Chapitre 18
Prédications verbales intransitives
et alignement
18.1. Les notions de base de la typologie de l’alignement
En typologie, lorsqu’on parle sans autre précision d’alignement, on se réfère à la
possibilité de reconnaître dans les constructions intransitives (c’est-à-dire dans les
constructions ne figure pas un couple <
A
,
P
>) un terme ayant des propriétés
comparables à celles de l’un des termes essentiels de la construction transitive. Le
français illustre une situation particulièrement commune dans laquelle, en dehors
des constructions dites impersonnelles, les constructions intransitives comportent
un terme que l’ensemble de ses propriétés (à la fois de codage et de comportement)
assimile de manière tout à fait évidente à l’agentif de la construction transitive. Mais
cette situation, bien que particulièrement commune, n’est pas la seule possible :
selon les estimations couramment admises, au moins un quart des langues du
monde s’en écartent à des degrés divers1.
Lex. russe (1) illustre un alignement
accusatif
du même type que celui qui
prédomine en français : la forme absolue du nom est utilisée aussi bien pour
l’unique argument de
venir
que pour l’agent de
prendre
,
prendre
s’accorde avec son
agent de la même façon que
venir
avec son unique argument, et le patient de
prendre
se distingue à la fois par une forme casuelle syntaxiquement marquée et par
l’absence d’indexation sur le verbe. Par contre, dans l’exemple avar (2), c’est un
alignement
ergatif
qui apparaît, au moins dans les propriétés de codage : c’est
l’agent de
prendre
qui se distingue par une forme casuelle syntaxiquement marquée
et par l’absence d’indexation, tandis que l’unique argument de
venir
coïncide avec le
patient de
prendre
aussi bien pour l’utilisation de la forme absolue du nom que pour
la relation d’accord avec le verbe.
1 Cette disproportion tient à la prédominance presqu’exclusive de l’alignement accusatif
dans une vaste zone englobant le continent africain, le continent européen (Caucase non
compris) et la partie de la Sibérie et de l’Asie centrale occupée par des langues
ouraliennes ou altaïques. En Europe, le basque est la seule langue à alignement ergatif
prédominant, et en Afrique, les exceptions à l’alignement accusatif semblent limitées à
quelques langues nilotiques. Ailleurs dans le monde, la répartition est plus équilibrée.
300
Syntaxe générale, une introduction typologique
(1) a.
Devušk-a prišl-a
fille-SG.ABS venir .PAS-SGF
La fille vint
b.
Ja vzjal-Ø devušk-u
PRO1S.ABS prendre.PAS-SGM fille-SG.ACC
‘Je pris la fille’
(2) a.
jas j-ačana
fille.
SG.ABS SGF-venir.ACP
La fille vint
b.
di-ca jas j-osana
PRO1S-ERG fille.SG.ABS SGF-prendre.ACP
‘Je pris la fille’
Les ouvrages récents sur la question basent généralement leur étude sur trois
notions désignées selon les auteurs par les abréviations
S
,
A
et
O
ou
S
,
A
et
P
. Les
deux dernières correspondent très exactement à ce qu’on a choisi de désigner ici
comme agentif (
A
) et patientif (
P
). La notion à laquelle on se réfère par
l’abréviation
S
est quant à elle couramment définie, soit comme unique argument
des verbes monovalents, soit comme terme ayant un maximum de propriétés de
terme syntaxique nucléaire dans les constructions ne comportant pas un couple
<
A
,
P
>.
S
est bien sûr une abréviation poursujet. Or la notion de terme
S
utilisée en
typologie de l’alignement est logiquement indépendante de la notion classique de
sujet, qu’elle ne recoupe que partiellement. Pour éviter les confusions que risque de
provoquer un tel élargissement de la polysémie desujet, on peut par exemple (et
c’est la solution retenue ici) désigner comme
terme U
(
U
pouvant au moins
provisoirement être compris comme une abréviation pour
(argument) unique
) ce
qui est couramment désigné comme ‘terme
S
2.
Reste la question de fond : en rebaptisant
U
ce qu’on désigne couramment
comme
S
, on évite les confusions avec la notion de sujet, mais on ne résoud pas les
difficultés découlant du fait que la définition courante de ce terme présuppose une
homogénéité des constructions intransitives qui ne se vérifie que dans certaines
langues. Il est en effet impossible de contourner le problème posé par
l’hétérogénéité des constructions intransitives en définissant le terme
U
relativement à un prototype sémantique comparable au couple
agent / patient
sur
lequel se fonde la définition du couple <
A
,
P
>. La notion d’unique argument des
verbes monovalents nest guère opératoire (compte tenu de la difficulté qu’il y a
souvent à faire la distinction entre arguments et satellites), et la notion de terme
ayant un maximum de propriétés de terme syntaxique nucléaire dans les
2 Dans un ouvrage en langue anglaise, on pourrait conserver labréviation
S
en précisant
qu’elle renvoie à
single (argument)
, et non pas à
subject
. Mais une telle solution nest pas
possible en français.
Prédications verbales intransitives et alignement 301
constructions ne comportant pas un couple <
A
,
P
> est elle aussi problématique
lorsqu’une construction ne comportant pas un couple <
A
,
P
> comporte deux
termes ayant tous deux des propriétés de terme syntaxique nucléaire (ce qui est
souvent le cas des constructions comportant deux termes représentant
respectivement un expérient et un stimulus, ou un viseur et un visé).
Il est donc préférable de partir d’une définition qui s’avèrera équivalente à la
définition classique dans les cas non problématiques, mais qui permettra de
développer une typologie dans laquelle les langues qui posent problème à la
définition classique trouveront leur place. Il suffit pour cela de ne pas chercher à
fonder la définition du terme
U
sur la notion (problématique) d’unique argument
d’un verbe monovalent, ou sur celle (également problématique) de terme ayant un
maximum de propriétés de terme syntaxique nucléaire dans une construction ne
comportant pas un couple <
A
,
P>
. Le terme
U
sera redéfini comme le terme d’une
construction intransitive, s’il existe, dont les caractéristiques de codage sont
identiques à celles de l’un des deux termes essentiels de la construction transitive.
Un autre point délicat dans la typologie de l’alignement est la question de savoir
dans quelle mesure un alignement constaté au niveau des propriétés de codage
s’étend ou non aux proprtés de comportement. Autrement dit : le fait qu’un terme
d’une construction intransitive ait les mêmes caractéristiques que l’un des deux
termes essentiels de la construction transitive implique-t-il nécessairement qu’il ait
les mêmes comportements ? Cette question sera discutée après une présentation
des types d’alignement possibles limitée aux propriétés de codage.
18.2. Types d’alignement dans les propriétés de codage
18.2.1.
Définitions
Les caractéristiques de codage d’une construction qui n’est pas entièrement
alige sur la construction transitive doivent pouvoir se ranger dans l’un des quatre
types suivants : ou bien cette construction (comme c’est généralement le cas en
français) comporte un terme
U
A
ayant les mêmes caractéristiques de codage que le
terme
A
de la construction transitive (alignement
accusatif
), ou bien elle comporte
un terme
U
P
ayant les caractéristiques de
P
(alignement
ergatif
), ou encore elle
comporte un terme
U
AP
dont les caractéristiques de codage mêlent celles de
l’agentif et du patientif (alignement
mixte
), mais elle peut aussi ne comporter aucun
terme répondant à la définition du terme
U
(alignement
neutre
)3. On peut bien sûr
imaginer que ces différentes possibilités coexistent dans des proportions variables et
avec des conditionnements variables à l’intérieur d’une même langue.
3 Cette classification n’a toutefois de sens que dans les langues où, dans la construction
transitive,
A
et
P
présentent un contraste dans leurs propriétés de codage. Elle est
inapplicable à des langues
A
et
P
ne se distinguent ni par l’indexation, ni par le
marquage casuel, ni par une position fixe de part et d’autre du verbe (ou de part et d’autre
de l’auxiliaire, en cas de prédicat verbal analytique). Le birman est réputé être une telle
langue. Il s’agit toutefois d’une situation très exceptionnelle dans les langues du monde.
302
Syntaxe générale, une introduction typologique
Une langue qui satisfait sans réserve à la définition classique d’un codage de
type accusatif est selon cette approche une langue où toutes les constructions
intransitives non dérivées ont un alignement accusatif, et une langue qui satisfait
sans difficulté à la définition classique d’un codage de type ergatif est une langue
toutes les constructions intransitives non dérivées ont un alignement ergatif. La
première situation peut être illustrée par le tswana, langue la construction de
base de tout verbe comporte minimalement un argument dont les propriétés de
codage sont celles du terme
A
de la construction transitive. La deuxième est
apparemment celle du k’ichee’, langue où selon les descriptions disponibles la
construction de base de tout verbe comporte minimalement un argument dont les
propriétés de codage sont celles du terme
P
de la construction transitive.
18.2.2.
Marquage des termes nominaux et alignement
Dans les systèmes de marquage des rôles syntaxiques nucléaires se situant dans
le cadre dun alignement de type accusatif,
U
et
A
sont généralement à la forme
absolue (traditionnellement appelée
nominatif
dans la description de ces langues4),
tandis que
P
est à une forme spéciale appelée
accusatif
, comme dans l’ex. russe (1)
ci-dessus. Il y a toutefois un certain nombre d’exceptions à cette règle : l’alignement
de type accusatif peut aussi se manifester au niveau du marquage des termes
syntaxiques nucléaires par l’utilisation d’une même forme syntaxiquement marquée
pour
U
et
A
contrastant avec l’utilisation de la forme absolue pour
P
, comme par
exemple en oromo5 ex. (3), ou bien par l’utilisation de deux formes
syntaxiquement marquées, l’une pour
U
et
A
, l’autre pour
P
, comme en japonais
ex. (4). Il est proposé ici de désigner comme
antiaccusatif
une forme
syntaxiquement marquée utilisée pour
U
et
A
, mais pas pour
P
.
(3) a.
Makiinaa-n hin dhufu
voiture-ANTIACC NEG arriver.TAM.U/A3SM
‘La voiture n’arrive pas’
b.
Tulluu-n makiinaa bite
Tulluu-ANTIACC voiture.ABS acheter.TAM.U/A3SM
‘Tulluu a acheté une voiture’
(4) a.
Reiko-ga kita
Reiko-ANTIACC venir.PAS
Reiko est venue
4 Pour les raisons du rejet des termes de
cas nominatif
et
cas absolutif
, cf. 3.2.2.
5 Le type de marquage illustré par l’oromo, connu dans la littérature en langue anglaise sous
le nom de
marked-nominative
, est particulièrement courant en Afrique de l’est, parmi les
langues couchitiques, omotiques et nilotiques. On le trouve aussi parmi les langues
berbères, ainsi que dans les langues bantoues du sud-ouest. En dehors du continent
africain, ce type est très rare, mais il est attesté au moins en mégrélien (où le cas
antiaccusatif est un ancien cas ergatif dont l’emploi s’est étendu au marquage du terme
U
), dans quelques langues océaniennes, ainsi que dans les langues yuma de Californie.
Prédications verbales intransitives et alignement 303
b.
Reiko-ga mado-o aketa
Reiko-ANTIACC fenêtre-ACC ouvrir.PAS
‘Reiko a ouvert la fenêtre’
Les systèmes de marquage des rôles syntaxiques nucléaires se situant dans le
cadre d’un alignement de type ergatif ont le plus souvent, de manière symétrique,
U
et
P
à la forme absolue (désignée souvent comme
absolutif
6) et
A
à une forme
distincte appelée
ergatif
, comme dans l’ex. avar (2) ci-dessus. Mais le nias utilise la
forme absolue du nom pour
A
et une forme syntaxiquement marquée pour
P
et
U
,
et l’utilisation de deux formes syntaxiquement marquées, l’une pour
A
et l’autre
pour
P
et
U
, est attestée dans quelques langues polynésiennes, notamment en
tongien – ex. (5). Il est proposé ici de désigner comme
antiergatif
une forme
syntaxiquement marquée utilisée pour
U
et
P
, mais pas pour
A
.
(5) a.
Na’e lea ‘a Tolu
TAM parler ANTIERG Tolu
Tolu a parlé
b.
Na’e taamate’i ‘a e talavou ‘e Tolu
TAM tuer ANTIERG DEF g a r ç o n ERG Tolu
‘Tolu a tué le garçon’
Tant dans les systèmes qui suivent l’alignement ergatif que dans ceux qui suivent
l’alignement accusatif, les marques morphologiques portées par les termes
syntaxiques nucléaires ont selon les langues un degré variable de spécialisation. Par
exemple, l’accusatif du turc ou du hongrois ne peut pas marquer dautre terme
syntaxique que le terme
P
de la construction transitive, alors que l’accusatif latin a
des emplois autres que le marquage du terme
P
. En basque, le cas ergatif sert
exclusivement à marquer le terme
A
de la construction transitive et le terme
U
de la
construction de quelques verbes intransitifs qui font exception à l’alignement ergatif
dominant. Par contre, l’avar a un cas ergatif-instrumental, et le groenlandais a un
cas ergatif-génitif (traditionnellement appelé ‘cas relatif’ dans la description des
langues eskimo), qui marque le terme
A
des constructions transitives dans le cadre
d’un marquage de type ergatif, mais qui marque aussi les noms dans le rôle de
dépendant génitival – ex. (6).
(6) a.
Piniartuq tikip-puq
chasseur.
ABS arriver.TAM-U3S.DECL
‘Le chasseur est arrivé’
b.
Piniartu-p qajaq tikiup-paa
chasseur-ERG/GEN kayak.ABS apporter.TAM -A3S.P3S.DECL
‘Le chasseur a apporté le kayak’
6 cf. note 4.
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