Actualité de la richesse, oubli de l`économie politique?

1
Article paru dans la revue
L’Homme et la Société (numéro 156, 2006)
Actualité de la richesse, oubli de l’économie politique?
Thierry Pouch*
La mesure de la richesse dans le capitalisme contemporain est exposée
depuis quelques années à une critique de plus en plus vive. Outre que
cette critique débouche sur une conception nouvelle de la mesure et des
indicateurs de la richesse, elle véhicule également un projet politique de
reconstruction de la société. Mais telle qu’elle se révèle à nous, la
critique semble sous-estimer la puissance de l’économie politique, sa
capacité à imposer un ordre économique reposant sur le progrès du
quantitatif. L’école des nouveaux indicateurs, en se plaçant sur le terrain
de la mesure ne fait alors que reproduire l’axe central autour duquel
fonctionne l’économie, le calcul.
l y a plus de trente cinq ans, en 1969, dans Les désillusions du
progrès, R. Aron dressait un constat accablant des conséquences du
progrès. Les écarts entre les promesses de ce progrès économique et
industriel et les réalités vécues par les individus, le conduisaient à
s’interroger sur le devenir des sociétés. Le paradoxe de sa démarche,
laquelle n’était d’ailleurs pas isolée, à en juger par l’écho retentissant
provoqué par les travaux du Club de Rome et le message qui
accompagnait son célèbre rapport sur les limites de la croissance, Halte à
la croissance, résidait dans le fait qu’elle intervenait en pleine période de
croissance économique et de plein-emploi, c’est-à-dire une époque où, en
dépit du questionnement induit par ces activités productives, le doute
n’était pas permis quant aux répercussions positives de la croissance sur
le bien-être collectif.
Dix ans après R. Aron, H. Jonas établissait un diagnostic des plus
préoccupant, selon lequel les promesses du progrès s’étaient transformées
en menace pour l’humanité. J. Gadrey et F. Jany-Catrice ont récemment
rappelé que ces prises de conscience étaient vite retombées dans une
forme d’oubli face à l’impératif de croissance et de compétitivité qui
* Université de Marne La Vallée, Laboratoire OEP, Atelier de Recherches Théoriques
François Perroux.
I
2
inaugura le processus de mondialisation au détour des années quatre-
vingt.
Mais, justement, la crise et la mondialisation sont passée par là. Les
prélèvements de ressources que la croissance occasionne, ainsi que les
rejets que celle-ci entraîne, mesurables par les pollutions diverses,
semblent atteindre des niveaux suffisamment inquiétants pour le devenir
de l’humanité pour susciter de nouveaux diagnostics confirmant ceux
établis vers la fin de la décennie soixante. Ces diagnostics se prolongent
aujourd’hui dans des analyses recherchant des alternatives à la croissance,
au progrès industriel, et engendrent des réflexions sur la mesure de la
richesse produite par les sociétés développées. Reposant sur des
fondements pluridisciplinaires, toute une littérature s’est développée pour
actualiser le message antérieur selon lequel l’accroissement des richesses
n’a pu se faire qu’au détriment du rapport entre les hommes et la planète.
L’originalité de la période actuelle est que cette résurgence des angoisses
relatives au devenir des sociétés humaines se fixe un
objectif méthodologique ambitieux : la construction de « nouveaux
indicateurs de richesse » qui prendraient en compte les maux occasionnés
par l’activité économique. Il ne s’agit plus d’une remise en cause du
progrès, mais de la mesure des richesses dont il est à l’origine.
Qu’ils soient sociologues, économistes, philosophes, anthropologues,
tous convergent vers cette idée que la notion de richesse doit être
réexaminée. Selon les penseurs de la « nouvelle richesse », l’urgence
serait d’intégrer dans le calcul de la croissance et des richesses, tous les
dégâts – les économistes parleraient ici d’externalités – engendrés par
l’accroissement des richesses (pollutions diverses, accidents industriels,
individuels liés par exemple à l’usage de l’automobile, inégalités
sociales…). Cette tentative de redéfinition de la richesse et de
construction d’indicateurs plus pertinents s’accompagnent le plus souvent
d’un procès fait à l’encontre de l’économie politique, discipline perçue
comme obsédée par la croissance des richesses, par le quantitatif, par
l’échange. La légitimité d’une telle posture sort de surcroît renforcée par
l’assise qu’elle rencontre dans la société, puisque l’on a assisté depuis
plus d’une décennie à l’explosion des demandes sociales et
environnementales1.
1 Sur tous ces points, lire R. Aron [1969], Les désillusions du progrès. Essai sur la
dialectique de la modernité, éditions Gallimard. H. Jonas [1979], Das Prinzip
Verantwortung, Insel Verlag Frankfurt, traduction française Le principe responsabilité,
éditions du Cerf, 1990. D. Méda [1999], Qu’est-ce que la richesse ?, éditions Aubier. J.-P.
Dupuy [2002], Pour un catastrophisme éclairé. Quand l’impossible est certain, éditions du
Seuil. P. Viveret [2004], Reconsidérer la richesse, éditions de l’Aube, coll.
« Interventions ». J. Gadrey, F. Jany-Catrice [2005], Les nouveaux indicateurs de richesse,
éditions La Découverte, coll. « Repères ».
3
C’est ce procès intenté à l’économie politique que nous voudrions
questionner dans cet article. Pourquoi économie politique plus que
science économique ? Parce que ce sont les conceptions et les définitions
de la richesse qu’ont eues les principaux fondateurs de l’économie
politique qui sont d’emblée interpellées par ce que nous nous proposons
de nommer « l’école française de la nouvelle richesse ». Cette école s’est
formée autour d’une critique de la représentation de la richesse et de son
mode de calcul dans les sociétés, en ayant pour objectif apparent de
redéfinir la notion de richesse par intégration d’éléments jusqu’ici exclus
des calculs en raison de leur aspect qualitatif. L’intention de cette école ne
se réduit pas pour autant à une dimension de technique statistique. La
littérature consacrée à la « nouvelle richesse » renferme également un
projet politique de reconstruction de la société, projet fondé notamment
sur la démocratie participative, le rôle des femmes, des pays du Sud. Il
demeure toutefois qu le point de départ des critiques formulées contre la
notion et l’usage de la richesse réside dans une mise en exergue des
limites des définitions avancées par les auteurs du dix-neuvième siècle.
Reviennent alors fréquemment les noms de A. Smith, T.R. Malthus, J. B.
Say et L. Walras. En revanche, la présence de l’économiste anglais D.
Ricardo est soit totalement négligée, comme chez D. Méda, soit signalée
dans une note de fin d’ouvrage dans le cas de P. Viveret. Du point de vue
de l’histoire de la pensée économique, on peut comprendre cette absence,
car D. Ricardo avait rejeté les approches de A. Smith et de J.-B. Say sur la
mesure de la richesse. Selon lui en effet, la richesse ne peut faire l’objet
d’une mesure, tant sous l’angle nominal, puisque la valeur de la richesse
varie alors en fonction de la variation du pouvoir d’achat de la monnaie,
que sous celui du travail commandé que cette richesse permet. Ricardo en
déduit que toute mesure de la richesse, prise comme un agrégat de valeurs
d’usage, est impossible2. Mais notre propos s’inscrira dans un autre
registre.
L’absence de D. Ricardo est en effet, selon nous, lourde de sens dans
la mesure où, en développant une théorie du profit sous-tendant une
conception de l’économie faisant prévaloir le capital sur toute autre
approche de la dynamique économique, Ricardo chercha, par l’analyse, à
surmonter les limites mêmes auxquelles se heurtaient le capitalisme. Une
« dynamique grandiose » pouvait dès lors s’enclencher dont le but était, et
ce jusqu’à nous, d’échapper à l’état stationnaire qui a tant obsédé l’auteur
des Principes de l’économie politique et de l’impôt. C’est sous son
impulsion et son joug que vont être régies les dispositions de l’existence
des hommes. L’exercice qui tend à « reconsidérer la richesse »
2 Consulter sur ce thème A. Béraud [2004], « Richesse et valeur : la contribution des
économistes français du début du XIX° siècle », Économies et Sociétés, série Histoire de la
pensée économique, numéro 35, août-septembre, p. 1501-1524.
4
entretiendrait du coup une correspondance inavouée avec l’approche
ricardienne d’un état stationnaire fonctionnant en quelque sorte comme le
mythe négatif d’une société s’arc-boutant sur la croissance. Ce point
formera la première partie de notre interprétation critique de « l’école
française de la nouvelle richesse ». Nous verrons ensuite qu’en se situant
dans une relation de proximité avec les inquiétudes de Ricardo et les
actions qu’il convenait de mener pour s’en affranchir, les alternatives que
suggèrent « l’école française de la nouvelle richesse » apparaissent d’un
secours limité tant les comportements rationnels sont imprégnés par la
logique de la poursuite de l’accumulation du capital. Elle dévoilerait ainsi
son oubli de la fonction même de l’économie politique dans les sociétés
contemporaines.
La figure angoissante de la richesse
Un fil conducteur traverse l’ensemble des analyses menées en termes
de réexamen de la richesse et de ce qui lui est corrélativement associé, le
progrès. Il a trait à la volonté de remettre de l’ordre dans les pratiques
économiques, de réaménager la conscience que les hommes se font de
leurs activités et donc du progrès. Sous jacente à la tentative de redéfinir
la richesse, l’idée de construire, comme l’indique D. Méda, dès
l’introduction à son livre,
« une bonne société, une société pleinement humaine, qui permette à l’ensemble de ses
membres de développer toutes leurs capacités et potentialités, et le fasse consciemment, en
mobilisant toutes ses énergies et ses forces créatrices » (page 113)
Même tonalité chez P. Viveret, lorsqu’il est dit, dans la conclusion de son
ouvrage que
« la vraie valeur, au sens étymologique du terme, c’est celle qui donne force de vie aux
humains. Encore faut-il que l’humanité cesse de dévaloriser sa propre condition et de
chercher cette valeur introuvable dans des machines ou des signes monétaires » (page 215)
L’économiste est ici en terrain connu. Il a pu lire, autrefois, des textes
entrant en résonance avec les investigations que lui livrent les auteurs à
l’instant cités. Ces textes anciens lui indiquaient que l’on pouvait douter
de l’efficacité d’un système économique qui accable les êtres humains de
souffrance, les laisse dans l’incertitude, les maintient dans un régime
d’ « infra-humanité », comme le disait déjà dans les années soixante F.
Perroux4. Le philosophe, quant à lui, n’aura aucun mal à détecter
3 Nous ferons référence dans tout ce qui suit, à l’édition 2000 de Qu’est-ce que la
richesse ? , publiée aux éditions Flammarion, coll. « Champs ».
4 Voir par exemple F. Perroux [1964], L’économie du XX° siècle, Presses Universitaires
de France, deuxième édition.
5
l’intention kantienne qui jalonne les textes sur la richesse. Cela transparaît
clairement chez D. Méda. Contre un marché qui détruit, qui uniformise,
qui cherche à mettre en valeur le moindre recoin de la société, il faut
tendre vers une société cosmopolite, universelle, fondée sur une
constitution civile capable de nous détourner de l’infirmité de la nature
humaine. La démonstration est donc soutenue par un implicite kantien
selon lequel on peut faire progresser l’espèce humaine et la faire passer
d’un « degré inférieur de l’animalité » auquel la situation actuelle
renverrait, à un « degré supérieur d’humanité » vers lequel la
reconsidération de la richesse doit tendre, au risque de voir, si les maux
qu’engendre le système actuel d’organisation de l’économie perdure,
l’humanité s’effondrer. Le projet est donc loin de se réduire à la
construction d’une panoplie d’indicateurs nouveaux de richesse. Il s’agit
de s’atteler à la réalisation de ce projet que E. Kant jugeait le plus difficile
à résoudre et qui serait le dernier à être résolu, à savoir la « Société
civile » (Kant la nomme d’ailleurs aussi « Société des Nations »)5.
Mais cette croyance kantienne dans le progrès de l’humanité se double
d’une angoisse de voir les hommes incapables de s’en convaincre, tant est
prégnante leur cupidité, leur obsession de la richesse, du pouvoir, de la
domination ou des honneurs6. Et c’est bien ce qui ressort de la lecture des
travaux actuels sur la richesse. Ils rejoignent en cela les préoccupations de
D. Ricardo quant au devenir de l’économie, toujours en proie à sombrer
dans un état stationnaire en mesure d’entraver la marche du progrès et
donc de suspendre le cours de l’histoire. La position de D. Méda ou de P.
Viveret constitue sans doute une généralisation à l’humanité de l’angoisse
ricardienne, mais une correspondance peut être établie entre les deux
visions du monde. Dans les deux cas en effet, l’idée est bien de signifier
aux hommes, et aux responsables de l’État en particulier que, si rien n’est
entrepris, l’économie, en sombrant, entraînera avec elle le reste de la
société. Un second fil conducteur en découlerait. Le constat dressé
traduirait l’angoisse de la mort, et les actions à mener une posture pour
repousser cette mort7. L’activité économique trouve par conséquent à se
5 Pour établir la correspondance entre l’intention de D. Méda et les neuf propositions de
Kant établissant cette Société civile universelle, lire la troisième partie de l’ouvrage de D.
Méda, intitulée « Vouloir la civilisation », et l’opuscule d’E. Kant, Idée d’une histoire
universelle d’un point de vue cosmopolitique, 1784, éditions Garnier-Flammarion, 1990
pour la traduction française.
6 On trouve cette réserve dans la sixième proposition de l’Idée d’une histoire…, réserve
qui renvoie à l’idée, que l’on peut repérer également dans le Traité de la réforme de
l’entendement de Spinoza, selon laquelle l’homme a un penchant affirmé pour les biens
matériels et les jouissances immédiates au détriment de la raison.
7 Nous ne pouvons développer ce thème ici. Signalons tout de même le regard critique
que portait C. Castoriadis sur cette hantise de la mort dans l’Occident moderne et chez des
courants écologistes notamment, oubliant les enseignements fondamentaux de la philosophie
grecque ou ceux de Sénèque (voir notamment les Lettres à Lucilius). Lire sur ce point C.
1 / 12 100%
La catégorie de ce document est-elle correcte?
Merci pour votre participation!

Faire une suggestion

Avez-vous trouvé des erreurs dans linterface ou les textes ? Ou savez-vous comment améliorer linterface utilisateur de StudyLib ? Nhésitez pas à envoyer vos suggestions. Cest très important pour nous !