JOHN MICKLETHWAIT, qui dirige The Economist

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JOHN MICKLETHWAIT,
qui dirige The Economist
(créé en 1843), mise sur
la croissance du numérique,
vecteur de temps et de pub.
L’entretien
L’EXPRESS / 15
Lorsqu’on est le 16e directeur de la rédaction d’une institution fondée il y a cent soixante-dix ans,
en 1843, par un industriel désireux de faire partager ses vues sur la nécessaire ouverture
des marchés, c’est un devoir de respecter la tradition tout en s’adaptant à la modernité.
A la tête de The Economist, John Micklethwait se plie à cette règle avec un bonheur visible.
En cette ère de crise que connaît la presse occidentale, frappée par l’érosion des ventes
et des revenus publicitaires, l’hebdomadaire britannique fait, il est vrai, figure
d’exception. Son prestige s’étend, comme sa diffusion : 1,4 million d’exemplaires
par numéro l’an dernier – dont 47 000 en France – plus 100 000 en version numérique.
Propos recueillis par Jean-Michel Demetz
Photo : David Woolfall pour L’Express
JOHN MICKLETHWAIT
“L’information
de qualité
doit se payer”
Comment va The Economist ?
En ce moment, bien, à vrai dire. Sur le plan journalistique,
c’est à vous de juger. Pour ce qui est de nos résultats financiers, ils sont satisfaisants. Notre grand défi est de passer
d’une situation où les revenus venaient surtout de la publicité
vers un nouveau modèle où leur source sera essentiellement
la diffusion. Cela m’est égal de savoir comment nos lecteurs
paient, si c’est pour lire sur le papier ou le support numérique
(iPad, Kindle…), parce que, de toute façon, nous leur facturons le même prix. En ligne, nous faisons payer la consultation après un certain nombre de papiers lus, car nous
nous sommes rendu compte que mettre tout le journal à
disposition revenait à saper nos ventes. Aux Etats-Unis,
nous avons même commencé à mettre en place un nouveau
système. Pour un abonnement papier ou numérique, il faut
débourser 130 dollars par an ; pour les deux, 160 dollars.
Nous allons étendre ce modèle au reste du monde. L’objectif
est de prouver aux lecteurs que nous y avons tous intérêt,
eux comme nous. Car, aujourd’hui, la publicité sur l’imprimé
diminue tandis que celle qui va sur le numérique s’accroît,
quoique à un tarif inférieur.
Quelle est la recette du succès de votre hebdomadaire?
D’abord, nous avons tiré profit de la mondialisation.
Mes parents habitent dans le sud de la France, mais leur
vie peut être affectée par ce qui se passe en Inde ou en
Chine, par l’action d’un fou furieux en Indonésie ou en
Tchétchénie. De ce point de vue, publier en anglais nous
sert. Ensuite, nous bénéficions de ce que j’appelle « la croissance de la masse de la connaissance ». Partout, il y a plus
de gens qui ont atteint un niveau universitaire et dont la
curiosité est globale. Ceux-là voient le monde avec des
yeux différents de ceux des intellectuels de jadis.Aujourd’hui,
dans la même journée, un public éduqué peut assister •••
N° 3228 / 15 mai 2013
16 / L’EXPRESS
JOHN
MICKLETHWAIT
EN
6 DATES
L’entretien
1962 Naît à Londres. 1985 Devient banquier à la Chase Manhattan. 1987 Quitte la banque pour rejoindre The Economist
comme journaliste financier. 1990 Ouvre le bureau de Los Angeles. 1996 Dirige la section américaine du magazine.
2006 Devient directeur de la rédaction.
••• à un match de football, aller au concert, lire The Economist et voir un film à grand spectacle. D’habitude, on
ne retient que l’envers de ce phénomène – le succès des
jeux vidéo, par exemple. Mais c’est ignorer que ce
public, de plus en plus étendu, dépense aussi beaucoup
d’argent dans les festivals, les expositions, les livres…
Cela revient-il à dire que vos concurrents
aujourd’hui ne sont pas tant les autres
médias que toutes les formes de loisirs ?
Oui. Pour moi, notre principal concurrent, c’est le
temps. C’est là où le numérique fait la différence, car il
offre au lecteur une très grande souplesse d’utilisation.
Prenez Angela Merkel : elle écoute la version audio de
The Economist. Avec un iPad ou un iPhone, vous pouvez
l’écouter en voiture ou à la gym, le lire en avion sur tablette,
etc. Aux Etats-Unis, 50 % des nos abonnés choisissent la
version combinée à 160 dollars afin de bénéficier de cette
plus grande liberté.
Pour laquelle ils paient donc davantage…
Oui. Payer pour avoir accès à une information de
qualité est crucial. Et c’est la grande erreur que commet
l’industrie des magazines. Partout, c’est la course à la diffusion, quel que soit le prix à payer pour la gonfler, afin
de vendre le plus grand nombre de lecteurs aux annonceurs
publicitaires. Les grands groupes américains offrent ainsi
de très bons magazines pour rien – 20 dollars par an ! Heureusement, la tendance s’inverse. Bloomberg Business
Week et The New Yorker ont augmenté leurs prix de vente.
Il n’y a aucune raison pour ne pas payer le juste prix pour
des produits de qualité.
Le succès de The Economist peut-il être dupliqué ?
Oui. En Europe, vous avez de bons magazines, comme
L’Express, le Spiegel, la presse italienne… Et notre intérêt
est de voir le plus grand nombre de magazines rester en
vie. Car plus nous serons nombreux, plus les annonceurs
continueront à dépenser de l’argent dans ce secteur. L’iPad
fera la différence. Un Français installé à Detroit, aux EtatsUnis, n’avait, jusqu’à présent, que peu de raisons de s’abonner à L’Express à cause du coût du transport et du temps
d’acheminement. Aujourd’hui, grâce aux tablettes, il peut
le lire aussitôt. C’est un immense avantage. Et c’est un
marché considérable qu’ouvrent les objets nomades
lorsque vous pensez à tous ces francophones, de Hanoi à
Vancouver, pour lesquels vous envoyiez, il n’y a pas si
longtemps encore, de coûteux exemplaires de votre magazine. Cette réserve de croissance est désormais à votre
portée grâce à l’iPad – et pour rien ! Nous avons ainsi des
publications spécialisées aux Etats-Unis, comme Congressional Quarterly Roll Call, sur l’activité du Congrès : en
Europe, cela peut intéresser un millier de lecteurs, qui
pourraient y avoir accès via un abonnement en ligne
payant. C’est une nouvelle source de revenus.
Votre succès tient aussi à votre spécificité
éditoriale. The Economist est plus
« reconnaissable » que ne l’était Newsweek,
par exemple, qui a mis fin, l’an dernier, à sa parution
sur papier. Vos Unes sont audacieuses, voire
provocatrices… Si on cache le logo de The Economist,
on vous reconnaît tout de suite…
Un commentaire contradictoire, là-dessus. Oui, les lecteurs veulent des Unes qui les fassent sourire, et nous
sommes contents quand l’une d’elles, amusante ou subtile,
retient l’attention. Notre Une récente « France : la bombe
à retardement de l’Europe », avec des baguettes de pain
en guise de bâtons de dynamite, s’est très bien vendue en
France : tous les numéros se sont écoulés. Cela dit, comme
partout, l’importance des points de vente décroît, au profit
des abonnés. Qu’est-ce qui nous rend unique ? Le choix
de l’anonymat – aucun article n’est signé. Notre indépendance, aussi. La structure de The Economist m’accorde
cette grande chance de ne pas avoir de comptes à rendre
au service commercial du magazine : ses responsables découvrent le journal en même temps que les lecteurs. Cela
simplifie mon travail : je dois seulement convaincre des
lecteurs de payer pour découvrir chaque semaine notre
vision de l’actualité du monde.
C’est vrai que The Economist n’hésite pas à donner
son point de vue…
Il a été dès l’origine, en 1843, un journal libéral. Au
Royaume-Uni, on le situe au centre de l’échiquier. Aux
Etats-Unis, nous avons soutenu, avant l’élection présidentielle, Barack Obama, mais nul ne peut dire à l’avance
qui sera notre candidat et nous ne sommes certainement
pas considérés comme inféodés au Parti démocrate. En
Europe continentale, il est clair que nous faisons entendre
une voix libérale sur les questions de société (pro-mariage
gay, pour la réforme des prisons, contre Guantanamo…)
comme sur les sujets économiques, dans le droit fil d’Adam
Smith et de John Stuart Mill.
•••
« Le magazine incite à une lecture plus contemplative.
Internet n’est pas une menace existentielle pour nous »
N° 3228 / 15 mai 2013
18 / L’EXPRESS
L’entretien
••• The Economist est-il le journal
des « cosmocrates », pour reprendre le néologisme
que vous avez créé?
Les cosmocrates forment autour du monde une classe
de gens qui partagent plus de choses entre eux qu’avec l’endroit où ils vivent. Un banquier italien à Londres, un Français
dans une ONG, des journalistes, des chercheurs high-tech…
Oui, ce sont de grands lecteurs de The Economist.
LIBERTÉ « Une réserve de croissance est
désormais à votre portée grâce à l’iPad – et pour rien ! »
Avez-vous jamais pensé publier
des versions en français, en espagnol
et en mandarin de The Economist ?
Non. Car c’est la proposition de The Economist qui est
différente. Chaque semaine, nous apportons un point de
vue sur le monde dont nous pensons qu’il intéresse l’habitant
de Munich comme la citoyenne de Bombay. C’est pour cela
que nous ne régionalisons pas non plus nos éditions. Nos
seuls changements sont les couvertures, qui peuvent varier
d’un continent à l’autre, et les deux pages supplémentaires
de politique que compte l’édition britannique.
Comment justifier le rythme hebdomadaire
à une époque où l’information
est un flux instantané et permanent ?
Lorsque j’ai pris la tête de la rédaction, j’étais convaincu
qu’un cyclone allait s’abattre sur nous. Internet allait frapper
les quotidiens puis les hebdomadaires. Comme sur bien
d’autres sujets, je me suis totalement trompé. Car on ne lit
pas le quotidien de la même façon qu’on lit un magazine
tel que le vôtre ou le mien. Le quotidien, on l’attrape dans
l’instant, on le picore, on parcourt les titres. Le magazine
incite à une lecture plus contemplative. Justement parce
qu’Internet vous inonde d’informations et de données, on
ne sait plus distinguer ce qui est important de ce qui est accessoire. L’hebdomadaire est là pour introduire une hiérarchie et filtrer les échos du monde. C’est sa valeur ajoutée.
Internet n’est pas une menace existentielle pour nous.
Face à Internet, vous vous déclarez
un « optimiste paranoïaque »…
Cela pourrait définir aussi ma vision du monde. Regardez The New York Times : grâce à son « mur payant »,
pour son site en ligne, le quotidien américain gagne pour
la première fois plus d’argent par ses abonnements que
par la publicité. Quand je vois un tel rebond, je suis optimiste
sur notre capacité à convaincre les lecteurs de payer pour
lire nos articles. Mais chacun d’entre nous devrait être paranoïaque. Tout change si vite. Prenez les quotidiens américains : longtemps, certains furent si puissants et si riches
que même avec un imbécile à leur tête ils ne couraient
N° 3228 / 15 mai 2013
R. BECK/AFP
Cela veut-il dire que l’avenir passe
par un développement de niche et que la presse
est vouée à devenir un produit de luxe ?
Non. Il y a de la place pour tous, pour nous comme
pour The Sun [tabloïd populaire], pour L’Express
comme pour Le Canard enchaîné.
« Lire aussitôt son journal
grâce aux tablettes :
les objets nomades ouvrent
un marché considérable »
aucun risque de s’effondrer. Puis ils ont subi un désastre.
Aujourd’hui, ils sont sur la voie de la résurrection.
Dans vos rêves les plus paranoïaques, vous est-il
possible d’imaginer un monde sans presse,
livré aux robinets à images et à Internet ?
Non. On constate d’ailleurs un phénomène nouveau
et étonnant aux Etats-Unis : le retour des plus jeunes vers
l’imprimé. Peut-être parce qu’ils sont saturés d’écrans dans
leur quotidien…
La crise des médias, c’est aussi la perte de confiance
de l’opinion publique dans les journalistes,
qui va de pair avec la crise de la représentation
politique. Qu’est-ce que cela vous inspire ?
Cette crise de confiance est une idée très répandue au
Royaume-Uni, à cause du scandale des écoutes téléphoniques de titres de la presse Murdoch. C’est vrai que, chez
nous comme en France, les journalistes sont souvent perçus
comme le rebut de la société, comme des rats. Aux EtatsUnis, c’est l’inverse : un journaliste, c’est un « écrivain ».
Peut-être que l’actuelle défiance sur le continent tient à
la crise de l’euro et au ressentiment envers les élites, auxquelles les journalistes sont identifiés. En même temps,
force est de constater que c’est un journal, The Guardian,
qui a révélé les écoutes menées par les tabloïds. En Allemagne, ce sont des journaux qui ont ouvert un débat critique
sur l’euro. Et, en France, ce sont les médias qui ont fait
chuter un ministre du Budget coupable d’évasion fiscale.
La presse joue son rôle. •
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