Phi l i ppe K IR S C HE R - P E T IT E INT R ODUC TION AU C OURS SUR L’IM AGINA IRE SOC IA L - page1 Utopie et Idéologie I) Préambule: L’imagination comme origine et ciment du lien social Appartenir à un groupe, à une communauté, suppose certains traits communs par lesquels je me rapproche de ses autres membres, par lesquels je suis, en quelque sorte, leur semblable. Non pas semblable en tous points, je ne suis pas les autres, mais suffisamment pour me sentir comme eux. Un tel rapprochement suppose que l’autre devienne, dans la conscience que j’en ai, le reflet de ce que je suis ; ou du moins de ce que je pense être. Il faut pour cela que j’aie déjà façonné une image de moi-même : que j’aie instauré entre moi et moi une distance réflexive ; d’une certaine manière que je me sois reconnu comme étant moi, quitte à ce que ce second moi soit le fruit d’une construction illusoire ; quitte à ce que ce second moi soit bâti à partir de l’idéal que je me forge de ma propre personne. Mais à côté d’une image de moi-même, valorisé ou dépréciée, relativement objective ou très interprétée, il faut également que je me soie forgé une image de l’autre, des autres, image en laquelle je reconnais les traits ou les caractéristiques que je me confère par ailleurs. Je ne décide pas seul d’appartenir à un groupe, encore faut-il que le groupe m’accepte comme l’un de ses membres, que les autres me reconnaissent comme l’un des leurs. Il faut donc que le mouvement par lequel je vois en l’autre un semblable fasse écho à celui par lequel l’autre voit également en moi un autre luimême. La reconnaissance mutuelle. est le fondement de toute communauté, et cette reconnaissance est imaginaire. Au-delà de ce simple principe, pour que la communauté vive il faut que la reconnaissance soit sans cesse actualisée. Je ne fais pas ici référence à la psychologie sociale où il importerait de comprendre les comportements collectifs et de saisir de quelle nature est la transformation du sujet psychologique dès lors qu’il devient, pour un temps donné, élément d’une foule. Je m’intéresse au principe constitutif de toute communauté, même s’il est vrai que la communauté politique est davantage visée par l’analyse présente. Pour que la communauté perdure, il faut qu’elle se rappelle sans cesse à elle-même, sous forme de commémoration, les événements fondateurs qui lui confèrent son identité : l’histoire commune de ses membres, ce par quoi ils se considèrent comme semblables. Le lien imaginaire fait de l’autre un semblable. Cette reconnaissance mutuelle est alors le socle d’une mise en commun, d’une communication. Phi l i ppe K IR S C HE R - P E T IT E INT R ODUC TION AU C OURS SUR L’IM AGINA IRE SOC IA L - page2 Ici se traduit le pendant de la relation imaginaire qui m’unit à l’autre dans le fait que la communauté ne vit que parce que ses différents éléments communiquent entre eux et entrent ainsi dans la dimension symbolique. La communauté se représente à elle même son unité dans un discours qui lui donne sens. La question de l’autorité et du pouvoir, centrale dans toute économie de groupe, cristallise cette transcription symbolique du lien imaginaire tissé entre les membres d’une même communauté. Il existe une parole du groupe qui est la parole qui dit et affirme son être, son essence, son identité. On pourrait presque dire une parole officielle. Il y a une assise du pouvoir sur une rhétorique qui tend à le justifier et à en légitimer l’exercice. Le gain pour l’individu est alors de se sentir appartenir au groupe et il acquiert ainsi, comme en retour de la reconnaissance primordiale de l’autre, une identité. II) L’imaginaire social, l’idéologie et l’utopie : Partons du texte de Paul Ricœur : « Mon but dans ce texte est de mettre en relation deux phénomènes fondamentaux qui jouent un rôle décisif dans la façon dont nous nous situons dans l’histoire pour relier nos attentes tournées vers le futur, nos traditions héritées du passé et nos initiatives dans le présent. Il est tout à fait remarquable que ce soit par le moyen de l’imagination, et d’une imagination non seulement individuelle mais collective, que nous opérons cette prise de conscience. Mais, ce qui m’a paru faire l’objet d’une recherche intéressante, c’est le fait que cet imaginaire social ou culturel n’est pas simple mais double. Il opère tantôt sous la forme de l’idéologie, tantôt sous la forme de l’utopie. » L’homme est au monde, il l’habite. Habiter le monde ne se limite pas à le fréquenter : il n’est pas qu’un donné naturel et social, un simple contexte dans lequel l’homme a à devenir, grandir et trouver sa place. L’homme ne le traverse pas au cours de sa vie en total étranger, même si le poète Georg Trakl dira que « l’âme est chose étrange sur terre ». Le monde est construit, façonné, transformé par l’homme. Bien sûr, il a toujours déjà existé avant chacun d’entre nous ; dans sa forme primitive de nature d’abord, puis dans sa forme sociale, organisée. L’une n’est plus tout à fait différenciable de l’autre aujourd’hui. Eric Weil parle de ce rapport comme d’une luttei. Habiter le monde, c’est lutter contre la nature extérieure. Le monde devient peu à peu ce que l’homme en fait pour qu’il puisse y survivre d’abord, y vivre ensuite et peut-être enfin l’habiter vraiment. L’homme lutte contre la nature pour que le monde soit sien. Un double rapport s’instaure alors entre l’homme et le monde. Il y a d’une part le monde comme résultat de l’action des hommes, comme résultat du travail : celui Phi l i ppe K IR S C HE R - P E T IT E INT R ODUC TION AU C OURS SUR L’IM AGINA IRE SOC IA L - page3 dans lequel nous vivons ici et maintenant et que l’on pourrait appeler le monde réel ; et il y a d’autre part le monde que nous souhaitons, que nous espérons, le monde comme idée, comme exigence. A chacune de ces représentations du monde correspond une projection de la place que l’homme y a. L’imagination est au cœur de l’œuvre des hommes. Elle opère à la fois comme moteur de l’action et comme construction de l’idéal. Elle préside à la construction du monde en tant que l’homme se l’approprie, le fait sien, le transforme. Elle façonne également nos idéaux, construit les images d’un monde meilleur, souhaitable, parfait. L’histoire politique et sociale rend compte de la transformation du donné naturel ; l’histoire de la littérature, de la philosophie et des arts nous renseigne sur le monde rêvé. Il est arrivé que ces deux histoires se rencontrent. L’imagination est une entreprise à la fois collective et individuelle. Chacun de nous a une idée du monde dans lequel il vit, que nourrit son expérience personnelle. De même, chacun de nous a une représentation de ce qu’il souhaiterait vivre, une image d’un monde meilleur. Elle opère également collectivement. Notre science, les techniques et technologies qui l’accompagnent, notre organisation politique et économique, nos valeurs communes, notre production artistique et littéraire, les actes de la vie quotidienne et les choix que nous avons faits en sont les manifestations, les symptômes. L’imaginaire culturel et social, qu’il soit individuel ou collectif, en tant qu’il façonne des images, des représentations du monde, opère alors à deux niveaux : celui de l’idéologie dès lors que l’on considère la praxis, l’action des hommes sur leur environnement, et celui de l’utopie quand on considère la production de modèles parfaits et idéaux. D’un point de vue collectif, l’idéologie prend naissance dans la nécessité qu’a chaque groupe social de se donner une image de lui-même, de se forger une représentation de ce qu’il est et, par différenciation, une image des autres groupes desquels il se distingue. Cette mise en scène du groupe n’est pas réellement consciente d’elle-même comme procédé sinon dès lors qu’elle est reprise par l’autorité qui l’enforce par tout un système rhétorique de la justification qui vient redoubler l’ensemble des rituels sociaux visant à donner un socle à l’identité du groupe. Que cette « propagande » débouche sur une vison orientée et parfois mensongère de la réalité historique, voilà le pas que franchit alors l’idéologie (que l’on oppose alors au discours vrai de la science –ici sociale et humaine). L’imagination collective prend l’ascendant sur l’imagination individuelle dans la mesure où se joue ici, à travers la production des représentations du monde, l’appartenance à un groupe et son identité. Phi l i ppe K IR S C HE R - P E T IT E INT R ODUC TION AU C OURS SUR L’IM AGINA IRE SOC IA L - page4 L’utopie, par opposition à l’idéologie, se connaît elle-même comme utopie. Derrière le projet imaginaire d’une autre société, on retrouve des modèles différents selon les auteurs. Elle s’affirme comme genre littéraire. L’utopie privilégie alors l’imagination individuelle sur l’imagination collective. L’autre monde de l’utopie marque clairement sa différence avec ce monde-ci alors que l’autre monde de l’idéologie consiste en une déformation/dissimulation de ce même mondeii. L’utopie, situant le meilleur dans un ailleurs qui semble fort être un nulle part iii, permet donc une remise en cause du monde et de ses modes de fonctionnement selon l’ensemble de ses aspects : famille, sexualité, consommation, économie, propriété, politique, religion, etc. Ainsi, là où l’imagination idéologique donne une identité au groupe et permet l’intégration, l’imagination utopique est essentiellement subversive. III) Enjeu : Ce n’est donc pas le pouvoir de l’imagination de tisser le lien social qui se révèle en premier lieu dès lors que l’on parle d’idéologie et d’utopie. Ricœur note d’ailleurs que ce sont même les fonctions pathologiques et les sens péjoratifs que l’on donne à l’une et l’autre qui se montrent d’emblée : « Ainsi, nous nous contentons volontiers de définir l’idéologie comme un processus de distorsions et de dissimulations par lesquelles nous nous cachons à nous-mêmes par exemple notre position de classe, et plus généralement notre mode d'appartenance aux diverses communautés dont nous participons; l'idéologie est alors assimilée purement et simplement à un mensonge social ou, plus gravement, à une illusion protectrice de notre statut social, avec tous les privilèges et les injustices qu'il comporte. Mais en sens inverse, nous accusons volontiers l'utopie de n'être qu'une fuite du réel, une sorte de science-fiction appliquée à la politique. Nous dénonçons la raideur quasi géométrique des projets utopiques et nous la rejetons, dès lors qu'elle ne paraît manifester aucun souci pour les premiers pas qu'il faudrait faire en sa direction et, en général, pour tout ce qui constitue la logique de l'action. L'utopie n'est plus alors qu'une manière de rêver l'action en évitant de réfléchir sur les conditions de possibilité de son insertion dans la situation actuelle. » Elles semblent plutôt, comme on vient de le dire, s’opposer farouchement l’une à l’autre. Le problème devient de savoir comment faire en sorte que la relation imaginaire qui unit les membres d’une même communauté ainsi que sa reprise symbolique, son discours officiel, ses lois et règles n’éclatent pas devant la difficulté de tenir ensemble utopie et idéologie. L’enjeu, pour situer la problématique dans le champ du travail social, est le suivant : Comment faire pour contribuer à élaborer des représentations et des visions du monde permettant de lutter contre les exclusions ? Comment faire pencher Phi l i ppe K IR S C HE R - P E T IT E INT R ODUC TION AU C OURS SUR L’IM AGINA IRE SOC IA L - page5 l’imaginaire social vers ses fonctions d’intégration plutôt que vers ses fonctions d’opposition et d’isolement, c’est-à-dire, comment élaborer une histoire commune en laquelle, malgré nos différences, nous puissions nous retrouver et nous reconnaître comme semblables ? Comment, finalement, définir nos pratiques sociales de sorte que nous renforcions le lien qui doit nous unir ? Il faudra nous attarder d’une part sur les contradictions liés à la logique de l’action et nous demander, entre autres, si la fin peut justifier les moyens (étude de l’idéologie) et réfléchir d’autre part sur le paradoxe que vouloir le meilleur des mondes peut se révéler, s’il devient réalité, le pire des cauchemars (étude sur l’utopie). IV Plan : Pour tenter de sauver l’unité qui semble perdue de l’imaginaire social et donc de s’ouvrir la possibilité de donner des réponses à nos questions, il faudra étudier les fonctions réciproques de l’idéologie et de l’utopie. L’hypothèse de travail est qu’audelà des simples fonctions péjoratives de l’une et de l’autre (dissimulation et mensonge pour l’idéologie, fuite hors du réel pour l’utopie), il existe d’autres fonctions qui donnent à l’une et à l’autre un sens plus constructif. PLAN 1 : l’écart entre le réel vécu et le souhaitable : Petit état des lieux sur notre monde contemporain Comparaison avec les valeurs auxquelles nous croyons (justice, égalité, liberté, sécurité, etc.) Voir à ce sujet : M Moore : The Big One 2 : Combler l’écart : La logique de l’action et l’idéologie Les trois fonctions de l’idéologie Voir à ce sujet : R Goupil : Mourir à 30 ans W Klein : Grands Soirs et petits Matins 3 : Combler le manque : L’utopie Les trois fonctions de l’utopie Voir à ce sujet : T More : Utopie J Doillon, L’An 01 4 : Conclusion Lire à ce sujet : J Steinbeck : En un Combat douteux Phi l i ppe K IR S C HE R - P E T IT E INT R ODUC TION AU C OURS SUR L’IM AGINA IRE SOC IA L - page6 Notes: i Eric Weil, Philosophie politique, Paris, Vrin, 1989, p 61. Activer le lien vers cette référence. ii Voir à ce sujet Karl Marx, L’idéologie allemande et particulièrement l’extrait suivant : « La production des idées, des représentations et de la conscience est d'abord directement et intimement mêlée à l'activité matérielle et au commerce matériel des hommes, elle est le langage de la vie réelle. Les représentations, la pensée, le commerce intellectuel des hommes apparaissent ici encore comme l'émanation directe de leur comportement matériel. Il en va de même de la production intellectuelle telle qu'elle se présente dans la langue de la politique, celle des lois, de la morale, de la religion, de la métaphysique, etc. de tout un peuple. Ce sont les hommes qui sont les producteurs de leur représentations, de leurs idées, etc., mais les hommes réels, agissants, tels qu'ils sont conditionnés par un développement déterminé de leurs forces productives et des rapports qui y correspondent, y compris les formes les plus larges que ceux-ci peuvent prendre. La conscience ne peut jamais être autre chose que l'être conscient et l'être des hommes est leur processus de vie réel. Et si, dans toute l'idéologie, les hommes et leurs rapports nous apparaissent placés la tête en bas comme dans une camera obscure, ce phénomène découle de leur processus de vie historique, absolument comme le renversement des objets sur la rétine découle de son processus de vie directement physique. » iii Voir à ce sujet l’étymologie du mot « utopie » qui signifie à la fois eu topie, meilleur des lieux et a topie, non lieu.