Descola montre à son tour que le concept de nature dont se
sont servis bien philosophies et des sciences n’est qu’une
« construction » physique, épistémologique, sociale, et même
une « construction pratique » (verriers, horlogers, « artisans qui
rendent possible la vie en laboratoire »). Très semblablement à
Latour et aux philosophes déjà cités, il retrace à grands traits
l’histoire de ce « grand partage » qui a réparti d’un côté une
nature uniforme, égale, aveugle, matérielle, « domaine
ontologique autonome », champs d’expérimentation, d’étude,
d’accaparation, et de l’autre, l’homme transcendant, la
civilisation indépendante, la culture autonome.
Ce partage a été rendu possible selon lui par la constitution
d’une cosmologie dualiste qui répartit les âmes et les corps,
l’immense étendue étant soumise à des lois implacables tandis
que le scintillement de la pensée émerge dans cette nuit
matérielle obscure. Descola nous donne l’exemple de la
peinture de paysage de Savery, « Paysage montagneux avec un
dessinateur » de 1606, emblème de ce changement du regard à
l’aurore même de notre époque. Ce qui est présenté dans ce
tableau, ce n’est déjà plus un paysage, mais un paysage vu par
un sujet, un monde soumis à la perspective humaine, connecté à
l’activité représentationnelle de l’homme, un univers balayé par
la géométrie projective :
« La projection plane éloigne les choses, mais ne
porte en elle nulle promesse de leur dévoilement véritable ; comme l’écrit Merleau-
Ponty, ‘c’est au contraire à notre point de vue qu’elle renvoie : quant aux choses
elles fuient dans un éloignement que nulle pensée ne franchit’ » (Descola, 95).
Or, cette cosmologie dualiste, chrétienne en son fond
lorsqu’elle postule la transcendance de l’homme dans un
monde créé, sans vie et sans volonté, lorsqu’elle place au cœur
de l’univers cet homme appelé à commander à la nature et à
toutes les espèces animales, comment imaginer qu’elle désigne
quoi que ce soit de naturel ? Il paraît plutôt que le divorce entre
une nature uniforme et une culture transcendante n’a jamais été
une origine, mais un creuset où les sciences et la religion
chrétienne se sont en somme partagées le monde, d’un côté les
corps et de l’autre les âmes. Si l’autonomie de la culture a pu
devenir l’objet d’une vaste considération à la fin du XIXème
siècle, lorsqu’on s’est mis à distinguer « sciences de la nature »
et « sciences de l’esprit », de Dilthey à Windelband, de Rickert
à Boas…, et donc deux modes de connaissance totalement
séparés, ce n’est pas sous la force d’un appareil critique mais
sous l’impulsion d’un paradigme qui imprégnait tous les
segments du savoir et auquel la philosophie s’est rendue sans