L`art dans sa relation au lieu

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L’art dans sa relation au lieu
Les auteurs :
Max BELAISE, Dominique BERTHET,
Jean-Georges CHALI, Dominique CHATEAU,
Serge DOMI, Gisèle GRAMMARE, Hugues HENRI,
Marion HOHLFELDT, Giovanni JOPPOLO,
Jean-Louis LEBRUN, Alexandre CADET-PETIT,
Pere SALABERT, Laurent VALERE.
Cet ouvrage est publié avec le concours de l’IUFM de Martinique
École interne de l’Université des Antilles et de la Guyane
Il entre dans le cadre des travaux du C.E.R.E.A.P.
(Centre d’Études et de Recherches
en Esthétique et Arts Plastiques)
© L’Harmattan, 2012
5-7, rue de l’École-polytechnique ; 75005 Paris
http://www.librairieharmattan.com
[email protected]
[email protected]
ISBN : 978-2-296-55972-1
EAN : 9782296559721
Sous la direction de
Dominique BERTHET
L’art dans sa relation au lieu
Ouverture philosophique
Collection dirigée par Aline Caillet, Dominique Chateau,
et Bruno Péquignot
Série Esthétique
La série Esthétique publie des ouvrages qui traitent de l’art, de sa
production et de sa réception, ainsi que de diverses questions esthétiques
(goût, valeurs, etc.), d’un point de vue principalement philosophique.
Des livres de théorie de l’art (cinéma, littérature, peinture, etc.) et de la
culture ayant une portée générale ou philosophique peuvent être
également pris en considération.
Déjà parus
Camilla BEVILACQUA, Figures de l’onirique, 2011.
Jean-Marc LACHAUD, Pour une critique partisane. Quelques
preuves à l’appui, 2010.
Dominique BERTHET (dir.), L’Utopie. Art, littérature et société,
2010.
Paul MAGENDIE, La philosophie à l’épreuve de la création
artistique, 2009.
Victoria LLORT LLOPART, Regards croisés des arts : essai
d’esthétique comparée, 2009.
Yves GILONNE, La rhétorique du sublime dans l’œuvre de Maurice
Blanchot, 2008.
Jean PIWNICA, À chacun son art, 2008.
Norbert HILLAIRE, L’Expérience esthétique des lieux, 2008.
Timo KAITARO, Le Surréalisme : pour un réalisme sans rivage,
2008.
Frédéric GUERRIN, Duchamp ou le destin des choses, 2008.
Patricia ESQUIVEL, L’Autonomie de l’art en question. L’art en tant
qu’Art, 2008.
Florent DANNE, Robert Musil : la patience et le clandestin, 2008.
Sommaire
Avant-propos
Dominique BERTHET……………………………………….7
Le concept de géophilosophie de Deleuze et Guattari :
Une déclinaison du rapport au lieu
Max BELAISE………………………………………………11
La rencontre du lieu
Dominique BERTHET…………………………………….. 33
Des lieux et des espaces dans les contes créoles.
La cour dans le conte créole : un lieu de transcendance et de transhumance
Jean-Georges CHALI……………………………………..…45
La dynamique du lieu
Dominique CHATEAU…………………………………..…59
La reconfiguration du lieu dans l’espace foyalais.
L’exemple de Bô-kannal
Serge DOMI……………………………………………...….77
L’espace traversé
Gisèle GRAMMARE…………………………………….…..87
L’œuvre-monde de Francisco Brennand
Hugues HENRI……………………………………………103
5
D’ailleurs – « I Won’t Play Other to Your Same ».
Portraits topiques et (auto)représentations
Marion HOHLFELDT……………………………………..115
Le cadre, le socle et quelques autres lieux incontournables de la forme
Giovanni JOPPOLO……………………………………….137
Délit de fuite
Jean-Louis LEBRUN……………………………………….155
Sawfè ? Mwen la
Alexandre CADET-PETIT………………………………... 163
Labyrinthes de l’espace vécu
Pere SALABERT…………………………………………...177
Le lieu, la mer
Laurent VALERE…………………………………………..187
Présentation des auteurs………………………………….... 201
6
Avant-propos
Dominique BERTHET
Cet ouvrage rassemble les textes prononcés lors du
colloque « La relation au lieu », organisé par le CEREAP (Centre
d’Etudes et de Recherches en Esthétique et Arts Plastiques), à
l’IUFM de Martinique les 15 et 16 décembre 2007. Ces
interventions, dans leur diversité de ton et d’approche,
s’appuyant parfois sur une mise en scène et un dispositif
orchestrés par l’intervenant, relèvent d’approches disciplinaires
complémentaires. Plasticiens, philosophes, critiques d’art,
historiens d’art, sociologues, spécialistes de littérature créole, se
sont succédés pour questionner le lieu, son importance et son
influence sur les pratiques artistiques, littéraires et sociales.
Les lieux et les rencontres façonnent et transforment
l’individu. Il s’en nourrit. Certains lieux nous troublent, nous
fascinent, nous émeuvent, nous retiennent, d’autres nous
procurent des sensations négatives. Dans ce cas, faute de mieux,
on tente de supporter ce lieu tout en souhaitant s’en échapper, le
quitter, le fuir. On se rêve ailleurs. On aspire à une autre vie
dans un ailleurs acceptable, espéré, voire fantasmé. Le lieu laisse
7
rarement indifférent. Il influe sur nous. Il est toujours
silencieusement actif.
La découverte d’un espace, d’un territoire ou d’un pays,
peut produire des effets imprévisibles, incontrôlés et
incontrôlables. Il peut en naître, selon le degré d’impression, un
trouble momentané, une vive émotion esthétique, une
expérience marquante, une mutation durable, un basculement de
vie.
La relation au lieu renvoie à une expérience personnelle.
Cette expérience résulte d’une immersion. Le lieu nous
enveloppe, il nous pénètre. Son climat, ses couleurs, ses odeurs,
son étendue, sa géographie, le rendent hospitalier ou hostile,
plaisant ou désagréable. Cette expérience est de l’ordre du
sensible, elle est subjective. Dans un même lieu, deux personnes
peuvent éprouver des sensations inverses. Dans un lieu donné,
une même personne peut éprouver, à des moments différents,
des sentiments opposés. La relation au lieu est donc complexe.
Au travers du lieu se manifestent aussi une culture, une
histoire, des traditions, des coutumes, des croyances, des usages.
Autant d’aspects qui forment, constituent, façonnent, celui qui y
naît et y grandit. Le lieu nous construit. Il renvoie donc autant
au collectif qu’à l’individuel, à ce qui est en partage et à ce qui
est personnel. Le lieu nous détermine. Il est déterminant.
Certains lieux nous habitent même lorsque nous nous
trouvons hors d’eux. Nous les portons en nous, dans la
profondeur de notre mémoire et de nos émotions comme dans
l’épaisseur de notre culture. Nous sommes chargés de tous ces
lieux qu’ils soient constitutifs de notre identité ou affectivement
élus. Ils nous accompagnent dans nos déplacements, dans nos
voyages, dans l’exil ; bref, dans l’ailleurs que nous pénétrons. Ils
continuent souterrainement à nous travailler. Dans ce
mouvement volontaire ou contraint nous découvrons et
éprouvons naturellement d’autres lieux qui à leur tour influent
sur nous.
8
Le lieu n’en finit pas de nous solliciter, encore faut-il que
nous soyons réceptifs à ce qui en émane. Il s’agit de vivre le lieu
de manière particulière, c’est-à-dire, de s’en imprégner, de
ressentir la puissance qui s’en dégage, d’être attentif à ses
moindres signes, à l’écoute des sons qu’il produit.
Le fait que ce colloque se soit tenu en Martinique n’est
pas sans intérêt. Cette île a en effet fasciné de nombreux
visiteurs comme Paul Gauguin qui y a séjourné quelques mois
en 1887, de même qu’André Breton, André Masson et Wifredo
Lam qui y passèrent trois semaines en 19411. La Martinique est
d’ailleurs au centre de quatre textes, l’un évoquant le conte
créole, un autre retraçant la naissance d’un quartier populaire de
Fort-de-France : Bô-kannal, les deux autres témoignant de la
pratique artistique de deux plasticiens martiniquais qui réalisent
des œuvres intimement liées au lieu dans lequel ou pour lequel
elles ont été réalisées. Cet ouvrage nous entraîne aussi dans
d’autres régions du monde comme le Japon, la Chine, la Corée,
le Tibet, ou encore le Brésil et le Mexique. Une multiplicité donc
de lieux, offrant des prolongements artistiques insolites et
ouvrant sur de stimulantes réflexions.
Voir à ce sujet : Dominique Berthet, André Breton, l’éloge de la rencontre.
Antilles, Amérique, Océanie, Paris, HC Editions, 2008.
1
9
Le concept de géophilosophie de Deleuze et Guattari :
Une déclinaison du rapport au lieu
Max BELAISE
Introduction
Dans son discours de Stockholm, discours de réception au
prix Nobel, A. Camus1 affirme sa conception de l’art ; une
conception qui objective le rapport de l’artiste au topos. En effet,
selon le récipiendaire du Nobel de littérature de décembre 1957 :
« L’art n’est pas […] une réjouissance solitaire. Il est un
moyen d’émouvoir le plus grand nombre d’hommes en
leur offrant une image privilégiée des souffrances et des
joies communes. Il oblige donc l’artiste à ne pas s’isoler ;
il le soumet à la vérité la plus humble et la plus
universelle. Et celui qui, souvent, a choisi son destin
d’artiste parce qu’il se sentait différent apprend bien vite
qu’il ne nourrira son art, et sa différence, qu’en avouant sa
ressemblance avec tous. L’artiste se forge dans cet allerretour perpétuel de lui aux autres à mi-chemin de la
Albert Camus, « Le discours de Stockholm », in Le Nouvel Observateur,
6-12 décembre 2007, p. 52.
1
11
beauté dont il ne peut se passer et de la communauté à
laquelle il ne peut s’arracher. C’est pourquoi les vrais
artistes ne méprisent rien ; ils s’obligent à comprendre au
lieu de juger. Et s’ils ont un parti à prendre dans ce
monde, ce ne peut être que celui d’une société où, selon
le grand mot de Nietzsche, ne régnera plus le juge, mais le
créateur, qu’il soit travailleur ou intellectuel »1.
Dans cette citation, l’artiste est celui qui réunit en lui deux
sortes de facultés. Il est, en effet, tenu de ne pas s’isoler de la
communauté de ses semblables ; il est aussi invité à ne point
juger mais à essayer de comprendre les réalités humaines
auxquelles il est confronté. Un tel principe place l’artiste dans un
triple rapport à lui-même, à l’autre et au monde. Autrement dit
son rapport au lieu passe par une relation à l’espace et au temps
qui l’habitent et qu’il habite, à la communauté des hommes dont
il est un des membres. C’est ainsi qu’il apporte son corps, selon
Valéry2, car dit Merleau-Ponty, « on ne voit pas comment un
Esprit pourrait peindre »3. « Mon corps mobile compte au
monde visible, en fait partie et c’est pourquoi je peux le diriger
dans le visible »4, considère le phénoménologue. Autrement dit,
la perception de l’artiste de ce monde passe par une occupation
spatio-temporelle d’un lieu ; occupation que médiatise la
dimension somatique de son être. En effet, le corps est loin
d’être exempt de l’acte créateur puisqu’il est à la fois « voyant et
visible » ; en outre, « visible et mobile, [il] est au nombre des
choses, il est l’une d’elles, il est pris dans le tissu du monde et sa
cohésion est celle d’une chose »5.
Ibid.
Cité par M. Merleau-Ponty, L’œil et l’esprit, Paris, Gallimard, 1964,
p. 16.
3 Ibid., p. 16.
4 Ibid., p. 16.
5 Ibid., pp. 18-19.
1
2
12
Une telle phénoménologie inscrit la démarche de
créativité de l’artiste dans le concept de Deleuze et de
Guattari de géophilosophie ; concept qui fait de l’acte de penser
un acte qui se vit dans « le rapport du territoire et de la terre »1.
Certes, il ne s’agit pas pour l’artiste-créateur de philosopher encore : « qu’à une certaine altitude, les pensées du philosophe
et les œuvres de l’artiste »2 se rejoignent. Mais l’enracinement de
sa production s’effectue dans un rapport au lieu, à un lieu
donné, à une culture singulière, à une géo-graphie, soit à une
écriture topographique qui dépend de la lecture qu’en font les
hommes et les femmes qui peuplent cet espace. Au fond, cette
démarche ne rejoint-elle pas, à travers cette « géographicité de
l’homme »3, c’est-à-dire la relation qui se noue entre l’homme et
la terre4, le principe d’identité d’un des rares géographesphilosophes de l’École française de géographie : Éric Dardel5 ?
Selon ce dernier, cette articulation est une modalité de
l’existence de l’homme et de son destin6.
Que représente donc ce concept de géophilosophie ? En
quoi est-il une modalité de ce rapport que l’artiste entretient
avec l’espace et le temps ? Y a-t-il encore un sens, en cette ère
de mondialisation (phénomène qui interroge l’uniformisation
des lieux de la planète7), à parler d’une inscription géographique
de la philosophie ? Serait-ce aller à l’encontre de l’idée
d’universalité de cette discipline ?
G. Deleuze et F. Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, Minuit,
1991, p. 82.
2 F. Nietzsche, La naissance de la philosophie à l’époque de la tragédie grecque,
Paris, Gallimard, 1938, p. 149.
3 E. Dardel, L’homme et la terre, Paris, Editions du CTHS, 1990, p. 2.
4 Ibid., p. 2.
5 Ibid.
6 Ibid.
7 J. Lévy, « La mondialisation vue par », in L’Atlas des mondialisations, Le
Monde / La Vie, no Hors-série, 2010 / 2011, p. 25.
1
13
Nous tenterons de saisir la légitimité de la géophilosophie,
en tant qu’une déclinaison du rapport au lieu, en lien avec le
concept de mondialisation ; posant ainsi le problème de la réalité
et de la valeur de la connaissance humaine dans leur inscription
civilisationnelle.
Pour se faire une idée de l’intelligence de ce concept, il
s’agira, dans un premier temps, de revenir sur la question fort
ancienne, mais aussi fort débattue du sens du lieu (topos) : objet
d’intérêt depuis l’Antiquité hellénique jusqu’à nos jours. Cette
vérité appréhendée, dans un second moment de démonstration,
on s’intéressera à la déclinaison de Deleuze et Guattari de la
géophilosophie, c’est-à-dire que nous prendrons la mesure de ce
rapport à la terre que suggère l’étymologie du préfixe. Enfin,
nous tenterons d’identifier la logique inhérente à la communauté
humaine qui fait l’objet de l’attention de ces penseurs à travers la
détermination de ce marqueur syntagmatique.
1. De l’espace au lieu : d’Aristote à Edward S. Casey /de l’Antiquité et
de la Postmodernité
Incontestablement le lieu agit sur l’homme, tout comme
ce dernier opère de tout son génie sur le lieu. C’est bien la
communauté humaine qui dessine les contours de ce lieu, lui
accorde une réalité existentielle. Mais le lieu n’existe donc que
dans la conscience de ceux pour qui il existe. Inversement la
pensée n’est pas en dehors du lieu. Une vérité qu’assume de
façon radicale G. Evans : « Si la pensée ne se rapporte pas à un
lieu, il n’y a pas de pensée du tout »1. La position de celui-ci
n’échappe pas à l’analyse de E.-S. Casey qui dans son Histoire
cachée du lieu2 rappelle l’abstraction de l’existence de l’homme
moderne, puisque celle-ci ne s’enracine dans aucun lieu. Le
philosophe états-unien réalise le danger d’une telle abstraction
Cité par E.-S. Casey, « Espaces lisses et lieux bruts », in Revue de
métaphysique et de Morale, no 4, octobre 2001, p. 49.
2 Il s’agit du sous-titre de son article.
1
14
en faisant référence à la mise en garde (géo)anthropologique
d’H. Arendt. La thèse de cette dernière : « L’aliénation dans le
monde consiste en une “fuite double : de la terre dans l’univers
et du monde dans le soi” »1. La recherche en géographie du
corps déplore aussi le retrait de celui-ci de son environnement :
l’homme qu’elle étudie est un homme coupé du cosmos, tout
comme il l’est des autres et de lui-même2. Manifestement, cette
base conditionne toute la connaissance que l’on entend dégager
du rapport de l’humain au lieu. Cependant, ce jugement n’exclut
pas la lecture historique d’E.-S. Casey ; lecture qui le porte à
réaliser « que le prémoderne et le postmoderne joignent
ensemble l’importance du lieu en tant qu’essentiellement autre
que l’espace, quelque chose qu’on ne peut pas se permettre
d’ignorer en sa différence même par rapport à l’espace »3.
Parmi les prémodernes, Aristote est de ceux qui
crédibilisent le topos d’une réelle densité tout en reconnaissant les
limites de celui-ci. « Il est impossible que le lieu soit infini […]
Ce qui est dans le lieu est, en effet, quelque part, et cela signifie
le haut ou le bas, ou l’une des autres directions, et chacune
d’elles constitue une limite »4, considère le Stagirite qui définit
les six espèces de lieu, comme des dimensions spatiales.
Cependant, l’espace aristotélicien se réduit au lieu. N’en
demeure que dans l’exercice de l’ascèse intellective
aristotélicienne, la pensée du lieu se fortifie. Ainsi, « le lieu est
quelque chose qui entoure ; il en résulte qu’un lieu donné est
coextensif à ce qu’il contient »5. En outre, le lieu est habité, il
suppose une prise de possession ne serait-ce, par exemple, que
par un corps sensible. « Tout corps sensible est dans un lieu »6,
E.-S. Casey, « Espaces lisses et lieux bruts », op. cit., p. 61.
G. Di Méo, « Subjectivité, socialité, spatialité : le corps, cet impensé
de la géographie », in Annales de géographie, no 675, septembre 2010.
3 Ibid., p. 53.
4 Aristote, Métaphysique, Paris, Vrin, 1991, p.138. (1067 a-31).
5 E.-S. Casey, Ibid., p. 55.
6 Aristote, Ibid., (1067 a-28).
1
2
15
affirme le disciple de Platon. D’où notre attention sur le corps
de l’artiste qui se trouve dans un lieu, lequel se situe dans un
plus vaste lieu. Les œuvres du créateur artistique portent les
traces du lieu où il se meut et où il les installe. N’évoque-t-on
pas « le lieu de l’œuvre [c’est-à-dire] l’objet présenté ? »1 L’esprit
critique porte à conclure que le lieu, en tant que monde objectif
extérieur tel qu’il apparaît à la conscience, se retrouve dans les
œuvres d’un artiste peintre tel que P. Doig. L’une de celle-ci :
100 Years ago repose sur le fondement topographique suivant
que dialectise l’historienne de l’art C. Grenier – fondement qui
reçut des sens, de la conscience et de l’expérience d’un lieu toute
sa vitalité esthétique :
« Articuler un double mouvement temporel : mettre à
distance un territoire historique familier [l’artiste s’est
inspiré d’une île au large de Trinidad], afin de réinvestir ce
dernier comme une terre nouvelle, le re-connaître »2.
Dans le cas de ce peintre, cette terre de Trinidad qu’il a
connue enfant est pour lui un territoire où il est retourné
s’établir afin de revisiter « les sources de la culture moderne à
partir d’un autre contexte »3. Ainsi donc, l’expérience externe (de
migration) coïncide avec une expérience interne (imaginaire) de
re-création du monde. Le principe qui en découle relève de cette
dialectique des deux concepteurs de la géophilosophie : la
déterritorialisation / reterritorialisation. Une expression rationnelle du monde – c’est le sens de la dialectique selon Castoriadis4
Castoriadis4 – qui trouve tout son sens pour l’historienne et
1 L’Atelier d’Esthétique, esthétique et philosophie de l’art, Bruxelles, De
Boeck, 2002, p. 269.
2 C. Grenier, « Reconquérir le monde : P. Doig, 100 years ago, 2001 »,
in Les Cahiers du Mnam, 98 hiver 2006 / 2007, p. 32.
3 Ibid., p. 35.
4 C. Castoriadis, L’institution imaginaire de la société, Paris, Seuil, 1975,
p. 49.
16
conservatrice, dans notre époque troublée, où s’harmonisent les
contraires, tout simplement dans notre postmodernité
patchwork1. L’évidence de cette vérité nous frappe dans la
trajectoire du peintre anglais, et entraîne l’adhésion de l’esprit au
point de vue de la relation de l’artiste à son espace de socialité.
L’association de ces deux derniers concepts (espace et socialité)
ne va pas de soi pour le sociologue M. Maffesoli. La condition
de copulation relève selon lui d’une synergie à travers laquelle
s’exprime « le fait de sentir, d’éprouver en commun »2. L’acte
esthétique est à cette seule condition. Le lieu intervient à travers
la socialité idiosyncrasique que l’on développe puisqu’elle se
rapporte à soi-même. L’identité de chacun se trouve ainsi
façonnée. Tel est le réalisme qu’exprime la sociologie ; réalisme
dont le modèle relève de cette assertion : « On appartient tout à
fait à un lieu donné, mais jamais de manière définitive »3. La
matérialisation de cette réflexion peut être comprise à la lumière
de l’idée « [d’un] génie du lieu inspirateur de l’artiste »4.
« Ensuite, notre expérience artistique découvre la double
dimension d’un corps géographique, à la fois élément
(horizontal) de la surface terrestre et producteur de verticalité
paysagère. Ainsi, dans les Patineurs, dans Jeux d’enfants et bien
d’autres tableaux, Bruegel brosse des paysages géographiques,
ceux de la campagne et de la ville. Cependant, loin de les
élaborer en fonction du seul jeu d’une nature mise en
perspective, plus ou moins transformée par l’homme, il les
soumet totalement à l’emprise des corps : ceux des patineurs et
des enfants joueurs »5. Ce qui revient à dire que le corps modèle
les espaces et ce réciproquement. Que dire de cette étendue ?
M. Maffesoli, Au creux des apparences / pour une éthique de l’esthétique,
Paris, Plon, 1990, pp. 14-15.
2 Ibid., p. 212.
3 Ibid., p. 222.
4 Ibid., p. 212.
5 G. Di Méo, op. cit.
1
17
Pour E.-S. Casey dans l’Occident moderne « le lieu a été
absorbé dans l’“espace”, terme dominant du discours
eurocentrique »1. La perception que le sujet moderne en a se
trouve dissoute dans celle de l’espace. Si bien que « le sujet
moderne est un sujet sans lieu. […] Le sujet moderne est
radicalement disloqué ; c’est quelqu’un qui ne sait pas faire la
différence entre le lieu et l’espace, ou même entre l’un de ces
termes et les sites dans lesquels il est confiné du fait d’un
volontarisme à la petite semaine selon lequel un tel sujet peut
aller n’importe où »2. Toute une philosophie s’accorde à lui
reconnaître ce caractère d’un être dépossédé d’un lieu fixe
(propre), ce qui fait de lui un être sans domicile fixe dans
l’univers (qu’il se crée) dans lequel il se sent seul. Ce sentiment
commun domine tous les contemporains ainsi que leurs
discours, surtout en contexte de mobilité migratoire. La
substitution, d’une réalité à l’autre, du lieu à l’espace, suppose
des principes qui demeurent : une inscription a-temporelle du
lieu dans l’espace, dont la durabilité serait du genre de celle de
l’inscription dans la pierre (tombale) ; inscription destinée à être
restaurée pour les générations à venir. En outre, une certitude
demeure : « L’Occident est une forme de société, un ensemble
de convictions et d’attitudes qui ont dessiné son histoire et
soutenu son expansion […] La “mondialisation” est une
“occidentalisation” du monde »3. A-t-on donc conscience de
l’essence même de ce conditionnement qui ne peut
qu’embarrasser l’intelligence dans son désir de comprendre la
territorialisation de la pensée4 ? Doit-on maintenir en la
géophilosophie une déclinaison du lieu ? En outre, « la
E.-S. Casey, op. cit., p. 59.
Ibid., p. 63.
3 R.-P. Droit, L’Occident expliqué à tout le monde, Paris, Seuil, 2008,
pp. 17-24.
4 Deleuze et Guattari, op. cit., p. 82.
1
2
18
différence entre l’espace et le lieu [n’]est-elle [pas] l’un des
secrets les mieux gardés de la philosophie »1.
2. Qu’est-ce que la géophilosophie ?
Les deux concepteurs de cette idée générale et abstraite la
définissent comme une lecture nietzschéenne des caractères
nationaux de la philosophie. Ils entendent par-là, à la suite de
Nietzsche, que chaque peuple serait à l’origine d’une idée
singulière de la philosophie. Les Français, les Italiens, les
Espagnols n’auraient pas objectivé la philosophie de la même
manière2. Cela tient aux conditions historiques propres à
chacune de ces nations. Ainsi les Italiens du fait de leur très
grande proximité avec le Saint-Siège ne purent développer une
production du type de celle des Allemands. Il en est de même
pour l’Espagne trop soumise à l’Église. En parcourant l’histoire
de nombreux pays européens, Deleuze et Guattari arrivent à
expliquer les différences de niveaux de productivité
philosophique. Cette logique explique pourquoi ces deux pays
de l’Europe du Sud furent « capables de développer
puissamment le concettisme, c’est-à-dire ce compromis
catholique du concept et de la figure, qui avait une grande valeur
esthétique mais déguisait la philosophie, la détournait sur une
rhétorique et empêchait une pleine possession du concept »3.
Cependant, les deux fils de Socrate parcourent l’histoire
pour définir ce concept. Selon eux, il dépend de la naissance
grecque de la philosophie. En effet, la perception qu’ils ont de
son inscription dans ce pays relève de la géographie humaine. La
Grèce a pu, du fait de sa constitution, accueillir la philosophie en
son temps. Car comme ils le signifient « la géographie ne se
contente pas de fournir une matière et des lieux variables à la
forme historique. Elle n’est pas seulement physique et humaine,
E.-S. Casey, op. cit., p. 52.
Deleuze et Guattari, op. cit., p. 98.
3 Id., ibid., p. 99.
1
2
19
mais mentale, comme le paysage. Elle arrache l’histoire au culte
de la nécessité pour faire valoir l’irréductibilité de la
contingence »1. Telle est la déclinaison du concept par ces deux
chercheurs. L’objet géophilosophique n’est pas seulement lié à
une réalité physique mais aussi à une émanation des esprits qui
peuplent ce lieu. L’attitude des analystes consiste à appréhender
cette disposition mentale spécifique qui permet à tel ou tel
peuple d’avoir des dispositions particulières. D’où l’idée d’une
philosophie chinoise, hindoue, juive, islamique, etc.
Cette objectivation ne signifie pas pour autant un
enfermement de la pensée sur un territoire donné. Puisque dans
le cas des Grecs, Deleuze et Guattari rappellent que « la
philosophie leur fut apportée par des migrants »2. Ce qui leur fait
dire que des raisons conjecturelles ont présidé au
développement de cette pensée en Grèce. Nietzsche quant à lui
a étudié la marche de la philosophie ainsi que sa source
hellénique. Cependant, il récuse toute idée qui s’opposerait à
l’idée selon laquelle la culture grecque est purement autochtone ;
lui défend le métissage de celle-ci3. La géophilosophie se décline
aussi sous cette double modalité : déterritorialisation/reterritorrialisation.
Nous sommes face à ce que Stéphane Van Damme4
reconnaît comme un phénomène d’appropriation géopolitique.
Que dit-il ? Dans sa recherche sur Paris [comme] capitale
philosophique, l’historien relève que :
« La pénétration de l’activité philosophique est d’abord
appropriation de l’espace intellectuel de la cité dans sa
dimension phénoménologique, conceptuelle et matérielle.
Ibid., p. 92.
Ibid., p. 89.
3 F. Nietzsche, La naissance de la philosophie à l’époque de la tragédie grecque,
op. cit. p. 27.
4 S. Van Damme, Paris, capitale philosophique, Paris, O. Jacob, 2005,
p. 239.
1
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