Déterminisme et génétique

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Déterminisme et génétique | Par Grégory Aschenbroich
Avec l’aimable contribution du Pr. Casanova (Rockefeller University) et sous la supervision du Pr. Christine
Tuaillon (Nassau Community College) et de E. Leylavergne (LFNY).
Pour le sens commun, être libre signifie être indépendant et autonome ; agir librement,
semble-t-t-il, c’est agir sans contrainte. Cette liberté s’exprime par le biais d’une volonté qui
rend possible une prise de décision, un choix. Nous avons donc un sentiment de notre
propre liberté puisque nous choisissons nos actions. Cependant, du fait de son
appartenance au monde, l’homme est de fait soumis à ses mécanismes biologiques et
physiques : l’on ne peut échapper ni à la déchéance fatale du corps vieillissant ni aux lois de
la gravité. A cela s’ajoute que la génétique semble suggérer que nous sommes déterminés
par nos gènes. Précisons tout d’abord le vocabulaire que nous aurons l’occasion
d’employer : L’ADN (acide désoxyribonucléique) est le support universel de l’information
génétique chez les êtres vivants ; un gène est un fragment d’ADN qui correspond à un
caractère héréditaire et qui constitue l’unité de l’information génétique ; on appelle génotype
l’ensemble des gènes d’un individu et phénotype leur expression au niveau macroscopique,
c’est-à-dire tels qu’on peut les observer. Il semble donc qu’à un gène corresponde un
caractère déterminé. Ainsi, il semblerait que nous soyons déterminés par les gènes que
nous portons.
Cette affirmation devient épineuse lorsque les médias nous rapportent les récentes
avancées en matière de génétique : la mise en évidence de liens entre génétique et
caractères comportementaux – notamment l’orientation sexuelle ou encore l’intelligence,
l’agressivité, l’addiction, etc. – met à mal notre définition de la liberté : si l’on admet un
déterminisme, au sens strict, de nos caractères par notre génotype, le concept de librearbitre s’évanouit. Ceci voudrait-il dire que, par exemple, l’homosexualité est entièrement
génétique et donc héréditaire ? Cette question devrait alors s’étendre à l’ensemble de nos
traits de caractères : sommes-nous donc préprogrammés par notre génotype ?
L’idée que se fait généralement le sens commun de la liberté est celle du librearbitre : on appelle libre-arbitre l’idée d’une libre détermination de la volonté par elle-même.
Descartes défendait fermement cette idée dans ses Principes de la philosophie : il est
évident que notre volonté est libre puisqu’elle a le pouvoir de choisir chacune de ses
actions, de « faire ou ne pas faire, poursuivre ou suivre ». Cependant, cette définition est
hautement problématique. En effet, pour l’anthropologie scientifique, l’homme n’échappe
pas au déterminisme universel de la sociologie, psychologie, etc. Dans ce sens, l’Ethique de
Spinoza montre bien que renoncer à l’idée de causalité déterminée pour admettre une
volonté affranchie de toute détermination revient à attribuer à l’homme le pouvoir d’être la
cause première de ses actes, c’est-à-dire d’être libre indépendamment de l’expérience en
ayant « un pouvoir absolu sur ses propres actions et se déterminant que par soi seul ».
Mais ceci est une chose dont seul Dieu, s’il existe, serait capable. En effet l’idée du librearbitre semble considérer l’homme comme s’il ne faisait pas partie du monde, lequel est
soumis aux mécanismes des lois naturelles, comme s’il ne faisait pas partie de l’espace et
du temps, ce qui est impossible à démontrer.
C’est cette représentation du libre-arbitre que Nietzsche dénonce dans Le Crépuscule
des Idoles. En effet, il montre qu’elle relève de l’orgueil humain, lequel croit que tant qu’il ne
se sent pas dépendre de quoi que ce soit, il est indépendant et donc parfaitement libre. Car
l’homme admet qu'en toutes circonstances il remarquerait et reconnaîtrait sa dépendance
dès qu'il la subirait, son postulat étant qu'il vit habituellement dans l'indépendance et qu'il
éprouverait aussitôt une contradiction dans ses sentiments s'il venait exceptionnellement à
la perdre. Mais ne doit-on pas plutôt admettre que c’est l'inverse qui est vrai, à savoir que
l’homme vit constamment dans une dépendance multiforme bien qu’il s'estime "libre" quand
il cesse de sentir la pression de ses chaînes par la suite d'une longue accoutumance ? « le
"libre arbitre" ne veut proprement rien dire d'autre que ne pas sentir ses nouvelles
chaînes », nous dit Nietzsche. Ces chaînes paraissent inévitables ; doit-on alors en conclure
que le concept de liberté n’est qu’une illusion, et que nous sommes prisonniers de nos
déterminations ?
Ainsi, les sciences génétiques telles qu’elles sont généralement vulgarisées au grand
public décrivent bel et bien des mécanismes opposés au concept de liberté. L’engouement
médiatique autour du « Gay Gene », après la publication du célèbre article The Science of
Desire : The Search for the Gay Gene and the Biology of Behavior (publié en 1994 par
Dean Hamer et Peter Copeland), témoigne de la principale idée fausse que se fait le sens
commun à propos de la génétique : le public croit bien souvent qu’il y a un certain gène pour
un caractère donné. En clair, ils partent du principe que, à partir du moment où quelqu’un
possède le gène des yeux bleus, du cancer du sein, de l’agressivité, etc., cette personne
développe nécessairement ce trait ou cette maladie. Et c’est précisément ce préjugé que
beaucoup de téléspectateurs ont en tête lorsqu’ils apprennent au Journal Télévisé de 20
heures qu’il y a un « Gène de l’homosexualité » ou un « Gène de l’intelligence ». Si cela
était vrai, l’on pourrait facilement déceler le gène responsable pour ces caractères, et
prévenir chaque patient de sa destinée sexuelle ou intellectuelle – et pourquoi pas prévoir
son QI ? – dès sa naissance, voire avant. Par ailleurs, en partant de ce préjugé, l’on serait
véritablement prisonnier de notre patrimoine génétique, et il serait donc difficile de nous
tenir responsables de nos erreurs. Cette recherche d’excuses, Sartre la qualifierait de
« mauvaise foi » dans L’Etre et le Néant : en effet, cette sorte d’adhésion au déterminisme
génétique sert à masquer l’angoisse face à la multiplicité des choix possibles, pour définir
un champ du possible fortement réduit pour chacun.
Les préjugés erronés sur le déterminisme génétique ont donné lieu à de nombreuses
réinterprétations sauvages, en postulant un « ordre par nature ». On appelle l’idée
eugéniste qui consisterait à renforcer la sélection naturelle en favorisant les plus aptes,
c’est-à-dire ceux qui sont déterminés à devenir des individus socialement importants, c’està-dire ceux qui possèdent les « meilleurs » gènes ; le risque de dérives totalitaires semble
ici évident.
Ce risque est soulevé dans The Mismeasure of Man de Stephen J. Gould. L’auteur
dénonce l’utilisation abusive et erronée du concept de « déterminisme génétique » chez les
sociobiologistes. Selon eux, les distinctions sociales entre les hommes sont dues à des
différences génétiques donc héréditaires ; la société reflèterait donc de façon absolument
précise la constitution génétique des individus. Ces sociobiologistes ont souvent invoqué le
prestige traditionnel de la science en tant que savoir objectif, libérée de toute influence et
pression politique pour justifier leurs travaux. Gould, bien que biologiste, leur répond que
la science en tant que savoir objectif est un mythe : la science doit aussi être comprise
comme un phénomène social, une entreprise humaine, et non pas une machinerie vouée à
collecter des informations. Leur idée d’une hiérarchie génétique reflétant les strates sociales
n’est pas le résultat d’une démarche purement objective, mais relève d’un courant de la
pensée existant depuis l’Antiquité : déjà La République de Platon réfutait le mythe selon
lequel nous naissons soit en or, en argent ou en bronze ; constitution innée qui
déterminerait alors notre rang futur au sein de la société. Les préjugés de nos temps
modernes ont donc remplacé les mythes des anciens par des gènes.
En réalité, le déterminisme génétique n’est pas un déterminisme étroit, et pour cela il
ne s’oppose pas au concept de liberté. Certes à titre d’idéal scientifique même le
déterminisme le plus strict, comme celui exposé de l’Exposition du système du monde de
Laplace est méthodologiquement nécessaire. On ne peut ôter à la démarche scientifique
l’idée selon laquelle si l’on pose les bons principes, alors ils est nécessaire que les
évènements se produisent tels qu’on les a prédits.
Toutefois situer l’importance du déterminisme génétique revient à savoir dans quelle
mesure le génotype détermine le phénotype ; le déterminisme génétique strict consiste,
comme le montre Jean Gayon, à soutenir que l’état futur d’un organisme est prédictible sur
la base de la composition génétique, à l’instar donc du modèle de Laplace ; mais cela est
impossible en l’absence de spécification de l’environnement.
En fait, très peu de biologistes d’aujourd’hui défendent l’idée d’un déterminisme
génétique au sens strict ; seuls les médias semblent y être très sensibles, puisque l’on nous
annonce de plus en plus fréquemment la prétendue découverte d’un « Gène de
l’intelligence », « Gène de l’homosexualité », etc.
Non seulement la détermination du phénotype par le génotype est loin d’être totale.
Ainsi selon Dean Hamer, seule la moitié de nos caractères sont majoritairement déterminés
par les gènes, mais notre connaissance des gènes est fortement relative. En effet, la plupart
des caractères sont régis par plus d’une centaine de gènes à la fois – ils sont donc des
caractères polygéniques, par opposition aux caractères monogéniques. La taille corporelle
d’un individu, par exemple, est contrôlée par plus de 1000 gènes différents ; comment
déterminer l’influence de chacun de ces gènes ? Cette relativité provient aussi du fait que
l’environnement des individus est responsable pour une partie considérable de l’expression
du phénotype. Le problème est en effet infiniment plus complexe qu’on le croit : tous les
gènes ne s’expriment pas forcément ; les gènes ont souvent un mode d’action discontinu, et
leur mode d’expression peut être influencé par l’environnement : ainsi, l’épigénétique
concerne des caractères héritables ne pouvant pas être expliquées par des changements
de la séquence ADN. Bien que toutes les cellules de notre organisme aient le même
nombre de gènes, la façon dont ceux-ci s’expriment diffère selon le type de cellule. Selon la
cellule, donc, certains gènes sont « verrouillés », afin d'empêcher leur expression, ou non.
Ainsi, non seulement le déterminisme génétique n’est pas un déterminisme au sens
laplacien, c’est-à-dire que le génotype n’explique qu’environ la moitié de nos caractères,
mais de surcroît il est évident que notre connaissance de l’influence du génotype est très
réduite : le rôle de chacun des gènes dans l’expression d’un caractère polygénique est très
difficile à déterminer, et de nombreux caractères sont dus à des modifications d’ordre
épigénétiques, c'est-à-dire imprévisibles à la seule lecture du caryotype.
Par ailleurs, le concept de liberté est tout à fait compatible avec ce déterminisme
génétique : la liberté n’est pas la détermination de la volonté par elle-même puisque
l’homme n’est pas un être figé dans ses déterminations, mais plutôt un être en constant
devenir. Ajoutons que les sciences génétiques à proprement parler sont très jeunes, (elles
datent d’un demi-siècle tout au plus), et que les recherches n’en sont qu’à leurs premiers
balbutiements. Enfin, chose à laquelle on réfléchit peu souvent : quel sens aurait la notion
de liberté s’il n’était pas d’abord question d’avoir à se libérer de quelque chose ?
L’Essai sur les données immédiates de la conscience de Bergson montre que tout
déterminisme strict développe une vision mécaniste et statique du Moi. En effet, si l’on
admet que nous sommes entièrement déterminés par notre patrimoine génétique, on
présuppose alors que le Moi est immuable, toujours soumis à l’influence de ses gènes de la
même façon tel un programme informatique. En réalité, la conscience de l’homme, parce
qu’elle est conscience d’un être vivant, est d’abord quelque chose de dynamique, en
constant devenir et constante évolution, en passant sans arrêt d’un sentiment à un autre.
Cette fluctuation constante aboutit à l’acte libre de façon naturelle. C’est pourquoi selon
Bergson il faut considérer la liberté comme une donnée immédiate de la conscience ; elle
s’éprouve, mais ne se prouve pas. Il en va ainsi du vivant en général : lorsqu’un jeune
mammifère « joue » avec ses frères nous savons qu’il s’entraîne à la chasse et que ce
comportement est parfaitement déterminé, mais cela ne veut pas dire que toute la durée du
jeu est déterminée jusque dans chacun de ses mouvements. Cette contingence, cette
imprévisibilité du vivant émerge de sa complexité, tout comme l’effet de particules en
physique interdit toute modélisation linéaire – ou laplacienne – au point que l’incertitude
devient un de ses principes fondateurs. Aussi la conscience par sa seule complexité rend
raison d’une incertitude si grande que l’on peut s’étonner que des préjugés datés, en vérité,
du XVIIème siècle européen, aient encore autant de force dans l’opinion.
Ainsi l’on peut ajouter que le principe de causalité (c’est-à-dire qu’une cause donnée
engendre un effet donné) n’est pas applicable de façon linéaire à la vie psychologique : les
mêmes causes ne peuvent produire les mêmes effets puisque rien ne se répète, et tout
devient dans le temps : la seule variabilité des représentations, des lois, des coutumes et
des traditions qui traversent l’histoire font de l’humanité un genre qui est à lui seul aussi
divers que la nature tout entière et où cette diversité, contrairement à ce qui se produit dans
la nature, s’étend ici jusqu’à l’individu (alors que les êtres vivants ne varient que d’une
espèce à l’autre).
Le problème de la liberté est, toujours selon Bergson, un faux problème qui provient
de la confusion entre l’espace et le temps. Lorsqu’en physique classique on prévoit un
événement par un événement antérieur, on modélise alors le temps sur une ligne (forme
spatiale). C’est une idée que Bergson emprunte en vérité à Kant dans Critique de la raison
pure et selon lequel si l’on ne peut pas se représenter un corps physique autrement que
dans l’espace, on ne peut pas en revanche se représenter notre vécu intérieur comme un
objet dans l’espace. Aussi l’on peut dire avec Bergson que « La question de savoir si l’acte
pouvait ou ne pouvait pas être prévu revient toujours à celle-ci : le temps est-il de
l’espace ? ».
Il ajoute par ailleurs que « La durée rendue à sa pureté originelle donnera le moi
authentique et libre. » Autrement dit si l’on veut étudier la conscience il faut étudier le temps
psychologique, mais aussi historique et culturel (faits de ruptures, de révolutions, de conflits
et de discours) qui sont propres à l’homme et où les modèles physicalistes linéaires (déjà
datés par ailleurs) n’ont aucune valeur épistémologique.
Dans tous les domaines des sciences de la nature on admet qu’avec l’augmentation
de la complexité des objets étudiés, les méthodes, les modèles et même les principes de
l’étude scientifique doivent changer. Pourquoi serait-il difficile d’admettre que l’étude de
l’homme relève de l’étude d’un objet qui requiert sa propre modélisation, sa propre méthode
et même ses propres principes ?
Le fait de croire que déterminisme et liberté s’annulent mutuellement est certainement
la pierre angulaire d’un débat qui est alors faussé dès son origine car il s’agit d’une
confusion des genres où une méthode déjà dépassée en physique voudrait s’appliquer,
disons-le, bêtement, à l’homme. Il est fort à parier qu’étant donnée l’amplitude d’une telle
ineptie l’on doive donner raison à Sartre lorsqu’il disait que derrière ce préjugé du sens
commun se cache en vérité le refus de toute la responsabilité qui sous-tend le concept de
liberté. L’opinion n’est pas sotte, mais simplement de mauvaise foi lorsqu’elle voudrait
mettre la génétique au service d’une déresponsabilisation générale. De même que le
bolchevisme prétextait un déterminisme socio-historique pour justifier ses crimes, le
nazisme se servait d’un pseudo-modèle darwiniste pour persuader l’opinion de la nécessité
de déclarer une guerre totale au monde entier. Ainsi si l’on peut prédire le comportement
humain avec une certaine probabilité c’est en voyant où ce genre de confusions peut nous
conduire et, là, pour le coup, on aura bien affaire à un déterminisme mécanique que l’on
connaît tous très bien et que l’on nomme violence.
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