REVUE MÉDICALE SUISSE
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11 janvier 2017
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Faut-il s’en inquiéter ?
En effet, cela pose un certain nombre de questions sur les
valeurs de notre système de santé. Quand la santé est vue
essentiellement dans une perspective de marché et de rende-
ment, elle tend à s’éloigner des notions d’équité des soins ou
de continuité de soins de proximité, si importants en méde-
cine de famille. L’important est que la médecine de premier
recours garde des liens avec une vision de santé publique. En
plus de s’intéresser aux individus, elle doit défendre une
vision populationnelle. C’est d’autant plus vrai avec l’arrivée
de la médecine personnalisée et de soins conçus pour être
très individualisés.
Qu’entendez-vous par « vision populationnelle » ?
Cela veut dire : répondre aux besoins de la population autant
qu’à ceux des individus. Ce rôle de soins à la population doit
être développé et valorisé. La technologie peut aider à pro-
gresser dans ce sens. Actuellement en Suisse, un médecin ne
sait généralement pas combien de patients il suit. Avec une base
si faible, il est difficile de savoir comment servir l’ensemble
des patients, même à l’échelle d’une petite struc-
ture. Pour décider par exemple d’engager une
infirmière dédiée aux soins des patients diabé-
tiques, il faut d’abord connaître leur nombre.
Le souci de « mettre le patient au centre » reste-t-il
un enjeu important ?
Oui, d’autant plus que ce souci se trouve noyé
dans un discours continu et peu concret. Centrer
les soins sur le patient a tendance à devenir un
slogan, un programme qui se vide de son véritable contenu, voire
se retourne contre le but initial. Dans bien des situations, le
patient n’est pas plus au centre qu’avant, sauf que l’on pré-
sente les choses de manière différente. Par ailleurs, l’important
ne me semble pas d’atteindre une égalité parfaite du patient
avec le soignant, le patient devenu expert décidant pour lui-
même. Il s’agit plutôt de s’attacher à des concepts tels que la
littératie en santé : s’assurer que le patient ait les outils qui lui
permettent de comprendre sa situation et ensuite, éventuelle-
ment, de décider. Mais les médecins resteront face à des patients
qui ont besoin d’être accompagnés dans leur prise de décision.
Dans votre nouvelle activité de professeur de médecine de
famille, quelles pistes de recherche suivez-vous ?
Dès que l’on parle de recherche en médecine générale, la
question est : quel est le thème ? Et si l’on dit : « voilà un thème
de médecine générale », il y a toujours un spécialiste pour
affirmer « mais non, il s’agit d’infectiologie, ou de cardiologie,
ou d’autre chose ». La médecine générale n’est en réalité pas
tellement une question de thématique, mis à part peut-être
pour la multimorbidité, mais d’approche spécifique pour des
maladies à haute prévalence dans la population. Davantage
que d’essais cliniques ou pharmaceutiques bien contrôlés, il
s’agit de lancer des études méthodologiques de type pragma-
tique, qui s’intéressent à l’impact, dans des conditions réelles,
d’interventions cliniques. Les actuelles guidelines sont très
rarement basées sur de telles études. Elles se fondent sur des
recherches impliquant des populations sélectionnées. Pour le
généraliste, qui travaille la plupart du temps avec des patients
souffrant de multiples troubles, c’est frustrant.
Par ailleurs, puisque la médecine de famille est un acteur
essentiel du système de santé, il est important qu’elle pilote
une recherche dans ce domaine. Bien soigner les patients ne
passe pas que par des interventions cliniques efficaces mais
aussi, souvent, par une organisation optimale des soins.
Même si le système propose le meilleur traitement du monde,
si un patient ne peut y accéder, il n’ira pas mieux !
La médecine personnalisée est-elle une solution pour faire
évoluer la recherche sur des cohortes standardisées ?
La médecine personnalisée, je ne sais pas. En tout cas, le
thème n’est pas encore à la mode, chez les médecins généra-
listes. Je suis allé récemment à l’une des plus importantes
conférences de recherche sur les soins primaires, aux Etats-
Unis. Sur près de 1000 présentations orales, il n’y en avait
qu’une sur la médecine personnalisée. Mais l’enregistrement
d’informations en continu, oui : le thème commence à prendre
de l’importance. De nouvelles technologies vont permettre de
mesurer l’impact sur la santé des activités au quotidien. Nous
travaillons déjà ce type de données dans nos études sur le
diag nostic précoce et la prise en charge des maladies liées à l’âge.
Autrement dit, la recherche en médecine
générale profitera-t-elle de ces nouvelles
technologies et de la collecte de données ?
Pour autant que ce soit elle qui se trouve aux
manettes… Il est clair que nous n’avons actuel-
lement ni les ressources, ni les personnes pour
récolter et analyser de très grandes masses de
données. Les gens qui s’intéressent à ce domaine
sont dans des environnements ultra-spécialisés.
Concernant les grandes métadonnées, nous, les
médecins, sommes myopes, incapables de voir des choses
détaillées. Les seules structures qui nous fournissent des in-
formations sont les systèmes de practice based research networks.
Nous avons certes parfois accès aux dossiers des patients,
lorsque les médecins fournissent des rapports. Ce qui est im-
portant, car l’une des spécificités de la recherche en médecine
générale est de travailler à la fois au niveau du médecin et à
celui du patient. Dans notre projet sur les personnes âgées,
chaque médecin – ils sont une soixantaine – est rattaché à une
douzaine de patients, et lié aux autres médecins par un ré-
seau. Grâce à cela, 700 à 800 patients seront suivis pendant
plusieurs années. De manière plus large, un projet qui nous
tente beaucoup consisterait à mettre en réseau tous ces cabi-
nets pour créer une sorte de laboratoire vivant.
Les données vont être de plus en plus au cœur du système
de santé, mais elles supposent de très gros moyens de
stockage et d’analyse. Comment voyez-vous le danger de
prise de pouvoir par le Big Data ?
Dans le domaine de la santé, ce danger reste abstrait. Il faut
certes être inquiet, lorsqu’on observe les prises de pouvoir
dans d’autres domaines. Google, par exemple, qui capitalise
d’immenses quantités de données sur chaque individu, prend
une importance troublante. Le pire serait de ne pas vouloir
regarder ce qui arrive. Dans ce domaine comme dans d’autres,
il faut, me semble-t-il, apprendre à jouer un rôle de scrutateur.
Puisque les données ne sont plus traitées par des instances
médicales ou même sanitaires, mais dans de gigantesques
s ystèmes de gestion, leur utilisation peut aussi bien être mal-
veillante que bienveillante. Mais il est sûr que cette gestion,
qui échappe à l’ensemble des médecins, généralistes et spé-
cialistes, représente avant tout un problème politique.
LA MÉDECINE DE
PREMIER
RECOURS DOIT
GARDER DES
LIENS AVEC UNE
VISION DE SANTÉ
PUBLIQUE