
82 l Recherche en soins infirmiers n° 116 - Mars 2014 
   Copyright © ARSI tous droits réservés 
 
INTRODUCTION
Exposer et discuter la théorie sociologique élaborée et mise 
en œuvre par Pierre Bourdieu dans une revue s’adressant 
en priorité à des professionnels en soins infirmiers ne doit 
pas relever de l’exercice formel, finalisé sur lui-même, dont 
l’institution scolaire raffole. Pierre Bourdieu, pur produit des 
filières et instances les plus nobles du système d’enseignement 
français, n’a cessé d’expliquer comment les conditions de mise 
à l’écart du monde social que l’École1 offre pour penser le 
monde - pour indispensables qu’elles soient - sont en même 
temps un piège redoutable pour le chercheur tenté de 
croire que les enquêtés partagent le même objectif que lui : 
comprendre intellectuellement le monde. Autrement dit, la 
condition de retrait, constitutive de la démarche de recherche 
qu’il désigne par le mot de scholè2, risque de faire oublier au 
sociologue cette vérité basique qu’il lui faut comprendre les 
faits et gestes d’individus engagés dans le monde social et 
sommés de répondre au quotidien à des injonctions pratiques 
qui ne laissent guère le loisir de réfléchir théoriquement avant 
d’agir. L’obsession de Pierre Bourdieu a été précisément de 
se doter d’une théorie sociologique qui doit se contrôler en 
permanence - tel est l’impératif de « réflexivité » - afin de 
mettre en œuvre une démarche compréhensive qui soit à la 
fois distanciée et soucieuse de respecter le point de vue des 
agents sociaux qu’il importe de toujours situer sur les espaces 
de pratique (familial, amical, professionnel, religieux, etc.) sur 
lesquels ils sont pris. 
On peut dire que la sociologie de Bourdieu est une théorie 
de l’action et c’est afin de concilier la double exigence 
d’objectivation et de prise en compte de la logique pratique 
engagée par les individus dans leur vie ordinaire qu’il a été 
amené à prendre le corps comme médiation obligée entre les 
conditions sociales et les comportements observés. Agir, c’est 
mettre en actes sur un espace donné qui a ses contraintes 
propres des dispositions socialement acquises tout au long 
des diverses socialisations marquant le déroulement d’une vie 
(familiale, scolaire, professionnelle, etc.). L’une des hypothèses 
centrales de Bourdieu est de penser que les représentations 
ou les savoirs que nous mettons spontanément à la base 
de nos actions ne sont qu’une modalité, relevant plus de la 
justification que de l’explication, des dispositions qui nous font 
réellement agir. L’état premier de ces dernières est d’exister 
sous la forme incorporée, au point de ne plus apparaître 
dans leur dimension sociale à la conscience des agents 
convaincus d’agir librement, en réponse à des « penchants 
naturels ». Une autre avancée théorique de Bourdieu est de 
montrer que la place des dispositions incorporées dans la 
1  Le mot « École », avec majuscule, désigne l’institution scolaire dans sa 
fonction globale d’inculcation mentale et d’intégration sociale.
2  La situation de scholè place le chercheur dans un « temps libre et libéré 
des urgences du monde qui rend possible un rapport libre et libéré à ces 
urgences et au monde » (Bourdieu, 1997, 9) [28] ». Le premier impératif d’une 
démarche réflexive est d’objectiver les effets de cette position de retrait sur 
l’acte de compréhension sociologique du monde social. 
chaîne de production sociale des actions individuelles n’est 
pas le propre des agents observés qui, par définition, sont 
soumis aux contraintes extérieures : le sociologue est lui-
même sujet à des déterminations sociales de même nature 
susceptibles d’agir sur l’exercice de son « métier »3. Même 
si celui-ci recourt à des théories explicites, il ne cesse pour 
autant d’engager dans son travail intellectuel des manières 
incorporées d’être, de voir et de faire qui résultent d’une 
double histoire, attachée d’une part au parcours social 
individuel et d’autre part à la formation professionnelle reçue 
dans le « champ intellectuel » 4.
L’objectif principal de cet article consiste à montrer que les 
objets empiriques que Pierre Bourdieu a construits et les 
questions sociologiques qu’il en a tirées - seul ou, le plus 
souvent, au sein du collectif de recherche créé par lui à la 
fin des années 1960 - résultent de la théorie du social qu’il 
a élaborée progressivement. À une demande qui lui était 
adressée de fournir les ouvrages donnant les clés de sa 
sociologie (Bourdieu, 2013, 102) [36], c’est fort logiquement 
qu’il ait répondu en citant l’enchaînement des trois livres 
que sont l’Esquisse de la théorie de la pratique, 1972, [9], 
Le sens pratique, 1980, [16] et Méditations pascaliennes, 
1997, [28], dans lesquels il ne cesse de préciser, avec un 
souci de réflexivité croissant, comment il a forgé une théorie 
de la pratique. Sans évacuer le sujet comme le faisait le 
structuralisme des années 60, Bourdieu pense les individus 
comme des agents sociaux dotés de dispositions socialement 
acquises et incorporées par lesquelles ils agissent en fonction 
de ce qu’ils perçoivent comme pensable, désirable et possible, 
dans les limites objectivement contenues dans l’espace social. 
L’intention de cette contribution n’est pas de faire un état, 
année par année, des productions de Pierre Bourdieu mais 
3  Rédigé sous une forme un peu scolaire avec Jean-Claude Passeron et 
Jean-Claude Chamboredon, Le métier de sociologue, 1968, [7] a été le livre 
fondateur pour une sociologie réflexive combinant de manière raisonnée 
les apports de Durkheim, Marx et Weber. Ce premier tome, à finalité 
épistémologique, devait être suivi de deux autres portant sur la problématique 
et les outils qui ne verront pas le jour. C’est l’ensemble des travaux de Pierre 
Bourdieu qui, fort avantageusement, en tiendra lieu.
4  Le « champ » d’après Bourdieu est un espace spécifique (un « microcosme 
social relativement autonome »), réservé à une pratique particulière (littéraire, 
médicale, religieuse, juridique, etc.), sur lequel des agents sélectionnés et 
spécialement formés sont en concurrence pour conquérir les positions les 
plus fortes, autrement dit les plus fortement dotées du pouvoir exercé sur 
cet espace afin d’en contrôler les règles de fonctionnement interne et, le cas 
échéant, pour agir à l’extérieur du champ au nom d’une autorité légitime que 
celui-ci confère : c’est, par exemple, le philosophe ou le prêtre qui dicte sa 
vision du monde au politique ou au médecin. Parmi les nombreuses définitions 
de la notion de « champ », celle donnée dans Réponses (Bourdieu, Wacquant, 
1992, 72-73) [22] se caractérise par le fait d’accorder le primat aux positions 
existant sur un espace donné par rapport aux individus qui les occupent : 
« En termes analytiques, un champ peut être défini comme un réseau, ou une 
configuration de relations objectives entre des positions. Ces positions sont 
définies objectivement dans leur existence et dans les déterminations qu’elles 
imposent à leurs occupants, agents ou institutions, par leur situation (situs) 
actuelle et potentielle dans la structure de la distribution des différentes 
espèces d pouvoir (ou de capital) dont la possession commande l’accès 
aux profits spécifiques qui sont en jeu dans le champ ». Dans le texte, nous 
distinguerons l’individu « Pierre Bourdieu » de la position occupée dans le 
champ sociologique, désignée par le seul nom  « Bourdieu ».