I - La morale traditionnelle
Pour l’essentiel, et quel qu’ait été l’apport spécifique de la religion chrétienne, les
fondements de la morale des sociétés occidentales ont été établis dans les civilisations
grecque et romaine à la conjonction de la pratique sociale et de la réflexion philosophique.
Cette morale traditionnelle, où l’âme de l’homme devait se situer à son rang exact dans la
hiérarchie du monde et de la cité, était absolument étrangère à l’histoire. Notre vocabulaire,
qui provient à la fois d’Athènes et de Rome, hésite souvent aujourd’hui à choisir entre la
morale et l’éthique. On sait, pourtant, que ces deux termes sont sémantiquement
équivalents : l’ethos grec, qui fonde notre éthique, évoque le comportement et les mœurs
des hommes au même titre que le latin mos, moris, dont le français tire directement le
terme de «morale». La tradition philosophique, comme la langue elle-même, ne
distingueront guère l’éthique de la morale jusqu’au vingtième siècle ; tout au plus notera-t-
on que le terme d’"éthique" a longtemps gardé, et garde sans doute encore, le privilège de
renvoyer, du fait de son origine grecque, à la réflexion morale et aux théories des
philosophes - pensons à Aristote et à Spinoza -alors que la morale renvoyait à la fois à la
langue commune comme à la pratique commune, entendons à la morale chrétienne dans
son exigence de moralité intérieure. On pourrait encore ajouter que l’idée de «morale»
implique un monde de normes idéales que la moralité effective des individus et des groupes
ne parvient jamais à réaliser, alors que l’idée d’«éthique» laisse davantage entendre le souci
d’une réflexion théorique, pour ne pas dire académique, comme celle qui nous conduit
aujourd’hui à nous retrouver dans ce colloque. Le nom même de l’organisateur est déjà
significatif : il s’agit du Centre de Recherches en Éthique économique de l’Université d’Aix-
Marseille III. L’expression parallèle de «morale économique» renverrait plutôt aux contenus
effectifs des pratiques économiques de la société, dans une perspective concrète, et non à
des recherches d’ordre spéculatif dégagées de toute allégeance envers des conduites
sociales particulières.
Les philosophes grecs comme les citoyens grecs, pour leur part, ne connaissent que
l’éthique. Ce qui intéresse en effet l’homme grec, qu’il soit spectateur ou acteur du théâtre
du monde, on le voit dès les chants homériques, c’est l’ethos des hommes, entendons leur
attitude et leur conduite face aux difficultés de la vie et à la crainte de la mort. Dès lors
l’ethos est toujours digne d’intérêt, voire d’admiration, serait-il celui non des Grecs, mais des
Barbares, comme dans l’Enquête d’Hérodote ou les Perses d’Eschyle. Et cet ethos évoque
aussitôt le caractère propre de l’homme, sa façon de se tenir devant la réalité, on pourrait
dire son style de vie : je pense à la remarque de Platon, dans le Théétète, sur le philosophe
qui sait «remonter son manteau sur l’épaule droite à la façon d’un homme libre» (175 e) ou,
en écho, à la brève notation de Nietzsche : «Tout est une affaire d’allure». Mais, plus
originellement, l’ethos désigne la manière spécifique dont l’homme habite le monde. Le
premier sens du terme est en effet la «demeure» et l’«habitation», que le latin rendra
ensuite par habitus, c’est-à-dire par «habitude». L’habitude d’un homme n’est au fond rien
d’autre que sa façon d’«habiter» la cité, le monde et, bien entendu, soi-même. Quel est cet
ethos qui m’habite et me donne ainsi mon caractère et mon identité ?
Le fragment 119 d’Héraclite y répond en trois mots brefs : êthos anthrôpou daimôn. «le
caractère de l’homme - son ethos - est son démon». Dans un texte célèbre, la Lettre sur
l’humanisme de 1947, Heidegger interprète ce fragment comme «la façon dont l’homme
habite (bauen) le monde», en rappelant que l’allemand bauen, «bâtir», et, primitivement,
«habiter», est le même mot que bin, «suis», de telle sorte que ich bin, «je suis» signifie à