Et les peaux ont le grain et leur nuance comme les voix ont leur timbre et leurs inflexions : les voix sont plurielles,leurs pos-
tures multiples. Avec l’oral nous sommes dans un univers vaste où les codes se chevauchent, où les compétences se complètent,
où les pratiques sont complexes, évanescentes, impalpables, et où les voies (voix) s’entrecroisent.
Dès lors, quelles tâches demander, quelles activités proposer, quelle progression et quelle évaluation mettre en place pour
des pratiques où s’entrechoquent des valeurs, où s’affrontent des registres et où l’on a besoin de maîtriser sa voix, de contrôler
ses mimiques, de faire preuve parfois d’opportunisme et de faire appel à des savoirs référentiels divers. Qu’accepter en classe,
quel consensus instaurer avec ses élèves, quelles normes, quels cadres, quelles exigences de correction, quels garde-fous mettre
en place pour des échanges intéressants, productifs et, pour certains, évaluables ?
Enfin, 1’oral est tout simplement affaire d’écoute et de bienveillance, donc de temps : il faut (faire) aimer la lenteur de l’oral
pour goûter à ce miracle de la prise de silence, cette pause faite d’attentions, de mémoire et d’anticipation, car le silence aussi
est nécessaire à l’oral. Il n’est pas un manque : il est attente patiente de la parole d’autrui, asile, lieu et moment où cesse toute
hostilité mais, sans doute, temps de rumination et d’appropriation de la parole de l’autre et des savoirs.
Mais 1’oral est aussi un sport individuel complexe, qu’on ne doit pas compliquer. Nul besoin d’instru m e n t a l i s at i o n , « d ’ i n g é-
n i e rie pédagogique sophistiquée » , d’autant que l’oral en classe ne peut exister que si l’on fait confiance aux élèves et que si on
les associe à l’éva l u ation et à la construction des activités.
Sport individuel mais se pratiquant en équipe, activité bruyante, 1’oral a le droit au « brouillon » pour devenir parole organi-
sée, où le professeur,médiateur des savoirs, garde sa place,non plus première mais cependant nécessaire pour que celle de
l’adolescent existe, pour que chaque élève parle aux autres et non devant les autres.
Alors pourquoi ne pas s’y risquer ? comment mettre en place un cadre palpable des jalons qui permettraient de décider ce qui
est faisable, acceptable pour apprendre l’oral et par l’oral,ce qui permet l’évaluation,la rencontre et la discussion des normes et
des codes ? Sans cependant ignorer ce qui reste pendant, ce qui fait résistance. Nous avons pris le témoin tendu par d’autres et
emprunté une piste en cours de défrichement ; à d’autres de nous rejoindre sur le chemin qu’emprunte ce dixième numéro de
Lettres Ouvertes.
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Dans son œuvre de romancier, comme dans son travail au sein d’ateliers d’écriture, François Bon accorde un rôle essentiel à
la parole, d’une part, comme manifestation du moi intime et social de l’individu et d’autre part, comme condition inéluctable de
l’accession à l’écrit. C’est cette présence de l’oral et de la voix dans la littérature et l’écrit,mais aussi – plus largement – dans la
vie que nous rappelle François Bon. Ce dernier se fait en outre le porte-parole de ceux qui auraient tellement besoin de s’expri-
mer et pour lesquels parler semble véritablement insurmontable ; c’est aussi cette attente multiple, diffuse – et si pesante – qu’il
formule, celle qu’il a ressentie au contact des plus socialement démunis – prisonniers,exclus,élèves en difficulté scolaire – qu’il
accueille dans des ateliers d’écriture où le passage à l’oral s’offre comme une propédeutique à l’écrit.
La première partie de ce numéro va en fixer les enjeux.
La demande sociale variée et complexe perçue par François Bon a été prise en compte par l’institution puisque les nouveaux
programmes de collège et les quarante-neuf principes du rapport d’étape – résultat de la consultation nationale sur les savoirs à
enseigner au lycée – mettent en relief l’importance du statut accordé à ce domaine de compétences et les genres de l’oral –
débat, exposé, etc. – se voient accorder une place de choix, et cela dans toutes les disciplines.
C’est justement à une lecture fine des Instructions officielles de collège que se liv re le linguiste Philippe Blanch e t , qui mesure,
en ce domaine, les améliorations notables dans la place réservée à l’oral : objectifs et ex i gences liés à ce champ de compétences
sont énoncés cl a i re m e n t , à défaut d’être véri t ablement ex p l i c i t é s ; Philippe Blanchet invite les concep t e u rs des programmes à être
d ’ a i l l e u rs plus largement ex p l i c atifs sur les référents théoriques – notamment ceux de la prag m atique – qui sous-tendent la fo rmu-
l ation des programmes. Il émet cependant quelques réserves en ce qui concerne la notion de norme langagi è re, c o nviant les ensei-
gnants à une ap p ro che pluri n o rmaliste de la langue – notamment dans la dive rsité des rap p o rts grap h i e / p h o n i e, va ri able selon les
t raditions culturelles et langagi è re s , et ce, pour qu’un enseignement de l’oral soit effi c a c e.
Car les enjeux sont grands, nous confirme Marielle Rispail, qui est allée au milieu des élèves et a entendu leurs griefs et leurs
demandes formulés au sujet de l’oral. Ces élèves sont en effet tout à fait conscients des jeux du pouvoir et de savoir qui se dérou-
lent dans la classe. Marielle Rispail essaie de cerner les conditions favo risant ce que seraient – dans le cadre de l’école – de véri-
t ables « c o nduites langagières » où les élèves seraient des acteurs dans leur apprentissage.
Ces conditions favorables, Marie-France Mailhos a tenté de les repérer en étudiant comment, dans un cours de langue – en
l’occurrence, l’anglais – une réelle communication entre élèves et entre professeur et élèves peut s’instaurer en classe. À travers
deux exemples – l’un, d’une communication interrompue par le professeur qui confisque de fait la parole et le pouvoir, l’autre,
d’une communication réussie où les élèves sont les acteurs d’un véritable échange –, Marie-France Mailhos montre les possibi-
lités d’un apprentissage efficace de l’oral en classe.
Pour conclure cette première partie centrée sur les enjeux et les conditions d’un enseignement de l’oral, Vincent Calvez va
s’interroger sur l’oral comme objet d’enseignement, l’extension de son champ et les limites choisies : il envisage alors les fonc-
tions de l’oral qu’il conviendrait de privilégier auprès des élèves pour leur permettre d’être eux-mêmes, de vivre avec les autres
mais aussi d’apprendre.