Les conditions
de la pensée stratégique
En quête de la souveraineté économique ?
Achevé de rédiger à Paris, le 26 octobre 2013
Une note de réexion d’Hervé Juvin,
pour Eurogroup Institute
Les machines (je nexcepte pas les plus belles, industrielles, administratives)
ont donné à l’homme une faculté malheureuse, celle d’unir les forces sans avoir besoin
d’unir les cœurs, de coopérer sans aimer, d’agir et vivre ensemble sans se connaître»
Jules Michelet, Le Peuple, Garnier, 1974
La stratégie ne soccupe pas de stratégie, elle fait sens et c’est pourquoi elle est stratégique.
La stratégie qui nest que de la stratégie n’a pas de sens et cest pourquoi elle nest pas stratégique.
Lao Tseu, IV siècle av. JC
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Sommaire
Introduction .................................................................................................. 4
1 – Origines ................................................................................................... 6
La crise de la société et de l’économie française, qui sexprime par le sentiment général d’une
incapacité à agir, procède du renoncement à la «vérité eective de la chose» dont Machiavel
fait la condition de toute pensée stratégique; du renoncement à voir les choses telles quelles
sont, non telles que nous voudrions quelles soient.
2 – Point de situation .................................................................................... 11
Les rapports, les analyses, les débats concernant le retard français, le poids de l’Etat, la désin-
dustrialisation, le Code du travail, etc. manquent le point central, d’ordre macroéconomique;
les erreurs commises depuis la mise en place de l’euro à une parité franc-deutschemark insou-
tenable sont le facteur déterminant des dicultés françaises, et multiplient l’eet de handicaps,
certes existants, mais qui nont rien d’exorbitant par rapport à nos concurrents.
3 – Position de la France ............................................................................... 14
La «vérité eective de la chose» commande de reconnaître que la France n’est plus qu’une
petite économie dans un monde de puissances, qui accepte sans les interroger des concepts,
des indicateurs, des classements, dont le seul objet est de plier les Etats aux intérêts privés, à
l’inverse de son histoire et des préférences des Français.
4 – L’engagement .......................................................................................... 22
L’installation au cœur du débat public de la «désindustrialisation» relève de ces eets d’optique
dont l’actualité est pleine. Le fait paraît avéré. Mais la notion économique repose sur des analyses
peu robustes, elle arme des idées reçues sans preuves. La question industrielle, réelle, ne peut
pas masquer les dicultés d’adaptation de la France à un choc macroéconomique extérieur.
La réalité est que l’entreprise industrielle, comme toute autre, nexiste que dans un écosystème
entrepreneurial dans lequel la politique industrielle à sa place, dans lequel la protection des sec-
teurs neufs, des sociétés innovantes, a sa place, dans lequel surtout la coopération, l’informel, la
gratuité, jouent un rôle déterminant. Un écosystème commence quand les comptes s’arrêtent.
5 – L’action publique, mais laquelle ? ............................................................. 26
Lopposition entre Etat et entreprises est obsolète, quand l’économie est le champ stratégique
du moment, quand la collaboration entre l’Etat et les entreprises, voire la mobilisation citoyenne
aux côtés d’entreprises nationales et s’assumant comme telles, est l’une des conditions de la
puissance et de la résilience. L’Etat régalien est la condition oubliée de la baisse des coûts de
transaction entre acteurs; la paix, la conance, l’ordre, sont les conditions oubliées de la perfor-
mance des acteurs privés.
6 – Pas de port pour qui ne sait qui il est ! ....................................................... 29
La capacité décisive du futur est l’intégration de facteurs divers, marginaux, faibles, à travers
une concertation étendue, productrice de cette bioéconomie qui va succéder à l’économie de
la croissance matérielle et de l’accumulation nancière privée. Linsigniance du calcul écono-
mique actuel, la détermination historique, géographique, sociale, identitaire, des activités éco-
nomiques, le respect de la diversité, l’enracinement dans des territoires tous divers, tous singu-
liers, sont les déterminants de toute performance stratégique.
La rupture est plus certaine que la continuité. Les scénarios de l’improbable, de l’indicible, de
l’impossible, sont plus certains que les scénarios qui prolongent les courbes et répliquent le
passé. La pensée stratégique commence avec l’impertinence, et se poursuit avec la liberté sou-
veraine de l’esprit, qui jamais ne se lasse de poursuivre les traces de la vérité fugitive.
Introduction
Malaise, perte de conance, impuissance collective… un constat partagé veut que nous vi-
vions une crise de l’avenir. La n du progrès comme mouvement acquis de l’histoire, non moins
que l’incapacité ressentie à décider de ce qui nous concerne, caractériseraient une situation
moins de déprime que de déprise; nous n’aurions plus de capacité à agir sur ce qui compte, qu’il
s’agisse de la mondialisation, du réchauement climatique, ou de l’éducation des enfants. Des
dirigeants d’entreprise l’éprouveraient aussi; créer de la valeur, sans doute, mais après? Quelle
situation pourrait être pire pour ceux qui ont cru que le monde était à eux, ceux qui se lèvent
chaque matin en se disant quils vont changer le monde? Quelle situation pourrait être plus
délicate pour des investisseurs et des dirigeants de l’industrie, qui font des choix et engagent
des projets à dix, vingt, trente ans, quelquefois plus, alors que la rhétorique du changement
permanent envahit les organisations et aole les managers? Quelle situation pourrait plus ra-
dicalement condamner toute approche stratégique – puisquil ne s’agit plus que de tactique,
d’adaptation permanente, et, pour tout dire, de survivre?
La situation trouve une expression banale dans le court-termisme partout condamné, à tort
ou à raison, qu’il soit imputé au marché nancier, à la convoitise des actionnaires, ou au capita-
lisme en général. Elle s’aggrave du constat niais, partout répété, du brouillard de l’avenir. Nous
sommes supposés vivre des temps d’incertitude; mais à quelle période l’avenir a-t-il été assuré
pour personne? Létait-il en 1913? En 1935? Et que dire des années 1960, quand la victoire
du communisme ou l’hiver nucléaire semblaient inéluctable? Larmation donne lieu à des
alarmes variées, par exemple celle que fait résonner la désindustrialisation de la France. Elle est
originale en ce quelle ne reproduit pas les schémas traditionnels de séparation entre public et
privé, entreprises et société, individu et collectif. Le mal être collectif ressenti par les Français
face à l’Europe, la mondialisation, ou la rue, est de même nature que le mal être ressenti par des
salariés dans leur entreprise, les fonctionnaires dans leur administration, et les managers face à
leur direction, voire les dirigeants eux-mêmes face à leurs responsabilités. Elle est nouvelle en
ce quelle déborde largement les classes malheureuses, les laissés pour compte de la croissance
et des rendements; la sourance stratégique, puisque c’est d’elle dont il s’agit, se rencontre
aussi bien dans des conseils d’administration sans boussole que chez des Présidents dépour-
vus d’orientation de la part de leur actionnaire majoritaire, voire chez des hauts fonctionnaires
d’administration centrale sans direction claire de leur Ministre de tutelle, ou de son cabinet.
Inquiétude face à l’avenir, perte de conance, décit de sens, les facteurs explicatifs géné-
ralement mis en avant pour expliquer ce malaise et justier les remèdes nous semblent man-
quer leur objet, qui tient au fondement même de la pensée stratégique. Ce ne sont certes pas
les moyens qui font défaut, c’est le cadre pour les mobiliser. Ce ne sont pas les experts qui
manquent, ce sont bel et bien les stratèges, et ce coup d’œil souverain qui embrasse l’ensemble
d’une situation et formule l’action décisive. Appel à la volonté et à la responsabilité, éloge de
la prise de risque et piédestal attendant les entrepreneurs ne répondent pas à la question. Ce
nest pas la pensée stratégique qui est faible, et l’excellence de tant de stratèges, de consultants,
d’analyses et de travaux, comme la réussite de tant d’entreprises françaises, ne saurait être te-
nue pour rien. Ce sont les conditions de la pensée stratégique qui se sont eondrées, des condi-
tions qui imposent de penser les collectifs, les identités, la capacité à devenir et la propension
à agir. Des conditions que le renversement du monde bouleverse, de sorte qu’un eort majeur
est nécessaire pour refonder la pensée stratégique sur de nouvelles bases, et pour abandonner
des préjugés manifestement datés, situés, et dépassés – ceux de la raison raisonnante des New-
ton, Descartes et Bentham, comme ceux de l’individualisme méthodologique d’Adam Smith, de
Friedrich von Hayek, ou de Milton Friedman. Sans aller si loin et viser aussi haut, reconnaissons
que la doctrine économique libérale ne dit rien sur le come back de la Chine, rien sur la crise
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américaine du crédit en 2007, et pas davantage sur le mur du réchauement climatique ou
le saccage des écosystèmes. Gratuits, donc tenus pour rien et sans valeur. Ou bien perturba-
teurs du système, donc expulsés du raisonnement. Ou bien encore, révélateurs des biais, des
impasses, des conventions, à oublier pour dormir tranquille et faire tourner ses tableurs.
De sorte que l’abandon de la Vérité est l’étrange résultat de tant d’informations, de relations
et moyens de communication. De sorte que ce qui est vrai pour les administrations, les entre-
prises, les collectivités régionales ou locales, l’est tout autant au niveau politique, celui de nos
Nations et de nos démocraties. De sorte surtout que ce qui est en cause n’est ni la compétence
des experts, ni la volonté de dénir et de déployer des stratégies, c’est la capacité à fonder une
pensée stratégique. Ce nest pas le comment qui manque, mais le pourquoi; le sujet nest pas
de moyens mais de but; il ne s’agit pas de mieux administrer les choses, mais de conduire les
hommes.
Nous avons décidé de publier cette note parce quil nous semble que ce mal être, en passe
de devenir une véritable sourance stratégique, est nouveau, grave, et qu’il doit être guéri – le
premier moyen de le guérir étant justement de le reconnaitre, de l’analyser et d’en parler. Il est
nouveau parce qu’il correspond à une remise en cause de l’ensemble des cadres qui ont per-
mis le développement d’une pensée stratégique en France, et qui ont construit la conance;
conance des citoyens dans les institutions et des salariés dans leurs entreprises; conance des
cadres intermédiaires dans leur hiérarchie et dans le sens de leur mission; conance plus encore
dans le sens du travail, d’entreprendre, de produire, qui est d’assurer le progrès. Il est grave,
parce que la conjonction d’une crise politique et managériale peut avoir, a déjà, des consé-
quences imprévues. Il doit être guéri, parce que les moyens existent, quils sont identiés, et que
la volonté manque plus que les moyens.
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