Définition du déterminisme par Laplace (Exposition du système du

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Le déterminisme et la liberté de choix
Pierre ANCET
Professeur Agrégé de Philosophie, Université de Toulouse-Le Mirail
Introduction
Pour aborder la question générale du déterminisme génétique et de ses
représentations, il semble important de partir d’une interrogation qui nous taraude tous,
quelle que soit notre vie, quelle que soit l’activité débordante avec laquelle nous essayons de
l’oublier. Il s’agit de la question : « Que vais-je devenir ? » ou encore : «comment puis-je
assurer mon avenir et celui de mes enfants ? ».
En effet, l’idée selon laquelle nous sommes tous porteurs d’un héritage génétique ne
va pas sans poser le problème de la transmission, au sens où j’ai reçu un capital de gène dont
je ne connais pas la nature, et au sens où je vais le léguer à ceux qui suivront. Mon corps n’est
pas une assurance pour l’avenir, il peut être perçu au contraire comme rempli de maladies
possibles, comme une bombe à retardement que je peux porter et transmettre à mon insu.
Dans cette situation, en tant qu’utilisateurs de la génomique, nous nous sentons
déterminés par ce que nous hébergeons, alors même que l’idée de déterminisme en génétique
(un gène = un caractère) est passée de mode (on parlera davantage de facteurs de
susceptibilité, de facteurs de risques). Même si cette idée de déterminisme n’est pas à
entendre au sens strict, elle reste la manière dont nous comprenons notre rapport aux gènes.
Quelques remarques liminaires s’imposent donc sur cette idée, entendue comme la
possibilité pour une pensée d’embrasser l’ensemble des causes et des effets, de telle sorte que
l’avenir puisse être moins incertain. L’idée déterministe, loin d’être inquiétante pour la
liberté individuelle, semble porter en elle l’ensemble de sécurités et d’assurances que nous
espérons de la médecine pour l’avenir.
Dans un monde déterminé, tous les phénomènes peuvent être réduits à un ensemble
de causes et d’effets. Mais le déterminisme se distingue du réductionnisme, car ce dernier ne
comporte pas d’aspect prédictif : il se contente de réduire les phénomènes à des lois. Le
déterminisme suppose, lui, que toutes les données fondamentales étant connues, on puisse
aussi prévoir ce qui se passera.
Selon l’adage positiviste d’Auguste Comte, « Science d’où prévoyance, prévoyance
d’où action », la science nous donnerait la clé du contrôle du monde. Mais à mesure des
avancées scientifiques, la distance entre nos connaissances et le pouvoir de prédiction qui en
découle s’avère plus importante que prévu. L’idée que la connaissance puisse prédire
l’avenir et permettre une action libre est devenue moins une théorie scientifique que la
marque d’une idéologie, notamment celle des idéologies socio-biologiques qui voudraient
nous faire croire à la maîtrise future de notre organisme.
Précisons que la notion de déterminisme n’est pas relative : si l’on pose les bons
principes, alors il est nécessaire (cela ne peut pas être autrement) que les événements se
produisent tels qu’on les a prédits, ainsi que l’indique Laplace dans une célèbre définition du
déterminisme : « une intelligence qui, pour un moment donné, connaîtrait toutes les forces
dont la nature est animée et la situation respective des êtres qui la composent, si par ailleurs
elle était assez vaste pour soumettre ses données à l’analyse, embrasserait dans la même
formule les mouvements des plus grands corps de l’univers et ceux du plus léger atome :
rien ne serait incertain pour elle et l’avenir, comme le passé, serait présent à ses yeux. »1
Au titre d’idéal scientifique, le déterminisme ne pose pas de difficulté. Il est beaucoup
plus délicat à manier lorsqu’on le confond avec une réalité. Prenons quelques exemples de
confrontation entre des théories philosophiques et l’obstacle du déterminisme : la difficulté
rencontrée par la philosophie est que l’enchaînement nécessaire des causes et des effets ne
1
LAPLACE (P.-S.) Exposition du système du monde, Bachelier, Paris, 5ème éd., 1824.
laisse aucune place à la liberté individuelle. Selon cette perspective, si je pense, si je veux, si
je me sens libre, n’est-ce pas parce qu’il se produit en moi un enchaînement déterminé
d’événements neuronaux (déterminisme matérialiste)2 ? Le déterminisme classique,
matérialiste et inspiré des lois de la physique, ne laisse donc pas de place à la liberté
individuelle entendue comme capacité de se libérer des forces de contraintes pesant sur
l’individu et sur ses choix. La philosophie morale de Kant, par exemple, tente de rétablir
cette liberté de l’homme dans le monde en posant qu’il est noumènalement libre : une part de
lui (sa liberté) existe indépendamment des lois qui régissent l’univers et les phénomènes
connaissables. En revanche tout le reste de ce qui existe est régi par un déterminisme strict.
C’est là faire de l’homme une remarquable exception. La philosophie matérialiste d’Epicure
voulait, elle, qu’il existe un élément non déterminé dans un monde totalement mécaniste et
déterminé. Au sein d’une série ininterrompue et prévisible d’actions et réactions entre
atomes, existe le clinamen, une déviation imprévisible d’un atome, qui crée la nouveauté dans
le monde et permet notamment la liberté de l’action humaine.
D’autres philosophies, à l’inverse, reconnaissent qu’il n’existe pas de liberté humaine
face aux événements, et sont tout entières fondées sur l’acceptation de ce qui existe dans le
monde. Le stoïcisme nous enjoint de nous satisfaire de ce qui nous a été donné en ce monde,
en exerçant la seule liberté dont nous disposions : celle de notre esprit sur nos
représentations. La philosophie de Leibniz attend de nous une adhésion rationnelle à ce
monde, pensé par Dieu comme le plus parfait possible, car un autre enchaînement des causes
et des effets n’aurait pas été compatible avec l’existence. Dieu a pesé le pour et le contre de
tous les événements présents passés et à venir, puis a choisi pour nous le meilleur des
mondes possibles. Il nous appartient désormais d’y souscrire.
Ce bref rappel théorique a pour fonction de nous montrer les difficultés rencontrées
historiquement avec l’idée de déterminisme. L’interpréter comme aujourd’hui en termes
biologiques n’est pas nécessairement plus rassurant et moins problématique. Nous pouvons
nous demander de ce fait ce qui pousse l’opinion et les médias à valoriser le déterminisme
génétique. Peut-être s’agit-il de l’espérance d’une maîtrise ultérieure des causes, qui confond
connaissance théorique d’un facteur et connaissance pratique d’un moyen d’agir sur ce
facteur. Peut-être s’agit-il d’entériner un ordre de fait, en le justifiant au nom d’un
déterminisme qui devient une forme de fatalisme. Généralement dans l’histoire des idées, le
déterminisme a permis de justifier un ordre établi (celui de la religion ou celui de l’ordre
social). Il a plus d’intérêt en tant que moyen de cautionner un état de fait et les stéréotypes
qui l’accompagnent qu’en tant que moyen de modifier le monde. Tout au plus a-t-il permis
de renforcer les discriminations en en proposant une apparence justification, comme dans les
théories socio-biologiques du début du XXème siècle. Au vu de l’histoire des idées,
l’engouement actuel est donc à prendre avec la plus grande circonspection.
Afin d’évaluer cette idée de déterminisme génétique, il nous faudra tout d’abord la
comparer avec les autres formes de déterminisme possibles : est-elle plus proche du
déterminisme strict des sciences physiques ou bien d’un « déterminisme » relatif comme le
déterminisme social ou le déterminisme psychologique (sous couvert de lois s’exerçant sur
l’individu, ceux-ci ne font que relever des influences n’autorisant pas de réelle prédiction, ils
ne sont des déterminismes que par abus de langage) ?
2
Il existe historiquement le même problème avec le déterminisme théologique : si je pense et choisis,
n’est-ce pas parce que Dieu a mis ces pensées en moi ? Saint Augustin est l’un des premiers auteurs
chrétiens à avoir fait intervenir le concept de volonté, qui rend toute la responsabilité de ses pensées et
de ses actes à l’homme, tout en ôtant à Dieu la responsabilité du mal. Le libre arbitre de la volonté est
bien donné par Dieu aux hommes, mais le pourquoi des actes et pensées humaines n’est plus
dépendant de Dieu (on ne peut plus régresser de cause en cause jusqu’à Dieu) : la cause est l’homme.
Il l’a voulu, il a exercé son libre arbitre. Il est responsable. Ainsi le déterminisme théologique n’est pas
incompatible avec la responsabilité à l’égard du mal et avec l’idée d’un juste châtiment. (Libre
Arbitre, I, 1)
Peut-on préciser le rôle historique de l’idée d’un déterminisme biologique dans les
théories socio-biologiques chargées de favoriser les normes sociales et à travers elles une
certaine classe d’individus au détriment des autres ?
Enfin, quelle place peut-on accorder à la liberté individuelle face à cette idée
déterministe ? L’individu apparaît comme dépendant des influences qui s’exercent sur lui,
qui lui imposent ses conduites, ses réactions, ses pensées et orientent son aspect physique.
Peut-on se penser libre dans le monde contemporain face au déterminisme ?
I) Le déterminisme génétique est-il un déterminisme strict ?
Une brève étude des définitions classiques du déterminisme va nous montrer que le
déterminisme génétique n’est pas un déterminisme au sens strict. Il est une version faible du
déterminisme, qui a été utilisée comme un déterminisme au sens strict par certaines
idéologies trop heureuses de trouver une justification à l’ordre social établi.
Partons de la définition de Claude Bernard dans son Introduction à l’étude de la
médecine expérimentale :
« Le principe absolu des sciences est un déterminisme nécessaire et conscient dans les
conditions des phénomènes. De telle sorte qu’un phénomène naturel, quel qu’il soit, étant
donné, jamais un expérimentateur ne pourra admettre qu’il y ait une variation dans
l’expression de ce phénomène sans qu’en même temps il ne soit survenu des conditions
nouvelles dans sa manifestation ; de plus, il a la certitude a priori que ces variations sont
déterminées par des rapports rigoureux et mathématiques »3.
Cette formulation inclut une part expérimentale : une expérience est concluante, et la
théorie qui sous-tend cette expérience est concluante d’un point de vue déterministe si et
seulement s’il n’y a de variation qu’en raison d’un agent extérieur. Cette théorie déterministe
s’est inspirée de la révolution introduite par Galilée puis Newton en physique permettant de
prévoir avec certitude le mouvement d’un corps lorsqu’il n’existe pas d’autre force en
présence. Pour la première fois, la compréhension du déterminisme ne relevait plus d’une
compréhension de la volonté de Dieu ou des causes finales (des agents destinés dans la
matière à produire tel ou tel effet futur) mais de la compréhension d’une nature écrite en
langage mathématique, régie par des principes mécaniques et un enchaînement de causes
efficientes (sur le modèle du choc de deux corps de même nature). L’homme pouvait
s’approcher au plus près de ces lois, les comprendre, et potentiellement agir sur la matière.
Prenons garde à ne pas en déduire quelque chose concernant la nature du réel :
l’action sur le réel ou une capacité prédictive relative ne signifie pas sa connaissance. Quelle
que soit la théorie, il y a toujours au moins trois points de vue épistémologiques quant à la
valeur de ses résultats, à savoir :
- Phénoméniste. Les théories n’ont qu’une valeur descriptive, et sont les formules abrégées
des données empiriques (exemple en biologie : Pearson et son approche statistique, visant
à exprimer mathématiquement des données recueillies, considérées comme des données
brutes).
- Instrumentaliste. Les théories ne touchent pas à une réalité connaissable, elles ont
cependant la capacité de prédire ce qui va se passer : leur portée est seulement
pragmatique, elles ne disent pas ce que sont les choses mais comment elles se produisent
(exemple : Morgan et son approche des mutations à partir de ses études menées sur la
mouche drosophile).
- réaliste. Les théories tendent vers une réalité extérieure indépendante de la connaissance
que nous en avons, et ces théories peuvent être vraies ou fausses, de manière absolue
(exemple : les conceptions de la biologie moléculaire comme révélatrices des causes
premières de l’organisation du vivant, dans lesquelles le gène jouait le rôle d’ « atome »
du vivant).
3
BERNARD (C.) Introduction à l’étude de la médecine expérimentale, première partie, VII, Paris,
Garnier-Flammarion, 1966, p. 56 (1ère éd. 1865)
Ces points de vue épistémologiques ne changent absolument rien quant à la nature
des résultats, mais permettent de situer la portée qu’on leur attribue : de la simple mise en
forme de données jusqu’à la mise en évidence de la nature des choses4. Historiquement, les
conceptions déterministes au sens fort ont été également réalistes. En effet, elles signifient la
prédictibilité totale des phénomènes pour une intelligence sans limites. Et il semble que
l’idée du déterminisme génétique se soit développée dans cette direction.
Peut-on appliquer la définition donnée plus haut au déterminisme génétique ?
Le déterminisme génétique strict suppose la prédictibilité totale des caractères. Il est
donc entendu comme une position plus forte que le réductionnisme qui dit seulement que
l’on peut expliquer les phénotypes à partir d’éléments descriptibles au niveau génétique.
Situer l’importance du déterminisme génétique revient à savoir dans quelle mesure le
génotype détermine le phénotype. Cela peut s’interpréter de quatre façons, ce qui nous
donne quatre types de déterminisme génétique5 :
1) Deux individus ayant les mêmes allèles en un lieu chromosomique donné (locus)
auront toujours un phénotype identique, quel que soit ce lieu.
2) Deux individus ayant les mêmes allèles en un lieu chromosomique donné (locus)
auront toujours un phénotype identique, mais pour certains locus ou sites chromosomiques
seulement.
3) Deux individus ayant tous leurs allèles identiques dans tous leurs chromosomes (de
vrais jumeaux) auront toujours un phénotype identique pour tous leurs caractères.
4) Deux individus ayant tous leurs allèles identiques dans tous leurs chromosomes (de
vrais jumeaux) auront toujours un phénotype identique pour certains caractères bien définis.
Les propositions 1) et 2) supposent l’équation : « 1 gène = 1 caractère », absolument
(1) ou partiellement (2).
Les propositions 3) et 4) supposent éventuellement que plusieurs gènes puissent
donner un caractère. Il faut donc recourir à l’exemple classique des vrais jumeaux
(monozygotes) pour supposer un phénotype identique totalement (3) ou relativement (4).
Il n’est pas difficile de constater la fausseté des propositions 1 à 3. Il est peut-être plus
délicat de repérer la fausseté de la proposition 4, pourtant elle aussi est fausse, car elle
élimine toute action possible de l’environnement, par exemple, un mauvais développement
qui conduirait l’un des jumeaux à naître aveugle ou à le devenir.
Il faut en effet se souvenir que le déterminisme génétique suppose toujours des
conditions environnementales « neutres ». Mais en même temps, à la différence d’un
phénomène physique, cet environnement est absolument nécessaire pour l’expression des
gènes puisse avoir lieu. En effet, lorsque l’objet considéré est un organisme, l’environnement
ne joue pas le rôle d’une interférence qui peut nuire au déterminisme : alors qu’en physique
on abstrait les phénomènes de toutes les conditions faisant obstacle aux lois, en biologie
l’existence de l’environnement est indispensable dans la considération du phénomène
considéré (l’organisme tout entier). Comme l’écrit Jean Gayon, « le déterminisme génétique
consiste à soutenir que l’état futur d’un organisme est prédictible sur la base de sa
composition génétique. C’est impossible en l’absence de spécification d’un environnement »6.
Plusieurs conséquences doivent en être tirées : le génome n’étant pas un programme
indépendant des influences de l’environnement, une approche systémique du gène s’avère
4
Le XXème siècle a fortement contribué à relativiser la portée des théories, et les approches sont
devenues plus fortement instrumentalistes. Même les adeptes du réalisme admettent que malgré les
avancées théoriques de la physique, ce n’est jamais le réel que l’on touche. Les développements de la
physique, notamment la physique quantique ont plutôt conduit à douter de la nature du réel au sens
courant ainsi que de la possibilité pour la science de nous offrir un réel compatible avec notre
intuition. Disons seulement que certaines théories sont plus à même de montrer un pouvoir prédictif, et
que la physique moderne inventée au XVIIème siècle a servi de modèle en ce sens.
5
GAYON (J.) « Prédire ou Expliquer ? » Sciences et Avenir Hors-Série, L ’Empire des gènes octobrenovembre 2003.
6
Ibid.
nécessaire7, et en ce qui concerne le génome en tant que tel, ce qui est vrai pour une
population générale (statistiquement parlant) ne l’est pas pour un individu qui demande un
pronostic le concernant. Les maladies monogéniques sont rares, et leur évolution reste
partiellement dépendante de l’environnement dans lequel évolue l’organisme.
Il n’existe donc pas de déterminisme génétique au sens fort. Mais il nous reste à
comprendre le rôle joué par cette idée au cours de l’histoire. Nous allons montrer comment
la conception déterministe des sciences biologiques a servi à fonder en apparence un
« déterminisme » psychologique et un « déterminisme » social censés reposer sur des lois.
Incapables de trouver un fondement par eux-mêmes, ils ont eu recours à la pensée
biologique pour y trouver la justification d’un ordre naturel et inné. Si le déterminisme
biologique est théoriquement faible, il reste que l’idée déterministe en biologie possède et a
possédé une grande force idéologique.
II) L’usage du déterminisme génétique dans le contexte de la socio-biologie
Les difficultés liées à la vision déterministe de la théorie génétique n’ont jamais gêné
les réinterprétations sauvages, chargées d’entériner des idées préconçues ou des stéréotypes
sociaux en postulant un ordre « par nature ». L’idée eugéniste propose de renforcer
artificiellement la sélection naturelle en favorisant les plus aptes, c’est-à-dire les plus
naturellement déterminés à devenir des individus socialement importants. Ce genre d’idée
est commune à la fin du XIXème siècle et dans la première moitié du XXème siècle. Elle n’est
pas réservée aux régimes autoritaires ou aux idéologues racistes ou antisémites. L’intérêt du
livre d’André Pichot, La Société Pure, est de montrer que même des auteurs parmi les plus
respectables dans l’histoire des sciences comme Ernst Haeckel (1834-1919) ont été partisans
d’une théorie raciste, ou que Julian Huxley (1887-1975), directeur de l’UNESCO en 1946,
biologiste social démocrate, frère d’Aldous Huxley, était un eugéniste convaincu. En la
matière, Alexis Carrel n’était en rien extrémiste, en dépit de son pétainisme avéré sur le plan
politique. Lorsque Carrel écrit que la médecine se fourvoie en essayant "d'améliorer les
individus de mauvaise qualité", qu’il convient plutôt de "fortifier les forts : il faut abandonner l'idée
dangereuse de restreindre les forts, d'élever les faibles, et de faire ainsi pulluler les médiocres"8, il ne
fait pas état d’idées particulièrement choquantes pour la majorité des contemporains. On
peut trouver des citations exactement semblables chez Charles Richet (prix Nobel de
médecine en 1913, un an après Carrel) : "Quoi! Nous nous appliquons à produire des races
sélectionnées de chevaux, de chiens, de porcs, voire de prunes et de betteraves, et nous ne faisons
aucun effort pour créer des races humaines moins défectueuses [...]. Quelle incurie étonnante". (…)
Les moyens de sélection serviront à "créer des races humaines moins défectueuses, pour donner
plus de vigueur aux muscles, plus de beauté aux traits, plus de pénétration à l'intelligence, [...], plus
d'énergie au caractère, pour faire accroître la longévité et la robustesse, [ce qui constituerait] un
prodigieux progrès"!9. "Il ne s'agit pas de punir [les tarés], mais de les écarter de nous. Il ne faut pas
que leur sang vicié vienne corrompre le sang généreux d'une race forte"10.
L’idée eugéniste, présente depuis l’Antiquité11, a trouvé dans la théorie darwinienne
et l’idée du struggle for life une vigueur nouvelle. Les réinterprétations de la pensée de
Darwin ont vu le jour dès les premières publications de l’Origine des espèces (1859), en France
dès 1862 avec la préface franchement eugéniste de sa traductrice, Clémence Royer12.
Pourtant, si le darwinisme social parle des plus aptes et des médiocres comme si ceux-ci
étaient déterminés à l’être, la théorie de Darwin, elle, insiste sur toutes les formes de sélection
7
SERALINI (G-E.) Génétiquement incorrect, Paris, Flammarion, 2003.
CARREL (A.) L'Homme, cet inconnu, Paris, Plon, 1997, p. 349.
9
CARREL (A.) Eugénique et sélection, Paris, Alcan, 1922, p. 34.
10
Ibid. p. 54.
11
On trouve des considérations clairement eugénistes dans La République de Platon. L’infanticide des
enfants mal formés à la naissance était répandu à Athènes et surtout à Sparte.
12
PICHOT (P.) Histoire de la notion de vie, Paris, Gallimard, coll. « TEL », 2000, p. 770.
8
possibles, et ne permet de parler que des plus aptes dans un milieu donné et dans un contexte
de prédation et de reproduction donné. Il n’existe pas d’individus par nature plus aptes que
les autres dans la théorie darwinienne dont l’eugénisme s’inspire.
L’idée eugéniste repose de la même manière sur une conception déterministe
abusive, et elle ne cesse de refaire surface à mesure que de nouvelles conceptions biologiques
apparaissent. Il n’est donc pas étonnant que la génétique y ait été annexée par certains, ni
que l’on trouve des résurgences contemporaines de ces idées. Certes celles-ci sont moins
aujourd’hui le lot de commun des scientifiques que d’une opinion mal informée, mais
comme nous allons le voir il existe de notables exceptions. Les décideurs et dirigeants de la
sphère politique et économique sont le plus souvent adeptes d’une vision simpliste de la
génétique, allant dans le sens d’un « programme » établi par avance par chaque individu. Et
il semble que les média y soient tout aussi sensibles, puisque nous entendons annoncer
depuis quelques années la découverte du gène de l’immoralité, de l’homosexualité, de
l’intelligence, etc…
Insistons sur ce dernier exemple, qui a une longue histoire. Nous pouvons remarquer
que parler d’un gène de l’intelligence suppose:
1°)que l’intelligence soit définie (ce n’est pas parce que nous utilisons un mot qu’une
entité est désignée par lui. L’intelligence peut très bien être un ensemble d’intelligences
multiples, difficilement mesurables et comparables entre elles pour distinguer les formes les
plus nobles)13.
2°)que l’on puisse poser l’existence d’un gène correspondant à cette entité.
On constate que cette vision du gène a essentiellement pour fonction d’entériner un état de
fait permettant de distinguer au sein d’une population les individus par nature
intellectuellement moins aptes, et par là de justifier l’existence de différences sociales.
Comme le fait remarquer S.J. Gould dans La Mal-Mesure de l’homme, le dernier avatar en date
de cette pensée dans les sociétés occidentales est le livre de Herrnstein et Murray, The Bell
Curve (1994), qui prétendait démontrer statistiquement et objectivement l’infériorité
intellectuelle des noirs américains sur les blancs. Un individu aurait donc été déterminé par
son appartenance ethnique à être moins intelligent qu’un autre. Il est significatif que de
nombreux scientifiques américains contemporains aient souscrit à l’opinion de Herrnstein et
Murray : les idées ségrégationnistes sont puissantes et prêtes à resurgir à un moment où à un
autre. Cette vision défend l’existence d’une intelligence quantifiable, unimodale et innée
pour chaque individu, contre laquelle tout le livre de Gould est construit. Cette idée a
notamment permis de légitimer les campagnes de stérilisation dans les années 30 aux EtatsUnis, qui souhaitaient empêcher les individus jugés intellectuellement inférieurs de se
reproduire par l’intermédiaire de stérilisations forcées14.
Il est difficile de comprendre quel peut être le bénéfice des idées eugénistes pour ceux
qui les défendent, tant de telles idées risquent de se retourner un jour contre leurs auteurs.
Sans doute faut-il penser qu’ils ne se sentent rien de commun avec ceux dont l’élimination
précoce (embryonnaire) ou la stérilisation forcée viendrait soulager la société. Le ferment de
telles idées est la différence de nature. Mépriser les vieillards est difficile car on peut le
devenir. Mépriser les débiles, les inaptes, cela semble plus facile : on suppose que l’on ne
deviendra jamais comme eux15. L’eugénisme demande un aplomb absolu en ce qui concerne
13
Gould (S.J). La Mal-Mesure de l’homme Paris, Odile Jacob, 1997, introduction (Ce livre est une
étude historique et critique sur un des thèmes principaux du déterminisme biologique: "l'estimation de
la valeur des individus et des groupes par la mesure de l'intelligence en tant qu'entité séparée et
quantifiable". L'argumentation est étayée autour de deux sources: la craniométrie et les tests
psychologiques).
14
15
GOULD (S. J.), »La fille de Carrie Buck » in Le Sourire du flamant rose, Paris, Seuil, coll.
"Points Sciences", 1988.
Sans doute le ferment du racisme repose-t-il sur la même impression de distance radicale : si je peux
devenir vieux, malade, fou, en tout cas je ne pourrai jamais devenir noir ou jaune si je suis né blanc.
Cette différence de nature protège et assoit mon identité en stigmatisant l’autre. Quels que soient les
le bien-fondé de sa position sociale. En ce sens seulement, le déterminisme peut devenir un
atout plus qu’un handicap vis-à-vis de la liberté individuelle.
Un dernier exemple emprunté au XIXème siècle va nous montrer comment le
déterminisme psychologique peut aller jusqu’à nier l’existence de la liberté. Il s’agit des
théories sociales de Ludwig Gumplowicz (1838-1909), citées par André Pichot16 dont la
réception a été plus confidentielle que pour les auteurs précités, mais qui était néanmoins
reconnu comme un universitaire influent dans son domaine. Gumplowicz adhère aux
théories socio-biologiques partant de l’idée d’une naturalisation de la société et d’une
« scientifisation » de la sociologie : la politique se doit de rejoindre l’ordre de la nature, qui
influence la société et celui-ci passe essentiellement par la lutte entre les races.
De ce point de vue, le droit devrait servir à maintenir les inégalités sociales : « tout
droit procède de l’inégalité, tout droit a pour but le maintien et la fixation de cette inégalité
par établissement de l’autorité (ou domination) du plus fort sur le plus faible »17. Si nous
sommes déterminés par la société et que la société est elle-même déterminée par l’ordre
naturel, nous ne pouvons qu’entrer dans des pratiques eugéniques visant à accentuer la
sélection naturelle. Nous ne pouvons que nous résigner à aller dans le sens d’une nature
supposée clémente, en réalité une nature réinterprétée de telle sorte qu’elle permette de
justifier l’ordre établi et les valeurs de référence de l’auteur de la théorie.
C’est un exemple d’un phénomène fréquent : le travestissement de normes sociales en
normes supposées strictement naturelles, comme le sont les lois. L’application pratique de
ces idées ne pose pas de problème moral à cet auteur, car la vie humaine n’est que de peu
d’importance et les institutions la surestiment18. L’action habituelle de la société va à
l’encontre de la voie supposée naturelle qui manifeste la supériorité de certains individus sur
d’autres. A ce point, l’argument est clairement eugéniste. Mais cette pensée déterministe va
plus loin que le déterminisme des eugénistes : en effet, pour Gumplowicz, la liberté n’existe
pas. Il n’existe que « le fantôme de la liberté humaine ». « La plus grande erreur de la
psychologie individualiste est d’admettre que l’homme pense.(…) car, d’abord, ce qui pense
dans l’homme, ce n’est pas lui, mais sa communauté sociale k la source de sa pensée n’est
pas lui, elle est dans le milieu où il vit, dans l’atmosphère sociale où il respire, et il ne peut
penser que d’après les influences de son milieu social, telles que son cerveau les
concentre. »19. Gumplowicz, assez conséquent dans ses actes, s’est suicidé en 1909, preuve s’il
en était besoin, que le sentiment de la liberté individuelle est essentiel à une conscience
humaine.
Nous ne connaissons pas d’idées contemporaines aussi violentes que celles des
eugénistes du début du XXème siècle, mais c’est heureux, car nos moyens d’action, eux, sont
beaucoup plus développés, et plus particulièrement nos moyens prédictifs en matière
génétique.
Il ne faudrait pas sous-estimer cette importance du pouvoir pratique au vu de ce que
nous disions pour commencer à propos de l’absence de déterminisme strict. De même, ce ne
sont pas les ambiguïtés actuelles touchant la définition du gène20 qui peuvent nous en faire
avantages de l’autre par rapport à moi, quelles que soit ses qualités, il me restera toujours une marque
de distinction qu’il ne pourra pas partager, un privilège de nature que je ne pourrai perdre.
16
Pichot (A.) La Société pure. De Darwin à Hitler, Paris, Flammarion coll. «Champs », 2000, p. 51.
17
Gumplowicz (L.) Précis de sociologie, 1885 , trad de Ch Baye, Paris, 1896, p. 339.
18
« est-il sensé ou justifié, en présence de ces conditions naturelles (des millions de nouveaux-nés
humains apparaissent chaque jour), de surestimer la vie individuelle comme le font les nations
civilisées ? que de malheurs, que de souffrance on pourrait épargner aux hommes, si les institutions
sociales, politiques et juridiques issues de cette appréciation exagérée de la vie (…) venaient à être
supprimées » (Gumplowicz (L.) Précis de sociologie, 1885 , trad de Ch Baye, Paris, 1896, p. 339).
19
Gumplowicz (L.) Précis de sociologie, 1885 , trad de Ch Baye, Paris, 1896, p. 274
20
On est passé d’une définition biochimique du gène conçu comme entité matérielle à une définition
fonctionnelle du gène où il n’apparaît qu’au travers de ses effets (FOX KELLER (E.) , Le siècle du
gène, Paris, Gallimard, traduction de S. Schmitt, 2003, p. 70-72).
douter. Même si nous ne pouvons pas parler de déterminisme génétique stricto sensu, il n’en
reste pas moins que l’identification de certaines maladies monogéniques fait peser un poids
considérable sur les individus, en raison du pouvoir prédictif (et non thérapeutique) de la
génétique.
Cette relativité nouvelle dans la connaissance du gène malgré une permanence du
déterminisme en pratique est bien résumée par François Jacob dans sa préface au livre
d’Evelyn Fox Keller, Le Siècle du Gène :
« peut-être a-t-on voulu, au cours du temps, attribuer au gène trop de propriétés, trop
de capacités, trop de pouvoir. Il semble bien que le rôle qui lui avait été imparti doive être
redistribué pari plusieurs acteurs cellulaires. En fait, au cours du dernier siècle, la recherche
en biologie a été essentiellement analytique. Le gène, puis le génome témoignent du succès
du réductionnisme. Mais il semble bien que le temps soit venu de modifier cette tendance. Il
n’est plus possible d’attribuer au seul gène toutes les propriétés qu’on a voulu y voir. C’est
maintenant le monde des interactions entre les composants de la cellule qui devient le centre
de l’intérêt et de l’étude biologique. Ce qui ne diminue pas pour autant le déterminisme
génétique qui pèse sur les individus. »21
Pour rassembler l’argument, disons que le déterminisme génétique, malgré son
aspect imparfait, a cependant été un atout de poids pour des théories déterministes en
psychologie et sociologie, et son usage inconsidéré demeure une menace idéologique
susceptible de réapparaître d’un moment à l’autre dans nos sociétés.
Il nous reste à voir quelle est la marge de liberté dont dispose aujourd’hui le patient
face au pouvoir prédictif de la génétique. Dans ce but, nous prendrons pour terminer
l’exemple de l’exercice de la liberté dans le cas du conseil génétique : quelle liberté reste-t-il
au médecin et à son patient face aux influences sociales qui conditionnent le choix ?
III) La liberté de choix des patients et du médecin dans le conseil génétique
Qui est le plus directement concerné par le dépistage génétique ? L’individu ? Sa
famille ? Les assurances ? Les médecins ? La société ? S’il existe une forme de consensus
social sur la nécessité de l’élimination précoce des malformations graves, il est difficile de
savoir qui doit en dernier recours se prononcer. Et mettre un patient anxieux devant un choix
n’est pas nécessairement le meilleur moyen de le libérer. Pour autant, la liberté individuelle
doit pouvoir intervenir autrement que comme liberté d’indifférence définie comme le plus
bas degré de liberté : l’un ou l’autre choix, au hasard. Elle est une possibilité pour l’individu
de choisir en pleine connaissance de cause (cela rejoint ce que l’on nomme en éthique
médicale le consentement éclairé).
Mais il n’est pas sûr malgré cette idée vertueuse que la connaissance d’une maladie
génétique soit un atout pour l’individu (souvenons-nous de l’exemple classique du
déclenchement tardif de la chorée de Huntington : est-il nécessaire que la personne sache si
elle en est ou non porteuse ?).
Le problème dans le cas qui nous occupe est que la décision d’annoncer ou non le
risque à un porteur potentiel, de conserver ou non un enfant avec un risque de maladie
génétique n’est pas une décision médicale. C’est une décision éthique, qui n’est plus du ressort
du seul médecin (même s’il peut évidemment avoir une opinion personnelle). En bioéthique,
le savoir du médecin n’est pas un savoir quoi faire.
Il faut bien sûr émettre ici une réserve : cette réflexion qui s’adresse à qui voudrait
abuser d’une pensée déterministe en biologie ne concerne pas le cas de maladies comme la
phénylcétonurie pour laquelle un régime adapté peut empêcher le déclenchement, mais les
cas rares d’une maladie monogénique qui peut être diagnostiquée en l’absence de tout
traitement actuel, et plus largement aux cas beaucoup plus fréquents de maladies
21
FOX KELLER (E.) , JACOB (F.) préf. Le siècle du gène, Paris, Gallimard, traduction de S. Schmitt,
2003, p. III.
polygéniques dont le déclenchement n’est que potentiel. C’est lorsque le diagnostic n’est
exprimé qu’en termes de facteurs de risques et non pas de certitude qu’il devient délicat de
supposer une compétence de spécialiste dans la prise de décision.
L’idée d’un choix en pleine connaissance de cause se heurte ici au problème de la
prédictibilité des affections en fonction des gènes, qui est en réalité un triple problème :
- celui de la pertinence du facteur de risque par rapport au déclenchement réel de la
maladie (la capacité prédictive réelle du test génétique).
- celui de la réaction individuelle de chaque patient à l’annonce du risque.
- enfin, dans les cas de dépistage anténatal, celui de la définition des affections d’une
particulière gravité justifiant de l’interruption volontaire de grossesse.
Nous sommes en droit de nous demander jusqu’à quel point cela est encore de la
médecine. Autant la prévention est effectivement partie de la médecine, autant l’élimination
des embryons n’en fait pas partie, non plus en dernier recours que le choix de la définition
d’une maladie réellement handicapante socialement.
Prenons l’exemple d’une demande de conseil pour interruption thérapeutique de
grossesse ou dépistage pré-implantatoire. Quelle est la frontière entre la maladie d’une
« particulière gravité » qui autorise selon la loi l’interruption thérapeutique de grossesse et
une maladie qui ne l’est pas ?
Dans les cas où l’atteinte est fonctionnelle, le médecin peut en apprécier la gravité et
les conséquences. Un conseil interdisciplinaire sur le handicap et les possibilités d’aide
sociale, d’intégration sociale semble également recommandé. Cela est nécessaire pour
dépasser le moment de sidération de l’annonce de l’anomalie. Il ne s’agit pas pour le patient
d’abandonner son droit de choisir, au contraire. Plus sa connaissance sera approfondie, plus
il sera préparé à ce choix, et se sentira maître de ce choix. Et quand bien même demanderaitil au médecin : « que feriez-vous à ma place ? », il faut se souvenir que s’en remettre à l’avis
d’une personne considérée comme plus compétente est une forme de liberté. Se dessaisir
volontairement de l’exercice de sa liberté est une forme de liberté.
Dans les cas où l’atteinte est plus difficile à estimer, notamment parce que le handicap
résulte autant, voire plus, du regard d’autrui que des conséquences strictement médicales, la
décision est autrement plus délicate : faut-il interroger les personnes déjà porteuses du
handicap ou de la malformation, car elles seraient les mieux à même d’en évaluer le poids
social ? C’est une idée respectueuse de la liberté individuelle, mais cela peut aussi avoir pour
effet de renforcer la discrimination portée par le regard social : on supprimerait telle ou telle
particularité physique car celle-ci est socialement inacceptable, comme le montre l’exemple
d’une malformation palpébrale ci-dessous. Une liberté individuelle est à notre sens quelque
chose qui se construit, contre ou avec le corps social, contre ou avec les normes sociales qui
orientent le jugement sur le handicap, contre ou avec les idéologies qui font croire en la
nécessité du dépistage. Après tout c’est un gros handicap que de naître noir ou de naître avec
des traits maghrébins dans notre société : pourquoi un couple mixte ne ferait-il pas valoir
l’intérêt de ne retenir que les embryons les moins marqués par ces traits indésirables ?
L’extension d’une telle logique n’a pas de limite.
Annie Nivelon22 cite l’exemple d’une malformation palpébrale très inesthétique, dont
une patiente est porteuse, comme sa mère et sa cousine. Cette malformation bénigne a
transformé toute sa vie, car elle s’est vue sans cesse traitée de « gogole, nunuche » : ses
études, son mariage, n’ont pas été ce qu’ils devaient être selon elle.
Elle demande un diagnostic prénatal qui est possible, le gène responsable ayant été
identifié, ce qui veut dire que l’on sait si l’enfant sera porteur du gène, mais pas à quel degré
la malformation palpébrale va se manifester. Un examen est pratiqué à deux mois de
grossesse. L’embryon est atteint. La grossesse est interrompue. Pourtant le père acceptait de
retrouver la particularité présente chez sa femme. Mais le refus de celle-ci est catégorique.
22
Nivelon (A.) « Le conseil génétique, l’expérience au quotidien d’un généticien clinicien
généraliste », Revue de psychiatrie française, n°2, 2000, p. 8-16.
Elle doit détruire cette part d’elle-même qu’elle considère comme handicapante. Et elle
choisit de faire disparaître l’enfant pour un facteur de risque de malformation de la paupière.
Ici le regard social a eu raison de la liberté de choix. Il est net que la mère a fait de sa
malformation un « crochet » psychologique pour reprendre une expression d’E. Goffman
dans Stigmate23 : elle y associe toutes les difficultés de son existence, comme si, libérée de la
malformation, elle aurait été une personne selon ses désirs. Ce regard individuel ne fait que
renforcer la stigmatisation sociale.
Un exemple cité par le Dr Reyes Abad24 (Université d’Alcala, Espagne) va dans le
même sens à propos des membres d’une famille de très petite taille, qui choisissent d’avoir
recours à l’ITG pour ne pas avoir d’enfants leur ressemblant. Là encore, le choix social,
idéologique et normatif, prime en réalité sur la liberté individuelle. La liberté aurait à se
construire contre ces motifs de discrimination sociale, en revendiquant la différence, sans
quoi le mal-être des parents ne fait que renforcer une possible dérive eugénique reposant sur
une discrimination dans l’apparence.
Un troisième cas nous confronte à une situation plus délicate, puisqu’il combine
atteinte fonctionnelle et regard social. Il s’agit d’une maladie rare qui prive de cheveux, de
poils de dents, de glandes sudoripares, sébacées et de muqueuses, dont est atteint le père de
la consultante et ses deux frères. Malgré cela, le père et les deux oncles ont fait une brillante
carrière et réussi leur vie sentimentale. Il s’agit d’une affection touchant le chromosome X qui
ne peut atteindre que des garçons. Le fœtus est mâle et atteint. La consultante choisit
l’interruption de grossesse, pour des raisons médicales qui nous paraissent plus sérieuses.
Mais ce faisant, les conséquences psychologiques n’en sont pas moins importantes,
puisqu’elle doit faire le deuil d’un enfant qui aurait été le portrait d’un père qu’elle adore
mais qu’elle a quelque part « tué » par cette décision.
Notre dernier exemple rapporté par le Dr Nivelon va illustrer le problème de
l’annonce en relation avec le respect de la liberté individuelle. Deux frères se présentent
porteurs d’une affection musculaire qui avait déjà condamné le plus âgé aux cannes
anglaises vers trente-cinq ans. Leur affection a été étiquetée myopathie liée au sexe. Cette
affection ne commençant généralement à se manifester qu’après la vingtième année, fallait-il
vérifier que les enfants étaient porteurs, surtout l’un des enfants du frère aîné, âgé de quinze
ans, qui voulait devenir professeur d’éducation physique et sportive ?
- Faut-il considérer que c’est respecter sa liberté future que de ne pas le laisser s’engager
dans une formation qu’il risquerait de ne pas pouvoir mener à son terme ?
- Faut-il considérer que c’est ne pas restreindre sa liberté actuelle que de ne pas lui
annoncer le diagnostic ?
La décision fut prise en consultation, rassemblant les deux frères et leurs épouses de
ne pas faire de test aux enfants, sur l’argument : « tant d’autres choses peuvent arriver, tel
l’accident de mobylette, savoir ne pourrait que les perturber ». Les pères décident
d’informer leurs enfants des risques d’atteinte mais aussi des chances dans l’autre sens et de
ne pas pratiquer les tests, en laissant les enfants agir de leur propre volonté plus tard. Il est
clair qu’une telle décision ne peut que s’appuyer sur la connaissance intime de la maladie, de
la personne considérée et des risques médicaux encourus. Mais aucune procédure ne saurait
être systématiquement imposée lors d’une telle prise de décision.
*
Que peut-on retirer de ces différents exemples ? Ils nous montrent les limites de
l’argument selon lequel la génétique prédictive n’est qu’une technique, les problèmes venant
de l’usage abusif que l’on peut en faire. Cet argument ne tient pas car toute technique vient
avec une idéologie propre25, notamment lorsqu’elle rencontre un désir social, une grande
aspiration collective. En l’occurrence, le déterminisme génétique rassure, en véhiculant la
23
GOFFMAN (E.), Stigmate. Les Usages sociaux du handicap, Paris, Minuit, 1975
ABAD (R.) « Le corps et le conseil génétique », in Le respect du corps pendant la vie et après la
mort, séminaire d’actualité de droit médical, Etudes hospitalières, Bordeaux, 2005 ( à paraître).
25
Voir à ce sujet la conférence introductive à ce colloque de Jacques Dufresne
24
représentation d’une filiation fondée non sur une reproduction de soi, mais sur une
transmission maîtrisée des caractères que l’on accepte en soi. Le gène y apparaît comme un
élément privé, replié en chaque individu, dont on pourrait accroître la sécurité (on accroîtrait
ainsi la sécurité du corps comme on accroît celle des murs de la maison familiale contre
l’extérieur). Nous désirons tous léguer le meilleur à nos enfants en éradiquant les tares. Dès
lors, l’existence de moyens prédictifs rend difficile le choix de ne pas y avoir recours.
Lorsqu’une technique de ce type existe, elle est si porteuse d’espoir qu’il devient difficile de
mettre en garde contre son utilisation.
Pourtant, cette tendance à la sécurité, cette tendance à rechercher l’assurance n’est pas
elle-même sans danger, à la manière de ce que Guillaume Le Blanc appelle la maladie de
l’homme normal, la crainte de ne pas être assez garanti contre le risque : « Le discours intérieur
de l’homme normal est rongé par l’angoisse de la maladie. C’est que dans le registre de la
normalité, il n’y a aucune limite si ce n’est la négation brutale imposée par la maladie
engendrée par une circonstance nouvelle. La terreur de la maladie est donc terreur de la
nouveauté. L’angoisse devient le mode d’être de l’homme normal. Elle soustrait par là même
l’homme à sa normalité. Littéralement, elle le rend malade »26. En outre, le désir d’être
normal dans une société donnée conduit peu à peu la capacité d’adaptation à s’atrophier.
Faute de pouvoir réagir autrement que dans la norme, l’homme normal court le risque de la
sclérose mentale : « l’homme normal est malade de la norme unique à laquelle il se soumet
ou à laquelle on le soumet (…) L’homme normal est un homme sédentaire dont l’activité
mentale consiste à refuser tous les mouvements qui ne rentrent pas dans la norme qu’il s’est
lui-même fixée. La maladie de l’homme normal est une maladie d’homme immobile. Savoir
bouger dans sa tête c’est contribuer à lever cette maladie »27.
Cette tendance à la supernormalité et à la tranquillité ne donne donc que l’illusion du
libre choix individuel. En réalité, elle ne fait que relayer des réactions codifiées socialement.
Elle conduit au plus bas degré de la liberté qu’est la liberté d’indifférence : le choix sans
motivation. Et comme toute tendance sociale trop marquée, elle engendre par réaction son
contraire : une tendance à la recherche du risque physique, qui tente d’atteindre les limites,
les marges, dans un défi permanent des normes qui souvent se sait encore douloureusement
conformiste. En effet il est impossible de s’affranchir de toute norme : les normes sont une
donnée anthropologique avec laquelle nous devons compter. Nous pouvons seulement jouer
avec ces normes qui sont les nôtres et ont construit notre subjectivité. Nous pouvons nous
méfier non des normes des autres, de ceux ou celles qui nous paraissent anormaux ou dans
l’erreur, mais de nos propres normes, qui ont fait de nous ce que nous sommes. Sans quoi
nous risquons tous de tomber dans un comportement à risque qui peut provenir, soit d’une
confiance en une trop grande sécurité du fait de la première tendance (je n’ai pas de
précaution alimentaire à prendre, puisque je n’ai pas de risque génétique de maladie) ; soit
d’une volonté de se détruire en éprouvant la résistance des assurances que nous avons
reçues (on a voulu me donner la sécurité d’un corps trop parfait et celui-ci m’étouffe). Les
normes sociales qui influencent nos choix peuvent se retourner contre nous avant que nous
en ayons perçu la dangerosité intrinsèque, au même titre dont les normes sécuritaires
peuvent se retourner contre ceux-là mêmes qui les ont désirées.
26
27
LE BLANC (G.) Les Maladies de l’homme normal, Bordeaux, Editions du Passant, 2004, p. 46-47.
Ibid. p. 45-46.
Conclusion
Rappelons que durant toute cette réflexion, nous ne nous sommes pas situés contre
l’usage de la génétique prédictive, mais en tant que futur utilisateur de celle-ci, contre des
représentations déterministes que véhicule l’idée d’être ou non porteur d’un gène, qui plus
est transmissible à sa descendance. Nous nous sommes confrontés à des espoirs et des idées
de la génétiques incompatibles avec la réalité de la technique et avec la réalité d’une vie.
Il n’existe pas de déterminisme génétique au sens strict, mais cette idée est utilisée et
a été utilisée pour créer une autre forme de « détermination » de la liberté individuelle, celle
que fait peser l’idéologie sur les choix des personnes et des décideurs. Nous avons vu
combien il était facile de reprendre l’idée du déterminisme génétique pour appuyer des
considérations normatives sociales, totalement indépendantes d’atteintes fonctionnelles.
Face à cela, toutes les réponses philosophiques ont prôné non pas la maîtrise du
déterminisme, mais sa connaissance et son détachement pour l’avènement de la liberté. Il
s’agit d’éprouver la liberté de choix soit comme quelque chose d’absolu, indépendant du
déterminisme (notamment dans la philosophie Kantienne), soit comme une liberté à
construire, contre le déterminisme, contre soi et sa volonté de maîtrise.
Afin d’appuyer cette idée d’une liberté en construction, nous pouvons nous rappeler,
non seulement individuellement, mais encore socialement, que le déterminisme n’est pas
une issue mais un leurre. Une vie ne se construit jamais réellement sur une maîtrise, quel que
soit le pouvoir technique ou prédictif dont on dispose. Une vie doit se construire, se
développer face à des situations difficiles, nécessairement difficiles. Et cela doit être rappelé
contre une tendance sociale au respect de la norme corporelle qui peut s’avérer elle aussi une
maladie redoutable, en rendant la décision trop aisée à prendre, en limitant le pouvoir de
choisir et le pouvoir de s’adapter à une situation nouvelle.
L’illusion de déterminisme rend les notions de volonté, de liberté et de responsabilité
individuelle absurdes : il suffirait de s’abandonner aux conseils de spécialistes, de laisser ses
désirs être portés par les normes d’une époque pour estimer vivre bien. Il est inquiétant de
penser qu’une telle vision pourrait prévaloir, alors même que notre vie psychique tout
entière passe par ces notions de volonté, de liberté et de responsabilité. Quand bien même
n’auraient-elles pas une pertinence réelle en raison des influences qui s’exercent sur notre
pensée, il reste que notre vie relationnelle est fondée sur ce vécu de la liberté de choix, sur le
sentiment de la responsabilité ultérieure. Le plus inquiétant serait que notre monde en
vienne à l’oublier.
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