Le 15e jour du mois, mensuel de l'Université de Liège Janvier 2008 /170 Trois questions à Serge Brédart La reconnaissance des visages Serge Brédart est professeur et responsable de l'unité de psychologie cognitive. Photo: Jean-Louis Wertz Le 15e jour du mois : L'ULB vous a octroyé cette année une chaire Francqui. Une reconnaissance de vos travaux… Serge Brédart : Mes travaux portent essentiellement sur les processus cognitifs, en particulier la mémoire et la reconnaissance des visages. J'ai d'ailleurs commencé cette recherche il y a 20 ans, après avoir participé à une école d'été pour doctorants et jeunes docteurs en 1987. J'ai eu l'occasion d'y rencontrer plusieurs chercheurs importants dans le domaine de la reconnaissance des visages, dont Vicki Bruce en personne. Une partie de mes recherches porte plus précisément sur les opérations que le cerveau doit réaliser afin de reconnaître et dénommer un visage. Comment procédons-nous pour retrouver le nom d'un individu ? C'est évidemment une question que personne ne se pose tant le processus peut paraître banal et sans effort. Mais je suis certain qu'il vous est déjà arrivé de rencontrer une connaissance, de savoir qu'il travaille à l'ULg, qu'il a trois enfants, qu'il habite Chaudfontaine, qu'il aime les cerises… tout en étant incapable, momentanément, de retrouver son nom. Le 15e jour : Ce n'est pas grave ? S.B. : Non ! Le phénomène est observé chez tout le monde, particulièrement chez les personnes âgées. S'il reste ponctuel, ce fait est anodin mais différentes pathologies existent : certains patients ayant subi une -1- Le 15e jour du mois, mensuel de l'Université de Liège lésion cérébrale ne reconnaissent plus leurs proches, certains les reconnaissent mais sont incapables de les nommer. Les psychologues se sont intéressés à ces troubles particuliers de la mémoire. Le célèbre "modèle de Bruce et Young", publié en 1986, a tracé la voie en proposant une approche systématique. Selon ce modèle, avant d'identifier la personne par son nom, nous reconnaissons d'abord son visage grâce aux traits (yeux, nez, bouche), à la relation entre ces traits (l'écart entre les yeux, la distance entre la bouche et le menton), mais aussi grâce à une vision "globale" de ce visage, une représentation holistique. Ces trois types d'informations sont utiles. Le modèle postule qu'après la reconnaissance du visage, nous pouvons nous rappeler d'une série d'informations biographiques concernant la personne : ses études, son métier, sa situation de famille, etc., et qu'ensuite, seulement, nous accédons à son nom. C'est ce que l'on appelle le "processus en série". Le 15e jour : Est-il remis en cause ? Et pourquoi les noms sont-ils difficiles à récupérer ? S.B. : Tout d'abord, différentes études menées à travers le monde, parfois dans mon service, me font penser que ce modèle, intéressant à bien des égards, a des limites. Notre équipe a montré que nous retrouvons parfois plus facilement le nom d'une personne de notre entourage que des informations biographiques le concernant. Un tel résultat, ensuite confirmé par d'autres labos, n'était pas prévu par le modèle. Il peut s'expliquer en considérant la fréquence avec laquelle nous prononçons le nom des personnes qui nous entourent. Nous voyons souvent la photo des célébrités et entendons parler de leurs activités politiques, artistiques ou sportives, mais nous n'avons pas l'occasion de prononcer leur nom très souvent d'autant plus que nous n'interagissons pas avec eux. Dans le cas des individus que nous côtoyons très régulièrement, le nom est souvent utilisé au cours des interactions sociales pour appeler, saluer, attirer l'attention. Autrement dit, la répétition du nom implique sans doute une fixation meilleure et un accès plus facile. Le fait que nos travaux montrent que le nom est plus vite récupéré en mémoire que les détails biographiques dans le cas de personnes hautement familières indique que le processus de reconnaissance ne s'effectue pas "en série" mais bien "en parallèle". Ce postulat a été publié par mon équipe en 2005. Il reste que, de manière générale, le nom est une information plus difficile à récupérer que les informations biographiques. Le modèle de Bruce et Young a suscité un très grand nombre de travaux qui se sont révélés extrêmement utiles pour la revalidation neuropsychologique. Celle-ci tente d'élaborer des stratégies afin de faciliter le fonctionnement de la mémoire des patients, par exemple la récupération du nom des personnes familières. Il n'y a probablement pas une seule raison pour laquelle les noms sont difficiles à récupérer en mémoire. C'est plutôt un faisceau de facteurs qui rend les noms de personnes fragiles. Le nom d'un individu est une étiquette qui le désigne sans plus. En outre, pour dénommer une personne, vous devez retrouver une étiquette unique, autrement dit son nom. Pour beaucoup d'autres entités, plusieurs synonymes sont disponibles. Parlant de ma voiture, je peux remplacer le mot par "auto", "bagnole", "Peugeot", "206", sans aucun problème de compréhension pour mon auditeur. Ces étiquettes sont interchangeables dans la plupart des contextes de conversation. Par contre, les visages n'ont qu'un seul nom. Bien d'autres questions demeurent encore sans réponse. Plusieurs thèses sur des questions liées sont actuellement en route dans mon unité de recherche : la reconnaissance de notre propre visage montre-t-elle des propriétés particulières ? Nous voulons aussi comparer la reconnaissance des personnes à partir de la voix et à partir du visage. Propos recueillis par Patricia Janssens -2- Le 15e jour du mois, mensuel de l'Université de Liège Brédart, S., Brennen, T., Delchambre, M., McNeil, A., & Burton, M. (2005). "Namy very familiar people : When retrieving names is faster than retrieving semantic biographical information" dans British Journal of Psychology, 96, 206-214. Leçon inaugurale "Merci à toi modèle", le mercredi 6 février à l'ULB, auditoire Dupréel (bâtiment de sociologie), campus du Solbosch, avenue Jeanne, 1050 Bruxelles -3-