Marché et organisation : concurrence ou complémentarité?

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Marché et organisation : concurrence
ou complémentarité?
Jean Magnan de Bornier
Table des matières
1
2
Le contraste marché-organisation
1.1 les deux types d’ordre chez H AYEK . . . . . . . . .
1.1.1 L’ordre créé et l’ordre spontané . . . . . . .
1.1.2 Les propriétés des ordres . . . . . . . . . . .
1.1.3 Le niveau d’analyse des ordres chez H AYEK
1.1.4 les niveaux intermédiaires . . . . . . . . . .
1.1.5 Un cas pratique d’ordre spontané de marché :
les camps de prisonniers ? . . . . . . . . . .
1.2 Le contraste marché-hiérarchie : C OASE . . . . . . .
1.2.1 La nature de la firme ? . . . . . . . . . . . .
1.2.2 Les coûts de transaction . . . . . . . . . . .
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Complémentarité du marché et de l’organisation
2.1 Le tâtonnement walrasien . . . . . . . . . . . . . . .
2.2 L’équilibre edgeworthien . . . . . . . . . . . . . . .
15
15
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3
3
5
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7
2
ORGANISATIONS ET MARCHÉS I
2.3
Quelques modèles significatifs . . . . . . . . . .
2.3.1 Recherche d’informations sur un marché
2.3.2 Marché et information sur la qualité . . .
2.3.3 Le théorème de Coase . . . . . . . . . .
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22
24
28
Introduction
Les débats économiques portent fréquemment sur la question du
mode de régulation ou de coordination du système économique : fautil laisser les marchés fonctionner seuls, sachant qu’ils sont efficaces et
préservent la liberté et la justice commutative ; faut-il leur substituer
une direction centralisée (donc publique) qui assurera la cohérence
et la justice distributive ; ou faut-il encore choisir une troisième voie,
celle de marchés fonctionnant sous la surveillance des pouvoirs publics qui sauraient limiter leurs excès en matière d’inégalités ? Dans
de tels débats, le marché et l’organisation apparaissent clairement
comme deux pôles extrêmes et contraires.
Mais cette opposition, convaincante quand on recherche le bon
système économique, n’est pas nécessairement valide à d’autres niveaux d’analyse, comme par exemple celui du fonctionnement de
l’économie de marché. C’est ce point de vue qu’on développera dans
la suite de ce texte : pour comprendre l’économie de marché, il ne suffit pas de considérer le marché comme une catégorie abstraite, il est
indispensable de se pencher sur l’organisation concrète des marchés.
Ce premier chapitre est consacré à expliciter ce choix ; on rappellera tout d’abord, à titre de contraste, des analyses classiques centrées
sur l’opposition entre marché et organisation, et on précisera leur domaine de pertinence (section 1). On détaillera ensuite, par l’analyse
ORGANISATIONS ET MARCHÉS I
3
de quelques modèles et cas classiques, les raisons pour lesquelles on
juge importante l’analyse des modes d’organisation du marché/des
marchés (section 2).
1
Le contraste marché-organisation
Deux approches classiques qui contrastent le marché et l’organisation sont décrites dans cette section : la première est celle de
H AYEK qui a longuement étudié les mérites respectifs de ces deux
formes de coordination, en tant que systèmes économiques ; la seconde se place à un niveau plus concret pour comparer la décentralisation des décisions dans le marché à l’organisation hiérarchique de
la firme : c’est la théorie coasienne de la firme.
1.1
1.1.1
les deux types d’ordre chez H AYEK
L’ordre créé et l’ordre spontané
Une des préoccupations constantes de H AYEK a été de confronter
deux modes de coordination des activités économiques (ou autres) :
la planification socialiste d’un côté, l’économie de marché de l’autre.
Dans le premier cas, il s’agit d’un ordre créé par l’homme, dans le
second il s’agit d’un ordre spontané. Un ordre, social par exemple,
est selon lui
un état de choses où de multiples éléments de nature différente sont dans un tel rapport les uns aux autres que
nous puissions apprendre, en connaissant certaines composantes spatiales ou temporelles de l’ensemble, à for-
ORGANISATIONS ET MARCHÉS I
4
mer des pronostics corrects concernant le reste ; ou au
moins des pronostics ayant une bonne chance de s’avérer corrects.
[7, p.42]
C’est encore la cohérence ou la permanence dans la vie sociale :
Qu’il existe un certain ordre, une cohérence et une permanence dans la vie sociale, cela est évident. S’il n’y en
avait pas, nul ne pourrait vaquer à ses affaires ou trouver
à satisfaire à ses besoins les plus élémentaires.
E VANS -P RITCHARD cité par H AYEK [7, page 42] La coopération sociale, sans ordre, ne pourrait se réaliser, et on tomberait dans l’autarcie
où chacun ne travaillerait qu’à satisfaire ses propres besoins.
On parlera d’ordre créé pour désigner un arrangement délibéré,
qui a été pensé et décidé comme tel par une ou plusieurs personnes ;
un tel ordre est imposé de l’extérieur, puisqu’il s’applique à l’ordre
économique à partir de consciences humaines qui ne sont pas ellesmêmes des relations économiques : il est donc éxogène. H AYEK le
nomme Taxis. L’ordre spontané, ou Kosmos , est un type d’ordre qui
s’établit de lui-même, de manière endogène ; les ordres spontanés
sont des structures ordonnées qui sont
le résultat de l’action d’hommes nombreux mais ne sont
pas le résultat d’un dessein humain.
ORGANISATIONS ET MARCHÉS I
5
1
[7, p.43] Le marché (libre), mais aussi la morale et le langage,
sont des exemples typiques d’ordre spontané pour Hayek.
1.1.2
Les propriétés des ordres
Les propriétés des deux types d’ordre, Taxis et Kosmos, peuvent
être précisées ainsi :
Taxis est simple, il ne comporte qu’un nombre limité de variables,
de lois et d’interactions ; en effet, il est conçu par un cerveau humain
et ne peut dépasser le niveau de complexité limité de ce cerveau. Au
contraire, Kosmos qui ne dépend d’aucune conscience est un type
d’ordre dont le niveau de complexité n’est pas limité ; un ordre spontané peut être extrèmement complexe (équilibre écologique d’une forêt), et bien sûr, il peut aussi être simple.
Taxis est concret, en ce sens que son existence en tant qu’ordre
peut être perçue intuitivement, ou par les sens (l’ordre des rayons d’un
supermarché est aisément perceptible).
Kosmos est abstrait, dans la mesure où les relations qui le constituent et le fondent ne peuvent qu’être reconstituées mentalement ;
elles ne sont en aucun cas visibles. L’ordre du langage, par exemple,
ne peut être perçu qu’avec un minimum d’approfondissement en grammaire et en linguistique, disciplines abstraites et non messages sensoriels directs.
1 H AYEK s’inspire ici explicitement de l’expression classique de F ERGUSON
(1767), qui évoque des phénomènes qui
sont, en vérité, le produit de l’action des hommes, et non le résultat
d’un dessein particulier [6, p.221]
ORGANISATIONS ET MARCHÉS I
6
Taxis est intentionnel, c’est un ensemble de relations orientées
vers un ou plusieurs buts concrets, qui sont ceux des concepteurs de
cet ordre (l’ordre des rayons d’un supermarché obéit à la volonté de
mettre en valeur la marchandise et de la rendre attractive pour les
clients).
Dans le cas d’un ordre spontané, aucun but n’est présent, encore
moins apparent. Un ordre spontané ne poursuit pas d’objectif particulier, même s’il peut constituer un cadre, pour les membres de cet
ordre, à la poursuite de leurs objectif individuels.
L’approche hayekienne, qui ne se limite pas à ces définitions, se
situe évidemment à un niveau de généralité très grand. Elle démontre
assez bien l’impossibilité pour les hommes d’organiser totalement , et
efficacement, l’ensemble de leur système économique quand celui-ci
a déjà atteint un fort niveau de complexité (planification à la soviétique), ainsi que les dangers qu’il pourrait y avoir à tenter des réformes
globales de ce système (mise en place de l’état-providence). Cette approche est bien adaptée pour montrer que le "chaos de la concurrence"
est préférable aux diverses tentatives de régir en détail l’organisation
sociale.
1.1.3
Le niveau d’analyse des ordres chez H AYEK
La distinction entre ces types d’ordres se situe donc à un niveau
d’analyse abstrait. C’est un cadre qui permet de comparer le marché et
l’organisation consciente de l’économie (planification à la soviétique,
par exemple) et d’expliquer pourquoi le premier fonctionne de manière cohérente alors que la seconde ne peut remplir ses promesses,
c’est-à-dire fournir à la population les biens et les services qu’elle
cherche à lui fournir : c’est précisément ce que voulait dire, avant
ORGANISATIONS ET MARCHÉS I
7
H AYEK, L UDWIG VON M ISES quand il affirmait que le socialisme
est impossible. La critique hayekienne de l’organisation, qui se situe
clairement à l’échelon systémique, comporte en réalité deux impossibilités :
– L’impossibilité pour les hommes de décider efficacement de la
totalité du complexe institutionnel dans lequel se déroule leur
vie économique : ce complexe doit être un ordre spontané, produit d’une longue évolution.
– L’impossibilité, dans un contexte intitutionnel donné, de prévoir ou de décider ce que seront à tel ou tel moment les résultats
concrets du jeu économique (niveau de production, distribution
des revenus, prix relatifs...).
Dans ce cadre, affirmer la supériorité de l’économie de marché sur la
planification socialiste, c’est dire d’une part que les institutions de la
planification sont trop grossières pour tenir compte de la complexité
de la vie économique (par exemple en matière d’information) ; et c’est
dire aussi que le socialisme planificateur ne peut réaliser l’objectif
qu’il se donne, à savoir la fixation de tous les éléments du jeu économique.
1.1.4
les niveaux intermédiaires
Cependant la critique de l’organisation au niveau systémique ne
signifie pas nécessairement que les efforts d’organisation à des niveaux inférieurs doivent aboutir à l’échec : par exemple l’organisation dans l’entreprise est indispensable, l’organisation des activités
de marché d’un individu est elle aussi désirable. S’il est absurde de
prétendre organiser toute la société, et s’il est évident que les activités individuelles ont besoin d’organisation, qu’en est-il des niveaux
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intermédiaires ? Quel est le niveau limite entre ce qui peut (ou doit)
être organisé consciemment et ce qui ne le peut (ou doit) pas ?
Parmi les niveaux intermédiaires entre l’individu et le système, la
firme et le marché (au sens concret de marché défini sectoriellement
et/ou localement) méritent d’être éxaminés particulièrement, compte
tenu de la place privilégiée qu’occupe chacune de ces institutions.
– La firme est clairement un niveau où l’organisation consciente
est primordiale : la direction de l’entreprise doit se préoccuper
à la fois d’organiser la structure de l’entreprise : gamme des activités, organigramme, routines de travail, et viser des résultats
économiques concrets : chiffre d’affaires, profits, etc.
– Le marché semble généralement un niveau qui ne doit ni ne
peut faire l’objet d’organisation : il fonctionne librement, spontanément. On défendra ici un point de vue différent, en considérant que si les résultats du marché (prix, quantités échangées..)
ne peuvent pas faire l’objet d’une organisation consciente adéquate et doivent constituer un ordre spontané, l’organisation
est possible et souvent nécessaire en ce qui concerne les mécanismes généraux des marchés : procédures d’offre et de demande, information, contrats, etc.
1.1.5
Un cas pratique d’ordre spontané de marché : les camps
de prisonniers ?
La théorie hayekienne des ordres spontanés n’est évidemment
pas susceptible de tests empiriques. Le niveau d’abstraction est trop
élevé ; il s’agit d’une théorie interprétative plutôt que descriptive. Il
y a pourtant quelques expériences historiques qui semblent se situer
dans un cadre approprié pour apprécier la portée de ce type d’inter-
ORGANISATIONS ET MARCHÉS I
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prétation. L’étude des camps de prisonniers en 1944, tels qu’ils ont été
décrits dans un article célèbre [10], est un des cas les plus intéressants
où l’on voit le marché émerger.
L’auteur de cet article, écrit en 1945, a lui-même été prisonnier de
guerre durant la seconde guerre mondiale. Précisons que ces camps
rassemblent des prisonniers des armées ennemies, sont régis par les
lois de la guerre qui imposent le respect de ces prisonniers, et n’ont
donc rien à voir avec les camps de concentration. Ici les prisonniers
peuvent rester en contact avec leurs familles, et en particulier peuvent
recevoir des colis contenant nourriture, cigarettes, etc..
Dans ces camps, il n’y a pas de production. Si le marché se développe, il ne peut s’agir que d’une économie d’échanges (il y a
quelques exceptions) , dans laquelle les prisonniers peuvent échanger
entre eux le contenu des colis qu’ils reçoivent. L’auteur de l’article
considère que
l’intérêt essentiel [de cette expérience] se trouve dans le
caractère universel et spontané de la vie économique ;
elle est apparue non pas par imitation consciente mais
comme une réponse aux besoins immédiats et aux circonstances.
Ces camps comportaient environ 1200 à 2500 prisonniers, regroupés
par bâtiments d’environ 200 personnes. Le marché et son organisation
se développent à travers un certain nombre d’étapes.
Dans une première étape, les échanges, nourriture contre nourriture ou nourriture contre cigarettes, se déroulent de manière essentiellement bilatérale. Par exemple un non-fumeur échangera une ration de cigarettes contre une ration de chocolat avec son voisin. Mais
ces échanges bilatéraux qui se multiplient rapidement provoquent des
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10
résultats surprenants et souvent inacceptables ; ainsi l’aumônier d’un
camp part faire une tournée dans l’ensemble du camp avec une ration
de fromage et un paquets de cigarettes ; il fait quelques échanges lors
de sa tournée et revient à son point de départ en ayant les mêmes ressources plus une ration complète de nourriture. On voit bien que ces
échanges bilatéraux aboutiront nécessairement à des imperfections et
à des injustices. Mais au bout de quelque temps, l’échange devient de
plus en plus multilatéral, les prix sont exprimés non plus sous forme
relative mais dans une unité commune, c’est-à-dire une monnaie, dont
l’unité est la cigarettes. D’autre part, le développement des échanges
dans le camps a pour résultat que les différences de prix d’un bâtiment
à l’autre deviennent de plus en plus faibles jusqu’à être quasiment
nulles : le marché devient alors concurrentiel et efficace.
Mais les progrès ne s’arrêtent pas là : dans chaque bâtiment, un
tableau d’affichage et mis en place sur lequel les offres et demandes
peuvent être affichées, systématiquement libellées en cigarettes. Les
cigarettes deviennent alors le moyen d’échange normal même s’il y il
reste une certaine part de troc. Dans certains camps qui étaient les plus
organisés les tableaux d’affichage se doublent d’un magasin constitué
comme service public ayant la possibilité de réaliser les échanges à
la place de prisonniers ; ce magasin n’avait pas le droit de réaliser
des bénéfices. Une certaine activité entrepreneuriale se fait jour petit
à petit, dans des industries de service exclusivement : distribution de
thé, café ou chocolat chaud. Le crédit s’est développé lui aussi. Dans
certains camps, l’activité économique est telle que les cigarettes ne
suffisent plus à la circulation des biens et services et certains éléments
d’une monnaie-papier apparaissent. Le magasin central du bâtiment
joue alors le rôle de banque centrale.
Un autre élément très intéressant est l’apparition de mouvements
ORGANISATIONS ET MARCHÉS I
11
en faveur de la stabilisation des prix, c’est-à-dire d’un contrôle centralisé de cette économie, contrôle qui aurait été fait dans l’intérêt
général. Ici encore c’est le magasin central, placé sous l’autorité d’un
officier supérieur, qui prendra l’initiative d’une régulation des prix
mais uniquement à titre de recommandations ; on cherchera à décourager les transactions qui s’écarteraient de plus de 5 % du prix recommandé. C’est non seulement l’autorité morale d’un officier supérieur
mais aussi l’opinion publique du camps qui découragent ces transactions. Dans les camps, l’opinion publique est attachée à la notion de
juste prix et condamne ceux qui s’en écartent.
Tous ceux qui tentent de profiter des fluctuations de prix sont critiqués et leurs activités sont considérées comme relevant du marché
noir.
Commentaire
1. Le marché s’est développé d’une manière spontanée et rapide
dans les circonstances particulières des camps de prisonniers. Il
faut bien noter que les prisonnièrs en question étaient déjà habitués à l’économie de marché puisqu’ils y avaient baigné depuis
leur enfance jusqu’à la guerre. L’expérience des camps de prisonniers n’est donc pas à proprement parler une expérience de
création ex nihilo de marché ; c’est plutôt l’expérience d’une reconstitution de quelque chose qui était déjà connu par les agents
économiques.
2. Le marché tel qu’il s’est développé dans ces circonstances, de
manière spontanée, présente un très grand nombre des caractéristiques que l’on observe dans les marchés réels : le rôle essentiel de la monnaie, du système de prix, de la centralisation
des informations ; mais aussi la résistance d’une partie de la po-
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12
pulation à ce mode d’allocation, et la recherche permanente de
de conditions des échanges alternatives que permettrait l’action
politique plutôt que le passage par le marché. Cette dernière série d’éléments semble tout aussi spontanée que la première.
1.2
1.2.1
Le contraste marché-hiérarchie : C OASE
La nature de la firme ?
En 1937, C OASE [2] présente une nouvelle théorie de la firme,
qui entend amender la vision habituelle consistant à définir la firme
à partir de propriétés technologiques. Dans cette vision majoritaire,
la firme est en effet conçue alors comme un ensemble de fonctions
articulées autour de la fonction de production (fonction de coût, fonction d’offre). Ceci amène à identifier chaque firme avec une opération
technique élémentaire, donc à privilégier la firme monoproductrice
comme ideal-type de la firme et à négliger la question de l’éventail
d’activité des entreprises. On peut considérer qu’un telle approche est
fautive dans la mesure où, en réalité, l’immense majorité des firmes
sont multiproductrices, ne se cantonnant donc pas à une seule technique de production.
Mais surtout, une telle approche n’explique pas pourquoi il y a
des firmes. Pour reprendre le titre du texte de C OASE, elle n’explique
pas la nature de la firme. Le point de départ de C OASE est le suivant :
il est paradoxal qu’il y ait des firmes dans une économie de marché,
où la norme est la prise de décision individuelle.
La firme est évidemment un lieu de hiérarchie, les employés étant
sous les ordres de l’entrepreneur-propriétaire (dans la vision la plus
simple de la firme), ou dans le cas d’un organigramme complexe, cha-
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cun étant sous les ordres d’un ou plusieurs chefs, y compris les managers qui doivent obéir aux actionnaires. La firme est donc un ilôt de
relations hiérarchiques plongé dans un océan de relations de marché
décentralisées, qui sont les relations "normales" d’une économie de
marché.
La relation apparemment privilégiée entre le capital et la fonction
de production (c’est aux apporteurs de capital de prendre les décisions) n’est pas, pour C OASE, une bonne explication : dans l’histoire
on a constaté que l’entreprise est compatible avec la propriété du capital (ou d’une partie du capital) dans les mains des salariés : c’est le
système du putting-out, qui a été prédominant dans l’industrie textile
(les femmes rapportant la laine à filer chez elles où se trouvaient leurs
rouets) et dans l’industrie horlogère (Suisse et Jura français).
1.2.2
Les coûts de transaction
La théorie proposée par C OASE pour rendre compte de l’existence
de ces îlots de hiérarchie prend pour point départ que le choix de la
hiérarchie, plutôt que du marché, est un choix économique rationnel. C’est le coût relatif de ces deux techniques, de ces deux formes
d’organisation, qui déterminera le recours à l’une ou l’autre. Dans
le cas du marché, les coûts qu’ils occasionnent sont appelés coûts
de transaction, ils se composent de l’ensemble des coûts occasionnés par les transactions dans les marchés. Cette définition générale
est extrêmement extensive, on peut cependant préciser quelques éléments concrets qui en font partie . Le temps passé à négocier avec
des partenaires éventuels constitue évidemment un élément du coût
de transaction ; Les dépenses de transport, de repas d’affaires, de cadeaux plus ou moins légitimes sur le plan légal, constituent aussi de
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manière indéniable des coûts de transaction.
Mais il ne suffit pas de constater que le recours au marché occasionne des dépenses, monétaires ou réelles ; il faut encore comparer
ces coûts à ceux qu’engendreraient des relations hiérarchiques aboutissant au même résultat en matière de production. Les coûts de cette
sorte peuvent être appelés des coûts organisationnels.
Dans la logique de C OASE, c’est la comparaison entre les coûts
de transaction et les coûts d’organisation qui explique pourquoi les
entrepreneurs choisissent pour certaines opérations économiques le
recours au marché, et pour d’autres, le recours à l’organisation, à la
hiérarchie, c’est-à-dire choisissent de mener ces opérations dans le
cadre d’une entreprise. Pour toutes les opérations de production ou de
commercialisation qui présentent des coûts de transaction supérieurs
aux coûts d’organisation, les chefs d’entreprise préféreront qu’elles
soient exécutées à l’intérieur de l’entreprise. Les autres opérations
seront exécutées par des agents économiques indépendants de l’entreprise, et donneront lieu à des échanges de marché avec l’entreprise
considérée.
Cette théorie de la firme, dont on reparlera longuement au chapitre
IV, permet selon son auteur non seulement d’expliquer pourquoi il
y a des firmes mais aussi de comprendre la taille des firmes, c’està-dire l’éventail des activités que les firmes entreprennent. En effet,
cette théorie prédit que les firmes étendent leurs activités tant que les
coûts d’accès au marché sont supérieurs aux coûts organisationnels,
mais pas au-delà. La dimension optimale de la firme est alors définie
par le fait qu’à la marge les coûts de transaction sont égaux coûts
d’organisation.
ORGANISATIONS ET MARCHÉS I
2
15
Complémentarité du marché et de l’organisation
La section précédente a permis de comprendre que le marché et
l’organisation sont à certains points de vue antinomiques ; on montrera dans cette section qu’à un autre point de vue les marchés concrets
nécessitent une forme d’organisation. Ce point de vue est celui du
fonctionnement du marché.
Il est très difficile de comprendre comment se déterminent les
prix et les quantités si l’on ne spécifie pas un ou plusieurs mécanismes concrets de fixation de ces variables ; et les théories des prix
qui négligent ces "détails" tombent dans le piège de faire appel à
de tels mécanismes de manière inconsciente ou implicite, se privant
ainsi de l’examen rationnel de leurs hypothèses et de la réalité observable qui, en matière de marchés, est généreusement disponible.
On exposera deux modèles généraux pour mettre cette idée en relief :
le modèle, connu de tous, du tâtonnement walrasien, le modèle de
l’équilibre coalitionnel d’Edgeworth, puis quelques modèles particuliers qui posent la question des interactions marché-organisation.
2.1
Le tâtonnement walrasien
L’objectif de ce modèle et de déterminer un ensemble de prix,
un vecteur de prix p = (p0 , p1 , . . . , pn ), les biens étant notés i =
1, 2, . . . , n, tel que sur chaque marché l’offre soit égale à la demande.
Il s’agit donc d’un vecteur de prix d’équilibre. S’il y a m agents, notés
j = 1, 2, . . . , m, les demandes et les offres de chacun étant notées
respectivement Dij (pi ) et Oij (pi ) ; un vecteur de prix d’équilibre pE
16
ORGANISATIONS ET MARCHÉS I
satisfait donc la condition suivante :
X j
X j
∀i,
Di (pE
Oi (pE
i )=
i )
j
j
La procédure de tâtonnement imaginée par Walras [15]se déroule
schématiquement de la manière suivante : il existe un super-agent,
nommé "crieur de prix" ou "commissaire-priseur" , dont le rôle consiste
à annoncer des prix pour tous les biens ou services existant dans l’économie en question. Le crieur doit donc crier un vecteur de prix ; selon
WALRAS, il criera des prix au hasard. Les agents normaux, c’est-àdire les offreurs et les demandeurs de biens et services, informeront
alors le crieur des quantités de chaque bien qu’ils veulent acheter ou
vendre au prix qui ont été annoncés. Chaque agent de l’économie de
répondra donc au crieur de prix en lui adressant un vecteur de quantités demandées, qui seront positives dans le cas d’une demande est
négatives dans le cas d’une offre.
Le crieur doit alors calculer pour chaque bien , par simple addition, la somme des offres et la somme des demandes. S’il existe, pour
un ou plusieurs biens, une demande globale excédentaire ou une offre
globale excédentaire, le crieur sait que le vecteur de prix annoncé
n’est pas un vecteur d’équilibre et il doit alors en proposer un autre.
Les agents économiques ne seront pas autorisés à échanger tant qu’il
y a des offres ou des demandes excédentaires .
Ce mécanisme continuera pendant un temps indéterminé, jusqu’à
ce qu’enfin soit trouvé le vecteur-prix d’équilibre. Quand on arrive à
cette situation, l’équilibre général est atteint, et les offreurs et demandeurs sont autorisés à effectuer des transactions, c’est-à-dire à réaliser les offres et les demandes qu’ils ont proposées, au prix d’équilibre
c’est-à-dire aux derniers prix qui ont été annoncés.
ORGANISATIONS ET MARCHÉS I
17
Ce modèle est évidemment très critiquable, pour certain nombre
de raisons :
1. Il suppose l’existence d’un super-agent disposant d’un pouvoir
hiérarchique sur les autres, alors que sur de nombreux marchés
ce super-agent existe évidemment pas.
2. Ce super-agent est doté de capacités de calcul extraordinaires ;
il doit additionner des offres et les demandes d’un très grand
nombre d’agents pour un très grand nombre de biens ou de services. Ce super-agent a donc des capacités de calcul qui sont
proches de celles d’un ordinateur.
3. Le temps nécessaire pour trouver l’équilibre général risque d’être
infiniment long avec l’hypothèse que les prix sont criés au hasard ; il est possible, évidemment, d’améliorer cette hypothèse :
on peut supposer, comme l’a fait Samuelson, que le crieur de
prix modifiera son vecteur de prix de la manière suivante :
pour les biens ou services dans lesquels il y a excès de demande, le prix devrait être modifié (dans le vecteur-prix annoncé au tour suivant) à la hausse par le crieur, et dans le cas
d’un excès d’offre le prix devrait être diminué. Si cette idée
est meilleure que celle de prix criés au hasard, elle ne garantit
pas cependant que la convergence vers les prix d’équilibre se
produira, ni a fortiori qu’elle se produira dans un temps raisonnable.
4. Enfin le modèle du tâtonnement est totalement irréaliste en supposant qu’on pourrait empêcher les gens d’effectuer des transactions avant que l’équilibre général ne soit atteint ; si un offreur et un demandeur sont d’accord entre eux sur un prix et
une quantité, le fait que ce prix ne soit pas un prix d’équilibre
ORGANISATIONS ET MARCHÉS I
18
n’a aucune importance, et ils conclueront leur transaction. Il y
a donc dans la réalité des marchés des transactions hors équilibre , qu’on appelle parfois des transactions à faux prix, et ceci
est évidemment contraire à une des hypothèses essentielles du
modèle de tâtonnement walrasien.
Mais le modèle de Walras n’a pas comme prétention première le réalisme, ce schéma du tâtonnement doit plutôt être considéré comme un
modèle heuristique, mettant en évidence des propriétés de cohérence
logique de l’équilibre économique. C’est une modélisation abstraite
dont le but n’est pas de décrire le mécanisme concret de fixation de
prix, mais plutôt d’illustrer ce qu’est l’interdépendance économique
et ce qu’elle implique. On peut laisser de côté ce modèle d’équilibre
général avec tâtonnements, parce que sa relation avec les économies
concrètes et très faible.
Mais quand on veut étudier, plus modestement, un marché quelconque mais bien réel, bien concret, comme le marché du travail ou
le marché du blé, il faut prendre conscience que le modèle standard
d’analyse d’un marché souffre d’un des défauts les plus graves du
mécanisme de tâtonnements proposées ci-dessus.
En effet, quand nous analysons un équilibre de marché comme le
résultat de la confrontation d’une offre et d’une demande, nous décrivons l’équilibre comme le point de rencontre de la courbe d’offre et de
la courbe de demande. Cela revient à accepter une des hypothèses les
plus héroïques du modèle présenté précédemment, à savoir que les
agents économiques n’effectuent de transactions qu’au prix d’équilibre, puisque si les agents économiques pouvaient vendre et acheter
avant de connaître le prix d’équilibre, ces opérations auraient lieu en
utilisant de faux prix, la réalisation de ces opérations ne pourrait que
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modifier la courbe d’offre et la courbe de demande résiduelles, le prix
d’équilibre serait modifié pour les offres et les demandeurs non encore satisfaits, et ces derniers ont eux aussi la possibilité de réaliser
des transactions hors équilibre.
En somme, rien n’assure qu’en l’absence d’une autorité centrale
qui interdirait aux agents de négocier avant l’annonce du prix d’équilibre, les marchés soient capables de fabriquer spontanément cet objet
(le prix d’équilibre) capable d’équilibrer l’offre de la demande globale.
2.2
L’équilibre edgeworthien
Le deuxième grand modèle a considérer est celui d’E DGEWORTH ;
ce modèle apparaît en 1883 dans Mathematical Psychics[4], il est
donc à peu près contemporain des travaux de Walras sur ce point. Sa
perspective est la même que celle de l’équilibre général, c’est celle de
l’ensemble de l’économie ; mais elle ne repose pas sur la notion de
prix ni de marché. Les transactions se font de manière bilatérale ou
multilatérale, et elles se font avec des rapports d’échange qui ne sont
pas des prix à proprement parler, qui ne s’imposent pas du tout aux
agents, parce qu’ils sont négociés à l’occasion de chaque transaction.
Les hypothèses de ce modèle paraissent assez peu nombreuses
et sont effectivement moins contraignantes que celles de l’équilibre
général walrasien.
Ces hypothèses sont les suivantes :
Il y a un grand nombre d’agents économiques ou échangistes qui
vont réaliser entre eux des transactions portant sur des biens et des services. Quand deux ou plusieurs agents sont d’accord pour un échange,
cet échange ne sera pas réalisé immédiatement, les agents ayant la
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20
possibilité de continuer à chercher d’autres opportunités d’échange
qui pourraient être meilleures que la première proposition. Ainsi les
contrats ne se réaliseront qu’ultérieurement.
Un groupe d’agents ayant conclu un contrat se nomme une coalition. Cette coalition peut être contestée par une autre coalition dans
les conditions suivantes : si un ou plusieurs agents de la première coalition sont amenés à faire partie d’une seconde coalition qui leur propose de meilleures conditions d’échange, ils dénonceront le premier
contrat qu’ils ont signé et celui-ci ne pourra être mise en oeuvre.
On dira que l’allocation des ressources résultant de la première
coalition a été bloquée (c’est-à-dire améliorée) et c’est la seconde
coalition qui est maintenant en place ; une allocation des ressources
ou état de l’économie est une répartition des biens entre agents, résultant d’un ensemble de contrats signés entre agents ou groupes d’agents.Dire
qu’une allocation est bloquée par une coalition, c’est dire que cette
coalition propose à certains agents des conditions meilleures que celles
qu’ils auraient eues dans l’allocation qui a été bloquée. La coalition
qui bloque fait donc des propositions qui aboutiront à une autre allocation ; mais cette nouvelle allocation peut-elle même être bloquée, et
ainsi de suite.
Les coalitions qui se forment et éventuellement sont détruites par
d’autres coalitions dans cette économie peuvent comprendre un nombre
d’agents allant de deux à un très grand nombre, jusqu’à la très grande
coalition dans laquelle tous les agents économiques sont présents.
Mais rien ne dit a priori que telle ou telle des coalitions potentielles
sera effectivement constituée.
La formation de coalitions continuera ainsi dans cette économie
jusqu’à ce qu’aucune nouvelle coalition ne puisse bloquer l’allocation
obtenue. Cette économie aura alors atteint son allocation finale, donc
ORGANISATIONS ET MARCHÉS I
21
un équilibre.
On appelle cœur (ou noyau) de l’économie l’ensemble des allocations qui ne sont bloquées par aucune coalition. Cet ensemble
(qui peut dans certains cas être vide) comporte la plupart du temps
un très grand nombre d’éléments ; cela signifie qu’il y a pluralité des
équilibres potentiels, l’équilibre qui sera obtenu n’est pas susceptible
d’être déterminé en principe, il dépend des conditions concrètes du
déroulement des évènements : il dépend du sentier ( propriété de pathdependency). On démontre sous des hypothèses assez générales que
l’équilibre walrasien est une des allocations du cœur.
La théorie edgeworthienne est beaucoup plus sobre en hypothèses
que celle de Walras, puisqu’il n’y a pas besoin d’imaginer un superagent. Cette propriété est soulignée ainsi dans le plus complet des
manuels de microéconomie :
The theory of the core is distinguished by its parsimony.
Its conceptual apparatus does not appeal to any specific
trading mechanism nor does it assume any particular institutional setup.[9, p. 653]
Pourtant cette phrase est excessive, car le processus de convergence
vers le cœur nécessite bel et bien une hypothèse très forte de mécanisme de marché : que les transactions n’aient pas lieu tant que l’allocation qui se réaliserait (si elles avaient lieu) n’appartient pas au cœur
de l’économie. Une telle hypothèse est extrèmement forte puisqu’elle
signifie que les agents préfèrent ne rien faire (au risque de mourir de
faim et de soif entretemps) plutôt que réaliser des transactions qui ne
seraient pas les meilleures pour eux.
Le modèle d’Edgeworth, qui certes repose sur moins d’hypothèses
organisationnelles que celui de Walras, n’a de portée qu’à condition
ORGANISATIONS ET MARCHÉS I
22
d’introduire un cadre institutionnel, et la citation ci-dessus montre que
les meilleurs économistes peuvent être inconscients de ce fait.
Il faut conclure, de ce premier regard sur la nécessaire complémentarité marché-organisation, qu’il est indispensable, pour l’économiste, de la faire figurer explicitement dans ses modèles, et même
d’en faire un objet d’étude.
2.3
Quelques modèles significatifs
On décrira ici quelques éléments classiques de la théorie économique qui ont posé en des termes nouveaux, chacun de son côté, la
question des rapports marché-organisation, et qui peuvent être interprétés eux-aussi dans le sens d’une complémentarité (plutôt que d’une
opposition) entre ces deux modes d’action.
2.3.1
Recherche d’informations sur un marché
Une très large catégorie de modèles traitent de situations dans
lesquelles le marché ne fournit pas spontanément toutes les informations que pourraient souhaiter détenir les décideurs, vendeurs ou
acheteurs. S TIGLER a été le premier [14] à proposer un tel modèle, et
il a été suivi par de nombreux économistes. Dans ce premier modèle
l’achat d’une voiture d’occasion est envisagé ; les acheteurs savent
que les prix peuvent être différents chez différents revendeurs, mais
ignorent où les prix les moins élevés se trouvent. Ils doivent visiter différents offreurs pour essayer de prendre la meilleure décision
possible. Chaque visite nouvelle apporte plus d’information sur la répartition des prix, mais aussi elle coûte en temps, argent et énergie.
ORGANISATIONS ET MARCHÉS I
23
Stigler a montré comment on pouvait caractériser la recherche optimale d’information si on suppose que les acheteurs peuvent évaluer
à chaque instant la probabilité de trouver un meilleur prix en effectuant une visite supplémentaire : cette visite supplémentaire ne sera
effectuée que si l’espérance de gain qui en résulterait est supérieure
au coût de la visite.
Par la suite de très nombreux modèles ont raffiné cette première
analyse, en particulier à propos du marché du travail : ce sont les
modèles de recherche d’emploi, dans lesquels un chômeur visite des
entreprises sans savoir à l’avance quel salaire leur sera offert (ni s’il
y a un poste disponible). À l’occasion de ces modèles a été proposée la notion de prix de réserve : le chômeur, connaissant le coût de
l’information (son coût de visite) ainsi que la probabilité de trouver
un meilleur salaire grâce à une visite additionnelle, peut décider avant
chaque visite quel est le salaire minimum qu’il faut lui proposer pour
qu’il accepte l’emploi - et stoppe sa recherche.
L’importance des hypothèses organisationnelles apparaît dans la
modélisation de l’équilibre de ce marché du travail. En effet, la modélisation du marché est sensible à une hypothèse importante en matière
d’organisation : la facilité avec laquelle les contrats de travail peuvent
être renégociés.
– Si à chaque période chaque poste est susceptible d’être occupé par un nouveau salarié, et chaque salarié peut changer librement d’emploi, le marché est fluide et son fonctionnement
aboutit à un équilibre de type traditionnel, sans chômage involontaire (c’est-à-dire qu’il n’y a aucun chômeur dont le salaire
de réserve soit inférieur au salaire effectif d’un travailleur), le
phénomène symétrique concernant les entreprises (poste non
rempli involontairement, c’est-à-dire une situation où une en-
ORGANISATIONS ET MARCHÉS I
24
treprise offrirait un salaire supérieur à celui que payent effectivement d’autres entreprises mais ne trouverait pas d’employé
pour l’occuper). Cet équilibre a les propriétés d’optimalité classiques.
– Dans le cas contraire où l’on introduit un lien privilégié entre
les salariés et les firmes, aboutissant à rendre difficile la mobilité sur le marché, le modèle de recherche d’emploi aboutit généralement à une situation d’équilibre qui est éloignée de
l’équilibre concurrentiel, et dans laquelle peuvent se présenter
du chômage involontaire et son symétrique : il est donc possible
que certains soient au chômage alors que leurs prétentions en
matière de salaire sont moindres que celles de salariés ayant un
emploi, et que certaines firmes ne puissent trouver à occuper
certains postes, alors qu’elles prêtes à payer des salaires plus
élevés que ceux payés par d’autres firmes qui ont pourvu tous
leurs postes. De tels équilibres - il en existe beaucoup - ne sont
évidemment pas optimaux.
Cette famille de modèles indique quelle est l’importance du contexte
institutionnel en matière d’équilibre et d’efficacité d’un marché sur
lequel l’information est rare. 2
2.3.2
Marché et information sur la qualité
La question de la qualité des biens est une autre question mettant en évidence la nécessité - selon des techniques variables - d’une
dimension organisationnelle de certains marchés.
2 On
peut consulter sur ce thème [11] et [8]
ORGANISATIONS ET MARCHÉS I
25
Le marché des tacots Un des modèles les plus classiques est celui d’A KERLOF [1]. Il prend comme exemple le marché des voitures d’occasion, sur lequel il estime qu’il y a de "bonnes" voitures
et d’autres qui sont des tacots ("lemons") plutôt indésirables. Mais
ce niveau de qualité est inobservable, et il en découle une asymétrie
d’information entre vendeurs et acheteurs : les premiers savent quelle
est la qualité de ce qu’ils veulent vendre, alors que les seconds se verront toujours dire que l’automobile qu’ils envisagent d’acquérir est
"en parfait état". Dans ces conditions les acheteurs doivent considérer
que leur achat ressemble à une loterie : si la probabilité d’acheter une
bonne voiture est b et celle d’acheter un tacot est de t = 1 − b, et si la
valeur que les agents attribuent aux deux types de voitures est respectivement vb et vt < vb , un acheteur rationnel (et neutre par rapport au
risque) n’offrira que bvb + tvt pour l’achat d’une voiture d’occasion,
ce qui est inférieur à la valeur d’une bonne voiture. Dans ces conditions, les propriétaires de bonnes voitures préfèreront les garder que
de les vendre à un tel prix, et le marché de l’automobile d’occasion ne
comportera que des tacots. Le défaut d’information sur la qualité détruit le marché des bonnes voitures d’occasion. C’est le phénomène
appelé sélection adverse, puisqu’alors le marché semble sélectionner
les seuls biens de mauvaise qualité.
La question de la sélection adverse ne se limite évidemment pas
au marché de l’automobile d’occasion. Akerlof a montré que l’assurancemaladie des personnes agées est rendue quasiment impossible par ce
même mécanisme (les personnes en mauvaise santé ne révèlent pas
leur état, rendant ainsi trop chère l’assurance-maladie pour celles qui
sont bien-portantes. De même il explique les taux d’intérêt très élevés
dans certains pays en développement par l’impossibilité de discriminer entre les bons et les mauvais débiteurs.
ORGANISATIONS ET MARCHÉS I
26
C’est l’organisation, privée ou publique, qui peut remédier à ce
problème, et permettre à ce marché d’exister pleinement. La question est de savoir comment l’information sur la qualité peut être révélée malgré tout, soit en incitant les vendeurs à révéler honnètement
cette qualité, soit en déterminant d’autres méthodes impliquant par
exemple des experts.
Les pouvoirs publics peuvent décider de mettre en place un système de visite obligatoire avant achat, qui déboucherait par exemple
soit sur une diffusion de l’information envers les acheteurs potentiels,
soit sur l’interdiction de vendre les tacots (auquel cas un marché serait
aussi détruit). Mais les agents privés peuvent très bien mettre en place
un système de certification de la qualité : les garages par exemple proposent des visites permettant de déterminer la qualité du bien avant
transaction.
L’organisation est nécessaire mais sa forme n’est pas déterminée
a priori.
La théorie du signal En réponse au problème posé par Akerlof,
S PENCE [12][13] élabore dès 1973 la théorie du signal. La question
de base qui est posée est celle de savoir comment des travailleurs plus
aptes que la moyenne peuvent faire pour se distinguer des autres sur le
marché du travail, c’est-à-dire pour informer les employeurs de leurs
talents.
Les hypothèses de ce modèle complexe sont les suivantes : les
travailleurs potentiels se divisent en deux catégories, selon leur productivité : les plus aptes ont une productivité pH , et les moins aptes,
pL . Le niveau d’éducation est perçu exclusivement comme un moyen
d’annoncer sa compétence (les études ne rendent pas plus productif),
27
ORGANISATIONS ET MARCHÉS I
et le coût d’une éducation de niveau e est c(e, p), avec c(0, p) = 0, et
∂c(e, p)
> 0;
∂e
∂c(e, p)
< 0;
∂p
∂c(e, p)
>0
∂e∂p
La première inégalité signifie que plus le coût de l’éducation grandit avec le niveau d’éducation choisi, et la seconde que pour un niveau d’éducation donné, le coût de l’éducation est plus lourd pour
les moins aptes que pour les plus aptes ( !). Le salaire gagné par le
travailleur i étant wi , il maximise son utilité qui est ui (wi , e|p) =
wi − c(e, p) quand e et p sont ses caractéristiques. Le niveau d’éducation est choisi de manière à maximiser l’utilité, cette maximisation
intervient donc au tout début des études qu’il entreprendra éventuellement.
Les firmes ont elles aussi une stratégie dans ce modèle, stratégie
qui dépend de leurs croyances
1. quant aux aptitudes d’un travailleur qui a un niveau d’éducation
donné e (plus e est grand, plus il y a de chances qu’elle le classe
dans les plus productifs) ;
2. quant aux aptitudes d’un travailleur à qui une autre firme a offert un salaire donné w (plus w est grand, plus il y a de chances
qu’elle le classe dans les plus productifs)
On n’entrera pas dans les détails de la modélisation, mais on décrira quelques-unes de ses conclusions.
Deux types d’équilibres peuvent se présenter dans ce jeu : des
"équilibres séparateurs" et des "équilibres mélangeants". Dans le premier cas, les plus productifs choisissent tous un certain niveau d’éducation non-nul, alors que les moins productifs choisissent e = 0 ;
dans ce cas, chaque travailleur sera rémunéré à sa productivité (pL ou
ORGANISATIONS ET MARCHÉS I
28
pH ). Dans le cas des équilibres mélangeants, le niveau d’éducation ne
permet pas de renseigner sur la qualité des travailleurs, et tous choisissent le même niveau d’éducation ; le salaire sera égal à l’espérance
de productivité des travailleurs.
Le fait qu’il y a deux types d’équilibres montre que l’émission de
signaux sur la qualité d’un produit par le vendeur n’est pas toujours
un mécanisme suffisant pour diffuser l’information3 . Mais comme on
l’a vu plus haut, il y a d’autres solutions à ce problème ; cependant,
rien n’assure que cette information sur la qualité peut en toute circonstance être diffusée.
2.3.3
Le théorème de Coase
Dans un autre ordre d’idées, la controverse portant sur les rôles
respectifs des pouvoirs publics et du marché en cas d’externalités met
une fois encore en évidence la nécessité d’une forme d’organisation
de marché.
En 1960, Coase publie un article remettant en cause la théorie des
externalités telle qu’elle avait été développée par P IGOU, et selon laquelle les externalités négatives devaient être découragées à l’aide de
taxes, et les externalités positives, encouragées par des subventions[3].
Rappelons qu’une externalité est une influence éxercée par un agent
économique sur un ou plusieurs autres mais non prise en compte par
le système des prix ; une externalité apparaît quand le coût pour la société d’une action (par exemple une production), c’est-à-dire son coût
social, n’est pas assumé totalement par celui qui entreprend cette action : il y a alors divergence entre coût social et coût privé - ce dernier
3 Rothschild et Stiglitz [5] ont cherché à améliorer ce modèle en attribuant aux
firmes un rôle moins passif ; c’est la théorie du screening.
ORGANISATIONS ET MARCHÉS I
29
étant plus faible en cas d’externalité négative, d’où l’idée d’introduire
une taxe pour rétablir cette égalité, et donc assurer que le calcul économique des agents tient compte de tous les coûts.
Coase considère que cette opposition entre coût social et coût
privé n’a de sens qu’à certaines conditions ; dans le cas d’une pollution par exemple, la divergence coût social - coût privé ne se présente que si il existe un vide juridique à propos de la propreté du bien
pollué. Prenons l’exemple d’une rivière qui est polluée par une usine
déversant des rejets toxiques qui tuent le poisson et rendent impossible la baignade. Le voisin en aval de l’usine ne peut donc plus ni
pêcher ni se baigner, encore moins boire l’eau de cette rivière : il subit une externalité négative. Pour Coase, il faut se demander si le droit
du lieu où se déroule cette triste histoire protège le voisin, ou s’il autorise l’usine à polluer à son gré, ou encore s’il est muet, ignorant le
problème.
En effet, si le droit sur la rivière est clairement attribué, soit à l’un
soit à l’autre, il n’y aura pas d’externalité et l’optimum sera atteint,
quelle que soit l’attribution du droit, à l’un ou à l’autre. On peut illustrer le raisonnement de Coase par l’exemple numérique suivant : soit
πp le profit réalisé en cas de pollution par l’entreprise et πc son profit
si elle ne pollue pas, avec évidemment πp > πc ; soit vp la valeur
attribuée à la rivière, en cas de pollution, par le riverain, et vc (>vp )
cette valeur si la rivière est propre. Le fait de polluer apporte pour les
deux personnes ensemble un supplément de valeur ∆W , relativement
à la non-pollution, de :
∆W = (πp − πc ) + (vp − vc )
le premier terme étant positif et le second négatif. Si ∆W est positif,
ORGANISATIONS ET MARCHÉS I
30
il est dans l’intérêt général que la pollution ait lieu, et dans le cas
contraire l’optimum est la non-pollution.
Coase montre alors que ce calcul sera effectué et guidera les décisions à condition que le droit soit précisément attribué, soit à l’un soit
à l’autre.
1. Supposons d’abord que le riverain soit propriétaire de la rivière ; il peut donc en interdire l’utilisation au pollueur. Mais
supposons que ∆W > 0 ; l’entreprise pourra offrir au riverain
une partie de son profit additionnel πp − πc pour le persuader
de le laisser faire ; une somme S respectant la double inégalité
πp − πc > S > vc − vp
pourra être négociée entre les deux agents : ils y trouveront tous
les deux leur intérêt et la pollution aura lieu. Si ∆W < 0, le
riverain empêche la firme de polluer et celle-ci ne peut rien faire
pour aller à l’encontre de la décision du riverain.
2. Quand la firme se voit attribuer le droit de polluer, et que ∆W >
0, le riverain ne peut rien faire pour l’en empêcher, et la pollution a lieu ; si ∆W < 0, les dommages subis par le pollué sont
plus importants que le supplément de profit dû à la pollution, et
le riverain proposera de compenser l’usine si elle cesse la pollution. Il se négociera une compensation Z satisfaisant la double
inégalité suivante :
πp − πc < Z < vc − vp
L’accord étant trouvé, la firme cessera sa pollution, ce qui est
optimal si ∆W < 0.
ORGANISATIONS ET MARCHÉS I
31
On vérifie aisément que dans une situation de non-attribution du
droit (vide juridique), ce type de raisonnement n’a pas de sens, puisqu’on ne négocie que sur des droits.
Compte tenu de ce qu’on vient de voir, le "théorème de Coase"4
s’énonce ainsi :
Quand les droits de propriété sont clairement attribués, les
problèmes d’externalité se règlent aisément par négociaton entre
l’émetteur et la victime de l’externalité ; la solution efficace sera
obtenue par accord entre les parties, et cette obtention ne dépend
pas de la répartition des droits (au pollueur ou au pollué)
Comme beaucoup de résultats économiques, ce théorème n’a de
validité empirique qu’autant que ses hypothèses s’appliquent. Une
hypothèse importante ici est que les agents ont la possibilité de négocier sans difficulté, sans coût. Le théorème de Coase repose donc
sur l’inexistence de coûts de transaction, coûts sur lesquels Coase luimême [2] a tant insisté dans son approche de la firme !
D’autre part, les cas d’externalité avec un émetteur et de nombreux récepteurs - c’est le cas généralement de la pollution des rivières ou de la pollution atmosphérique - ne se prêtent pas facilement
à la mécanique du théorème, puisqu’on imagine mal un pollueur traiter avec une multitude de pollués pour obtenir leur autorisation.
Du point des rapports entre organisation et marché, ce théorème
qui est un des éléments fondateurs de la théorie des droits de propriété
est interessant à deux titres :
1. Il montre l’importance de la structure juridique ou institutionnelle dans le bon fonctionnement des marchés ;
4 ce
terme de "théorème" n’a jamais été accepté par Coase
ORGANISATIONS ET MARCHÉS I
32
2. il montre aussi que les négociations nécessaires au fonctionnement des marchés ne portent pas uniquement sur l’achat et la
vente de biens et services (marché "pur") : elles s’étendent à des
formes plus complexes, comme ici des restrictions apportées au
comportement d’un ou plusieurs agents.
Références
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Economics, 1 :1–44, 1960.
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81 :1283–1308, 1973.
[12] A. M. Spence. Job market signaling. Quarterly Journal of Economics, 87 :355–74, 1973.
[13] A. M. Spence. Market Signaling. Harvard University Press,
Cambridge, Mass., 1974.
[14] George Stigler. The Economics of Information. Journal of Political Economy, 69, 1961.
[15] Léon Walras. Éléments d’économie politique pure. Corbaz, Lausanne, 1874-77.
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