à connaître Troubles de la fonction visuelle et troubles du spectre autistique Quel lien ? n Nous décrivons ici comment des troubles visuels et neurovisuels peuvent altérer la relation au monde et rapportons, parallèlement, les troubles visuo-attentionnels, oculo-moteurs et neurovisuels qui existent dans l’autisme. Bien qu’un nombre important de ces déficits et de ces atypies soit connu et documenté, il n’existe à l’heure actuelle aucun modèle théorique permettant de comprendre comment des anomalies du traitement de l’information visuelle interagissent entre elles et contribuent aux perturbations de l’interaction sociale. Il serait nécessaire de mieux comprendre le lien entre vision et autisme afin de pouvoir d’une part proposer de nouveaux outils diagnostiques et, d’autre part, mettre en place des approches d’intervention thérapeutique plus précoces et plus efficaces. Introduction Dès la naissance, la relation initiale entre le bébé et son environnement est visuelle avant d’être verbale. De plus, les interactions sociales chez l’adulte ne reposent pas uniquement sur l’échange d’informations verbales, mais également sur la capacité à détecter et analyser de façon implicite des informations non verbales essentiellement exprimées par le regard, le langage gestuel, les postures corporelles et les expressions faciales. De fait, on ne peut réduire la vision à la simple capacité à détecter un stimulus visuel. 1. Unité Vision et Cognition, Fondation Ophtalmologique Rothschild, Paris 2. Laboratoire de Psychologie de la Perception, UMR 8242, CNRS & Université Paris-Descartes 3. Institut Jean-Nicod, CNRS UMR 8129, Institut d’étude de la cognition, Ecole Normale Supérieure & PSL Research University, Paris Neurologies • Mars 2015 • vol. 18 • numéro 176 • “Voir”, c’est tout à la fois reconnaître son environnement et ses proches afin d’interagir avec le monde extérieur, pouvoir imiter les gestes, y compris articulatoires, afin d’acquérir le répertoire de gestes de communication et d’utilisation des objets, pouvoir ajuster un geste de préhension à l’objet désiré, être à même de se repérer dans l’espace pour se déplacer en évitant les obstacles. • Mais “Voir”, c’est aussi faire attention visuellement au monde qui nous entoure, pouvoir chercher un objet parmi d’autres, pouvoir comprendre une scène visuelle complexe, une figure ambiguë ou un tableau. • “Voir” c’est également apprendre à reconnaître le langage écrit ou tout autre symbole, contrôler le geste graphique ou encore organiser son écriture sur une page ou organiser spatialement toutes les Sylvie Chokron1,2 et Tiziana Zalla3 étapes nécessaires au calcul. • Enfin, “Voir”, c’est percevoir et décoder visuellement les émotions d’autrui, sourire en réponse au sourire de l’autre, ou encore reconnaître les visages, les animaux ou les lieux familiers afin d’y réagir de manière adaptée. Comme on peut le constater, la vision est donc, au cours du développement de l’enfant, le socle d’un grand nombre d’acquisitions et d’apprentissages autour desquels vont se structurer la personnalité, la cognition ainsi que les échanges avec le monde extérieur. Il n’est donc pas surprenant que la vision joue un rôle primordial dans le développement de l’enfant, dès ses premières interactions avec l’environnement jusqu’aux acquisitions et apprentissages qui se poursuivront tout au long de la 99 à connaître vie. Certains auteurs proposent ainsi que la vision soit le socle des apprentissages [1]. Une altération de la vision est donc, comme nous allons le voir, susceptible d’entraver le développement de l’enfant, et en particulier de sa relation au monde extérieur. Ainsi, au cours de la seconde moitié du XXe siècle, plusieurs travaux ont montré que les troubles visuels, en particulier ophtalmologiques étaient à même d’altérer le développement cognitif et psychoaffectif de l’enfant [2]. Toutefois, les travaux actuels suggèrent que les troubles neurovisuels (ou Cerebral Visual Impairment), plutôt que les troubles ophtalmologiques, soient aujourd’hui une source majeure d’altération du développement de l’enfant [3]. Parallèlement au risque de développer des troubles de l’interaction du fait de troubles de la fonction visuelle, certaines études récentes ont mis en évidence la présence d’un vaste éventail de troubles de la perception visuelle chez les sujets autistes [pour revue : 4, 5]. Dans cet article, nous présentons tout d’abord comment les troubles visuels et neurovisuels peuvent s’accompagner d’un trouble des interactions sociales. Nous exposons ensuite les troubles de la fonction visuelle rapportés dans l’autisme et discutons l’impact que peuvent avoir ces troubles sur les difficultés d’interaction des personnes autistes. Troubles visuels et troubles de l’interaction sociale • Plusieurs études ont montré que certains troubles ophtalmologiques sévères, comme la cécité ou la grande malvoyance 100 congénitale, s’accompagnaient de symptômes autistiques posant clairement la question du lien entre trouble visuel et autisme. D’après Garcia-Filion & Borchert [6], l’occurrence des troubles du spectre autistique pourrait être considérablement plus élevée dans la population de sujets malvoyants, pouvant atteindre 25 %, comparée à l’occurrence dans la population générale, estimée à environ 0,6 %. D’après ces auteurs, la prévalence pourrait être encore plus élevée chez les enfants présentant une hypoplasie des nerfs optiques, encore appelée dysplasie septo-optique ou syndrome de Morsier. De nombreuses études ont également pointé la plus grande prévalence de signes autistiques chez les enfants porteurs d’une cécité congénitale, quelle qu’en soit l’étiologie [7-11]. La rétinopathie du prématuré (à la suite de l’oxygénation néonatale) peut également être associée à des signes autistiques [3, 12, 13]. Dans le même ordre d’idée, les enfants porteurs d’une rétinite pigmentaire (c’està-dire d’une atteinte de la rétine d’origine génétique conduisant à une perte progressive de la vision) présentent également des scores pathologiques aux échelles de comportement autistique (comme à l’échelle CARS : Childhood Autism Rating Scale) [14, 15]. • Tout comme les troubles ophtalmologiques, les troubles neurovisuels, consécutifs à des atteintes rétro-chiasmatiques, peuvent également gêner tous les aspects du traitement visuel, depuis la détection jusqu’à l’orientation de l’attention, l’exploration, la recherche visuelle, la localisation spatiale ou encore la reconnaissance d’objets, de scènes, de lieux ou de visages [16]. Ces troubles, comme nous allons le voir, peuvent ainsi également entraver les interactions sociales du fait qu’ils affectent un grand nombre de processus nécessaires à la communication, comme la reconnaissance des visages, la perception des expressions faciales, des gestes, du mouvement et de l’environnement en général [17, 18]. Troubles neurovisuels et troubles de l’interaction sociale • Les amputations du champ visuel quelles qu’elles soient produisent une vision du monde morcelée et variable à chaque instant, puisque dépendant du point de fixation visuelle. Ainsi, un enfant qui grandit avec une hémianopsie ou une vision tubulaire, fait l’expérience de l’apparition et de la disparition constante d’objets ou de visages dans son champ visuel en fonction de la localisation de son champ visuel aveugle dans la scène visuelle comme le montre la figure 1 [17]. • De la même façon, les troubles de la reconnaissance, en particulier des visages, peuvent entraîner des troubles graves des interactions sociales, surtout s’ils sont méconnus des amis et des proches qui interprètent l’absence de réaction comme du désintérêt et non comme un trouble visuel, entraînant véritablement par voie de conséquence un trouble de l’interaction. Pour certains enfants porteurs de troubles neurovisuels, ces difficultés de reconnaissance et d’analyse peuvent être si sévères et si handicapants qu’ils peuvent conduire ces enfants à s’isoler, ce qui va renforcer l’image d’un repli sur soi tel qu’on le voit dans les syndromes autistiques. D’après des études récentes [pour revue Neurologies • Mars 2015 • vol. 18 • numéro 176 Troubles de la fonction visuelle et troubles du spectre autistique Figure 1 - En fonction de sa fixation visuelle dans une scène, un patient avec une hémianopsie latérale homonyme droite va faire l’expérience d’une scène complètement différente à chaque fois qu’il bouge les yeux, puisque son amputation du champ visuel est définie en fonction de son point de fixation (la croix jaune). Comme on peut l’imaginer, les enfants grandissant avec un trouble de ce type voient en permanence apparaître et disparaître des objets ou personnages dans la scène, simplement du fait de leurs incessants mouvements oculaires. et discussion : 17, 19], les troubles neurovisuels ont un impact tellement important sur les habiletés sociales que cela conduit un grand nombre d’enfants porteurs de troubles neurovisuels à être diagnostiqués à tort comme présentant des troubles envahissants du développement, des troubles de l’interaction de type autistique ou encore recevoir un diagnostic de syndrome d’Asperger. Les troubles du spectre autistique constituent ainsi, chez l’enfant, le diagnostic différentiel principal des troubles neurovisuels d’origine centrale. Parallèlement, bien que cela soit peu discuté dans la littérature, de véritables signes autistiques peuvent être associés aux troubles neurovisuels [20, 21]. Il paraît donc absolument indispensable de pouvoir rechercher de manière précoce et systématique les troubles neurovisuels chez les enfants afin de pouvoir les prendre en charge au plus vite et d’éviter ainsi l’apparition de troubles de l’interaction et/ou cognitifs et/ou du comportement [17, 22, 23]. Troubles du spectre autistique (TSA) et troubles de la fonction visuelle Différentes hypothèses sur les troubles de la perception des autistes, allant d’une modification Neurologies • Mars 2015 • vol. 18 • numéro 176 de leur acuité visuelle à un traitement des informations sensorielles atypique ont été proposées. D’après une étude récente d’Ikeda et al. [24], l’occurrence des troubles ophtalmologiques chez les sujets présentant des TSA serait très importante. Ces auteurs, retrouvent dans leur série le chiffre très élevé de 40 % de troubles ophtalmologiques incluant troubles sévères de la réfraction, strabisme et amblyopie. Si l’on ajoute à ce chiffre les troubles neurovisuels dont nous parlerons plus loin, il semble que peu de sujets porteurs de TSA soit exempts d’anomalies de la fonction visuelle. D’un point de vue purement perceptif, une “hypersensibilité visuelle” a ainsi été suspectée chez les sujets autistes [25]. Selon cette hypothèse, les sujets autistes présenteraient une acuité visuelle plus élevée que les sujets neurotypiques. Néanmoins, des études récentes ont montré que tant l’acuité visuelle [26] que la sensibilité au contraste [27] ne diffèrent pas entre les personnes autistes et les personnes avec développement typique. En revanche, Mottron et al. [28] ont fait l’hypothèse d’une certaine atypicité du traitement perceptif de bas niveau1 chez les personnes 1. Le terme de “bas niveau” concerne les caractéristiques visuelles telles le contraste, la couleur, la direction et la vitesse. Le traitement de haut niveau concerne quant à lui l’attribution d’une ou de plusieurs significations à la représentation d’un stimulus. Figure 2 - Le test des figures enchevêtrées repose sur la capacité à dénommer chaque figure au sein d’un enchevêtrement de figures. Il faut donc détecter un élément simple dans une figure complexe, nécessitant d’extraire la figure cachée de son contexte global. Il faut donc, pour résoudre la tâche, focaliser son attention à un niveau local. avec un TSA. Les personnes autistes présenteraient, en effet, des capacités de discrimination visuelle supérieures à celles des personnes typiquement développées se traduisant par un temps de réaction plus court lors de tâches de recherche d’une cible parmi des distracteurs [29]. Les sujets autistes possèderaient également des performances supérieures pour analyser des figures enchevêtrées (Fig. 2) ainsi que dans des tâches visuo-constructives telle que la tâche des cubes de Kohs2 [30, 31]. 2. Dans le test des cubes de Kohs, il faut reconstituer une forme géométrique avec des cubes à partir d’une image de cette forme présentée en 2D. Cette tâche nécessite donc de focaliser son attention à un niveau local (sur les éléments) pour reconstituer la forme géométrique globale. 101 à connaître Le point commun entre ces différentes tâches, réside dans le fait qu’elles nécessitent une analyse des éléments locaux, c’est-à-dire des détails de la scène et non de la forme globale. C’est pour cette raison que ces auteurs ont proposé qu’il existe chez les sujets autistes un biais vers le traitement visuel local au détriment d’un traitement de la scène globale. En d’autres termes, les sujets autistes traiteraient “l’arbre avant la forêt”. Des troubles dans le traitement des visages ont également été retrouvés pour des domaines très divers, incluant une mauvaise mémoire des visages [32] une réduction de l’effet d’inversion des visages [33], une exploration visuelle réduite pour la région oculaire [34] ou encore une perception anormale des émotions [35], ainsi que des difficultés à extraire de l’information sociale à partir d’un visage [36]. Ces anomalies et atypies dans le traitement des visages seraient observées tôt dans le développement des enfants autistes [37]. Concernant les patterns d’exploration visuelle spontanée, plusieurs études ont suggéré que les sujets autistes explorent moins les stimuli sociaux que les stimuli non sociaux et passent plus de temps à regarder la bouche que les yeux d’un sujet [pour revue et discussion : 38]. Néanmoins, dans cette revue récente sur le sujet, Guillon et al. [38] montrent que ces résultats sont loin d’être consistants, et varient tant en fonction de l’âge du sujet que du contexte. En plus de ces anomalies dans le domaine socio-émotionnel, des particularités sur le plan de l’oculomotricité et des troubles visuo-attentionnels ont également été rapportés chez les sujets autistes [pour revue : 39]. Conclusion L’ensemble des travaux présenté ici souligne l’importance de la vision dans le développement de la cognition sociale et montre qu’un trouble de la cognition visuelle peut entraîner un trouble de l’interaction, alors que parallèlement les troubles autistiques s’accompagnent d’un large éventail de troubles de la fonction visuelle. Une meilleure compréhension du lien qui unit vision et cognition sociale s’impose, tant pour prévenir les troubles de la communication et de l’interaction chez les patients porteurs de troubles visuels que pour éduquer visuellement les patients atteints de troubles autistiques. Cet axe de recherche devrait nous permettre de mieux comprendre et caractériser ces deux entités cliniques de prévenir voire de réduire les troubles de l’interaction en stimulant de manière spécifique les processus d’analyse visuelle, mais également de proposer de nouvelles hypothèses à même rendre compte des troubles du comportement et de l’interaction. Cette démarche pourrait nous permettre de proposer des approches d’intervention thérapeutique précoces, adaptées et donc n plus efficaces. Correspondance Dr Sylvie Chokron Unité Vision et Cognition Fondation Ophtalmologique Rothschild & LPP, UMR 8242 Université Paris Descartes 25 rue Manin, 75019 Paris Tél. : 01 48 03 66 72 E-mail : [email protected] Remerciements : Les auteurs remercient vivement la Fondation Orange et la Fondation de France, ainsi que les Fondations Rothschild (Genève, Paris) pour le soutien accordé à la recherche dont les premiers résultats ont servi de réflexion pour cet article de revue. Mots-clés : Autisme, Vision, Attention, Oculomotricité, Visages, Emotions, Cognition sociale Bibliographie 1. Mazeau, M. Neuropsychologie et troubles des apprentissages : du symptôme à la rééducation. Paris : Elsevier Masson, 2005. 2. Ek U, Fernell E, Jacobson L, Gillberg C. Relation between blindness due to retinopathy of prematurity and autistic spectrum disorders: a population-based study. Dev Med Child Neurol 1998 ; 40 : 297-301. 3. Watson CS, Kidd GR, Homer DG et al. Sensory, cognitive, and linguistic factors in the early academic performance of elementary school children: The Benton-IU project. J Learn Disabil 2003 ; 36 : 165-97. 4. Simmons DR, Robertson AE, McKay LS et al. Vision in autism spectrum disorders. Vision Res 2009 ; 49 : 2705-39. 5. Bedwell JS, Chan C, Cohen O et al. The magnocellular visual pathway and facial emotion mis-attribution errors in schizophrenia. Prog NeuroPsychopharmacol Biol Psychiatry 2013 ; 44 : 88-93. 6. Garcia-Filion P, Borchert M. 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L’Information Psychiatrique 2014 ; 90 (10) : 819-26. petites annonces Vous recherchez un médecin ou un remplaçant pour compléter votre équipe médicale ? Contactez nos services pour une diffusion maximale de votre petite annonce Claire Lesaint Tél. : 01 49 29 29 20 - Fax : 01 49 29 29 19 Mail : [email protected] ou connectez-vous sur la rubrique “petites annonces” de nos sites : www.neurologies.fr & www.offres-sante.fr Neurologies • Mars 2015 • vol. 18 • numéro 176 103