LES LIVRES ET LES IDÉES The Cash Nexus, Money and Power in the Modern World , 1700-2000 par Niall Ferguson Ferguson, un économiste romantique MARC FLANDREAU* Parti pour écrire l’histoire du marché financier « global », Ferguson s’engage dans une réflexion brillante, parfois déroutante, sur la dynamique des sociétés modernes, l’argent et le pouvoir. L’économie, dit-il, est une clé nécessaire, mais non suffisante. La volonté de puissance est le facteur explicatif prépondérant, la guerre est la matrice des transformations de la société. Une vision 1 Niall Ferguson, The Cash Nexus, Money and Power in the Modern World, 17002000, Londres, Penguin Books, 2001, 552 pages. 2 Commenté par Luca Einaudi dans Sociétal, n° 26, 1999 (ndlr). Sociétal N° 36 2e trimestre 2002 C e Cash Nexus1 est le dernier né de l’un des meilleurs spécialistes modernes d’histoire politique et financière internationale contemporaine. Après The Pity of War et sa monographie consacrée aux Rothschild, The World’s Banker2 Ferguson livre là le résultat de ses dernières réflexions sur la dynamique historique du capitalisme dans le dernier quart du second millénaire. Tout a commencé, paraît-il, dans les couloirs sombres de la Banque d’Angleterre où l’auteur a été pendant un an visiteur. Il collecte alors des données nécessaires à un projet ambitieux sur l’histoire du marché obligataire « global ». Et puis, tout d’un coup, le livre prend forme, s’élabore, perd de vue ses objectifs initiaux et devient autre chose, un drôle d’ouvrage fait d’histoire, d’économie, de science politique, de morale et de philosophie, un étrange essai qui renoue avec un certain style de la première moitié du XIXe siècle, vers lequel les préférences littéraires de l’auteur vont à l’évidence. Par plus d’un aspect, ce Cash Nexus est un ouvrage « hénaurme ». En 423 pages sans compter les notes, annexes statistiques, index, * Professeur à l’Institut d’études politiques de Paris. 114 bibliographie, l’auteur réussit, dans un style brillant, tumultueux, toujours divertissant, parfois confondant, un tour de force. Le propos n’est rien de moins que l’exploration du « lien monétaire » qui unit les hommes et dessine leur destinée. L’expression, empruntée à Carlyle et analysée méticuleusement, serait à entendre dans le sens latin de nectere qui signifie relier. Contre les déterminismes économiques « anciens » (marxistes) et « nouveaux» (néo-classiques ou « fukuyamesques » ), Cash Nexus propose, sinon un modèle (le terme déplairait sans doute à Ferguson), du moins de nouvelles pistes d’analyse, tentant par ce canal de spéculer sur le devenir de l’Occident. Tout compte-rendu qui se respecte devrait permettre, pour ce type d’ouvrage, de fournir au lecteur les moyens de « se faire une idée » en distinguant entre le fond et la forme, entre le propos et l’administration de la preuve. Mais Ferguson a trop les qualités d’un écrivain pour qu’on puisse envisager cet exercice. Car la fibre d’écrivain, surtout dans la tradition romantique, veut qu’il y ait une communauté de substance FERGUSON, UN ÉCONOMISTE ROMANTIQUE entre l’esprit et l’humeur, entre la forme et la matière, entre ce qu’on raconte et la façon dont on le raconte. De sorte qu’il est impossible de dire comment Ferguson démontre si l’on n’explique pas ce qu’il raconte, et vice-versa. S’il reste bien ici et là des é l é m e n t s q u i é vo q u e n t l e projet initial (une histoire du développement des marchés f i n a n c i e r s g l o b a u x ) , av e c notamment de nombreuses investigations quantifiées, un peu cachées en appendice mais dévoilées aux tournants clés des principaux chapitres, ou encore des attaques régulières contre des ennemis bien repérés et préalablement salués, l’arme rhétorique principale s’apparente à l’attaque-éclair. Comme ces batteries d’artillerie dont il nous dit qu’elles gouvernent les destinées du monde, Ferguson bourre son livre de tous les projectiles qu’il a pu trouver en chemin. De Disraeli à Wallerstein, de Carlyle à Max Weber, d’Hobsbawm à Lipset, de Tocqueville à Sombart, de Frank Baum (l’auteur du Magicien d’Oz) à Braudel, et de Marx à Ian Fleming, tout le monde y passe.Tout le monde, c’est-à-dire le Gotha des auteurs qui ont traité de pouvoir et d’argent, ce qui fait beaucoup. Comme à la fête foraine, Ferguson s’offre avec bonheur une série de « cartons », sans trop s’attarder pour vérifier s’il a mis dans le mille – il sait bien qu’en dernière analyse, tout est affaire d’appréciation. Et le propos ? Ne cherchons pas trop un fil directeur : les cartésiens ne rentreront pas dans leurs frais. Ainsi, le « carré du pouvoir », schéma para-scientifique qui résume dans l’introduction la structure institutionnelle et politique du système britannique (Parlement, banque centrale, dette publique, bureaucratie de collecte des impôts) présentée comme le socle historique (luimême issu de la guerre) du développement britannique, et la base du modèle de développement européen, s’émousse au fil du livre. Dans la conclusion, il cède le pas à des « cercles d’intérêt » imbriqués, où la même structure est désormais revue du point de vue de ses acteurs (électeurs, employés du gouvernement, pensionnés, contribuables). Quant à la structure du livre, on est clairement dans le monde des jardins anglais, grand lieu commun des romantiques. Ferguson fait semblant de justifier ses chapitres comme des réponses à des « questions de cours » : « Qu’estce qui détermine le taux payé par les gouvernements lorsqu’ils empruntent sur les marchés mondiaux ? » (chapitre 6). « La croissance économique est-elle la cause de la démocratisation, ou est-ce l’inverse ? » (chapitre 12), etc. Là, ceux qui achètent en lisant l’étiquette seront déçus, car la réponse à la question posée n’est en général pas donnée : nombre de chapitres se terminent comme pendus en l’air, dans l’ « ever working Chaos of Being » de Carlyle – et c’est bien mieux ainsi. CONTRE TOUS LES DÉTERMINISMES E n réalité, les chapitres du livre sont comme autant de variations sur un thème commun. Contre le vieux déterminisme marxiste du primat de l’économie, contre le nouveau déterminisme néoclassique, Ferguson propose une autre manière de lire l’histoire économique et financière : partant des concepts de l’économie, qu’il maîtrise à merveille, il cherche une nouvelle frontière, plus philosophique peutêtre, en tout cas moins rébarbative. L’explication économique serait « nécessaire mais pas suffisante », et la question du pouvoir se retrouverait intacte, en bout de course. Donc, l’économie ne serait que le moyen de la politique (la poursuite de la politique par d’autres moyens ?), et les motivations de la politique se révèleraient indécidables. Tout au plus pourrait-on, grâce à l’histoire, suivre ses effets, qui se manifesteraient par la guerre. C’est ainsi que Cash Nexus décrit la formation de l’Etat moderne à partir des conséquences économiques de ses besoins de puissance. La conduite de la guerre, la nécessité qu’elle implique de brutales levées de ressources, ont contribué à dessiner ces structures que l’Angleterre a développées la première, asseyant ainsi son hégémonie, et du coup assurant la propagation de son système à d’autres pays : l’économie est le moyen, mais la politique est la fin. De même,l’évolution des taux d’intérêt serait explicable d’abord et surtout par des variables politiques. Ainsi, Ferguson souligne l’importance des conflits militaires dans les convulsions boursières. À l’inverse, la convergence des taux d’intérêts nationaux à certaines époques serait interprétable par l’existence d’un climat politique moins tendu, ou perçu comme tel. Au total, non seulement la forme, mais aussi les vicissitudes financières des Etats modernes auraient toujours été commandées par la chose militaire. UN ANTI-ESSAI A près cette première partie de Cash Nexus, intitulée « dépenser et taxer », le livre se précipite en s’étirant. Le lecteur qui chercherait la poursuite d’une démonstration risquerait fort de s’égarer. L’ouvrage devient une sorte d’anti-essai, déclinant une série de négations. Chaque chapitre commence comme un raisonnement économique qui se déroule selon sa logique propre, et qui tout d’un coup grince et tombe en panne. Premier exemple : sur les structures institutionnelles du modèle britan- Sociétal N° 36 2e trimestre 2002 115 LES LIVRES ET LES IDÉES nique, des montagnes de dettes ont la politique économique mais pu s’accumuler. Le talon d’Achille l’économie de la politique (finande ce système fut le caractère cement des partis, des campagnes, insuffisamment démocratique du etc.). L’auteur, pessimiste, prédit processus d’endettement, puisque que la tendance actuelle, notamles créanciers de l’Etat n’étaient ment en Europe, à contrôler les pas ceux qui souffraient des hausses moyens des partis aboutira à une d’impôts. Dans l’entre-deux-guerres, dérive monopoliste au profit des le problème se compliqua jusqu’à partis en place. Avec, comme conséquence, une aggravation de des seuils insoutenables, au point la violence. q u e , l e s re n t i e r s dévorant le produit Aujourd’hui, le des recettes fiscales, Faut-il croire que conflit potentiel est c’est la finance qui il fallut les « euthanagouverne le monde ? s i e r » . O n re n d i t entre une population Là encore, Ferguson aussi les systèmes de d’électeurs âgés commence par l’écotaxation plus démoet les myriades de nomie. Mais, nous cratiques de façon dit-il, celle-ci est le à limiter ce conflit. futurs contribuables, moyen, pas la cause : Plus récemment, les jeunes ou pas encore « Dire que les marbesoins des Etats et nés. chés financiers goules progrès des techvernent le monde niques de défense revient à dire que le plancton des épargnants (fonds de pension, gouverne la mer ». La globalisation etc.) ont permis de renouer avec financière est un processus plus le mécanisme de suraccumulation qu’une volonté, un moyen et non de dettes publiques : en sécurité, penserait-on ? Non, car chez Ferguune fin. En fait, le principal problème son, comme chez Braudel, chaque de la finance serait précisément système a la pathologie de ses qu’elle ne gouverne rien. On a structures. Aujourd’hui, le conflit lâché le plancton, mais où sont les potentiel est entre une population baleines ? d’électeurs âgés et les myriades de futurs contribuables, jeunes LA GUERRE, ou pas encore nés. Or ceux-ci ne MATRICE DU MONDE sont pas électeurs, et le vieux onc, contrairement au nouconflit est voué à renaître, mais veau déterminisme exprimé sous une forme nouvelle. La lutte notamment par Fukuyama, qui des classes sera une lutte des annonce croissance et prospérité classes d’âge. sur fond de démocratie, les conflits ne disparaissent pas, ils De même, on aurait tort de se transmutent. Et les modalités croire que l’économie gouverne de ces transmutations sont régies les élections. L’idée selon laquelle par des facteurs qui en fin de la popularité d’un gouvernement compte sont essentiellement poserait directement reliée à la litiques. La construction eurosituation économique est battue péenne, la dynamique du capitaen brèche à coups de contrelisme impulsée par la forme exemples. La corrélation entre le particulière du système améritaux de croissance, le taux d’intérêt cain, le problème des nationalités et les résultats du gouvernement et des cultures (que la globalisaen place, ou sa cote de popularité, tion révèle plus qu’elle ne les afest toujours instable, parfois faiblit), tout est politique. contre-intuitive, en tout cas susceptible de retournements. En fait, Ainsi, par touches successives, nous dit Ferguson, le Cash Nexus Ferguson semble vouloir nous est ailleurs : l’important n’est pas D Sociétal N° 36 2e trimestre 2002 116 pousser vers la conséquence naturelle de son propos. Si la guerre est la principale manifestation du pouvoir, si elle est à l’origine des institutions modernes, si elle est la machine qui les a peu à peu transformées, bref si elle est la matrice du monde, ne représente-t-elle pas, par voie de conséquence, sinon notre avenir, du moins notre frontière ? Ferguson ne le dit nulle part clairement, mais nombre de ses digressions se terminent sur des tonalités lugubres. Il conclut en nous laissant avec le Tolstoï de Guerre et Paix : au second épilogue, où Tolstoï se met à « philosopher en rond » sur la nature de l’histoire, l’auteur de Cash Nexus nous dit préférer le premier, où Pierre et Natacha joignent les mains au-dessus du berceau de leur nouveau-né, dans cette « alliance des justes » contre le mal – alliance qui n’aurait été rendue possible que par « la guerre qui résulta de la Révolution française ». Et les dernières lignes sur les causes monétaires de l’échec napoléonien, dont une connaissance exhaustive, selon l’auteur, nous serait toujours refusée, nous confirment dans la conviction d’avoir bien peud’affinités avec l’homo oeconomicus – ce « monstre impossible à rencontrer ». S’il faut reconnaître en Niall Ferguson un authentique économiste, il faut certainement le classer dans la catégorie des économistes romantiques.l