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Sociétal
N° 36
2etrimestre
2002
FERGUSON, UN ÉCONOMISTE ROMANTIQUE
entre l’esprit et l’humeur, entre
la forme et la matière, entre ce
qu’on raconte et la façon dont
on le raconte. De sorte qu’il est
impossible de dire comment
Ferguson démontre si l’on
n’explique pas ce qu’il raconte, et
vice-versa.
S’il reste bien ici et là des
éléments qui évoquent le
projet initial (une histoire du
développement des marchés
financiers globaux), avec
notamment de nombreuses
investigations quantifiées, un peu
cachées en appendice mais
dévoilées aux tournants clés des
principaux chapitres, ou encore
des attaques régulières contre
des ennemis bien repérés et
préalablement salués, l’arme
rhétorique principale s’apparente
à l’attaque-éclair. Comme ces
batteries d’artillerie dont il nous
dit qu’elles gouvernent les desti-
nées du monde, Ferguson bourre
son livre de tous les projectiles
qu’il a pu trouver en chemin. De
Disraeli à Wallerstein, de Carlyle
à Max Weber, d’Hobsbawm à
Lipset, de Tocqueville à Sombart,
de Frank Baum (l’auteur du
Magicien d’Oz) à Braudel, et de
Marx à Ian Fleming, tout le monde
y passe. Tout le monde, c’est-à-dire
le Gotha des auteurs qui ont
traité de pouvoir et d’argent, ce
qui fait beaucoup. Comme à la
fête foraine, Ferguson s’offre avec
bonheur une série de « cartons »,
sans trop s’attarder pour vérifier
s’il a mis dans le mille – il sait bien
qu’en dernière analyse, tout est
affaire d’appréciation.
Et le propos ? Ne cherchons pas
trop un fil directeur : les cartésiens
ne rentreront pas dans leurs frais.
Ainsi, le « carré du pouvoir »,
schéma para-scientifique qui
résume dans l’introduction la
structure institutionnelle et poli-
tique du système britannique
(Parlement, banque centrale,
dette publique, bureaucratie de
collecte des impôts) présentée
comme le socle historique (lui-
même issu de la guerre) du
développement britannique, et la
base du modèle de développement
européen, s’émousse au fil du
livre. Dans la conclusion, il cède
le pas à des « cercles d’intérêt »
imbriqués, où la même structure
est désormais revue du point de
vue de ses acteurs (électeurs,
employés du gouvernement,
pensionnés, contribuables).
Quant à la structure du livre, on
est clairement dans le monde des
jardins anglais, grand lieu commun
des romantiques. Ferguson fait
semblant de justifier ses chapitres
comme des réponses à des
« questions de cours » : « Qu’est-
ce qui détermine le taux payé
par les gouvernements lorsqu’ils
empruntent sur les marchés
mondiaux ? » (chapitre 6). « La
croissance économique est-elle
la cause de la démocratisation,
ou est-ce l’inverse ? » (chapitre 12),
etc. Là, ceux qui achètent en
lisant l’étiquette seront déçus,
car la réponse à la question posée
n’est en général pas donnée :
nombre de chapitres se terminent
comme pendus en l’air, dans
l’ « ever working Chaos of Being »
de Carlyle – et c’est bien mieux
ainsi.
CONTRE TOUS
LES DÉTERMINISMES
En réalité, les chapitres du livre
sont comme autant de variations
sur un thème commun. Contre le
vieux déterminisme marxiste du
primat de l’économie, contre le
nouveau déterminisme néoclassique,
Ferguson propose une autre ma-
nière de lire l’histoire économique
et financière : partant des concepts
de l’économie, qu’il maîtrise à
merveille, il cherche une nouvelle
frontière, plus philosophique peut-
être, en tout cas moins rébarbative.
L’explication économique serait
« nécessaire mais pas suffisante », et
la question du pouvoir se retrouve-
rait intacte, en bout de course.
Donc, l’économie ne serait que
le moyen de la politique (la pour-
suite de la politique par d’autres
moyens ?), et les motivations de
la politique se révèleraient indéci-
dables. Tout au plus pourrait-on,
grâce à l’histoire, suivre ses effets,
qui se manifesteraient par la
guerre. C’est ainsi que Cash Nexus
décrit la formation de l’Etat mo-
derne à partir des conséquences
économiques de ses besoins de
puissance. La conduite de la guerre,
la nécessité qu’elle implique de
brutales levées de ressources, ont
contribué à dessiner ces structures
que l’Angleterre a développées
la première, asseyant ainsi son
hégémonie, et du coup assurant
la propagation de son système à
d’autres pays : l’économie est le
moyen, mais la politique est la fin.
De même,l’évolution des taux
d’intérêt serait explicable d’abord
et surtout par des variables poli-
tiques. Ainsi, Ferguson souligne
l’importance des conflits militaires
dans les convulsions boursières.
À l’inverse, la convergence des
taux d’intérêts nationaux à cer-
taines époques serait interprétable
par l’existence d’un climat politique
moins tendu, ou perçu comme tel.
Au total, non seulement la forme,
mais aussi les vicissitudes finan-
cières des Etats modernes au-
raient toujours été commandées
par la chose militaire.
UN ANTI-ESSAI
Après cette première partie
de Cash Nexus, intitulée
« dépenser et taxer », le livre se
précipite en s’étirant. Le lecteur
qui chercherait la poursuite d’une
démonstration risquerait fort de
s’égarer. L’ouvrage devient une sorte
d’anti-essai, déclinant une série de
négations. Chaque chapitre com-
mence comme un raisonnement
économique qui se déroule selon sa
logique propre, et qui tout d’un coup
grince et tombe en panne.
Premier exemple : sur les structures
institutionnelles du modèle britan-