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Controverses impérialistes
Max Falque
Délégué général de l’International Center for Research
on Environmental Issues (ICREI)
Niall Ferguson serait-il le Tocqueville du XXIe siècle ? La question mérite d’être posée
à la lecture de son ouvrage sur la civilisation.
Le sous-titre du livre précise le projet, à savoir mettre en perspective la
spécificité, voire la supériorité, de la civilisation occidentale. On imagine
que cette position délibérément contraire à la doxa « politiquement cor-
recte » interpelle le lecteur et irrite les tenants du relativisme selon lequel
« toutes les civilisations se valent ». Au passage l’auteur raille la classe intellectuelle
qui affirme que tous les malheurs du monde (conflits au Moyen-Orient, pauvreté
de l’Afrique subsaharienne, pénuries deau…) sont le fruit du colonialisme disparu
depuis un demi-siècle : « En fait un alibi commode pour des dictateurs rapaces du
type Mugabe au Zimbabwe. » D’ailleurs la vigueur, voire la violence de certaines
critiques de la presse anglo-saxonne témoigne de la fermeté du propos et de la fran-
chise de l’auteur 1.
1. Lire « Watch this man », de Pankaj Mishra, London Review of Book, 3 novembre 2011.
Civilization, the West and the Rest
Niall Ferguson
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Livres & idées
Fresque historique
L’ambition est grande : une vaste fresque historique de l’évolution du « reste du
monde » et sa mise en perspective avec la civilisation occidentale au cours des cinq
derniers siècles. Le succès est au rendez-vous et cet ouvrage fait déjà parti de ceux
qui resteront à portée de la main dans la bibliothèque de tout honnête homme qui
s’en imposera trois lectures successives : la première pour le plaisir, la deuxième pour
la réflexion, la troisième, le crayon à la main, pour souligner et commenter certaines
des phrases les plus éclairantes du passé, du présent, voire de l’avenir.
C’est donc après avoir franchi ces trois étapes que jentreprends cette difficile tâche
en espérant inciter à la lecture de cet ouvrage dont la publication en France susci-
tera bien sûr la controverse. Mais avant de poursuivre, il nest pas inutile de rappeler
quelques points concernant le parcours de Ferguson qui nest pas indifférent aux évé-
nements du monde. Ainsi, son récent remariage avec Ayaan Hirsi Ali, réfugiée aux
États-Unis pour cause de fatwa 2, témoigne de son interrogation sur la compatibilité
de l’islam avec une civilisation fondée sur la séparation du religieux et du profane. À
partir de sa formation d’historien à Oxford, mais complétée par ses enseignements
à Hambourg et Harvard, il a publié six livres à succès et collaboré à de nombreux
organismes de presse dans le monde entier.
La détestation dont il fait l’objet de la part de cer-
tains intellectuels lui confère un statut qui rappelle,
mutatis mutandis, celui d’un Raymond Aron ou
d’un Jean-François Revel aux sombres jours de la
guerre froide et de l’hégémonie du communisme
renforcé par les « compagnons de route »… qua-
lifiés parfois « didiots utiles ». Ferguson pense
en effet que la civilisation occidentale, malgré ses
défauts, voire ses crimes (dont le colonialisme), a
apporté à l’humanité des progrès exceptionnels,
et que ses principes fondateurs sont les meilleurs
outils pour l’avenir du monde. Encore faut-il le
2. Cette jeune femme dorigine somalienne, immigrée aux Pays-Bas, élue députée, a eu la mauvaise idée et le cou-
rage de dénoncer l’idéologie qui a conduit à l’assassinat de Theo Van Gogh par un islamiste. Les Pays-Bas ayant
lâchement renoncé à la protéger, elle a dû se réfugier aux États-Unis. Rappelons que la revue Politis avait dénoncé
sa demande d’asile en France ! Voir son dernier ouvrage, Nomade : de l’Islam à l’Occident, un itinéraire personnel et
politique, Robert Laffont, 2011, 400 pages.
Ferguson pense
que la civilisation
occidentale, malgré
ses fauts, voire
ses crimes, a apporté
à lhumanité
des progrès
exceptionnels, et
que ses principes
fondateurs sont les
meilleurs outils
pour lavenir du
monde
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Controverses impérialistes
démontrer à travers un voyage dans le temps (cinq siècles) et lespace du monde
entier. Mission accomplie ? Au lecteur de juger.
Un projet ambitieux
« La principale interrogation de cet ouvrage est la question la plus intéressante que
peut se poser un historien contemporain. Pourquoi, à partir des années 1500, de
petites entités politiques situées à l’extrémité occidentale de l’Eurasie en viennent à
dominer le reste du monde, y compris des sociétés plus peuplées et à certains égards
plus avancés de l’est de l’Eurasie. Ma question subsidiaire est la suivante : si nous
arrivons à découvrir la bonne explication de la supériorité de l’Ouest, pouvons-nous
pronostiquer son avenir ? » Cette interrogation et ce projet sont liés aux transforma-
tions observées dans la première décennie de ce siècle où nous percevons que cette
période s’achève, comme en témoignent la crise économique, la montée en puissance
de la Chine, la menace islamique…
Ferguson pense que la connaissance du passé est nécessaire pour mieux comprendre
le présent et l’avenir. Il ne fait pas mystère qu’il entend que ses enfants soient nour-
ris d’une autre sorte d’histoire que celle approxi-
mative et idéologique dispensée par les programmes
scolaires. Ce souci pédagogique est probablement
responsable de la clarté du style 3. Les définitions
du mot « civilisation » font l’objet de longs déve-
loppements et Ferguson rappelle la fin de Rome
décrite par Gibbon (1776) : en août 410, la ville,
livrée aux Barbares, fut détruite et pillée. Vivons-
nous la fin de l’Ouest ? En effet, « les civilisations
sont complexes : pendant des siècles elles peuvent
fleurir dans un environnement plaisant de puis-
sance et de prospérité. Puis, parfois soudainement,
s’effondre dans le chaos ».
3. On peut espérer que la traduction en français sera digne de l’original… une tâche difficile.
« Les civilisations
sont complexes :
pendant des siècles
elles peuvent
fleurir dans un
environnement
plaisant de puissance
et de prospérité.
Puis, parfois
soudainement,
s’effondre dans le
chaos. »
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Livres & idées
Les six grands principes fondateurs de la civilisation 4
Ce qui distingue l’Ouest du reste du monde, à savoir les raisons de sa puissance
globale, peut se résumer à six nouveaux ensembles d’institutions associées à des
concepts et des comportements :
• La compétition, à savoir une décentralisation économique et politique, véri-
table rampe de lancement des États-nations et du capitalisme.
• La science, à savoir une façon d’étudier, de comprendre et en fin de compte de
changer la nature, qui a, entre autres, conféré à l’Ouest une supériorité militaire
sur le reste du monde.
• La propriété, à savoir l’étude du droit permettant de protéger les propriétaires
privés et de résoudre pacifiquement les conflits entre eux, constitue la base pour
la forme la plus stable de gouvernement représentatif.
• La médecine, à savoir une branche de la science qui apporte un progrès consi-
dérable en matière de santé et d’allongement de la durée de vie, qui s’est déve-
loppée progressivement à l’Ouest, mais aussi dans les colonies.
• La société de consommation, à savoir une forme de vie matérielle dans laquelle
la production et l’achat de vêtements et autres biens de consommation joue un
rôle économique central et sans laquelle la révolution industrielle n’aurait pas
pu perdurer.
• Léthique du travail, à savoir un cadre moral et un mode d’activité provenant
entre autres de la chrétienté protestante, qui est le ciment de la dynamique
potentiellement instable de la forme de société
engendrée par les cinq institutions précédentes.
• Ces six principes constituent la trame de
l’ouvrage, car « cest seulement en identi-
fiant les véritables causes de la montée en
puissance de l’Ouest que nous pouvons
espérer, avec quelques chances de succès,
contenir l’imminence de notre déclin et
notre disparition ».
Il est difficile de résumer les développements
concernant chacun des facteurs explicatifs du suc-
cès de la civilisation occidentale : ils sont d’impor-
4. Ce que Ferguson nomme curieusement, par référence au vocabulaire informatique, « Six killer applications ».
« C’est seulement
en identifiant les
véritables causes
de la montée en
puissance de lOuest
que nous pouvons
esrer contenir
limminence de notre
déclin et notre
disparition »
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tance inégale mais leur addition et leur combinaison est nécessaire, ce que nont
pas réussi à faire d’autres civilisations. Ainsi, les civilisations chinoise et islamique
nintègrent pas le facteur « droit de propriété et état de droit », et notre propre civi-
lisation abandonne progressivement l’éthique du travail et la garantie des droits de
propriété 5.
Principe 1 : La concurrence
La fragmentation politique de l’Europe postmédiévale a constitué un avantage par
rapport à l’Empire chinois centralisé et homogène. Autrement dit, si le « small is
beautiful », cest parce qu’il a obligé à la compétition non seulement entre les États,
mais encore à l’intérieur des États. Ainsi, si Henry V était bien le roi d’Angleterre
et du Pays de Galles, la réalité du pouvoir appartenait à la grande noblesse dont
les aïeux avaient imposé la Magna Carta en 1215. Pour autant, la compétition nest
fructueuse que si elle favorise linnovation. Ainsi l’extrême, voire cruelle, compéti-
tion des élites chinoises au XVe siècle pour l’accès à la fonction publique ne pouvait
qu’aboutir au conformisme et à la prudence, mais en aucun cas favoriser l’incitation
au changement 6.
Principe 2 : La science
Ferguson esquisse une vaste fresque de l’histoire de l’extension puis du recul de
l’Empire ottoman, dont le point d’inflexion est le siège de Vienne en 1683. En
réalité la compétition avec l’Ouest était devenue inégale, en raison des progrès de la
science illustrée par Paracelse (1530), Copernic (1543), Tycho Brahe (1572), Galilée
(1589), Descartes (1677), Newton (1669)… «La longue retraite de l’Islam après
1683 nétait pas le fruit des conditions économiques, mais de concepts religieux radi-
calement opposés. La séparation du temporel et du spirituel, à savoir rendre à Dieu
ce qui est à Dieu et à César ce qui est à César (Matthieu 22, 21), a justifié l’autono-
mie de la recherche scientifique. Le Coran, au contraire, insiste sur l’indivisibilité de
la loi divine telle que révélée au Prophète et sur l’unité de toute structure de pouvoir
fondée sur l’Islam �. »
La conclusion de Ferguson est sans appel : « Ceux qui décrivent l’eurocentrisme
comme un préjugé détestable ont un problème : la révolution scientifique fut, quels
5. Notamment au nom de la protection de l’environnement, des restrictions à la liberté au nom et de l’égalité.
6. Notre École nationale d’administration ne ressemblerait-elle pas au modèle chinois ?
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