sa réception, ainsi que de diverses questions esthétiques (goût, valeurs, etc.), d’un point de vue principalement philosophique. Des livres de théorie de l’art (cinéma, littérature, peinture, etc.) et de la culture ayant une portée générale ou philosophique peuvent être également pris en considération. Déjà parus Camilla BEVILACQUA, Figures de l’onirique, 2011. Jean-Marc LACHAUD, Pour une critique partisane. Quelques preuves à l’appui, 2010. Dominique BERTHET (dir.), L’Utopie. Art, littérature et société, 2010. Paul MAGENDIE, La philosophie à l’épreuve de la création artistique, 2009. Victoria LLORT LLOPART, Regards croisés des arts : essai d’esthétique comparée, 2009. Yves GILONNE, La rhétorique du sublime dans l’œuvre de Maurice Blanchot, 2008. Jean PIWNICA, À chacun son art, 2008. Norbert HILLAIRE, L’Expérience esthétique des lieux, 2008. Timo KAITARO, Le Surréalisme : pour un réalisme sans rivage, 2008. Frédéric GUERRIN, Duchamp ou le destin des choses, 2008. Patricia ESQUIVEL, L’Autonomie de l’art en question. L’art en tant qu’Art, 2008. Florent DANNE, Robert Musil : la patience et le clandestin, 2008. Sommaire Avant-propos Dominique BERTHET……………………………………….7 Le concept de géophilosophie de Deleuze et Guattari : Une déclinaison du rapport au lieu Max BELAISE………………………………………………11 La rencontre du lieu Dominique BERTHET…………………………………….. 33 Des lieux et des espaces dans les contes créoles. La cour dans le conte créole : un lieu de transcendance et de transhumance Jean-Georges CHALI……………………………………..…45 La dynamique du lieu Dominique CHATEAU…………………………………..…59 La reconfiguration du lieu dans l’espace foyalais. L’exemple de Bô-kannal Serge DOMI……………………………………………...….77 L’espace traversé Gisèle GRAMMARE…………………………………….…..87 L’œuvre-monde de Francisco Brennand Hugues HENRI……………………………………………103 5 D’ailleurs – « I Won’t Play Other to Your Same ». Portraits topiques et (auto)représentations Marion HOHLFELDT……………………………………..115 Le cadre, le socle et quelques autres lieux incontournables de la forme Giovanni JOPPOLO……………………………………….137 Délit de fuite Jean-Louis LEBRUN……………………………………….155 Sawfè ? Mwen la Alexandre CADET-PETIT………………………………... 163 Labyrinthes de l’espace vécu Pere SALABERT…………………………………………...177 Le lieu, la mer Laurent VALERE…………………………………………..187 Présentation des auteurs………………………………….... 201 6 Avant-propos Dominique BERTHET Cet ouvrage rassemble les textes prononcés lors du colloque « La relation au lieu », organisé par le CEREAP (Centre d’Etudes et de Recherches en Esthétique et Arts Plastiques), à l’IUFM de Martinique les 15 et 16 décembre 2007. Ces interventions, dans leur diversité de ton et d’approche, s’appuyant parfois sur une mise en scène et un dispositif orchestrés par l’intervenant, relèvent d’approches disciplinaires complémentaires. Plasticiens, philosophes, critiques d’art, historiens d’art, sociologues, spécialistes de littérature créole, se sont succédés pour questionner le lieu, son importance et son influence sur les pratiques artistiques, littéraires et sociales. Les lieux et les rencontres façonnent et transforment l’individu. Il s’en nourrit. Certains lieux nous troublent, nous fascinent, nous émeuvent, nous retiennent, d’autres nous procurent des sensations négatives. Dans ce cas, faute de mieux, on tente de supporter ce lieu tout en souhaitant s’en échapper, le quitter, le fuir. On se rêve ailleurs. On aspire à une autre vie dans un ailleurs acceptable, espéré, voire fantasmé. Le lieu laisse 7 rarement indifférent. Il influe sur nous. Il est toujours silencieusement actif. La découverte d’un espace, d’un territoire ou d’un pays, peut produire des effets imprévisibles, incontrôlés et incontrôlables. Il peut en naître, selon le degré d’impression, un trouble momentané, une vive émotion esthétique, une expérience marquante, une mutation durable, un basculement de vie. La relation au lieu renvoie à une expérience personnelle. Cette expérience résulte d’une immersion. Le lieu nous enveloppe, il nous pénètre. Son climat, ses couleurs, ses odeurs, son étendue, sa géographie, le rendent hospitalier ou hostile, plaisant ou désagréable. Cette expérience est de l’ordre du sensible, elle est subjective. Dans un même lieu, deux personnes peuvent éprouver des sensations inverses. Dans un lieu donné, une même personne peut éprouver, à des moments différents, des sentiments opposés. La relation au lieu est donc complexe. Au travers du lieu se manifestent aussi une culture, une histoire, des traditions, des coutumes, des croyances, des usages. Autant d’aspects qui forment, constituent, façonnent, celui qui y naît et y grandit. Le lieu nous construit. Il renvoie donc autant au collectif qu’à l’individuel, à ce qui est en partage et à ce qui est personnel. Le lieu nous détermine. Il est déterminant. Certains lieux nous habitent même lorsque nous nous trouvons hors d’eux. Nous les portons en nous, dans la profondeur de notre mémoire et de nos émotions comme dans l’épaisseur de notre culture. Nous sommes chargés de tous ces lieux qu’ils soient constitutifs de notre identité ou affectivement élus. Ils nous accompagnent dans nos déplacements, dans nos voyages, dans l’exil ; bref, dans l’ailleurs que nous pénétrons. Ils continuent souterrainement à nous travailler. Dans ce mouvement volontaire ou contraint nous découvrons et éprouvons naturellement d’autres lieux qui à leur tour influent sur nous. 8 Le lieu n’en finit pas de nous solliciter, encore faut-il que nous soyons réceptifs à ce qui en émane. Il s’agit de vivre le lieu de manière particulière, c’est-à-dire, de s’en imprégner, de ressentir la puissance qui s’en dégage, d’être attentif à ses moindres signes, à l’écoute des sons qu’il produit. Le fait que ce colloque se soit tenu en Martinique n’est pas sans intérêt. Cette île a en effet fasciné de nombreux visiteurs comme Paul Gauguin qui y a séjourné quelques mois en 1887, de même qu’André Breton, André Masson et Wifredo Lam qui y passèrent trois semaines en 19411. La Martinique est d’ailleurs au centre de quatre textes, l’un évoquant le conte créole, un autre retraçant la naissance d’un quartier populaire de Fort-de-France : Bô-kannal, les deux autres témoignant de la pratique artistique de deux plasticiens martiniquais qui réalisent des œuvres intimement liées au lieu dans lequel ou pour lequel elles ont été réalisées. Cet ouvrage nous entraîne aussi dans d’autres régions du monde comme le Japon, la Chine, la Corée, le Tibet, ou encore le Brésil et le Mexique. Une multiplicité donc de lieux, offrant des prolongements artistiques insolites et ouvrant sur de stimulantes réflexions. Voir à ce sujet : Dominique Berthet, André Breton, l’éloge de la rencontre. Antilles, Amérique, Océanie, Paris, HC Editions, 2008. 1 9 Le concept de géophilosophie de Deleuze et Guattari : Une déclinaison du rapport au lieu Max BELAISE Introduction Dans son discours de Stockholm, discours de réception au prix Nobel, A. Camus1 affirme sa conception de l’art ; une conception qui objective le rapport de l’artiste au topos. En effet, selon le récipiendaire du Nobel de littérature de décembre 1957 : « L’art n’est pas […] une réjouissance solitaire. Il est un moyen d’émouvoir le plus grand nombre d’hommes en leur offrant une image privilégiée des souffrances et des joies communes. Il oblige donc l’artiste à ne pas s’isoler ; il le soumet à la vérité la plus humble et la plus universelle. Et celui qui, souvent, a choisi son destin d’artiste parce qu’il se sentait différent apprend bien vite qu’il ne nourrira son art, et sa différence, qu’en avouant sa ressemblance avec tous. L’artiste se forge dans cet allerretour perpétuel de lui aux autres à mi-chemin de la Albert Camus, « Le discours de Stockholm », in Le Nouvel Observateur, 6-12 décembre 2007, p. 52. 1 11 beauté dont il ne peut se passer et de la communauté à laquelle il ne peut s’arracher. C’est pourquoi les vrais artistes ne méprisent rien ; ils s’obligent à comprendre au lieu de juger. Et s’ils ont un parti à prendre dans ce monde, ce ne peut être que celui d’une société où, selon le grand mot de Nietzsche, ne régnera plus le juge, mais le créateur, qu’il soit travailleur ou intellectuel »1. Dans cette citation, l’artiste est celui qui réunit en lui deux sortes de facultés. Il est, en effet, tenu de ne pas s’isoler de la communauté de ses semblables ; il est aussi invité à ne point juger mais à essayer de comprendre les réalités humaines auxquelles il est confronté. Un tel principe place l’artiste dans un triple rapport à lui-même, à l’autre et au monde. Autrement dit son rapport au lieu passe par une relation à l’espace et au temps qui l’habitent et qu’il habite, à la communauté des hommes dont il est un des membres. C’est ainsi qu’il apporte son corps, selon Valéry2, car dit Merleau-Ponty, « on ne voit pas comment un Esprit pourrait peindre »3. « Mon corps mobile compte au monde visible, en fait partie et c’est pourquoi je peux le diriger dans le visible »4, considère le phénoménologue. Autrement dit, la perception de l’artiste de ce monde passe par une occupation spatio-temporelle d’un lieu ; occupation que médiatise la dimension somatique de son être. En effet, le corps est loin d’être exempt de l’acte créateur puisqu’il est à la fois « voyant et visible » ; en outre, « visible et mobile, [il] est au nombre des choses, il est l’une d’elles, il est pris dans le tissu du monde et sa cohésion est celle d’une chose »5. Ibid. Cité par M. Merleau-Ponty, L’œil et l’esprit, Paris, Gallimard, 1964, p. 16. 3 Ibid., p. 16. 4 Ibid., p. 16. 5 Ibid., pp. 18-19. 1 2 12 Une telle phénoménologie inscrit la démarche de créativité de l’artiste dans le concept de Deleuze et de Guattari de géophilosophie ; concept qui fait de l’acte de penser un acte qui se vit dans « le rapport du territoire et de la terre »1. Certes, il ne s’agit pas pour l’artiste-créateur de philosopher encore : « qu’à une certaine altitude, les pensées du philosophe et les œuvres de l’artiste »2 se rejoignent. Mais l’enracinement de sa production s’effectue dans un rapport au lieu, à un lieu donné, à une culture singulière, à une géo-graphie, soit à une écriture topographique qui dépend de la lecture qu’en font les hommes et les femmes qui peuplent cet espace. Au fond, cette démarche ne rejoint-elle pas, à travers cette « géographicité de l’homme »3, c’est-à-dire la relation qui se noue entre l’homme et la terre4, le principe d’identité d’un des rares géographesphilosophes de l’École française de géographie : Éric Dardel5 ? Selon ce dernier, cette articulation est une modalité de l’existence de l’homme et de son destin6. Que représente donc ce concept de géophilosophie ? En quoi est-il une modalité de ce rapport que l’artiste entretient avec l’espace et le temps ? Y a-t-il encore un sens, en cette ère de mondialisation (phénomène qui interroge l’uniformisation des lieux de la planète7), à parler d’une inscription géographique de la philosophie ? Serait-ce aller à l’encontre de l’idée d’universalité de cette discipline ? G. Deleuze et F. Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, Minuit, 1991, p. 82. 2 F. Nietzsche, La naissance de la philosophie à l’époque de la tragédie grecque, Paris, Gallimard, 1938, p. 149. 3 E. Dardel, L’homme et la terre, Paris, Editions du CTHS, 1990, p. 2. 4 Ibid., p. 2. 5 Ibid. 6 Ibid. 7 J. Lévy, « La mondialisation vue par », in L’Atlas des mondialisations, Le Monde / La Vie, no Hors-série, 2010 / 2011, p. 25. 1 13 Nous tenterons de saisir la légitimité de la géophilosophie, en tant qu’une déclinaison du rapport au lieu, en lien avec le concept de mondialisation ; posant ainsi le problème de la réalité et de la valeur de la connaissance humaine dans leur inscription civilisationnelle. Pour se faire une idée de l’intelligence de ce concept, il s’agira, dans un premier temps, de revenir sur la question fort ancienne, mais aussi fort débattue du sens du lieu (topos) : objet d’intérêt depuis l’Antiquité hellénique jusqu’à nos jours. Cette vérité appréhendée, dans un second moment de démonstration, on s’intéressera à la déclinaison de Deleuze et Guattari de la géophilosophie, c’est-à-dire que nous prendrons la mesure de ce rapport à la terre que suggère l’étymologie du préfixe. Enfin, nous tenterons d’identifier la logique inhérente à la communauté humaine qui fait l’objet de l’attention de ces penseurs à travers la détermination de ce marqueur syntagmatique. 1. De l’espace au lieu : d’Aristote à Edward S. Casey /de l’Antiquité et de la Postmodernité Incontestablement le lieu agit sur l’homme, tout comme ce dernier opère de tout son génie sur le lieu. C’est bien la communauté humaine qui dessine les contours de ce lieu, lui accorde une réalité existentielle. Mais le lieu n’existe donc que dans la conscience de ceux pour qui il existe. Inversement la pensée n’est pas en dehors du lieu. Une vérité qu’assume de façon radicale G. Evans : « Si la pensée ne se rapporte pas à un lieu, il n’y a pas de pensée du tout »1. La position de celui-ci n’échappe pas à l’analyse de E.-S. Casey qui dans son Histoire cachée du lieu2 rappelle l’abstraction de l’existence de l’homme moderne, puisque celle-ci ne s’enracine dans aucun lieu. Le philosophe états-unien réalise le danger d’une telle abstraction Cité par E.-S. Casey, « Espaces lisses et lieux bruts », in Revue de métaphysique et de Morale, no 4, octobre 2001, p. 49. 2 Il s’agit du sous-titre de son article. 1 14 en faisant référence à la mise en garde (géo)anthropologique d’H. Arendt. La thèse de cette dernière : « L’aliénation dans le monde consiste en une “fuite double : de la terre dans l’univers et du monde dans le soi” »1. La recherche en géographie du corps déplore aussi le retrait de celui-ci de son environnement : l’homme qu’elle étudie est un homme coupé du cosmos, tout comme il l’est des autres et de lui-même2. Manifestement, cette base conditionne toute la connaissance que l’on entend dégager du rapport de l’humain au lieu. Cependant, ce jugement n’exclut pas la lecture historique d’E.-S. Casey ; lecture qui le porte à réaliser « que le prémoderne et le postmoderne joignent ensemble l’importance du lieu en tant qu’essentiellement autre que l’espace, quelque chose qu’on ne peut pas se permettre d’ignorer en sa différence même par rapport à l’espace »3. Parmi les prémodernes, Aristote est de ceux qui crédibilisent le topos d’une réelle densité tout en reconnaissant les limites de celui-ci. « Il est impossible que le lieu soit infini […] Ce qui est dans le lieu est, en effet, quelque part, et cela signifie le haut ou le bas, ou l’une des autres directions, et chacune d’elles constitue une limite »4, considère le Stagirite qui définit les six espèces de lieu, comme des dimensions spatiales. Cependant, l’espace aristotélicien se réduit au lieu. N’en demeure que dans l’exercice de l’ascèse intellective aristotélicienne, la pensée du lieu se fortifie. Ainsi, « le lieu est quelque chose qui entoure ; il en résulte qu’un lieu donné est coextensif à ce qu’il contient »5. En outre, le lieu est habité, il suppose une prise de possession ne serait-ce, par exemple, que par un corps sensible. « Tout corps sensible est dans un lieu »6, E.-S. Casey, « Espaces lisses et lieux bruts », op. cit., p. 61. G. Di Méo, « Subjectivité, socialité, spatialité : le corps, cet impensé de la géographie », in Annales de géographie, no 675, septembre 2010. 3 Ibid., p. 53. 4 Aristote, Métaphysique, Paris, Vrin, 1991, p.138. (1067 a-31). 5 E.-S. Casey, Ibid., p. 55. 6 Aristote, Ibid., (1067 a-28). 1 2 15 affirme le disciple de Platon. D’où notre attention sur le corps de l’artiste qui se trouve dans un lieu, lequel se situe dans un plus vaste lieu. Les œuvres du créateur artistique portent les traces du lieu où il se meut et où il les installe. N’évoque-t-on pas « le lieu de l’œuvre [c’est-à-dire] l’objet présenté ? »1 L’esprit critique porte à conclure que le lieu, en tant que monde objectif extérieur tel qu’il apparaît à la conscience, se retrouve dans les œuvres d’un artiste peintre tel que P. Doig. L’une de celle-ci : 100 Years ago repose sur le fondement topographique suivant que dialectise l’historienne de l’art C. Grenier – fondement qui reçut des sens, de la conscience et de l’expérience d’un lieu toute sa vitalité esthétique : « Articuler un double mouvement temporel : mettre à distance un territoire historique familier [l’artiste s’est inspiré d’une île au large de Trinidad], afin de réinvestir ce dernier comme une terre nouvelle, le re-connaître »2. Dans le cas de ce peintre, cette terre de Trinidad qu’il a connue enfant est pour lui un territoire où il est retourné s’établir afin de revisiter « les sources de la culture moderne à partir d’un autre contexte »3. Ainsi donc, l’expérience externe (de migration) coïncide avec une expérience interne (imaginaire) de re-création du monde. Le principe qui en découle relève de cette dialectique des deux concepteurs de la géophilosophie : la déterritorialisation / reterritorialisation. Une expression rationnelle du monde – c’est le sens de la dialectique selon Castoriadis4 Castoriadis4 – qui trouve tout son sens pour l’historienne et 1 L’Atelier d’Esthétique, esthétique et philosophie de l’art, Bruxelles, De Boeck, 2002, p. 269. 2 C. Grenier, « Reconquérir le monde : P. Doig, 100 years ago, 2001 », in Les Cahiers du Mnam, 98 hiver 2006 / 2007, p. 32. 3 Ibid., p. 35. 4 C. Castoriadis, L’institution imaginaire de la société, Paris, Seuil, 1975, p. 49. 16 conservatrice, dans notre époque troublée, où s’harmonisent les contraires, tout simplement dans notre postmodernité patchwork1. L’évidence de cette vérité nous frappe dans la trajectoire du peintre anglais, et entraîne l’adhésion de l’esprit au point de vue de la relation de l’artiste à son espace de socialité. L’association de ces deux derniers concepts (espace et socialité) ne va pas de soi pour le sociologue M. Maffesoli. La condition de copulation relève selon lui d’une synergie à travers laquelle s’exprime « le fait de sentir, d’éprouver en commun »2. L’acte esthétique est à cette seule condition. Le lieu intervient à travers la socialité idiosyncrasique que l’on développe puisqu’elle se rapporte à soi-même. L’identité de chacun se trouve ainsi façonnée. Tel est le réalisme qu’exprime la sociologie ; réalisme dont le modèle relève de cette assertion : « On appartient tout à fait à un lieu donné, mais jamais de manière définitive »3. La matérialisation de cette réflexion peut être comprise à la lumière de l’idée « [d’un] génie du lieu inspirateur de l’artiste »4. « Ensuite, notre expérience artistique découvre la double dimension d’un corps géographique, à la fois élément (horizontal) de la surface terrestre et producteur de verticalité paysagère. Ainsi, dans les Patineurs, dans Jeux d’enfants et bien d’autres tableaux, Bruegel brosse des paysages géographiques, ceux de la campagne et de la ville. Cependant, loin de les élaborer en fonction du seul jeu d’une nature mise en perspective, plus ou moins transformée par l’homme, il les soumet totalement à l’emprise des corps : ceux des patineurs et des enfants joueurs »5. Ce qui revient à dire que le corps modèle les espaces et ce réciproquement. Que dire de cette étendue ? M. Maffesoli, Au creux des apparences / pour une éthique de l’esthétique, Paris, Plon, 1990, pp. 14-15. 2 Ibid., p. 212. 3 Ibid., p. 222. 4 Ibid., p. 212. 5 G. Di Méo, op. cit. 1 17 Pour E.-S. Casey dans l’Occident moderne « le lieu a été absorbé dans l’“espace”, terme dominant du discours eurocentrique »1. La perception que le sujet moderne en a se trouve dissoute dans celle de l’espace. Si bien que « le sujet moderne est un sujet sans lieu. […] Le sujet moderne est radicalement disloqué ; c’est quelqu’un qui ne sait pas faire la différence entre le lieu et l’espace, ou même entre l’un de ces termes et les sites dans lesquels il est confiné du fait d’un volontarisme à la petite semaine selon lequel un tel sujet peut aller n’importe où »2. Toute une philosophie s’accorde à lui reconnaître ce caractère d’un être dépossédé d’un lieu fixe (propre), ce qui fait de lui un être sans domicile fixe dans l’univers (qu’il se crée) dans lequel il se sent seul. Ce sentiment commun domine tous les contemporains ainsi que leurs discours, surtout en contexte de mobilité migratoire. La substitution, d’une réalité à l’autre, du lieu à l’espace, suppose des principes qui demeurent : une inscription a-temporelle du lieu dans l’espace, dont la durabilité serait du genre de celle de l’inscription dans la pierre (tombale) ; inscription destinée à être restaurée pour les générations à venir. En outre, une certitude demeure : « L’Occident est une forme de société, un ensemble de convictions et d’attitudes qui ont dessiné son histoire et soutenu son expansion […] La “mondialisation” est une “occidentalisation” du monde »3. A-t-on donc conscience de l’essence même de ce conditionnement qui ne peut qu’embarrasser l’intelligence dans son désir de comprendre la territorialisation de la pensée4 ? Doit-on maintenir en la géophilosophie une déclinaison du lieu ? En outre, « la E.-S. Casey, op. cit., p. 59. Ibid., p. 63. 3 R.-P. Droit, L’Occident expliqué à tout le monde, Paris, Seuil, 2008, pp. 17-24. 4 Deleuze et Guattari, op. cit., p. 82. 1 2 18 différence entre l’espace et le lieu [n’]est-elle [pas] l’un des secrets les mieux gardés de la philosophie »1. 2. Qu’est-ce que la géophilosophie ? Les deux concepteurs de cette idée générale et abstraite la définissent comme une lecture nietzschéenne des caractères nationaux de la philosophie. Ils entendent par-là, à la suite de Nietzsche, que chaque peuple serait à l’origine d’une idée singulière de la philosophie. Les Français, les Italiens, les Espagnols n’auraient pas objectivé la philosophie de la même manière2. Cela tient aux conditions historiques propres à chacune de ces nations. Ainsi les Italiens du fait de leur très grande proximité avec le Saint-Siège ne purent développer une production du type de celle des Allemands. Il en est de même pour l’Espagne trop soumise à l’Église. En parcourant l’histoire de nombreux pays européens, Deleuze et Guattari arrivent à expliquer les différences de niveaux de productivité philosophique. Cette logique explique pourquoi ces deux pays de l’Europe du Sud furent « capables de développer puissamment le concettisme, c’est-à-dire ce compromis catholique du concept et de la figure, qui avait une grande valeur esthétique mais déguisait la philosophie, la détournait sur une rhétorique et empêchait une pleine possession du concept »3. Cependant, les deux fils de Socrate parcourent l’histoire pour définir ce concept. Selon eux, il dépend de la naissance grecque de la philosophie. En effet, la perception qu’ils ont de son inscription dans ce pays relève de la géographie humaine. La Grèce a pu, du fait de sa constitution, accueillir la philosophie en son temps. Car comme ils le signifient « la géographie ne se contente pas de fournir une matière et des lieux variables à la forme historique. Elle n’est pas seulement physique et humaine, E.-S. Casey, op. cit., p. 52. Deleuze et Guattari, op. cit., p. 98. 3 Id., ibid., p. 99. 1 2 19 mais mentale, comme le paysage. Elle arrache l’histoire au culte de la nécessité pour faire valoir l’irréductibilité de la contingence »1. Telle est la déclinaison du concept par ces deux chercheurs. L’objet géophilosophique n’est pas seulement lié à une réalité physique mais aussi à une émanation des esprits qui peuplent ce lieu. L’attitude des analystes consiste à appréhender cette disposition mentale spécifique qui permet à tel ou tel peuple d’avoir des dispositions particulières. D’où l’idée d’une philosophie chinoise, hindoue, juive, islamique, etc. Cette objectivation ne signifie pas pour autant un enfermement de la pensée sur un territoire donné. Puisque dans le cas des Grecs, Deleuze et Guattari rappellent que « la philosophie leur fut apportée par des migrants »2. Ce qui leur fait dire que des raisons conjecturelles ont présidé au développement de cette pensée en Grèce. Nietzsche quant à lui a étudié la marche de la philosophie ainsi que sa source hellénique. Cependant, il récuse toute idée qui s’opposerait à l’idée selon laquelle la culture grecque est purement autochtone ; lui défend le métissage de celle-ci3. La géophilosophie se décline aussi sous cette double modalité : déterritorialisation/reterritorrialisation. Nous sommes face à ce que Stéphane Van Damme4 reconnaît comme un phénomène d’appropriation géopolitique. Que dit-il ? Dans sa recherche sur Paris [comme] capitale philosophique, l’historien relève que : « La pénétration de l’activité philosophique est d’abord appropriation de l’espace intellectuel de la cité dans sa dimension phénoménologique, conceptuelle et matérielle. Ibid., p. 92. Ibid., p. 89. 3 F. Nietzsche, La naissance de la philosophie à l’époque de la tragédie grecque, op. cit. p. 27. 4 S. Van Damme, Paris, capitale philosophique, Paris, O. Jacob, 2005, p. 239. 1 2 20