Mise en page 1 - Musée des Confluences

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Entretien avec Wolf D. Prix
In: Les Cahiers thématiques du Musée des Confluences. Volume 10 : Formes.
Revue thématique Sciences et Sociétés du musée des Confluences.
Fiche détaillée
Numéro d’inventaire : REV5_2013_10_3
Auteurs : Prix Wolf D., Groscarret Hervé, Lesec Cédric
Éditeur : Musée des Confluences (Lyon, France)
Format : physique
Accès à la ressource : Consultable sur place
Public visé : Tous publics
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Prix Wolf D., Groscarret Hervé, Lesec Cédric. Entretien avec Wolf D. Prix. In : Les Cahiers thématiques du
Musée des Confluences, Volume 10 : Formes, 2013. pp. 9-16.
http://www.museedesconfluences.fr/fr/node/1434
Vue du musée des Confluences en construction depuis la rive droite de la Saône , 2013, cote
PH11852, musée des Confluences (Lyon, France) – crédit photo Blaise Adilon
Attribution - Pas d’utilisation commerciale - Pas de modification.
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ENTRETIEN AVEC WOLF D. PRIX
Hervé Groscarret, directeur Stratégie & Communication et Cédric Lesec, responsable des éditions et
publications, musée des Confluences
Fondée par Wolf D. Prix, Helmut Swiczinsky et Michael Holzer en 1968, Coop Himmelb(l)au contient dans le jeu
de mots qui compose son nom un véritable rêve d’architecte. « Construire le ciel » revient en effet pour cette
« agence du ciel bleu » à rêver l’architecture en apesanteur. Comprendre cette utopie, c’est déjà accéder au
projet scientifique du musée des Confluences et aux formes du savoir que son architecture, imaginée par cette
agence, suggère.
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Rêves d’architecture en apesanteur
En 1968, Coop Himmelb(l)au conçoit un projet conceptuel d’habitation pour quatre à six
familles nommé Le nuage. Développé par la municipalité de Vienne dans le cadre d’une
mission de recherche intitulée Formes d’habitation du futur, le nuage est imaginé comme
« organisme habitable qui peut se déplacer et dont l’espace est transformable. Les
matériaux de construction sont l’air et la dynamique ». D’une quinzaine de mètres de
haut, ce concept a été élaboré dans les moindres détails et devait même être présenté
à la 5e Documenta de Cassel. Depuis, Coop Himmelb(l)au n’a de cesse d’utiliser cette
forme céleste comme emblème.
H. G. & C. L. : Le musée des Confluences dessine un vaste nuage flottant dans l’air audessus des eaux. À la jonction du Rhône et de la Saône, son architecture met en forme
une poésie du rapprochement qui sert le projet scientifique et culturel du musée des
Confluences. À cet égard, la topographie du site à l’entrée de la ville n’est-elle pas le
lieu rêvé pour déployer votre imaginaire ?
Voilà en effet un magnifique site. Notre concept a consisté à construire un musée qui
n’entrave pas l’accès à la nature, mais constitue un passage des éléments bâtis vers la
nature. Le principe de fluidité est au cœur de notre démarche dans le cristal comme
dans le nuage, que le visiteur pourra traverser sans être contraint de voir une exposition.
La courbure exprime le dynamisme qui règne dans cette construction et qui résulte de
la confluence entre Saône et Rhône. C’est pourquoi nous avons mis au point une gamme
de modèles qui sont le fruit de forces dynamiques et dans lesquels la fonction dicte la
forme définitive à adopter. La forme du modèle a ensuite été transférée sur ordinateur
grâce au Space-arm1.
Nous avons bâti un modèle de montant, et nous avons projeté sur ce modèle une
construction tout à fait normale qui se concrétise alors sous une tout autre forme, facile
à calculer. Je dois reconnaître que sans les logiciels informatiques actuels, il ne nous
aurait pas été possible de donner corps à nos idées. Du sol, le bâtiment n’offre pas la
vision d’un paysage plat, comme c’est le cas pour un grand nombre de bâtiments, mais
plutôt d’un paysage vivant, à l’instar du toit du bâtiment de la BMW Welt à Munich. Ce
qui est intéressant, c’est que nous avons mis au point cette construction d’une façon tout
à fait inhabituelle, et ce voilà déjà neuf ans.
H. G. & C. L. : À l’intérieur comme à l’extérieur du musée, les échelles spatiales sont
dilatées, compressées, les circulations pensées pour faire vivre au visiteur cette
expérience architecturale de l’apesanteur. Le béton disparaît – au moins à première vue
– pour laisser placer au verre. Quelles autres solutions techniques notamment en matière
de structures portantes ou d’éléments réfléchissants peuvent traduire ce qui tient d’un
paradoxe : inspirer à la fois stabilité et suspension ?
Depuis les dômes gothiques, l’architecture s’emploie à surmonter la gravité. Dans nos
projets, nous cherchons à créer des espaces dynamiques, fluides. Et c’est à chaque fois
fascinant de se tenir à l’intérieur de ces espaces bâtis. Le choix du matériau n’est pas
le facteur décisif, car le matériau lui-même évolue au fur et à mesure du processus de
conception.
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1 : Le Space-arm est un bras articulé
au bout duquel un laser permet la
modélisation tridimensionnelle
d’un objet ou d’une maquette.
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Vue du site de la confluence du
Rhône et de la Saône
Lorsque Le Corbusier utilisait le béton pour ses bâtiments, ou que Mies van der Rohe
employait le verre, ils le faisaient non pas parce qu’ils aimaient particulièrement ces
matériaux, mais parce qu’ils leur permettaient de concrétiser au mieux leurs idées de
design. Chez Le Corbusier, c’est l’élément plastique qui l’amenait à opter pour le béton.
Chez Mies, l’utilisation du verre découlait du concept de la transparence.
Je déteste toute pression, que ce soit dans l’interaction des forces de l‘architecture ou
dans la société en général. Mais j’adore la traction car les constructions sollicitées par
la traction sont dynamiques. À l’heure actuelle, l’acier est le meilleur instrument pour
exprimer le dynamisme des espaces fluides que je conçois.
L’inconscient et le conscient jouent un très grand rôle à Vienne, la ville de Freud.
J’appartiens à la génération qui a lu son œuvre. Dans leur conception, nos projets sont
fortement influencés par les théories du père de la psychanalyse. Dans les années 1960,
nous avons analysé le mot « projet » et constaté que le mot allemand commence par le
préfixe « ent- » qui marque la privation, la séparation, l’éloignement – des processus
inconscients –, et finit par le mot werfen signifiant « jeter ». Si l’on combine les deux
éléments, le mot allemand Entwurf, qui correspond au mot français « projet », signifie
donc « accoucher d’une idée », comme un nouveau-né qui est « expulsé » du ventre de
sa mère. Cela signifie que l’architecture est libérée de toutes les contraintes pratiques.
Et lorsque l’on réussit à laisser de côté les clichés, le formalisme, les contraintes
techniques et économiques, on dispose d’une bonne marge de manœuvre.
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Vue de l’entrée principale
du musée
H. G. & C. L. : Nombreux sont les projets que vous avez menés dans lesquels la forme
céleste et vaporeuse du nuage s’oppose à celle tranchante et découpée du cristal. Si le
premier évoque davantage un espace souple où l’imaginaire peut se perdre, le second
tient plutôt de l’espace dur et clair. Mais l’un comme l’autre déconstruisent par leur
fragilité même l’idée de pérennité traditionnellement associée à l’architecture. Depuis
votre participation en 1988 à l’exposition du MOMA Deconstructivism architecture,
l’histoire de la discipline lie d’ailleurs le nom de Coop Himmelb(l)au au courant
déconstructiviste. Vos écrits théoriques guident-ils toujours aujourd’hui votre travail ? Et
existe-t-il, selon vous, des architectes constructivistes ?
On se méprend souvent sur le sens du terme « architecture déconstructiviste ». Comme
nous l’avons expliqué en 1987, le déconstructivisme n’est pas un concept architectural,
mais une attitude philosophique. Pour nous, le philosophe français Jacques Derrida, qui
considère que l’inconscient exerce une influence déterminante sur la conscience, est
un exemple à suivre. Dans ce contexte, nous avons exploré et mis au point de nouvelles
méthodes de conception : l’Open House est un exemple de projet et l’aménagement des
combles dans la Falkestrasse de Vienne est un exemple de bâtiment construit.
« Soyons réalistes, tentons l’impossible »… Il faut savourer ces mots. Quand nous avons
commencé à travailler, nous étions persuadés que plus nous voulions être réalistes, plus
nous étions en mesure de créer l’impossible. Ou, pour le dire comme Bob Dylan, « Don’t
follow leaders, watch the parkin’ meters. » (« Ne suivez pas les leaders, surveillez plutôt
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Vue arrière du bâtiment
les parcmètres. ») La possibilité de l’impossible, telle était la devise de Coop Himmelb(l)
au pendant ses vingt premières années.
D’ailleurs, l’une des tâches de l’architecture est la localisation d’idées (si vous me
permettez d’utiliser ce terrible mot de localisation). Cette tâche est liée à la formulation
tridimensionnelle d’une idée. L’idée de surmonter la pesanteur, donc de voler : c’est bien
ce qu’exprimait le style gothique qui s’efforçait déjà de surmonter la gravité. En outre,
si l’on pense constamment et exclusivement à l’architecture, on ne peut produire que de
l’architecture, et rien de plus.
Le musée des Confluences et les formes du savoir
Le musée des Confluences n’est pas le premier projet de musée mené par Coop
Himmelb(l)au. Candidat aux concours pour le musée Guggenheim de Bilbao (1991) ou
plus récemment pour le Musée égyptien du Caire (2002), l’agence manifeste un vif
intérêt pour les bâtiments où s’exposent les formes du savoir.
H. G. & C. L. : Le musée des Confluences a été conçu comme un lieu d’ouverture sur le
savoir de notre époque. Lieu de contemplation, il est aussi lieu d’expérimentations. De
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Détail de la structure
métallique du cristal
ce point de vue, son architecture se fait le relais des formes de savoir toujours en
mutation qu’il entend faire comprendre. Êtes-vous ainsi d’accord pour dire que les termes
de dissolution, de déformation, de contraction que vous utilisez résonnent avec le projet
et évoquent le vocabulaire scientifique ?
À quoi ressemble l’avenir de l’architecture ? On me l’a demandé bien des fois. Voici
comment je peux me l’imaginer : je crois avant tout que la plus belle description de
l’architecture du futur est celle qu’Herman Melville a donné dans Moby Dick, en
l’occurrence : « Si seulement le vent avait un corps » C’est ainsi que je me représente
l’architecture. Il n’existe plus de pesanteur et surtout plus de colonnes. Il s’agit plutôt
de bâtiments accrochés à des nuages. Je pense aussi que l’apesanteur, la conquête de
l’espace, ont, bien entendu, rendu la perspective centrale et la symétrie totalement
obsolètes. Là aussi, il y a encore du chemin à faire. Ce n’est donc pas un hasard si l’on
est couché dans la chaise-longue LC4 du Corbusier comme l’étaient les astronautes
installés dans le vaisseau spatial Apollo pour surmonter la pesanteur. Je crois aussi que
l’on peut générer des structures techniques avec de la musique. Tout comme on peut
traduire des structures en tonalités, il est possible de faire l’inverse. C’est ce que font
les lignes de construction du toit du bâtiment BMW Welt. On peut envisager que le
processus inverse prenne davantage d’importance. Je pense aussi qu’il faut savoir
développer des matériaux comme un son, le « sound ». Et l’un des meilleurs exemples
pour moi est le son fantastique que produit Keith Richard, des Rolling Stones, dans
Gimme Shelter.
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H. G. & C. L. : Depuis 2001 que le projet est mis en œuvre, la conception architecturale
a connu dans sa genèse un certain nombre de changements. Comme un reptile opère sa
mue, le bâtiment – dont vous distinguez d’ailleurs des éléments zoomorphiques (« la
peau » ou « l’aile de poulet », par exemple) – s’adapte au projet scientifique et à ses
indispensables ajustements. Quels sont pour vous les améliorations comme les
renoncements qu’ont imposés ces treize années ?
Dans un processus de construction, il faut beaucoup de patience. Nous en avons fait
l’expérience. Il a fallu beaucoup de temps pour que tous les intervenants en France
réalisent qu’il était plus judicieux de travailler avec des outils adaptés à notre époque,
comme la technologie 3D.
Prenons l’exemple des éléments de construction. Nous avons réalisé un travail
passionnant. Nous nous sommes battus près d’un an avec l’administration à propos de
ce détail, car elle refusait de croire, voire d’autoriser, que nous puissions maintenir ces
pièces ensemble par frottement et non par un assemblage à vis.
H. G. & C. L. : Vous voyagez beaucoup et êtes amené à visiter de nombreux musées
dans le monde. Concilier les contraintes habituelles inhérentes au fonctionnement d’un
musée – notamment à la préservation des objets qu’il conserve – et l’ouverture au public
n’est jamais chose facile. Quel musée imaginez-vous en ce XXIe siècle naissant ?
La société du futur sera une société du savoir. Or, ce savoir ne peut plus être divisé en
domaines spécialisés clairement délimités. L’innovation prend naissance dans les
espaces intermédiaires, dans le manque de netteté, dans l’empiètement et l’hybridation.
Les questions du futur seront tranchées dans les zones de transition entre la technique,
la biologie et l’éthique : ce sont bien là les thèmes centraux du musée des Confluences.
La mutation des formes, la pénétration, la déformation, la simultanéité, la dissolution
et la capacité de changer, telles sont les incidences de ces thèmes sur l’architecture.
L’architecture qui en résulte se constitue par le biais de la collision, de la fusion et de
la mutation de différentes entités en une nouvelle configuration.
Le musée des Confluences ne s’entend pas comme un temple de la culture bourgeoise,
mais comme un fournisseur d’accès public au savoir de notre temps. Il incite à une
utilisation directe, active, et pas seulement en tant que bâtiment accueillant un musée,
mais aussi en tant que point de rencontre dans la ville. L’architecture crée une forme
hybride entre la typologie du musée et la typologie d’un espace de loisirs urbain.
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