Introduction
Malaise, perte de conance, impuissance collective… un constat partagé veut que nous vi-
vions une crise de l’avenir. La n du progrès comme mouvement acquis de l’histoire, non moins
que l’incapacité ressentie à décider de ce qui nous concerne, caractériseraient une situation
moins de déprime que de déprise; nous n’aurions plus de capacité à agir sur ce qui compte, qu’il
s’agisse de la mondialisation, du réchauement climatique, ou de l’éducation des enfants. Des
dirigeants d’entreprise l’éprouveraient aussi; créer de la valeur, sans doute, mais après? Quelle
situation pourrait être pire pour ceux qui ont cru que le monde était à eux, ceux qui se lèvent
chaque matin en se disant qu’ils vont changer le monde? Quelle situation pourrait être plus
délicate pour des investisseurs et des dirigeants de l’industrie, qui font des choix et engagent
des projets à dix, vingt, trente ans, quelquefois plus, alors que la rhétorique du changement
permanent envahit les organisations et aole les managers? Quelle situation pourrait plus ra-
dicalement condamner toute approche stratégique – puisqu’il ne s’agit plus que de tactique,
d’adaptation permanente, et, pour tout dire, de survivre?
La situation trouve une expression banale dans le court-termisme partout condamné, à tort
ou à raison, qu’il soit imputé au marché nancier, à la convoitise des actionnaires, ou au capita-
lisme en général. Elle s’aggrave du constat niais, partout répété, du brouillard de l’avenir. Nous
sommes supposés vivre des temps d’incertitude; mais à quelle période l’avenir a-t-il été assuré
pour personne? L’était-il en 1913? En 1935? Et que dire des années 1960, quand la victoire
du communisme ou l’hiver nucléaire semblaient inéluctable? L’armation donne lieu à des
alarmes variées, par exemple celle que fait résonner la désindustrialisation de la France. Elle est
originale en ce qu’elle ne reproduit pas les schémas traditionnels de séparation entre public et
privé, entreprises et société, individu et collectif. Le mal être collectif ressenti par les Français
face à l’Europe, la mondialisation, ou la rue, est de même nature que le mal être ressenti par des
salariés dans leur entreprise, les fonctionnaires dans leur administration, et les managers face à
leur direction, voire les dirigeants eux-mêmes face à leurs responsabilités. Elle est nouvelle en
ce qu’elle déborde largement les classes malheureuses, les laissés pour compte de la croissance
et des rendements; la sourance stratégique, puisque c’est d’elle dont il s’agit, se rencontre
aussi bien dans des conseils d’administration sans boussole que chez des Présidents dépour-
vus d’orientation de la part de leur actionnaire majoritaire, voire chez des hauts fonctionnaires
d’administration centrale sans direction claire de leur Ministre de tutelle, ou de son cabinet.
Inquiétude face à l’avenir, perte de conance, décit de sens, les facteurs explicatifs géné-
ralement mis en avant pour expliquer ce malaise et justier les remèdes nous semblent man-
quer leur objet, qui tient au fondement même de la pensée stratégique. Ce ne sont certes pas
les moyens qui font défaut, c’est le cadre pour les mobiliser. Ce ne sont pas les experts qui
manquent, ce sont bel et bien les stratèges, et ce coup d’œil souverain qui embrasse l’ensemble
d’une situation et formule l’action décisive. Appel à la volonté et à la responsabilité, éloge de
la prise de risque et piédestal attendant les entrepreneurs ne répondent pas à la question. Ce
n’est pas la pensée stratégique qui est faible, et l’excellence de tant de stratèges, de consultants,
d’analyses et de travaux, comme la réussite de tant d’entreprises françaises, ne saurait être te-
nue pour rien. Ce sont les conditions de la pensée stratégique qui se sont eondrées, des condi-
tions qui imposent de penser les collectifs, les identités, la capacité à devenir et la propension
à agir. Des conditions que le renversement du monde bouleverse, de sorte qu’un eort majeur
est nécessaire pour refonder la pensée stratégique sur de nouvelles bases, et pour abandonner
des préjugés manifestement datés, situés, et dépassés – ceux de la raison raisonnante des New-
ton, Descartes et Bentham, comme ceux de l’individualisme méthodologique d’Adam Smith, de
Friedrich von Hayek, ou de Milton Friedman. Sans aller si loin et viser aussi haut, reconnaissons
que la doctrine économique libérale ne dit rien sur le come back de la Chine, rien sur la crise
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