Introduction
Les débats sur l’emploi et le chômage, qu’ils soient scientifiques
ou médiatiques, intellectuels ou politiques, se placent spontané-
ment sur un registre d’abord et avant tout économique : choix
économiques entre des contraintes économiques, options poli-
tiques appuyées sur des thèses économiques. Le social semble
occuper ici un rôle second — un supplément d’âme auquel on fait
appel lorsque l’économique ne peut plus rien, ou lorsque l’on veut
rendre compte de variables résiduelles qui échappent à l’analyse
d’ensemble.
Ce primat de l’économie ne saurait cependant faire oublier le
poids du social. Les recompositions de la population active sont
aussi des processus sociaux qui prennent leur source dans l’évolu-
tion de la société et les comportements des acteurs sociaux. Les
formes de chômage tout comme les catégories de population
concernées, les types d’emploi, de sous-emploi, ou de non-emploi
sont des éléments qui se constituent socialement, c’est-à-dire en
fonction de normes et de règles sociales. Le partage de l’emploi
est la répartition d’un bien rare entre des catégories sociales ; les
options qui président à ce partage sont le fruit d’un raisonnement
en termes de légitimité sociale autant que d’un calcul écono-
mique. Les politiques d’emploi mises en œuvre procèdent d’arbi-
trages entre des groupes sociaux.
Notre propos dans cet ouvrage visera donc à mettre le social — et
par là même le sociologique — au centre de l’analyse. Non pas pour
en faire le seul déterminant, mais pour le remettre à sa « juste »
place : à la croisée des mouvements de recomposition de la popu-
lation active, au cœur des mécanismes de répartition de l’emploi
et de production du chômage. C’est un sujet sur lequel les problé-
matiques scientifiques ont beaucoup évolué, de sorte qu’il n’est
plus possible de réduire les analyses sociologiques de l’emploi et du
chômage à celle des conséquences des mouvements de l’économie.
Les recherches les plus récentes, qu’elles viennent d’économistes
ou de sociologues, obligent à penser l’emploi comme ce qui ressort
de la confrontation de déterminants économiques et sociaux en
même temps qu’elles nous donnent certains moyens de le faire.
En d’autres termes, la sociologie, aujourd’hui, ne se place plus
seulement sur le terrain des « conséquences » ou sur le registre du
« vécu ». Les processus sociaux sont créateurs de chômage et de
mouvements d’emploi : telle est l’hypothèse qui fonde l’existence
et la pertinence d’une sociologie de l’emploi.
À l’intersection de la sociologie du travail et de l’économie du
travail, la sociologie de l’emploi traite des rapports sociaux de
l’emploi. Ses objets centraux : les mouvements de recomposition
de la population active, les mécanismes sociaux de répartition de
l’emploi et de production du chômage. Avec la sociologie du
travail, elle partage la conviction fondamentale que l’activité labo-
rieuse constitue l’« expérience sociale centrale » [Erbès-Séguin,
1988]*. Mais elle en déplace l’épicentre : du travail (compris comme
l’activité de production de biens et de services, et l’ensemble des
conditions d’exercice de cette activité) vers l’emploi (entendu
comme l’ensemble des modalités d’accès et de retrait du marché
du travail ainsi que la traduction de l’activité laborieuse en termes
de statuts sociaux [Decouflé et Maruani, 1987]). À l’économie du
travail, elle emprunte un de ses champs d’investigation privilégiés :
le marché du travail. Mais elle y ajoute la prégnance du social et
la pression des acteurs sociaux : elle analyse les mouvements de
l’emploi et du chômage comme des constructions sociales et non
comme des mécanismes économiques ; elle étudie les conséquences
des modalités d’accès et de retrait du marché du travail sur les
statuts professionnels et sociaux, réintroduisant ainsi l’emploi au
cœur de ce qui construit la stratification sociale.
La sociologie du travail, telle qu’elle s’est développée en France
depuis les années 1950, s’est très largement confondue avec celle
des travailleurs. Centrée sur l’entreprise, l’atelier, le métier, foca-
lisée sur l’analyse des groupes, communautés et relations de travail,
elle a fonctionné à partir du postulat implicite que le fait de
travailler était une donnée intangible des sociétés contemporaines.
Depuis le début des années 1980, deux événements sociaux sont
venus modifier ce paysage :
les transformations de la population active : l’afflux massif
des femmes sur le marché du travail, d’une part, le rétrécisse-
ment, aux deux extrémités, de la pyramide des âges, d’autre part,
* Les références entre crochets renvoient à la bibliographie en fin de volume, p. 114.
SOCIOLOGIE DE LEMPLOI4
ont profondément modifié la composition sociale de la population
active. Les travailleurs ne sont plus ceux qu’ils étaient ;
la crise de l’emploi : l’irruption d’un chômage massif et la
multiplication des « formes particulières d’emploi » ont produit
une situation de rationnement et de déstabilisation de l’emploi qui
affecte l’ensemble des actifs. Le travail n’est plus ce qu’il était.
Ces deux événements sociaux ont fini, avec quelque retard, par
peser sur les problématiques et les objets sociologiques en entraî-
nant le redéploiement d’un certain nombre de recherches.
Comment rester centré sur l’entreprise quand une bonne part des
tensions se déroulent aux frontières de celle-ci, à l’entrée et à la
sortie ? Par ailleurs, si le travail est toujours l’« expérience sociale
centrale », que dire et que faire de ceux qui n’en ont pas ? Enfin, si
le travailleur est l’acteur social par excellence, comment intégrer
la figure du chômeur ou de l’inactive ? En d’autres termes,
comment analyser le fonctionnement de sociétés durablement et
structurellement marquées par le « rationnement du travail »
[Vincens, 1987], de sociétés dans lesquelles tous, actifs et inactifs,
chômeurs et travailleurs, sont touchés par la déstabilisation de
l’emploi ? Quelles que soient les fluctuations de la croissance et de
l’emploi, le chômage demeure une obsession majeure.
Placer l’emploi au centre de l’analyse sociologique, ce n’est pas
sacrifier à l’actualité qui en fait le problème social numéro un, c’est
affirmer l’idée que le statut de l’emploi structure le statut du travail
et contribue ainsi à la définition du statut social, de la stratification
et des classes sociales. C’est penser la répartition et le partage de
l’emploi comme des constructions sociales.
INTRODUCTION 5
1 / 3 100%
La catégorie de ce document est-elle correcte?
Merci pour votre participation!

Faire une suggestion

Avez-vous trouvé des erreurs dans linterface ou les textes ? Ou savez-vous comment améliorer linterface utilisateur de StudyLib ? Nhésitez pas à envoyer vos suggestions. Cest très important pour nous !