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Quelle médecine pour demain?
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ne des grandes préoccupations de l’homme est de ne pas mourir. Nous avons peur de mourir,
nous avons peur d’en parler, nous évitons même le mot. C’est à la mort que la maladie et en par-
ticulier le cancer nous ramène.
Aujourd’hui, le corps est vécu comme une machine et le médecin comme son mécanicien. On aime à
penser qu’on peut entretenir son corps, tout réparer, changer des pièces et repousser l’idée de la mort
au-delà de toutes limites raisonnables. L’immortalité est un vieux fantasme des hommes, toujours pré-
sent. La science et la médecine en confortent l’idée. Un numéro du mois d’avril du Courrier International
consacrait un dossier aux mouvances de la science qui exploitent ce thème et titrait en première page,
citant un adepte de ce fantasme ‘La personne qui vivra éternellement est sans doute déjà née’. (1)
Essayer de concevoir quelle sera la médecine de demain nous conduit à jeter un regard sur le passé.L’huma-
nité a connu différents systèmes de pensée destinés à contourner l’idée de la maladie et de la mort. La
médecine n’a pas toujours existé telle que nous la concevons aujourd’hui mais la plupart des concepts qui
ont été développés n’ont jamais disparu et ont persisté à des degrés divers jusqu’à nos jours.
Très loin dans notre histoire, les hommes croyaient que la maladie et la mort étaient provoquées par la
malveillance des morts. L’ancêtre, puissant de son vivant, le devenait encore plus une fois mort. Honorer les
morts donna naissance à une grande variété de rites funéraires qui se fondaient tous sur le même prin-
cipe: il fallait que le corps du mort se sépare de son double (esprit, âme) pour qu’il quitte le monde des
vivants et ne revienne pas les perturber. Les corps mal séparés de leurs doubles donnèrent naissance à
la mythologie des fantômes et des vampires.
Le cannibalisme fut une des manières universelles de réaliser cette séparation: en mangeant la chair du
mort, on pensait l’intégrer, s’approprier sa force et peut-être même une partie de son identité. (2)
Plus tard, les dieux, traces des doubles, des ancêtres,des morts glorieux, prirent le pouvoir. C’étaient eux
qui pouvaient provoquer la maladie et la mort chez les humains qui ne les honoraient pas. Les dieux étaient
irritables mais s’ils étaient priés,ils pouvaient protéger les humains et les guérir. Les guérisseurs,les sorciers,
les prêtres devinrent les intercesseurs entre les dieux et les hommes.
Au début du deuxième millénaire et pendant plusieurs siècles, de grandes épidémies décimèrent l’Europe.
L’idée de Dieu ne pouvait rien pour les enrayer. La notion de contagion s’imposa assez vite. Les pauvres, les
mendiants, les vagabonds, ceux qui sans domicile allaient sur les routes puis pénétraient dans les villes,
furent considérés comme responsables des fléaux. Pour empêcher la contagion, il fallait donc les enfer-
mer. Le policier, représentant du roi, de l’état, devint alors celui qui pourrait faire barrière à l’épidémie et
à la mort en enfermant, en éloignant (hôpital, Hôtel-Dieu, galère), en organisant les soins, en imposant
les règles d’hygiène.
À l’avènement du capitalisme industriel, l’homme fut regardé comme l’outil de sa richesse nouvelle, comme
une machine raisonnante. La maladie était une panne de la machine qu‘il fallait pouvoir réparer. Depuis le
dix-huitième siècle, le médecin s’était progressivement imposé comme celui qui pouvait réparer les corps,
prévenir la maladie et repousser la mort. L’anatomie, la physiologie, la physique, la chimie, donnèrent aux
médecins des outils pour mieux comprendre et soigner. L’apogée du pouvoir médical culmina au ving-
tième siècle. De nouvelles technologies mises à la portée de tous, telles que la chirurgie micro-invasive,
l’imagerie computerisée, la biologie moléculaire, le décodage du génome humain, les thérapies ciblées,
les cellules souches, la thérapie génique, … permirent le développement de toutes les disciplines médicales
amenant l’espérance de vie à un niveau jamais atteint. Aujourd’hui, le fantasme d’immortalité est porté
par la science elle-même. (1)
ÉDITORIAL
JOURNAL DU RÉSEAU CANCER DE L’UNIVERSITÉ LIBRE DE BRUXELLES N°5 – AVRIL-MAI-JUIN 2006