La communication des émotions dans les échanges médiatisés par

Article publié en 2008 dans Bulletin de Psychologie, tome 61 (4), pp. 389-404.
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La communication des émotions dans les échanges médiatisés par ordinateur :
bilan et perspectives
Nadia Gauducheau
Université de technologie de Troyes
Equipe Tech-CICO/ ICD, CNRS FRE 2848
12 rue Marie Curie, BP 2060, 10010 Troyes cedex
Résumé :
L’objectif de cet article est de déterminer si les dispositifs de Communication Ecrite Médiatisée par Ordinateur
(CEMO), tels que le courrier électronique ou les forums, rendent difficiles ou non l’expression et la compréhension
des émotions. Pour traiter cette question, nous nous appuierons sur des travaux portant sur la communication
émotionnelle en situation de face-à-face et de CEMO. Deux thèses contradictoires sont mises en évidence. Selon la
première, la CEMO engendre des incompréhensions sur la dimension émotionnelle. Selon la seconde, la CEMO est
favorable à la communication émotionnelle, les échanges étant perçus comme intimes et les individus manifestant
leurs émotions par divers procédés. A partir d’une analyse critique de ces travaux, nous proposons d’expliquer ces
contradictions et avançons quelques principes méthodologiques qui pourraient permettre de les dépasser.
Mots-clés : communication médiatisée par ordinateur, communication non verbale, émotion, interactions
sociales
INTRODUCTION
Depuis quelques années, les dispositifs de Communication Médiatisée par Ordinateur (CMO)
sont massivement utilisés, aussi bien dans les activités professionnelles que personnelles. Ces
dispositifs permettent à des participants distants physiquement de communiquer. La plupart
implique une Communication Ecrite Médiatisée par Ordinateur (CEMO) : forums, chat, courrier
électronique, messagerie instantanée. Les participants ne s’entendent pas et ne se voient pas1
mais peuvent communiquer par l’envoi de messages écrits, qui combinent généralement
certaines caractéristiques des registres écrit et oral (Marcoccia, 2000a ; Marcoccia et
Gauducheau, 2007 ; Riva, 2001). Les dispositifs peuvent être distingués selon le caractère
synchrone ou asynchrone de la communication. Dans un dispositif synchrone, les participants
sont connectés au même moment et peuvent réagir aux messages en temps réel (par exemple, le
chat, la messagerie instantanée). Dans un dispositif asynchrone, les participants ne sont pas
nécessairement connectés au même moment. L’envoi d’un message, sa consultation et la réponse
à ce message peuvent être différés (par exemple, le courrier électronique et les forums de
discussion).
L’impact de la CEMO sur les relations sociales fait l’objet de recherches depuis une dizaine
d’années, portant notamment sur la construction de relations intimes (Hian, Chuan, Trevor et
Detenber, 2004 ; Walther, 1996), sur la conscience de soi et la prégnance des normes sociales
(Joinson, 2001 ; Postmes, Spears et Lea., 1999).
1 Sauf dans le cas de la visioconférence qui ne sera pas traité dans cet article.
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La dimension émotionnelle des échanges est souvent abordée dans ces travaux mais ne fait pas
réellement l’objet d’études spécifiques. Pourtant, l’expression des émotions joue un rôle central
dans la régulation des interactions humaines et dans la construction des relations sociales
(Dindia, 2002 ; Keltner et Haidt, 1999). Par ailleurs, le partage d’émotions est une activité
courante dans les situations de CEMO (Preece, 1999). Il suffit pour s’en persuader de noter le
nombre important de sites et forums dédiés aux rencontres (par exemple, Meetic) et à l’entraide
(par exemple, Doctissimo).
L’objectif de cet article est d’analyser l’impact de la CEMO sur la communication des émotions.
Pour mener ce projet, il paraît intéressant de faire une synthèse des études consacrées à ce sujet,
même si, bien souvent, la dimension émotionnelle des échanges y est traitée de façon indirecte
(par exemple en étudiant l’intimité). Ces études nous permettent de disposer de données
intéressantes, bien qu’hétérogènes et contradictoires. Cette synthèse a donc pour objectif
d’organiser ces données afin de dégager quelques éléments pour aborder cette question de
l’influence de la CEMO sur la communication des émotions, de comprendre les contradictions
repérées et de proposer un cadre d’analyse pour aborder cette question. Par ailleurs, l’intérêt de
cette synthèse est qu’elle présente des travaux encore peu diffusés dans les revues de
psychologie en français.
Dans la première partie de l’article, nous proposons un rappel sur le rôle des émotions dans les
interactions sociales en face-à-face et décrivons les mécanismes impliqués dans la production et
la compréhension des émotions : le non verbal et le contexte social.
La deuxième partie présente une synthèse des travaux concernant l’effet de la CEMO sur la
communication des émotions et partent d’une même observation : la communication des
émotions en CEMO est problématique car il s’agit d’un mode de communication écrit et
décontextualisé. Selon une première approche, ces caractéristiques ont un effet négatif sur
l’expression et, plus encore, sur la compréhension des états psychologiques et des émotions
d’autrui. Selon une seconde approche, ces mêmes caractéristiques n’empêchent pas l’expression
et la compréhension des émotions, et peut même les favoriser. Les échanges sont perçus comme
intimes ; les individus utilisent divers procédés pour manifester leurs émotions.
Nous ferons alors, dans la troisième partie, un bilan critique des travaux défendant ces deux
thèses, en présentant les problèmes méthodologiques qu’ils posent et les questions qu’ils
n’arrivent pas à résoudre.
Nous exposerons, dans la dernière partie de l’article, quelques perspectives méthodologiques
pour dépasser ces problèmes et les contradictions entre les deux thèses. Ainsi, nous proposons
d'analyser l’expression et la compréhension des émotions conjointement, en intégrant le rôle des
normes expressives, et en tenant compte de la fonction des émotions dans les échanges, par
rapport à une activité et à un contexte particulier.
EMOTION ET INTERACTIONS
Fonctions de l’expression des émotions dans les interactions sociales
L’émotion est une réaction complexe de l’individu face à un état de l’environnement ou
un évènement. C’est un processus comportant plusieurs composantes : une composante
d’évaluation cognitive des situations, une composante d’activation physiologique, une
composante d’ébauche d’action et de préparation du comportement, une composante
d’expression motrice et faciale et enfin une composante d’expérience subjective (Scherer, 1984).
Pour Frijda (1986), les émotions constituent un état de préparation à exécuter un certain type
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d’action, à accomplir un changement relationnel ou maintenir une certaine relation avec
l’environnement.
Les expressions émotionnelles d’un individu fournissent des informations sur ses états mentaux
(intentions, sentiments, croyances, désirs), et permettent ainsi les ajustements interindividuels et
la coordination avec autrui (voir par exemple, Bretherton, Fritz, Zahn-Waxler et Ridgeway,
1986; Keltner et Haidt, 1999). La signification accordée aux comportements expressifs varie
selon la définition que chaque théorie propose de la nature du phénomène émotionnel. Par
exemple, dans le cadre des théories cognitives, les comportements expressifs révèlent les
traitements cognitifs réalisés par l’individu sur la situation, et l’évaluation qu’il fait de cette
situation (Scherer, 1992). Pour le face-à-face, Tcherkassof (1996), qui s’appuie sur la théorie de
Frijda (1986), montre que les comportements expressifs faciaux renseignent sur la tendance à
l’action de l’individu : par exemple, l’expression faciale de peur exprime une tendance à s’enfuir
(évitement). Hess et Kirouac (2000) considèrent que la fonction de l’émotion ne se limite pas à
manifester un état mental mais constitue aussi une demande envers autrui et suscite des réactions
de la part du partenaire. Par exemple, manifester de la tristesse informe du sentiment éprouvé,
signale que la situation est perçue comme incontrôlable et peut inciter à offrir de l’aide ou du
réconfort.
Une autre fonction des émotions serait de maintenir ou renforcer les liens sociaux par des
mécanismes d’empathie. C’est ce que montrent notamment les travaux menés par Rimé (voir
Rimé, 2005, pour une synthèse), qui portent spécifiquement sur les récits d’expériences
émotionnelles. Ces récits concernent aussi bien des émotions positives que négatives, des
évènements traumatiques que des évènements de la vie quotidienne. Les personnes écoutant ces
récits ressentent également des émotions (Christophe et Rimé, 1997) et manifestent du soutien
social principalement sous forme verbale (réconfort, manifestation d’un accord). Les
destinataires de ces récits sont essentiellement des personnes proches (ami, famille, conjoint)
mais le partage social peut aussi jouer un rôle dans la construction de nouveaux liens sociaux.
Selon Rimé (2005), le partage social des émotions peut aussi conduire à modifier les rapports et
instaurer un rapprochement affectif entre des personnes qui ne possèdent pas de liens préalables.
La diminution de la distance physique est alors un élément important pour expliquer le
rapprochement affectif (Pennebaker, Zech et Rimé, 2001). Cependant, cette dynamique
interpersonnelle positive a des limites : les effets bénéfiques du partage d’expériences
émotionnelles dépendent de la qualité de la relation interpersonnelle (Christophe et Giacomo,
2003). Par ailleurs, dans certains cas, l’auditeur n’est pas disposé à écouter le récit. Rimé (2005)
explique ce refus par l’érosion de l’intérêt (lassitude à écouter les mêmes récits) et, dans le cas
des émotions négatives, par un malaise de l’auditeur qui les ressent également.
En outre, de nombreuses théories en psychologie sociale montrent que l’expression des émotions
est impliquée dans la construction de relations sociales, à travers le dévoilement de soi (Berger,
2002). Le dévoilement de soi est défini comme le processus par lequel une personne révèle
verbalement des informations sur elle même à autrui, concernant ses pensées, ses sentiments, ses
expériences (Dindia, 2002). Ce partage d’informations affectives personnelles (sentiments,
expériences affectives) permet de construire une relation intime marquée par une connaissance
mutuelle et une satisfaction (Dindia, 2002).
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Expression et compréhension des émotions dans les interactions sociales
D’autres travaux s’intéressent spécifiquement à l’expression et à la compréhension des émotions,
dans les interactions en face-à-face. Le plus souvent, ces études, mettent en avant le rôle central
des comportements non verbaux (Cosnier, 1994 ; Feyereisen et de Lannoy, 1985). Ainsi, les
expressions faciales constituent des indices privilégiés des états émotionnels (Ekman, 1989, Hess
et Blairy, 2001 ; Russell et Fernandez-Dols, 1997). D’autres comportements non verbaux comme
les gestes et postures peuvent jouer ce même rôle (Wallbott, 1998). Le langage verbal est
également impliqué dans l’expression des émotions (Pennebaker et coll., 2001). Par exemple,
selon Fussell et Moss (1998), le langage figuratif, notamment les métaphores, est un procédé
important pour décrire des expériences émotionnelles. En outre, pour Pennebaker (1997), le fait
d’expliciter ses pensées et émotions par écrit (dans un journal intime) constitue une forme
d’adaptation (coping) face à des situations difficiles (traumatismes, maladies). L’explicitation du
vécu permet en effet de réorganiser l’univers symbolique du sujet en y intégrant l’expérience
émotionnelle bouleversante. Ces recherches sur la communication émotionnelle écrite sont en
fait assez rares dans le champ de la psychologie, en comparaison du nombre de travaux
consacrés au canal non verbal (Cosnier, 1994). C’est assez logiquement dans le champ de la
linguistique que l’on trouve des travaux sur l’expression émotionnelle par des moyens verbaux :
lexique émotionnel, suffixes diminutifs à valeur affective, interjections, actes de langage
expressifs, etc. (Kerbrat-Orecchioni, 2000).
D’autres travaux portent sur la manière dont les manifestations émotionnelles sont modulées,
adaptées en fonction du contexte social. Dans cette perspective, Ekman et Friesen (1969) ont
proposé la notion de règles de manifestation des émotions (display rules) pour rendre compte des
normes de contrôle des émotions propres à chaque culture. Les normes en vigueur concernent le
type d’émotion qu’il est acceptable de manifester dans une situation et l’intensité de l’émotion
exprimée. De manière générale, la présence d’autrui va accentuer l’expression des émotions
positives et diminuer l’expression d’émotions négatives (Fischer, Manstead et Zaalberg, 2003).
De manière plus nuancée, Delelis (2004) affirme qu’un individu s’engage dans un processus de
partage de ses émotions (affiliation) ou, au contraire, dans un processus d’isolement en fonction
de la réaction supposée de son interlocuteur.
Le type de relation entre les personnes est également un facteur important pour comprendre les
manifestations émotionnelles. Jakobs, Manstead et Fischer (1999) montrent que les individus
manifestent davantage d’émotions positives avec un ami qu’avec un inconnu. Cette étude montre
en fait que le type de relation entre les individus est un critère qui se combine avec un autre
critère : la possibilité qu’ont ces individus d’être en situation d’interaction. Ainsi, un individu
manifeste plus d’émotions avec un ami lorsque la situation permet l’échange (face-à-face versus
enregistrement vidéo montré par la suite au partenaire). Les manifestations émotionnelles
seraient donc médiatisées par les intentions sociales. Par exemple, c’est l’intention de partager
une expérience positive avec un proche qui suscite la manifestation émotionnelle.
La connaissance du contexte joue également un rôle dans le processus d’interprétation des
émotions d’autrui, qui n’est pas qu’une opération de déchiffrage. En effet, pour interpréter les
émotions d’autrui, un individu mobilise ses connaissances des situations émotionnelles, par
exemple de l’évènement déclencheur de l’émotion (Nakamura, Buck et Kenny, 1990). Il
s’appuie également sur ses connaissances des normes sociales et de son partenaire (Hess et
Kirouac, 2000).
Le rappel que nous proposons n’est évidemment pas exhaustif. L’objectif est de pointer quelques
éléments importants de la communication émotionnelle dans les interactions sociales afin
d’examiner quels problèmes peut engendrer la CEMO pour la communication des émotions.
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Ces recherches montrent la complexité des manifestations émotionnelles : diversité des indices
émotionnels produits (non verbal, langage…), variation en fonction du contexte (caractéristiques
du partenaire, de la situation, normes sociales). Or, les situations de CEMO se révèlent assez
particulières sur ces deux points : l’accès au contexte est parfois restreint (par exemple, l’accès à
l’identité du partenaire ou à l’activité en cours) et l’expression des émotions est possible
uniquement par le canal verbal. C’est pourquoi il est légitime d’examiner en quoi ces
caractéristiques de la CEMO sont ou non problématiques pour la communication émotionnelle.
EMOTION ET COMMUNICATION ECRITE MEDIATISEE PAR ORDINATEUR
Quels problèmes posent la CEMO pour la communication des émotions ?
L’absence des comportements non verbaux et l’anonymat sont les deux caractéristiques les plus
souvent évoquées pour rendre compte de l’impact de la CEMO sur la communication
émotionnelle (par exemple, Sproull et Kiesler, 1986 ; Walther, 1996). Il faut noter cependant
qu’il existe de nombreux dispositifs qui combinent échanges de texte et vidéo (par exemple,
messagerie instantanée avec Webcam). De la même manière, l’incertitude sur l’identité d’autrui
et le degré de connaissance entre les participants sont en fait variables selon les dispositifs.
Certains permettent à des personnes se connaissant au préalable de communiquer à distance (par
exemple, courrier électronique). D’autres offrent la possibilité de communiquer avec des
partenaires inconnus auparavant, de façon anonyme et dans un cadre public, par exemple, dans
les forums de discussion ou les chats.
L’anonymat et l’absence du canal non verbal posent au moins trois problèmes pour la
communication des émotions.
D’une part, la CEMO ne limite-t-elle pas la tendance des individus à manifester leurs émotions ?
Le fait de ne pas connaître son partenaire semble peu propice au dévoilement émotionnel. En
effet, même si la connaissance d’autrui n’est pas un préalable, le partage d’expériences
émotionnelles concerne principalement les personnes proches. Par ailleurs, la faible
connaissance de son partenaire peut rendre les normes sociales en vigueur plus incertaines. Il
peut être difficile dans ce cas d’identifier les émotions pouvant être manifestées dans le contexte
de l’échange, et leurs conséquences.
D’autre part, si les participants souhaitent manifester leurs émotions, de quels moyens disposent-
ils pour le faire en situation de CEMO ? L’absence des comportements non verbaux prive les
individus d’un des registres possibles pour exprimer leurs émotions. Il s’agit d’un problème
important si l’on accorde au registre non verbal un rôle majeur dans l’expression et la
compréhension des émotions (par exemple, Ekman 1989).
Enfin, comment sont identifiées et évaluées les émotions d’autrui en situation de CEMO ? Les
individus disposent de peu d’informations contextuelles et d’aucune information visuelle pour
produire ou renforcer leurs interprétations : faible connaissance du partenaire et incertitude sur
son identité (sexe, âge, appartenance sociale), absence des indices non verbaux. Cela peut
influencer la justesse des inférences produites mais également la sincérité accordée aux
manifestations observées (adéquation entre ce qui est exprimé et ce qui est ressenti). On sait
qu’en face-à-face, les participants peuvent s’appuyer sur les indices non verbaux pour évaluer la
sincérité des états émotionnels exprimés verbalement (par exemple, en examinant la cohérence
entre ces deux sources d’information). Les comportements non verbaux sont considérés par les
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