Nanoscopie d’absorption lointain infrarouge de boîtes quantiques uniques InAs/GaAs Ahmad DRISS, Sébastien SAUVAGE, Philippe BOUCAUD Université Paris Sud 11 Laboratoire IEF – UMR 8622 CNRS 15, rue Georges Clemenceau 91405 Orsay Cedex Email : [email protected] Résumé Nous avons mesuré à température ambiante l’absorption ultra-faible de boîtes quantiques (BQ) auto-assemblées InGaAs à 25 µm de longueur d’onde, en résonance avec la transition inter-sous-niveaux S-P (état fondamental vers 1er excité). La mesure repose sur le couplage d’un microscope à force atomique (AFM) et d’une chaîne laser impulsionnelle. La résolution spatiale de la mesure est d’environ 50 nm, ce qui correspond à un régime sous-longueur d’onde de λ/500. Nous montrons que l’analyse des images d’absorption fournit une mesure de l’élargissement homogène de la transition S-P à température ambiante. La valeur extraite de 2,5 meV est en accord avec la valeur récemment calculée, tenant compte de la décohérence induite par les mécanismes d’absorption et d’émission de phonons acoustiques. 1. Introduction Les BQ de semiconducteurs sont des nanostructures tridimensionnelles, dont les propriétés sont liées au confinement des porteurs de charge dans les trois directions de l’espace, et au régime de couplage fort qui en résulte, entre les porteurs de charge confinés et les phonons optiques du réseau cristallin. Depuis maintenant plus de vingt ans, ces nanostructures suscitent un intérêt considérable de la part de la communauté scientifique, du fait de leurs propriétés remarquables et de leurs nombreuses applications potentielles : sources et détecteurs performants dans le visible et proche infra-rouge1 (IR), nouveaux composants optoélectroniques fonctionnant dans le moyen et lointain IR2, source de photons uniques3 ou de paires de photons corrélés4, cryptographie et informatique quantique5, etc. Les études consacrées à leurs propriétés d’absorption et d’émission peuvent se diviser (artificiellement) en deux grandes catégories : d’une part les études des transitions interbandes, qui ont lieu, pour le système InAs/GaAs, dans une gamme spectrale correspondant au visibleproche IR, et d’autre part les études des transitions intersous-niveaux (transitions d’un porteur de charge entre niveaux discrets, soit dans la bande de conduction soit dans la bande de valence) qui ont lieu dans le moyenlointain IR, à partir de environ 10 µm de longueur d’onde. Les mesures de l’absorption et de l’émission de BQ uniques sont particulièrement difficiles à mettre en œuvre dans le domaine du moyen-IR : d’une part les variations de transmission relatives attendues sont de 2 à 3 ordres de grandeur plus faibles que dans le visible-proche IR (de l’ordre de 10-7 à 10-9, à température ambiante), et d’autre part les sources et détecteurs fonctionnant dans cette gamme spectrale sont respectivement moins stables et moins performants. Une manière de s’affranchir de ces difficultés et de pouvoir mesurer et résoudre spatialement et spectralement l’absorption ultra-faible d’une BQ unique dans le moyen IR est de tirer parti du fait que l’électron confiné dans une BQ relaxe préférentiellement son énergie par des processus non-radiatifs, qui impliquent l’émission de phonons7,8. Une partie de l’énergie ainsi relaxée va se propager « hors » de la BQ jusqu’à la surface de l’échantillon, et y générer localement un déplacement de surface, dont la détection locale constitue la signature de l’absorption de nos BQ. Cette technique n’avait été, jusque-là, appliquée avec succès qu’à la transition inter-sous-niveaux S-D au voisinage de 10 µm de longueur d’onde9, qui correspond à une zone de transparence du substrat en GaAs dans laquelle les BQ sont encapsulées. Nous présentons dans cet article la nanoscopie d’absorption de BQ individuelles InAs/GaAs, en résonance avec la transition S-P à 25µm de longueur d’onde. L’analyse des images d’absorption permet de remonter à la largeur homogène de la transition, dont la valeur de 2,5 meV n’était jusque là que calculée10. 2. Réalisation des échantillons et principe de la mesure La mesure de l’absorption S-P ultra-faible d’une BQ individuelle InAs/GaAs nécessite de s’affranchir de l’absorption du substrat GaAs. Nous avons donc mis au l’échantillon en effectuant des pas de 20 nm (step-scan) en mode contact. La pointe va être sensible aux déformations locales de la surface générées par l’absorption des BQ enterrées : ce sont le décalage en fréquence et la modification de l’amplitude du mode principal d’oscillation de l’ensemble pointe-levier qui constituent la signature de l’absorption. Signal mesuré : amplitude et fréquence du mode principal d’oscillation du levier TF Réponse temporelle du levier Diode 4 cadrans Diode Laser amplitude Signal accumulé amplitude point un procédé de micro-fabrication pour la réalisation d’une membrane ultra-fine de 320 nm d’épaisseur, dans laquelle un plan contenant 4x1010 cm-2 de BQ est enterré à 20 nm sous la surface (~ 1 BQ tous les 50 nm). Cette membrane est collée sur un substrat en silicium partiellement transparent. La colle utilisée est le benzocyclobutène (BCB). (cf figure 1a) Les absorptions à 25 µm de longueur d’onde des 280 µm de Si, des 400 nm de BCB, et des 320 nm de GaAs sont de respectivement 1.2%, 0.8% et 0.05%, mesurées par spectroscopie infra-rouge à transformée de Fourrier sur un échantillon de référence. Le dopage moyen est de un électron le niveau fondamental S de chaque BQ (à température ambiante). Il est assuré par l’introduction pendant la croissance de l’échantillon d’une couche de silicium à dopage planaire, 2 nm sous le plan contenant les BQ (« dopage-δ »). fréquence La figure 1 présente les principales étapes de fabrication, à partir de l’échantillon fourni par l’épitaxieur. Le substrat GaAs est aminci mécaniquement de 150 µm, puis collé avec du BCB sur un substrat en silicium. Le BCB est ensuite vitrifié par un recuit long à 200°C. La membrane contenant le plan de BQ est ensuite révélée en attaquant les 130µm restant de substrat GaAs avec une solution de NH4OH : H2O2, jusqu’à la couche d’arrêt en Al0.8Ga0.2As, attaquée à son tour par une solution d’HCl dilué puis par une solution d’acide fluorhydrique dilué. Une dernière étape de nettoyage est réalisée par RIE oxygénée. 300K temps 300 nm GaAs BCB vitrifié 400 nm Si 280 µm Laser IR impulsionnel λ = 25 µm n ~ 3,3 n ~ 1,5 n ~ 3,4 n ~ 2,4 prisme KRS5 (Laser à électrons libres LCP- CLIO) 3 Figure 2. Principe de la mesure d’absorption. La mesure consiste à faire balayer la surface de la membrane contenant les BQ par la pointe, en effectuant des pas de 20 nm (step scan en mode contact) et à enregistrer l’oscillation amortie de l’ensemble pointe-levier pour chacune de ces positions. Le spectre de l’oscillation mécanique du levier est obtenu en calculant la transformée de Fourrier du signal temporel. La topographie est également enregistrée. Monoplan de BQ ~ 5 nm GaAs 300 nm GaAs 20 nm AlGaAs 300 nm • Amincissement mécanique ~ 130 µm Substrat GaAs ~ 300 µm • Collage au BCB dilué sur substrat silicium et vitrification du BCB • Retrait de 3. Nanoscopie d’absorption substrat GaAs La figure 3(b) présente les spectres d’oscillation mécanique du levier de l’AFM obtenus pour trois différentes zones de contact de la pointe sur la surface. • Retrait de la couche d’arrêt AlGaAs • Nettoyage de la surface libre de la membrane GaAs 260 à 280 µm Substrat Si BCB vitrifié 400 nm Membrane GaAs 300 nm ~ 5 nm 20 nm BQ InGaAs Figure 1. Principales étapes de réalisation de l’échantillon La mesure repose sur le couplage d’un AFM avec une source laser impulsionnelle. Son principe est schématisé sur la figure 2. Les BQ sont pompées optiquement par un laser infrarouge impulsionnel, résonant avec la transition inter-sous-niveaux S-P à λ = 25 µm. L’excitation optique est constituée d’un macro-pulse d’une durée de 9 µs, luimême constitué de 300 pulses d’une durée de ~ 3 ps. Le taux de répétition des macro-pulses est de 25 Hz. La pointe de l’AFM balaye une surface déterminée de Figure 4. (a) signal d’absorption pour une excitation optique résonante de 49.5 meV (λ = 25 µm). (b) Fréquence d’oscillation de l’ensemble pointe-levier. (c) Topographie de la surface. (d) signal d’absorption pour une excitation optique non résonante de 91 meV (λ = 13.6 µm). Figure 3. (a) schéma représentant l’échantillon et sa structure, en configuration de mesure. (b) amplitude de l’oscillation du levier de l’AFM, obtenue en effectuant la transformée de Fourrier du signal temporel. Ces spectres sont obtenus en prenant la transformée de Fourrier de l’amplitude de l’oscillation amortie du levier en fonction du temps. En mode contact, la fréquence de l’oscillation amortie est de 40 kHz. Sa largeur spectrale est de 1.6 kHz pour les trois différentes zones de contact et correspond à un amortissement en un temps de l’ordre de la milliseconde. Le point important est que selon la position de la pointe sur la surface contenant les BQ enterrées, l’amplitude de l’oscillation peut varier d’un facteur supérieur à 3, et que cette variation s’accompagne systématiquement d’un décalage de la fréquence d’oscillation selon une relation quasi-linéaire, comme le montre l’insert de la figure 3. La fréquence de l’oscillation est donc sensible à l’absorption ultra-faible de nos BQ enterrées. Ces décalages en fréquence peuvent se comprendre qualitativement en considérant le lien entre les forces latérales qui s’exercent sur le bout de la pointe et les vibrations qui animent la surface en contact avec la pointe : lorsque ces vibrations contiennent la contribution de l’absorption d’une ou plusieurs BQ, les conditions aux limites de l’oscillation du levier sont modifiées. L’amplitude de l’oscillation est intégrée sur toute la gamme spectrale présentant des résonances, soit de 33 à 47 kHz, et constitue ce qui sera appelé dans toute la suite « signal d’absorption ». Les figures 4(a) et 4(b) présentent respectivement le signal d’absorption et la fréquence d’oscillation en fonction de la position de la pointe sur la surface, pour une excitation optique résonante avec la transition S-P. Les dimensions de la surface scannée sont de 400nm x 800 nm, la taille du pixel étant de 20 nm. Les images 2D du signal d’absorption et de la fréquence d’oscillation présentent exactement la même structuration : les zones sombres correspondent à un signal d’absorption moindre et une fréquence d’oscillation plus faible. Le contraste du signal d’absorption varie de 0.5 à 5, et la fréquence d’oscillation varie de 36 à 41 kHz. La structuration de l’image est attribuée à l’absorption de nos BQ enterrées 20 nm sous la surface. Les zones de moindre signal sont constituées de 2 à 4 pixels : la résolution spatiale est donc de l’ordre de 50 nm, soit λ/500. Comme l’indique la figure 4d, lorsque le pompage optique n’est pas résonant, l’imagerie du signal d’absorption est homogène. La topographie de la surface est également enregistrée pendant la mesure (fig.3c). Elle est essentiellement plate, et présente quelques accidents en particulier au milieu de l’image. Le fait que cette zone ne présente aucun signal d’absorption ni de décalage en fréquence d’oscillation indique sans ambiguité que le contraste n’est pas généré par des effets topographiques. La figure 5 présente le signal d’absorption, la fréquence d’oscillation et la topographie, mesurés sur une même ligne où la topographie est particulièrement plate. Le signal d’absorption révèle une BQ absorbante individuelle au point 1, et un groupe de BQ absorbantes au point 2. Le point 3 ne présente pas de variation de signal d’absorption. énergies de transition des BQ, ainsi que de leur peuplement thermique selon une statistique de FermiDirac. L’absorption de chaque BQ est calculée en considérant une section efficace de transition Lorentzienne. L’extension spatiale de la déformation de surface générée par l’absorption d’une BQ enterrée est prise en compte en considérant qu’une onde de déformation sphérique est émise par la BQ absorbante. Le paquet d’onde sphérique émis transporte une quantité d’énergie proportionnelle à l’absorption de la BQ. Figure 5. Signal d’absorption (a), fréquence d’oscillation de l’ensemble pointe-levier (b) et topographie (c), mesurés simultanément le long d’une des lignes de 800 nm. Les courbes rouge et bleue correspondent respectivement à un pompage optique résonant (49.5 meV) et non-résonant (91 meV). Les points 1, 2 et 3 sont les mêmes que ceux de la figure 3, et sont représentatifs des 3 situations dans lesquelles peut se trouver la pointe. Les fréquences d’oscillation pour un pompage optique résonant ou non résonant ne sont pas les mêmes, car la pointe a été changée. 4. Mesure de la largeur homogène de la transition SP Nous allons montrer que le nombre de BQ effectivement observées résulte des élargissements homogène et inhomogène de la transition S-P. L’élargissement inhomogène est dû à une distribution en taille et en composition de nos BQ, et se traduit par le fait que les énergies de transition vont varier de BQ en BQ. Ainsi, seules les BQ dont l’énergie de transition correspond à l’énergie du rayonnement incident vont absorber et participer au signal d’absorption. Définissons la signature de l’absorption à l’image par une fréquence d’oscillation inférieure à 39Khz. Les pixels correspondants sont ceux qui présentent une variation de signal d’absorption supérieure ou égale à 50% du contraste de l’image. Selon cette définition, on trouve que ~15% de la surface imagée contient la signature de l’absorption. Les images d’absorption sont simulées en considérant différentes valeurs pour l’élargissement homogène de la transition, selon un modèle dont les détails sont explicités dans l’annexe de la référence 8. Ce modèle tient compte de la distribution spatiale aléatoire et de la distribution des Figure 6. (a) Distribution aléatoire de BQ sur une surface de 400 nm x 800 nm, utilisé pour la simulation des images de nanoscopie d’absorption. (b) à (d) Calcul du signal d’absorption pour une largeur homogène de respectivement 0.5, 2.5 et 7 meV. (e) Proportion des pixels présentant un signal d’absorption en fonction de la valeur de l’élargissement homogène utilisé pour la simulation de l’image. A chaque courbe correspond une distribution (spatiale et spectrale) de BQ donnée. Une de ces courbes est rendue visible (cercles blancs) Une série de distributions de BQ sont générées. Pour chacune de ces distributions, on simule l’imagerie de son absorption et on reporte la proportion de pixels portant la signature de l’absorption en fonction de la largeur homogène utilisée. Les figures 6(a), 6(b), 6(c) et 6(d) présentent la simulation de l’imagerie de l’absorption pour des valeurs de l’élargissement homogène de respectivement 0.5, 2.5 et 7 meV. La figure 6(e) présente la proportion de pixels portant la signature de l’absorption en fonction de la largeur homogène utilisée, chaque courbe correspondant à une distribution spatiale et spectrale fixée. On voit que la proportion de 15% est réalisée pour des valeurs de l’élargissement homogène de 2.5 ± 1 meV. A ma connaissance, il s’agit de la première détermination expérimentale de la valeur de l’élargissement homogène de la transition S-P à température ambiante. La valeur mesurée de 2.5 meV est en accord avec la valeur théorique récemment calculée par Grange9,10. En plus de mécanismes de relaxation bien connus Les auteurs tiennent compte, dans le cadre d’un traitement nonperturbatif, de la décohérence induite par des mécanismes impliquant jusqu’à deux phonons acoustiques. Cette contribution s’ajoute à la contribution due au temps de vie fini du polaron, et fournit, pour le calcul de l’élargissement homogène de la transition S-P une valeur comprise entre 0.7 et 4 meV (le polaron est la particule mixte « issue » du régime de couplage fort entre l’électron confiné et certains phonons optiques du réseau cristallin). 5. Conclusion Nous avons mesuré, à température ambiante, l’absorption S-P à λ = 25 µm de BQ individuelles avec une résolution spatiale de 50 nm, correspondant à un régime largement sous-longueur d’onde de λ/500. Sur la base d’arguments statistiques, la valeur de l’élargissement homogène est extraite des images de nanoscopie d’absorption, et est en accord avec sa valeur théorique, calculée dans le cadre d’un modèle prenant en compte la décohérence induite par l’interaction entre l’électron confiné (en fait, le polaron) et les phonons acoustiques du réseau cristallin. La mesure s’inscrit dans la lignée des efforts de développements de nouveaux types d’imagerie optique, de caractérisation et d’adressage de nano-objets uniques, mariant à la fois microscopie et spectroscopie. 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