5
l’intention kantienne qui jalonne les textes sur la richesse. Cela transparaît
clairement chez D. Méda. Contre un marché qui détruit, qui uniformise,
qui cherche à mettre en valeur le moindre recoin de la société, il faut
tendre vers une société cosmopolite, universelle, fondée sur une
constitution civile capable de nous détourner de l’infirmité de la nature
humaine. La démonstration est donc soutenue par un implicite kantien
selon lequel on peut faire progresser l’espèce humaine et la faire passer
d’un « degré inférieur de l’animalité » auquel la situation actuelle
renverrait, à un « degré supérieur d’humanité » vers lequel la
reconsidération de la richesse doit tendre, au risque de voir, si les maux
qu’engendre le système actuel d’organisation de l’économie perdure,
l’humanité s’effondrer. Le projet est donc loin de se réduire à la
construction d’une panoplie d’indicateurs nouveaux de richesse. Il s’agit
de s’atteler à la réalisation de ce projet que E. Kant jugeait le plus difficile
à résoudre et qui serait le dernier à être résolu, à savoir la « Société
civile » (Kant la nomme d’ailleurs aussi « Société des Nations »)5.
Mais cette croyance kantienne dans le progrès de l’humanité se double
d’une angoisse de voir les hommes incapables de s’en convaincre, tant est
prégnante leur cupidité, leur obsession de la richesse, du pouvoir, de la
domination ou des honneurs6. Et c’est bien ce qui ressort de la lecture des
travaux actuels sur la richesse. Ils rejoignent en cela les préoccupations de
D. Ricardo quant au devenir de l’économie, toujours en proie à sombrer
dans un état stationnaire en mesure d’entraver la marche du progrès et
donc de suspendre le cours de l’histoire. La position de D. Méda ou de P.
Viveret constitue sans doute une généralisation à l’humanité de l’angoisse
ricardienne, mais une correspondance peut être établie entre les deux
visions du monde. Dans les deux cas en effet, l’idée est bien de signifier
aux hommes, et aux responsables de l’État en particulier que, si rien n’est
entrepris, l’économie, en sombrant, entraînera avec elle le reste de la
société. Un second fil conducteur en découlerait. Le constat dressé
traduirait l’angoisse de la mort, et les actions à mener une posture pour
repousser cette mort7. L’activité économique trouve par conséquent à se
5 Pour établir la correspondance entre l’intention de D. Méda et les neuf propositions de
Kant établissant cette Société civile universelle, lire la troisième partie de l’ouvrage de D.
Méda, intitulée « Vouloir la civilisation », et l’opuscule d’E. Kant, Idée d’une histoire
universelle d’un point de vue cosmopolitique, 1784, éditions Garnier-Flammarion, 1990
pour la traduction française.
6 On trouve cette réserve dans la sixième proposition de l’Idée d’une histoire…, réserve
qui renvoie à l’idée, que l’on peut repérer également dans le Traité de la réforme de
l’entendement de Spinoza, selon laquelle l’homme a un penchant affirmé pour les biens
matériels et les jouissances immédiates au détriment de la raison.
7 Nous ne pouvons développer ce thème ici. Signalons tout de même le regard critique
que portait C. Castoriadis sur cette hantise de la mort dans l’Occident moderne et chez des
courants écologistes notamment, oubliant les enseignements fondamentaux de la philosophie
grecque ou ceux de Sénèque (voir notamment les Lettres à Lucilius). Lire sur ce point C.