Lettres Ouvertes n° 10 Enjeux de l`oral

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Lettres Ouvertes n° 10
Enjeux de l’oral
SOMMAIRE
5
Éditorial (Jean-René KERESPERT)
11
L’oral, si mal entendu (François BON )
17
51
Pratiques de l’oral, variations linguistiques et maîtrise des discours : de la théorie… aux Instructions officielles
(Philippe BLANCHET)
L’oral dans la classe : comment en parler ? (Marielle RISPAIL)
La communication orale dans la classe de langue
ou : « l’homme dans la langue » (Marie-France MAILHOS)
Quelles fonctions de l’oral privilégier ? (Vincent CALVEZ)
57
La puissance de la voix (Michelle TOURET)
29
41
Un compte-rendu oral en classe de 5e (Gwen BRIS)
L’interdisciplinarité au service de l’oral des élèves
(Marie-Hélène COU, Marie-Noëlle GOUGAY)
79 Protocole d’entraînement à la première partie de l’oral du bac
ou une manière de donner la parole aux élèves
(Marie-Ange MONSELLIER)
87 Le panel ou comment jouer à débattre (Vincent CALVEZ)
93 L’oral de l’« autre » (Jean-Luc PILORGÉ)
101 Transcription et analyse d’un discours oral. Démarche réflexive et grammaire de l’oral (Daniel GESTIN)
63
71
109 Notes de lecture
– Transcription et analyse de l’oral : les travaux du GARS
(Daniel GESTIN)
– Prison de François Bon (Jean-René KERESPERT)
É DITORIAL
P
OURQUOI est-on si réticent à faire entrer dans les classes « cet oral qui frappe à la porte » depuis si longtemps ? Pourquoi
semble-t-on ignorer cet univers, si urgent à ramener à « la première surface de l’échange » ? Cette crainte et cet évitement, s’ils sont en partie explicables, vont devenir inexcusables : d’une part, parce qu’une demande sociale multiple
(qu’il s’agisse de construction de soi, de savoir-faire professionnels, de renouvellement des configurations familiales…) appelle
une prise en compte urgente de l’oral, d’autre part,parce que les Instructions officielles nous l’enjoignent en particulier en classe
de 6e où l’oral se voit enfin accorder un statut comparable à celui de l’écrit et de la lecture.
Or chacun – élèves et maîtres – peut mesurer les prises de risques qu’implique toute prise de parole dans la classe. En effet,
si elle est valorisante pour les « bons élèves », la pratique de l’oral met à nu le manque de maîtrise langagière et/ou la fragilité
psychologique de l’enfant et l’expose à une stigmatisation sociale dévalorisante d’autant plus forte qu’elle est, en général, silencieuse.
Soumise à tant de conditions pour mériter d’être, la parole de l’élève se trouve au cœur de la « scission des niveaux » de
classe. Cette parole est d’ailleurs presque toujours seconde par rapport à celle du professeur :on répond au professeur, devant les
autres, et souvent par cœur ou en lisant des mots : bref, on ne parle pas véritablement en classe, d’autant plus que le professeur,
plus ou moins inconsciemment, ne veut pas se voir déposséder de son rôle de meneur de jeu. La plupart du temps, personne ne
trouvant sa place, personne ne prend le risque d’un véritable échange, d’autant que les conditions favorables à une évaluation
décente – c’est-à-dire acceptable par tous, palpable, maîtrisable – ne sont pas toujours réunies.
C’est qu’en effet « l’être tout entier » s’engage dans la parole, qui est « saisie sensuelle du monde ». S’il est vrai que déjà
l’écrit d’un narrateur débutant révèle sinon un style et une personne, que dire alors de l’oral où « la langue devient la peau » – si
translucide – d’un « tambour » plein de résonances.
« Les mots sont sensibles. » L’oral permet une lisibilité de l’être, entraîne une révélation de soi, expose à un danger, que nos
élèves croient ne pas percevoir à tort dans la pratique de l’écrit, dont les codes sont des masques derrière lesquelles on pense
pouvoir se cacher, s’abriter. À l’oral, le cœur, le corps sont mis à nu…
Et les peaux ont le grain et leur nuance comme les voix ont leur timbre et leurs inflexions : les voix sont plurielles, leurs postures multiples. Avec l’oral nous sommes dans un univers vaste où les codes se chevauchent, où les compétences se complètent,
où les pratiques sont complexes, évanescentes, impalpables, et où les voies (voix) s’entrecroisent.
Dès lors, quelles tâches demander, quelles activités proposer, quelle progression et quelle évaluation mettre en place pour
des pratiques où s’entrechoquent des valeurs, où s’affrontent des registres et où l’on a besoin de maîtriser sa voix, de contrôler
ses mimiques, de faire preuve parfois d’opportunisme et de faire appel à des savoirs référentiels divers. Qu’accepter en classe,
quel consensus instaurer avec ses élèves, quelles normes, quels cadres, quelles exigences de correction, quels garde-fous mettre
en place pour des échanges intéressants, productifs et, pour certains, évaluables ?
Enfin, 1’oral est tout simplement affaire d’écoute et de bienveillance, donc de temps : il faut (faire) aimer la lenteur de l’oral
pour goûter à ce miracle de la prise de silence, cette pause faite d’attentions, de mémoire et d’anticipation, car le silence aussi
est nécessaire à l’oral. Il n’est pas un manque : il est attente patiente de la parole d’autrui, asile, lieu et moment où cesse toute
hostilité mais, sans doute, temps de rumination et d’appropriation de la parole de l’autre et des savoirs.
Mais 1’oral est aussi un sport individuel complexe, qu’on ne doit pas compliquer. Nul besoin d’instrumentalisation,« d’ingénierie pédagogique sophistiquée », d’autant que l’oral en classe ne peut exister que si l’on fait confiance aux élèves et que si on
les associe à l’évaluation et à la construction des activités.
Sport individuel mais se pratiquant en équipe, activité bruyante, 1’oral a le droit au « brouillon » pour devenir parole organisée, où le professeur, médiateur des savoirs, garde sa place, non plus première mais cependant nécessaire pour que celle de
l’adolescent existe, pour que chaque élève parle aux autres et non devant les autres.
Alors pourquoi ne pas s’y risquer ? comment mettre en place un cadre palpable des jalons qui permettraient de décider ce qui
est faisable, acceptable pour apprendre l’oral et par l’oral, ce qui permet l’évaluation, la rencontre et la discussion des normes et
des codes ? Sans cependant ignorer ce qui reste pendant, ce qui fait résistance. Nous avons pris le témoin tendu par d’autres et
emprunté une piste en cours de défrichement ; à d’autres de nous rejoindre sur le chemin qu’emprunte ce dixième numéro de
Lettres Ouvertes.
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Dans son œuvre de romancier, comme dans son travail au sein d’ateliers d’écriture, François Bon accorde un rôle essentiel à
la parole, d’une part, comme manifestation du moi intime et social de l’individu et d’autre part, comme condition inéluctable de
l’accession à l’écrit. C’est cette présence de l’oral et de la voix dans la littérature et l’écrit, mais aussi – plus largement – dans la
vie que nous rappelle François Bon. Ce dernier se fait en outre le porte-parole de ceux qui auraient tellement besoin de s’exprimer et pour lesquels parler semble véritablement insurmontable ; c’est aussi cette attente multiple, diffuse – et si pesante – qu’il
formule, celle qu’il a ressentie au contact des plus socialement démunis – prisonniers, exclus,élèves en difficulté scolaire – qu’il
accueille dans des ateliers d’écriture où le passage à l’oral s’offre comme une propédeutique à l’écrit.
La première partie de ce numéro va en fixer les enjeux.
La demande sociale variée et complexe perçue par François Bon a été prise en compte par l’institution puisque les nouveaux
programmes de collège et les quarante-neuf principes du rapport d’étape – résultat de la consultation nationale sur les savoirs à
enseigner au lycée – mettent en relief l’importance du statut accordé à ce domaine de compétences et les genres de l’oral –
débat, exposé, etc. – se voient accorder une place de choix, et cela dans toutes les disciplines.
C’est justement à une lecture fine des Instructions officielles de collège que se livre le linguiste Philippe Blanchet, qui mesure,
en ce domaine, les améliorations notables dans la place réservée à l’oral : objectifs et exigences liés à ce champ de compétences
sont énoncés clairement, à défaut d’être véritablement explicités ; Philippe Blanchet invite les concepteurs des programmes à être
d’ailleurs plus largement explicatifs sur les référents théoriques – notamment ceux de la pragmatique – qui sous-tendent la formulation des programmes. Il émet cependant quelques réserves en ce qui concerne la notion de norme langagière, conviant les enseignants à une approche plurinormaliste de la langue – notamment dans la diversité des rapports graphie/phonie, variable selon les
traditions culturelles et langagières, et ce, pour qu’un enseignement de l’oral soit efficace.
Car les enjeux sont grands, nous confirme Marielle Rispail, qui est allée au milieu des élèves et a entendu leurs griefs et leurs
demandes formulés au sujet de l’oral. Ces élèves sont en effet tout à fait conscients des jeux du pouvoir et de savoir qui se déroulent dans la classe. Marielle Rispail essaie de cerner les conditions favorisant ce que seraient – dans le cadre de l’école – de véritables « conduites langagières » où les élèves seraient des acteurs dans leur apprentissage.
Ces conditions favorables, Marie-France Mailhos a tenté de les repérer en étudiant comment, dans un cours de langue – en
l’occurrence, l’anglais – une réelle communication entre élèves et entre professeur et élèves peut s’instaurer en classe. À travers
deux exemples – l’un, d’une communication interrompue par le professeur qui confisque de fait la parole et le pouvoir, l’autre,
d’une communication réussie où les élèves sont les acteurs d’un véritable échange –, Marie-France Mailhos montre les possibilités d’un apprentissage efficace de l’oral en classe.
Pour conclure cette première partie centrée sur les enjeux et les conditions d’un enseignement de l’oral, Vincent Calvez va
s’interroger sur l’oral comme objet d’enseignement, l’extension de son champ et les limites choisies : il envisage alors les fonctions de l’oral qu’il conviendrait de privilégier auprès des élèves pour leur permettre d’être eux-mêmes, de vivre avec les autres
mais aussi d’apprendre.
Entre les articles portant sur les enjeux d’un enseignement de l’oral et ceux qui s’emploient à en développer les pratiques,
accordons-nous une pause avec Michèle Touret qui nous montre que la littérature n’existe pleinement que mise en voix, peutêtre à travers son grain, dont on sait combien il est cher à Barthes. Les écrivains rêvent de retrouver la puissance de la voix ;
Michèle Touret nous explique que certaines périodes de l’histoire sont propices au renouvellement des voix romanesques ou
poétiques, qui peuvent alors accueillir la parole quotidienne. Elle nous propose une perspective inattendue pour déceler les liens
forts et parfois invisibles entre histoire et histoire littéraire.
La seconde partie de ce numéro propose des exemples d’activités simples et de séquences déjà expérimentées dans le
domaine de l’oral. L’objectif principal de ces articles est de montrer comment il n’est pas besoin de dispositifs compliqués pour
que la parole des élèves existe dans la classe.
C’est ainsi que Gwen Bris exploite une situation de communication vraie et imprévue pour mettre en place en classe de 5e un
dispositif simple qui rend nécessaires – pour les élèves et le professeur – les genres du compte-rendu oral et donc de l’exposé,
d’autant que ce dispositif s’inscrit dans un travail interdisciplinaire mettant en jeu des modalités d’appréhension diverses de
l’oral.
C’est justement cette interdisciplinarité qui a été le point de départ du travail de Marie-Hélène Cou – qui enseigne la communication à des élèves de 1re STT, qu’elle a préparés à l’oral de l’EAF, en collaboration avec sa collègue de lettres. MarieHélène Cou nous montre que dans un dispositif institutionnel simple – deux heures de cours hebdomadaires, assurées à la fois
par le professeur de communication et par le professeur de lettres – les compétences acquises dans un domaine sont aisément
transférables : les savoirs et savoir-faire en matière de communication (aisance, élocution, gestuelle, etc.) s’ajoutent aux acquis
littéraires ; et réciproquement, les compétences littéraires enrichissent les techniques apparemment formelles de communication.
Marie-Ange Monsellier se livre à une approche plus disciplinaire de la préparation à l’épreuve institutionnelle de l’oral au
baccalauréat. Partant du principe que 1’apprentissage ne s’effectue qu’au terme d’activités pensées au sein d’un dispositif précis, elle invite les élèves à pratiquer des jeux de rôle à partir d’une distribution très cadrée, faisant intervenir les différents partenaires de l’épreuve orale de l’EAF. Les élèves vont successivement adopter les postures du questionneur, du questionné, de
l’observateur silencieux, de celui qui, disposant de l’intégralité des notes de cours, pourra aider le questionneur dans son entreprise « inquisitrice ». Ce dispositif apparemment simple va mettre les élèves en position de s’approprier des contenus littéraires
puisqu’ils auront un comportement non plus exclusivement discursif mais aussi métadiscussif.
Dans sa seconde contribution, Vincent Calvez nous montre qu’avec le dispositif simple qu’il décrit – le panel – le professeur
peut tenter de susciter une libération de la parole dans la classe. À des élèves « timides », « réservés », « passifs », « indifférents », Vincent Calvez ne prétend pas proposer une panacée mais il montre que le rôle du professeur de lettres à travers l’oral
est aussi de tenter de (re)socialiser des élèves paralysés par leurs manques divers et de les réconcilier avec l’école et le travail
scolaire, par l’oral.
C’est aussi à des élèves en difficulté qui vont quitter le collège pour rejoindre le monde du travail que Jean-Luc Pilorgé propose des activités dont la mise en œuvre peut se faire facilement et dont les objectifs rejoignent ceux de Vincent Calvez : par
l’oral, réconcilier avec le français des élèves en difficulté. En proposant à ses élèves d’aller interviewer des adultes sur le métier
qu’ils exercent, Jean-Luc Pilorgé fait sortir ses élèves de l’école, cependant en leur donnant les moyens d’y revenir pour réussir en
analysant les comportements langagiers : Jean-Luc Pilorgé place ses élèves dans des situations de communications vraies et
variées – à l’oral et l’écrit – en leur faisant mener des « conduites langagières » mais aussi en leur proposant une réflexion, sur
l’oral et l’écrit.
Car cette réflexion métadiscursive sur l’oral est nécessaire au professeur et aux élèves. Daniel Gestin nous montre qu’elle est
beaucoup plus complexe qu’on ne le pense. Analysant la transcription écrite d’une intervention orale de Michèle Touret… parlant de l’oral, Daniel Gestin nous montre – à travers l’exemple d’un universitaire dominant son sujet et sa langue – combien les
propos initiaux de Philippe Blanchet sont clairs : l’oral fait coexister de multiples codes, fait appel à diverses normes qui se combinent, et qui diffèrent de celles de l’écrit. C’est donc sur la syntaxe spécifique de l’oral que Daniel Gestin attire notre attention.
Cette grammaire dessine, en filigramme, la problématique essentielle de l’enseignement de l’oral : tant que l’oral demeurera
– pour les enseignants – un objet mouvant, mal défini, offrant des situations de communication si diverses et aux enjeux souvent
multiples, tant qu’il ne sera envisagé que comme un sous-produit de l’écrit dont il accepterait implicitement les codes – en tous
cas dans les situations scolaires – on ne pourra présenter l’oral comme un objet d’apprentissage véritable.
À nous donc de travailler à l’élaboration de normes – en termes de recevabilité – pour les différents types d’oraux qu’il faudra
d’ailleurs bien nommer un jour. On devra sans doute accorder à ces normes un degré de souplesse variant selon les objectifs à
atteindre, les types de situations langagières, la prééminence accordée à la part spontanée et à la part travaillée de 1’oral pour
chaque activité proposée. À ce moment-là seulement, on pourra parler d’évaluation, non pas de l’oral, mais des oraux ; à ce
moment-là, on pourra parler de méthodes d’apprentissage de l’oral ; car il est à remarquer que si les nouveaux programmes du
collège accordent un statut enfin équivalent à la lecture, à l’écrit et à 1’oral, ils restent particulièrement discrets sur les modalités
d’apprentissage de l’oral – ce qui n’a rien d’étonnant, vu la complexité du champ envisagé.
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